Quoique les habitants des bords de la rivière de Gambie forment plusieurs peuplades qui prennent des noms différents, et ont chacune leur gouvernement particulier, je crois qu’on ne doit les diviser qu’en quatre nations principales : les Feloups, les Yolofs, les Foulahs et les Mandingues.
La religion mahométane a fait de grands progrès parmi ces nations, et chaque jour elle en fait de nouveaux. Malgré cela, les gens du peuple, soit libres, soit esclaves, conservent les aveugles et innocentes superstitions de leurs ancêtres, ce qui fait que les mahométans les appellent kafirs, c’est-à-dire infidèles.
1 : Feloup
Il me reste peu à ajouter à ce que j’ai dit des Feloups dans le chapitre précédent. Ils sont d’un caractère triste, et on dit qu’ils ne pardonnent jamais une injure. On prétend même qu’ils lèguent leur haine à leurs enfants, comme un héritage sacré ; de sorte qu’un fils croit qu’il est de son devoir de venger l’offense qu’a reçue son père. Ils boivent beaucoup d’hydromel dans leurs fêtes, et leur ivresse est presque toujours accompagnée de querelles. Or, si dans quelqu’une de ces querelles un homme perd la vie, l’aîné de ses fils prend ses sandales, et les porte chaque année le jour de l’anniversaire de sa mort, jusqu’à ce qu’il ait trouvé l’occasion de le venger. Rarement le meurtrier échappe à ce long ressentiment.
Mais ce penchant féroce et indomptable est contrebalancé par plusieurs bonnes qualités. Les Feloups sont très reconnaissants, ils conservent la plus grande affection pour leurs bienfaiteurs, et ils rendent tout ce qu’on leur confie avec une fidélité admirable. Pendant la guerre actuelle, ils ont plusieurs fois pris les armes, pour défendre les navires marchands des Anglais contre les corsaires français. Souvent une grande quantité de marchandise anglaise a été longtemps déposée à Vintain, sous la garde des Feloups qui, dans ces occasions, n’ont jamais manqué ni de loyauté ni d’exactitude. Combien il serait à désirer qu’une nation si courageuse et si fidèle pût être adoucie et civilisée par le bienveillant esprit du christianisme !
2 : Yolofs
sont une nation active, puissante et belliqueuse. Ils habitent une partie du vaste territoire qui s’étend entre le Sénégal et le territoire qu’occupent les Mandingues sur le bord de la Gambie. Ils diffèrent des Mandingues non seulement par le langage, mais par les traits, et même un peu par la couleur. Ils n’ont point le nez aussi épaté, ni les lèvres aussi épaisses que la plupart des autres Africains. Leur peau est extrêmement noire, et les Blancs qui font le commerce des esclaves les regardent comme les plus beaux Nègres de cette partie du continent.
Les Yolofs sont divisés en plusieurs royaumes ou Etats indépendants, qui sont fréquemment en guerre entre eux, ou avec leurs voisins. Leurs mœurs, leurs superstitions et leur gouvernement ont plus de rapport avec ceux des Mandingues qu’avec ceux d’aucune autre nation ; et ils les surpassent dans l’art de fabriquer la toile de coton. Ils filent aussi la laine avec plus de finesse ; ils la tissent en étoffe plus large, et ils la teignent beaucoup mieux.
Leur langue est, dit-on, abondante et très expressive. Souvent les Européens qui trafiquent au Sénégal l’apprennent. Je ne la connais que fort peu, mais j’ai conservé leurs noms de nombres. Les voici :
un win
deux yar
trois yat
quatre yanet
cinq jeudom
six jeudom-win
sept jeudom-yar
huit jeudom-yat
neuf jeudom-yanet
dix fouk
onze fouk-aug-win
ou du moins ceux d’entre eux qui habitent près de la Gambie, ont la peau d’un noir peu foncé, les cheveux soyeux et les traits agréables. Très attachés à la vie pastorale et agricole, ils se sont répandus dans plusieurs royaumes de cette côte, pour y être bergers et laboureurs, et ils paient un tribut aux souverains du pays où ils cultivent des terres.
Comme pendant mon séjour à Pisania je n’ai pas pu acquérir beaucoup de connaissances sur les mœurs et le caractère de cette nation, je n’en dirai ici rien de plus, mais j’en parlerai lorsque je ferai le récit de mon voyage à Bondou, parce que ce fut là que j’eus l’occasion de fréquenter les Foulahs.
