Moines et Moniales
Quand nous arrivâmes à Linarès, les habitants vinrent au-devant de nous, suivant la coutume, pour nous saluer. Nous vîmes aussi venir plusieurs moines qui nous présentèrent leurs salutations et nous demandèrent, au nom des religieuses, d’aller les visiter. Nous leur promîmes notre visite pour le lendemain. Etant sortis de la ville, dans la matinée, nous allâmes frapper au couvent où elles étaient enfermées. Nous fûmes introduits : nous les trouvâmes dans une maison contiguë à une église et séparée d’elle par un grillage en cuivre, d’où elles pouvaient voir l’église et entendre la messe. Ces religieuses sont extrêmement gardées et enfermées. On y rencontre depuis la jeune fille de sept ans jusqu’aux vieilles les plus âgées ; toutes sont vierges. Leur coutume à cet égard est que toute personne ayant envie de se faire religieuse et d’embrasser la vie dévote entre dans le couvent installé dans ce but, qu’elle soit jeune ou vieille, après avoir juré et rendu témoignage qu’elle n’a choisi l’entrée dans cet établissement qu’une fois éteints en elle tous désirs et besoins mondains, et qu’elle n’éprouve aucune passion pour un homme, ni velléité de voir, d’entrer ou de sortir. Elle est alors admise au couvent et revêt un habillement grossier. Celles qui ont de la fortune touchent leurs revenus par acompte ; celles qui en sont dépourvues servent les autres et vivent avec elles, ou bien elles sont entretenues sur la dotation qui leur est affectée. Dans ce couvent destiné aux religieuses, appelées en langue européenne « Munkâs » il ne pénètre absolument aucun homme. Elles ont des vieilles chargées de les garder. Ainsi, l’une d’elles est-elle atteinte d’une maladie qui nécessite la présence du médecin, celui-ci est appelé et il n’arrive auprès de la malade qu’escorté de quatre vieilles, l’une à sa droite, l’autre à sa gauche, la troisième derrière et la quatrième devant lui. Elles l’entourent aussitôt qu’il franchit la porte du couvent et ne le quittent qu’à sa sortie.
L’entrée d’une femme au couvent équivaut à sa mort, attendu qu’elle n’a plus besoin de rien. Toutefois celle d’entre elles qui entre encore jeune, avant la puberté, y reste jusqu’à l’approche de l’âge pubère. Elle est alors consultée et entièrement libre de choisir. Si elle préfère cet établissement, qu’elle l’aime mieux et dise :
« Je n’ai aucun désir de sortir ni de me marier, » après qu’elle a été laissée seule pour réfléchir, sa décision est constatée par témoins et on prend d’elle des promesses et des engagements attestant qu’elle demeure là de son propre gré et qu’il ne lui reste plus ni attachement ni sympathie pour aucune des choses du monde. Aime-t-elle mieux sortir et se marier, il n’est mis aucun empêchement à son choix et sa demande est accueillie.
Il en est qui préfèrent rester au couvent à cause de l’habitude qu’elles en ont prise ; d’autres, en agissant ainsi, s’imaginent suivre la meilleure voie ; d’autres encore redoutent d’être blâmées et honnies pour être sorties après avoir été considérées comme religieuses. Le motif le plus fort de leur entrée au couvent est le manque de dot à donner à un mari. Il est, en effet, dans la coutume des chrétiens que la femme fournit la dot de chez elle. Il s’est établi sur ce point une telle rivalité que, par suite, nombre de personnes ne peuvent la donner, à l’exception de celles qui jouissent d’une grande opulence ou acquièrent une grande succession, et elles entrent dans cet établissement, fondé dans ce but, lorsqu’elles ne se trouvent pas suffisamment riches. Parmi ces religieuses on rencontre aussi des personnes appartenant à la plus haute noblesse et possédant une fortune considérable : elles prétendent se consacrer à la vie dévote et abandonner les biens de ce monde, leur rang, leurs titres, qu’elles laissent à d’autres de leurs sœurs ou de leurs parentes, pour entrer au couvent. La plupart d’entre elles sont vierges. Il en est que leur père ou leur mère désire garder à l’abri des dangers du monde et de l’opprobre des passions : on les enferme donc dans ce couvent à l’effet de les sauvegarder et de les préserver jusqu’au moment de leur mariage, et on les fait alors sortir. C’est ainsi que j’ai vu dans une maison de religieuses de la ville de Séville, une jeune fille remarquable par son extrême beauté, sa taille bien proportionnée et son gracieux et frais visage : elle avait quatorze ans ou à peu près. Son costume différait de celui des religieuses. Comme je m’enquis d’elle et du motif de la différence de son costume, qui n* était pas le même que celui des autres religieuses, elles me répondirent qu’elle avait été mise là pour être gardée et préservée jusqu’à son mariage. Son père la leur avait confiée pendant qu’elle était encore à la mamelle, âgée de vingt mois. Ces religieuses ont des opinions et des pratiques qui s’éloignent de celles des moines. Il existe parmi elles un ordre appelé Auiahâlsoûs . Leur règle monacale est de ne gagner et thésauriser ni une pièce de cuivre, ni une monnaie d’or. Elles vivent d’aumônes que les chrétiens prétendent être la Cadaqa.
