Du pays de Bur-Domel, et du seigneur d’icelui.
Je passai le fleuve de Senega avec ma caravelle, sur laquelle navigeant, je parvins au pays de
Bur-Domel, qui est distant d’icelui fleuve par l’espace de 800 milles selon la côte, qui est toute basse et sans montagne depuis ce fleuve jusques à Bur-Domel, lequel nom est le titre du seigneur, et non pas celui du pays même : car on l’appelle terre de Bur-Domel comme pays d’un tel seigneur ou conte, pour auquel parler, je pris terre là. Joint aussi, que j’avais été informé par aucuns Portugais (lesquels avaient eu affaire avec lui) que c’était un seigneur fort plein de courtoisie et homme de bien, et auquel on se pouvoit fier, et payait raisonnablement la marchandise qu’il prenait. Au moyen de quoy, ayant dans mon vaisseau quelques chevaux d’Espagne, qui étaient de requête au pays des Noirs, avec autres choses, comme draps de laine, ouvrages de soye moresques et autre marchandise, je me déliberai d’éprouver mon aventure avec ce seigneur. Et ainsi, je feys encore voile plus outre à un lieu en la côte de ce pays qu’on appelle la palme de Bur-Domel, qui est une baye et non un port, là où étant abordé, je feys entendre à ce seigneur comme j’étais arrivé sur ses terres, avec quelques pièces de chevaux et autres choses pour l’en accommoder et servir s’il en avait besoin. Ce qu’ayant entendu, il se mit à la route de la marine, accompagné de 15 chevaux et 150 fautes. Puis il m’envoya dire si c’était mon plaisir de prendre terre et l’aller visiter, m’assurant qu’il s’efforcerait de me faire tout l’honneur et bon traitement de tout ce qu’il se pourroit aviser. Par quoi, étant assez assuré de sa prud’hommie, je ne fis faute de m’y acheminer et il me reçut fort humainement et avec grandes caresses, après lesquelles et quelques propos tenus entre nous familièrement, je lui presentai mes chevaux et tout ce qu’il voulut avoir de moi, ne me défiant aucunement de la bonté qui l’acompagnoit. Et il me pria de me vouloir transporter jusques en sa maison, distante de la marine par l’espace de vingt et cinq milles, là où il me satisferait de ce qui me serait du raisonnablement, pourvu qu’il me fut agréable d’attendre quelques jours, au bout desquels il me promettait de me donner quelques esclaves pour cela qu’il avait reçu de moi, qui était 7chevaux harnachés et autres choses qui me pouvaient revenir à trois cens ducats.
Et pour ces causes, je me mis en sa compagnie. Mais avant que nous fassions départ, il me donna d’entrée une fille âgée de 12 à 13 ans qu’il estimait merveilleusement belle, pour ce qu’elle était fort noire ; et me dit qu’elle me servirait en la chambre, laquelle ayant accepté, je l’envoyai dans ma caravelle. Vous assurant que je me mis en chemin tant pour recevoir mon payement, comme pour être curieux de voir et entendre quelques nouveautés.
Du seigneur de Bur-Domel lequel commit M. Alvise sous la garde d’un sien neveu nommé Bisboror ; et combien les Noirs de ces marines sont experts à la nage.