4 : Mandingues
sont les plus nombreux habitants des divers cantons de l’Afrique que j’ai parcourus, et leur langue est parlée ou du moins entendue dans presque toute cette partie du continent. Voici quels sont leurs noms de nombres :
un killin
deux foula
trois sabba
quatre nani
cinq loulo
six woro
sept oronglo
huit sie
neuf konounta
dix tang
onze tan-ning-killin
Je pense que ces Nègres portent le nom de Mandingues parce que leurs pères sont sortis du pays de Manding, qui est dans le centre de l’Afrique, et dont j’aurai, par la suite, occasion de parler. Loin d’imiter le gouvernement de leur ancienne patrie, lequel est républicain, ils n’ont formé dans le voisinage de la Gambie que des Etats monarchiques. Cependant, le pouvoir de leurs rois n’est pas illimité. Dans toutes les affaires importantes, ces princes sont obligés de convoquer une assemblée des plus sages vieillards, dont les conseils le dirigent, et sans lesquels ils ne peuvent ni déclarer la guerre ni conclure la paix.
Dans toutes les grandes villes, ils ont un premier magistrat, qui porte le titre d’alkaïd et dont la place est héréditaire. Cet alkaïd est chargé de maintenir l’ordre dans la ville, de percevoir les droits qu’on impose aux voyageurs et de présider toutes les séances de la juridiction du lieu et l’administration de la justice.
La juridiction est composée de vieillards de condition libre, et on appelle leur assemblée un palaver. Elle tient ses séances en plein air et avec beaucoup de solennité. Là, les affaires sont examinées avec franchise, les témoins publiquement entendus, et les décisions des juges reçues ordinairement avec l’approbation de tous les spectateurs.
Comme les Nègres n’ont point de langue écrite, ils jugent en général les affaires d’après leurs anciennes coutumes. Mais, depuis que la loi de Mahomet a fait de grands progrès parmi eux, les sectateurs de cette croyance ont insensiblement introduit avec leurs préceptes religieux plusieurs des institutions civiles du prophète ; et lorsque le Koran ne leur paraît pas assez clair ils ont recours à un commentaire intitulé Al Scharra, qui contient, dit-on, une exposition complète des lois civiles et criminelles de l’islamisme, très bien mises en ordre.
La nécessité d’avoir souvent recours à des lois écrites, que les Nègres qui professent encore le paganisme ne connaissent pas, fait qu’il y a dans leurs palavers ce que je ne m’attendais guère à trouver en Afrique, c’est-à-dire des gens qui exercent la profession d’avocat ou d’interprète des lois ; et il leur est permis de comparaître et de plaider, soit pour l’accusateur, soit pour l’accusé, de la même manière que dans les tribunaux de la Grande-Bretagne. Ces avocats nègres sont mahométans ; ils ont fait, ou du moins ils affectent d’avoir fait, une étude particulière des lois du prophète ; et, si j’en peux juger par leurs plaidoyers que j’allais souvent entendre, ils égalent dans l’art de la chicane et des cavillations les plus habiles plaideurs d’Europe.
Tandis que j’étais à Pisania, il y eut un procès qui fournit aux jurisconsultes mahométans l’occasion de déployer tout leur savoir et leur dextérité. Voici de quoi il s’agissait.
Un âne appartenant à un Nègre serawoulli, habitant d’un des cantons qui avoisinent le Sénégal, était entré dans le champ de blé d’un Mandingue et y avait fait de grands dégâts. Le Mandingue, voyant l’animal dans son champ, le saisit, tira son couteau et l’égorgea. Aussitôt le Serawoulli fit convoquer un palaver et demanda à être indemnisé de la perte de son âne, qu’il portait à un très haut prix. Le Mandingue avouait qu’il avait tué l’âne, mais il prétendait être affranchi de toute indemnité, parce que le dommage commis dans son blé égalait au moins le prix qu’on demandait pour l’animal. L’objet de la question était de prouver ce fait, et les savants avocats parvinrent si bien à embrouiller l’affaire qu’après 3 jours de plaidoirie les juges se séparèrent sans avoir rien décidé ; et il fallut, je crois, tenir un second palaver.
Les Mandingues se montrent en général d’un caractère doux, sociable et bienveillant. Les hommes de cette nation sont, pour la plupart, d’une taille au-dessus de la moyenne, bien faits, robustes, et capables de supporter de grands travaux. Les femmes sont bonnes, vives et jolies. Les deux sexes se vêtissent de toile de coton qu’ils fabriquent eux-mêmes.
Les hommes ont des caleçons qui descendent jusqu’à mi-jambe et une tunique flottante, assez semblable à un surplis. Ils portent des sandales et des bonnets de coton.