De même il existe un ordre de femmes ayant une règle de vie ascétique très rigoureuse; elle consiste en ce que, dès son entrée dans le couvent connu pour appartenir à cet ordre, la femme prend les engagements les plus formels et jure qu’elle renonce absolument au monde et à tout intérêt terrestre, et qu’elle ne regardera plus personne autre que ses compagnes du couvent, au point que, si son père ou sa mère désire la voir, elle doit se couvrir le visage d’un voile qui l’empêche de les regarder. Contrairement à ce qui se passe dans les autres ordres, ces religieuses sont méprisées et vivent dans la misère. Même les fenêtres grillées qui les séparent de l’église et d’où elles entendent l’impiété, sont excessivement étroites et dans un lieu obscur; en outre, la fenêtre est garnie extérieurement, du côté de l’église, de fers crochus, de pointes acérées et de nombreux clous qui empêchent d’en approcher, quoique le grillage soit très serré, de peur que personne ne s’avance jusque-là. La fenêtre est petite et placée dans un endroit obscur afin que de là elles ne voient rien et ne soient point vues. Les religieuses de cet ordre établies dans la ville de Carmona demandèrent à nous voir et le gouverneur nous pria de nous rendre auprès d’elles. Nous les trouvâmes dans l’état que je viens de décrire, plongées dans la malpropreté et la misère. Quand la conversation se fut établie entre nous et que nous voulûmes partir, l’une d’elles dit : « Que signifie cette phrase : Que Dieu nous conduise ainsi que vous dans la voie du salut ? Ne savons-nous pas certes où l’on nous conduit ? » A la géhenne, lui répondis-je ? Quel détestable dénouement ! »
Cet ordre vit dans la malpropreté et est voué à la vie monacale la plus sévère. Quant aux autres religieuses, elles passent leur vie, il est vrai, emprisonnées, ne sortent jamais ni ne se marient, sont réglées dans leur costume et subissent d’autres privations mondaines. Néanmoins il y a loin de ces ordres à l’ordre rigide dont nous parlons. Les autres religieuses suivent les pratiques des moines en ce qui regarde la malpropreté et la richesse. Il est tel moine, en effet, que tu trouves ayant embrassé cet état comme un moyen d’arriver aux biens de ce monde et de les amasser; car, s’il a quelque influence auprès du gouvernement il touche sur les revenus de la dotation des milliers (d’écus) destinés, suivant lui, à le faire vivre. Il en est qui ont pris l’habit pour se reposer des peines et des fatigues du monde ; le repos leur suffit. D’autres s’en servent en guise de bouclier qui les cache et les protège, en même temps qu’il les met à l’abri des propos des gens, attendu que personne ne peut dire quoique ce soit d’un moine, ni l’accuser d’une vilaine action, en eût-il été le témoin et l’eùt-il constatée. Ces hommes sont les égarés, les pauvres, les dévoyés du chemin de la vérité. Ils se sont égarés et ont égaré les autres. Que Dieu en débarrasse la terre et la remplisse de l’invocation perpétuelle de son nom ! Les circonstances nous ont entraîné à ces réflexions.