Et, avant notre départ, ce seigneur me fournit de monture et de ce que me faisait besoin ; puis étant parvenus à 4 milles prés de sa demeurance, il m’enchargea à un sien neveu nommé Bisboror, seigneur d’un petit village, où nous étions arrivés, lequel me reçut en sa maison, où je séjournai par l’espace de 28 jours pendant lesquels il me feit toujours honneur et bonne compagnie et je fus plusieurs fais visiter le seigneur de Bur-Domel, mais son neveu ne m’abandonnais jamais, tellement que j’eus le moyen de veoyr quelque chose de la manière de vivre qu’on tient en ce pays, de quoi je ferai mention ci-dessous et tant plus grande commodité eus-je de voir, d’autant que je fus contraint de retourner par terre jusques au fleuve de Senega, à cause qu’il survint un si mauvais temps en cette côte, qu’il fut force (me voulant embarquer) de faire aborder mon bateau à ce fleuve et m’en aler par terre où entre autres choses singulières, j’en vis une, qui ne mérite d’être celée, laquelle fut, que voulant envoyer une lettre à ceux de ma caravelle pour leur faire entendre qu’ils me vinssent prendre à ce fleuve auquel je m’acheminais par terre, je demandai entre ces Noirs, s’il se pourrait trouver quelque bon nageur qui entreprît de porter cette lettre à mes gens qui étaient à l’ancre 3 milles dans la mer, à quoi me fut soudainement repondu que Oui. Mais pour autant que le vent était grand et assez impétueux, ce me semblait être une chose impossible, et qu’un homme en peut venir à fin ; et mêmement, qu’auprès de terre à la portée d’un arc y avait des bans d’arène et d’autres encore plus outre en mer, entre lesquels y avoir si grande concurrence d’eaux et y bataient si fort les ondes, qu’il me semblait par trop dificile qu’un homme en nageant y peut résister, qu’il ne fut porté au plaisir des flots, qui heurtaient si fort contre ces bans, qu’on eut estimé pour folie ou présomption à tout homme qui se voulut vanter et entreprendre de les passer et rompre. Combien que deux Noirs se vinrent offrir pour se hasarder à cela, au prix des 2 Maravedis pour homme, qui valent deux gros ; tellement que pour si vil prix, chacun d’eux ne craignit point de s’exposer à tel hasard, et rendre ma lettre dans ma caravelle, pour laquelle aborder ils se mirent dans la mer, où étant, je ne saurais vous raconter le grand danger et facherie en quoi ils furent réduis à l’endroit de ces bans d’arène.
Car quelque fois, ils demeuraient long temps sans être aperçu, qui me fit bien souvent penser qu’ils fussent noyés. Et de fait, ne pouvant l’un d’eux résister à cette impétuosité et fureur marine, ne trouva rien plus sûr que de se mettre au retour. Mais l’autre constamment supportant le travail, et d’un grand courage et force, rompant et repoussant les ondes, (qui ne fut sans combattre ces flots sur les bans par plus d’une grosse heure) en fin passa, et porta les lettres dans ma caravelle, de laquelle il fit retour avec la reponse, chose qui me sembla par trop étrange et merveilleuse, et qui me fait avoir ces Noirs en estime des meilleurs et plus parfaits à la nage qui soient au monde.
De la maison du seigneur de Bur-Domel et de ses femmes.
En tout ce que je peus veoyr et entendre de ce
Seigneur Bur-Domel, je cogneus que ceux qui
ont titre de seigneurs ne tiennent villes, ni
châteaux, comme il me semble avoir dit au paravant ;
et même le Roi de ce pays n’a sinon vilages dont les
maisons ne sont d’autre chose que de paille. Ce Bu-
domel-ci était seigneur d’une partie de ce royaume,
qui est peu de chose. Car ces seigneurs ne sont ap-
pelles seigneurs pour être opulens, ni pour posséder
de grands trésors pour ce qu’ils leur défaillent, et n’y
court aucune monnoye. Mais quant aux cerimonies et
suite de gens, ils se peuvent à bon droit appeller sei-
gneurs, d’autant qu’ils sont acompagnés, honorés,
plus prisés et estimés de leurs sujets que ne sont ceux
de par deçà. Et à celle fin que je vous face entendre
comment est logé ce seigneur Bur-Domel ; ce n’est dans
maisons muraillées, ni somptueux palais ; mais selon
leur façon de faire, il y a quelques vilages députés et
ordonnés pour l’habitation des seigneurs, de leurs
femmes et de toute leur famille, pour ce qu’ils ne
s’acasent jamais en un même lieu. En ce vilage auquel
je sejoumai (qui était sa maison) se peuvent trouver
environ quarante ou cinquante maisons de paille, tou-
chans l’une l’autre, en un rond qui est environné de
palis et clayes de gros arbres, fors une bouche ou
deux pour l’entrée ; et chacune de ces maisons a une
court fermée de palis semblablement, de sorte qu’on
va ainsi d’une à autre et de maison en maison. En ce
lieu, Bur-Domel tenait neuf femmes, comme il en a par
tous les autres, lieux, plus ou moins, selon que bon lui
semble, et chacune d’icelles tient cinq ou six cham-
brières Noires pour son service, avec lesquelles il est
permis à ce seigneur de coucher autant privement,
comme avec ses femmes mêmes, qui pour cela n’es-
timent leur être faite injure, à cause que la coutume le
permet ainsi. Et par ce moyen, il change souvent pâ-
ture. Car j’ai observé expressément ces Noirs être
adonnés à luxure ; et memement la première et prin-
cipale requête que me feit demander ce seigneur avec
grande instance, fut qu’ayant entendu comme nos
autres Chrétiens avons connaissance de plusieurs
choses, me priait fort si, par aventure, je savais en
quelle manière un homme pourrait contenter et satis-
faire à l’apetit Venereïque de plusieurs femmes, que je
lui enseignasse, et qu’il me feroit recompense qui
suivroit de près mon mérite. Ce sont gens fort enclins
à jalousie, tellement qu’ils ne veulent permettre en
sorte que ce sait que l’on fréquente aucunement là
où sont leurs femmes, si bien qu’ils ne se fieraient de
leurs enfans mêmes.