L’habillement des femmes consiste en deux pièces de toile, de six pieds de long et de trois pieds de large ; l’une ceinte autour de leurs reins, et tombant jusqu’à la cheville du pied, fait l’effet d’une jupe ; l’autre enveloppe négligemment leur sein et leurs épaules.
Cette description du vêtement des Nègres Mandingues convient à celui de tous les habitants de cette partie de l’Afrique. Il n’y a de modes particulières que dans la coiffure des femmes.
Dans les contrées arrosées par la Gambie, les femmes ont une coiffure qu’elles appellent jalla. C’est une étroite bande de coton qui, à partir du front, leur fait plusieurs fois le tour de la tête. A Bondou, elles portent plusieurs tours de grains de verroterie blanche, avec une petite plaque d’or sur le milieu du front. Dans le Kasson, les dames parent leur tête de petits coquillages blancs, qu’elles arrangent d’une manière très agréable. Dans le Kaarta et dans le Ludamar, elles se servent d’un coussinet pour lever leurs cheveux très haut, comme le faisaient autrefois les Anglaises ; et ce coussinet est orné de morceaux d’une espèce de corail qu’on pêche dans la mer Rouge, et que les pèlerins qui reviennent de La Mecque vendent fort cher.
Dans la construction de leurs habitations, les Mandingues suivent l’usage de toutes les autres nations de cette partie du continent. Ils se contentent de chaumières petites et commodes. Un mur de terre d’environ quatre pieds de haut, sur lequel est une couverture conique, faite de bambou et de chaume, sert pour la demeure du roi, comme pour celle du plus humble esclave. Leurs meubles sont également simples. Leurs lits sont faits d’une claie de roseau, placée sur des pieux de deux pieds de haut et couverte d’une natte ou d’une peau de bœuf. Une jarre, quelques vases d’argile pour faire cuire leur manger, quelques gamelles, quelques calebasses et un ou deux tabourets composent le reste de leur ameublement.
Tous les Mandingues de condition libre ont plusieurs femmes, et c’est sans doute pour prévenir les disputes entre elles qu’elles ont chacune leur chaumière particulière. Toutes ces chaumières appartenant à la même famille sont entourées d’un treillis de bambou fait avec beaucoup d’art, et forment ce qu’on appelle un sirk ou sourk. Plusieurs de ces enclos, séparés par d’étroits passages, composent une ville, mais les chaumières sont placées avec beaucoup d’irrégularité, et suivant le caprice de celui à qui elles appartiennent. La seule chose à laquelle on paraît faire attention, c’est de mettre la porte vis-à-vis du sud-ouest, afin que la brise de mer entre directement.
Il y a dans chaque ville une espèce de grand théâtre, qu’on appelle bentang, et qui sert de maison de ville. Il est fait de roseaux entrelacés, et ordinairement placé sous un grand arbre, qui le met à l’abri du soleil. C’est là qu’on traite les affaires publiques et qu’on juge les procès. Là aussi, les oisifs et les paresseux vont fumer leur pipe, et apprendre les nouvelles.
En plusieurs endroits les mahométans ont des missouras ou mosquées, où ils s’assemblent pour dire les prières prescrites par le Koran.
Il ne faut pas oublier que dans ce que je viens de rapporter des Mandingues je n’ai entendu parler que de ceux qui sont libres et qui forment tout au plus le quart des habitants de ces contrées. Les autres trois quarts sont nés dans l’esclavage, et n’ont aucune espérance d’en sortir. Ils cultivent la terre, ils soignent le bétail, et sont chargés de tous les travaux serviles, de même que les Nègres des colonies des Indes occidentales.
Cependant le Mandingue libre n’a pas le droit d’ôter la vie à son esclave, ni même de le vendre à un étranger, à moins qu’il n’ait fait juger publiquement par un palaver, si l’esclave mérite d’être puni. Les seuls esclaves nés dans le pays ont le privilège de pouvoir invoquer les lois pour ne pas en sortir. Les prisonniers de guerre, les malheureux condamnés à l’esclavage pour avoir commis quelque crime, ou pour dettes, et tous les infortunés qu’on tire du centre de l’Afrique et qu’on vient vendre sur la côte, n’ont aucun droit de réclamer contre les injustices de leurs maîtres, qui peuvent les traiter et en disposer à leur fantaisie.
Il arrive quelquefois que, lorsqu’il n’y a point sur la côte des navires européens, un maître indulgent et généreux admet au nombre de ses domestiques les esclaves qu’il avait achetés pour revendre. Dès lors, les enfants de ces esclaves jouissent des mêmes privilèges que ceux qui sont nés dans le pays.