Le seigneur Bur-Domel tient ordinairement deux cens
Noirs en sa maison, qui n’abandonnent jamais sa per-
sonne ; mais avec tel ordre, que quand l’un va, l’autre
demeure. Et outre ceux-ci, il n’a faute de gens, qui lui
font la cour, le venant visiter de divers lieux. A l’entrée
de sa maison, avant qu’on parvienne jusques au lieu, là
où il demeure et repose, il fault passer sept grandes cours
toutes fermées dont au milieu de chacune y a un grand
arbre, afin que saient à couvert et ombre ceux qui
demeurent en l’atendant. Outre ce, en icelles sa famille
est compartie, selon les degrés et dignités des per-
sonnes. Car en la première demeure la basse famille, et
plus avant ceux, qui sont davantage révérés : si que plus
on s’aproche de la résidence de ce seigneur et plus va en
croissant la dignité de ceux qui y sont parqués ; et
ainsi de degré à autre, tant qu’en fin, on parvient à la
demeurance et maison d’icelui seigneur duquel bien
peu s’osent hazarder d’aprocher, fors les Chrétiens
qu’on y laisse passer franchement et les Azanaghes,
lesquelles deux seules nations ont plus grande faveur i
l’entrée que nulle autre.
Cerémonies desquelles Bur-Domel veut qu’on use lors qu’il donne audience et de la manière qu’il observe faisant ses prières.
|A gravité et hautesse de laquelle usait ce sei-
gneur ici était grande, pour ce qu’il ne se
laissojrt veoir sinon une heure du matin et
bien peu devers le soyr; demeurant tout le reste du
jour en la première cour prés la porte de la première
habitation, là où il n’était permis sinon à personnes de
grande réputation et autorité. Il requiert, outre ce, de
grandes cerimonies à donner audience. Car lors que
quelqu’un va devant sa Majesté, pour lui parler, quel-
que grand seigneur que ce so5rt, voire son parent même,
il met dés l’entrée de la cour les deux genouils en
terre, enclinant le chef jusques en bas, et avec les deux
mains, prend de la poudre qu’il semé sur sa tête et jeté
derrière soy, étant tout nu, pour ce que la coutume
est de le saluer avec telles solennités, sans que per-
sonne ose prendre l’hardiesse de s’exposer en sa pré-
sence, sans se dépouiller premièrement, fors leurs
haults de chausses faits de cuir qu’ils portent ; et de-
meurent assez en cette sorte, jetans la poussière par
dessus eux, sans que puis il leur sait permis de se
lever, mais toujours, ainsi à genouils, cheminent jus-
ques à ce qu’ils saient vers le seigneur, là où ils s’ar-
rêtent à deux pas prés, parlans et recitans ce pourquoi
ils se sont présentés devant son excellence, ne cessans
de jeter la poudre par dessus eux, la tête courbée en
signe de grande humilité, combien que le seigneur ne
daigne les regarder sinon bien peu, avec ce qu’il ne
laisse pour cela de tenir propos à d’autres personnes.
Et lors que son vassal a mis fin à ses paroles, avec un
visage arrogant et brave aspect, il lui fait reponce suc-
cinte et en deux paroles, en quoi montrant plus
grande gravité, d’autant mieux se rend il craintif et
obey, tellement que si Dieu même decendait du
Ciel, je ne pense point qu’il fut possible de lui porter
si grand honneur et révérence que cetuy est redouté
et révéré de ces Noirs, lesquels se rendent ainsi sujets
(selon mon jugement) pour la grande crainte qu’ils ont
de leurs seigneurs ; pour autant qu’iceux irrités par la
moindre faute qu’ils sauraient commettre en leur en-
droit, ils leur font saisir leurs femmes et enfans pour
les exposer en vente’. Si qu’ils me semblent en ces
trais choses être seigneurs tout outre, tenans grande
court et suite de gens, à se montrer peu souvent et
se rendre révérés et obeys de leurs sujets. Mai§ ce
seigneur Bur-Domel usait d’une si grande familiarité
envers moy, qu’il me permettait d’entrer dans la mos-
quée, là où ils font oroison, et laquelle devers le soyr
(ayant fait appeller ses Azanaghes ou Arabes qu’il tient
ordinairement en sa maison quasi comme prêtres, les-
quels sont ceux qui Tinstruisent en la loi mahomme-
tane) il entrait dans une cour avec aucuns Noirs des
principaux dans la mosquée, là présentant ses oroisons
en cette manière. Il se tenait debout et regardant vers
le ciel, marchait deux pas en avant, proférant quelques
paroles tout bas, puis s’etendait de son long en terre
qu’il baisait, en quoi il était imité par les Azanaghes
et autres, et de rechef se relevant, commençoit à faire
les mêmes cerimonies, jusques à dix ou douze fais, si
qu’il demeurait en prières par l’espace d’une demye
heure, ausquelles ayant mis fin, il me demandait ce qu’il
m’en semblait. Et pour autant qu’il se delectait mer-
veilleusement d’ouyr reciter les choses qui concer-
naient notre foy, il me priait souventes fais de l’en
y vouloir reciter; ce que je faisais, jusques à m’enhar-
dir et aventurer d’exalter la notre, en déprimant la
sienne qui lui ét03rt enseignée avec ces belles ceri-
monies par gens ignorans de la vérité, et en présence
de ses Arabes, je reprouvais la loi mahommetane
comme pernicieuse et fauce par plusieurs raisons, et
montrant la notre être vraie et sainte, tant que je pro-
voquais et irritais grandement ces reverens maitres
de la loy, dequoi ce seigneur ne s’en faiso3rt que rire,
et moquer, disant qu’il n’eut sçu estimer que notre loi
ne fut bonne, veu qu’il ne pouvo)^ être autrement ; que
Dieu, lequel nous avait coloqués entre tant et si
grandes richesses et singularités, et qui nous avait
semblablement doués d’un si grand et admirable es-
prit, ne nous eut, par même moyen, délaissé une bonne
loy. Combien que pour cela il ne tenait la sienne
pour mauvaise, mais plustôt qu’il estimait les Noirs,
par bonne raison, devoir mieux être sauvés que nous
autres Chrétiens, d’autant que Dieu est juste, lequel
nous avait mis entre tant de délices et biens, et
n’avojrt quasi rien laissé aux Noirs à comparaison des
grans biens et commodités dont nous avons la jouys-
sance. Au moyen dequoy, nous ayant donné notre
paradis en ce bas être, ils espèrent obtenir les béati-
tudes célestes. Et avec telles et autres semblables rai-
sons, il donnait à cognoitre le bon jugement qui
l’acompagnoit. Mais tant y a, que les Chrétiens lui
étaient fort agréables ; m’asseurant qu’il se fut facile-
ment réduit à notre foi si la peur de perdre son do-
maine ne l’en eut détourné. Car son neveu (en la mai-
son duquel j’étais logé) me le dit par plusieurs fais :
et lui même se delectait merveilleusement d’ouyr
toucher quelque poins de notre religion, disant que
c’étO)rt une chose sainte et religieuse d’ouyr la parole
du Seigneur.
De la façon de vivre et manger de Bur-Domel.
E seigneur ici tient un même ordre de man-
ger, que fait le roi de Senega (comme j’ai
dit ci dessus) que ses femmes lui envaient
un certain nombre de services par jour, coutume qui
est, par tous les seigneurs des Noirs et hommes de ré-
putation, observée; et mangent brutalement, couchés
sur terre, sans observer le moindre point de civilité,
avec ce que personne ne mange avec les seigneurs,
fors les Mores qui leur enseignent la loy, et un ou
deux Noirs des plus aparans. Le populaire mange étant
dix et douze de compagnie, ayant au milieu d’eux une
chaudière pleine de viande dans laquelle ils mettent
tous la main, et mangent peu par fais, mais ils y re-
tournent et recommencent souvent, jusques à cinq ou
six fais le jour.
De ce que produit le royaume de Senega ; comme Von
procède à cultiver la terre, et par quel moyen s y fait le
vin.
JN ce royaume de Senega, ni par delà en au-
cune terre, ne croît froment, seigle, orge,
avoine, ni vin, pour autant que le pays y
est chault en toute extrémité; avec ce, qu’il n’y tombe
goûte de pluie par neuf mais de l’an, qui est depuis
Octobre jusques à la fin de Juin. Ce qui empesche la
terre de produire fromens, comme ces peuples l’ont
expérimenté en y semant de celui qu’ils avaient
acheté de nous autres chrétiens. Car le froment de-
mande une terre tempérée, qui sait aussi souvent ar-
rousée de pluie, ce qui ne se peut faire en ce pays là.
Mais en default de ce, ils ont des millets de diverses
sortes, gros et menus, avec fèves et autres legumages,
les plus gros et plus beaux du monde. La fève y est
grosse, comme une avelane privée, tout martelée de di-
verses couleurs, tant qu’on la jugerait être peinte, qui
la rend fort plaisante à veoyr. La fève est large et vive-
ment rouge. Il y en a aussi de blanches et fort belles.
On y semé au mais de Juin pour y recueillir
en Septembre, pour ce qu’en ce temps, les pluies sont
grandes, au moyen dequoi les fleuves viennent à dé-
border. Les terres se labourent, sèment et sont dé-
pouillées de leurs fruits dans le terme de trois mais.
Mais il y a de mauvais laboureurs et gens, qui ne se
veulent travailler à jeter les semences, sinon ce qu’ils
pensent être sufisant pour leur vivre de toute l’année,
et encore bien étroitement, n’étant pas fort curieux
d’avoir des blés pour vendre.
Leur manière de labourer est que quatre ou cinq
d’entre eux se rangent dans le champ avec certaines pa-
lettes, jetans la terre en avant, au contraire des nôtres
qui la tirent à eux, avec la marre ; et n’entrent plus pro-
fond que de quatre dais dans la terre, laquelle pour être
forte et grasse, fait germer et produire tout ce qu’on y
semé. Ils usent d’eau à boire, de lait ou de vin de palme,
qui est une liqueur distilant d’un arbre semblable à celui
qui porte la date, non pas le même, et en ont grande
quantité, desquels on tire cette liqueur (que ces Noirs
appellent Miguol) en cette sorte. Ils ouvrent l’arbre au
pied en deux ou trois lieux, par lesquels il jette une
eau grise, comme Tegout de lait, mettans au dessous
des bouteilles dans lesquelles ils le reçoivent, mais en
petite quantité, qui est par tout le jour, environ deux
bouteilles ; étant fort savoureux à boire, il enyvre,
comme le vin de vigne qui ne le tempère avec de
l’eau. Le premier jour qu’on le recueille, il a autant de
douceur, que vin qui sait au monde, laquelle il va
perdant de jour à autre, tellement qu’il devient puis-
sant, étant meilleur à boire au tiers jour et le quart,
qu’il n’est au premier. J’en ai beu par plusieurs jours,
tandis que je sejournai sur terre et me semblait de
meilleur goût et plus friand que les nôtres. Il n’y en
a pas tant que chacun en puisse avoir en abondance,
mais raisonnablement, et principalement les plus apa-
rens, combien que les arbres saient communs, car ils
ne les tiennent pas ainsi en clos comme nous faisons
les fruitiers de nos jardins ou ainsi que les vignes.
Mais ils sont tous à l’usage de chacun, avec la liberté
d’en prendre et s’en aider. Le terroir leur produit des
fruits de diverses sortes et de semblable espèce à au-
cuns des nôtres et de diferens aussi, qui sont bons, et
en mangent, étant à l’abandon, mais sauvages, d’au-
tant qu’ils ne sont pas cultivés comme les nôtres. Que
si cela y était et qu’on y tint la main comme nous
faisons de par deçà, je ne doute point qu’ils ne les ren-
dissent à une grande perfection et bonté, pour ce que
la qualité de l’air et du terroir y est bonne et n’y con-
tredit aucunement.
Tout le pays est en campagne fort propice à pro-
duire, là où il y a bon patis, avec une infinité de beaux
arbres et haults, mais à nous incogneuz. Il y a sem-
blablement des lacs d’eau douce de petite étendue,
mais tresprofonds, dans lesquels se peschent bons
poissons en grande quantité, d’autre espèce que les
nôtres ; et s’y trouvent plusieurs serpens aquatiques,
qui se nomment Calcatrici. Outre ce, il y a une sorte
d’huile, de laquelle ils asaisonnent leurs viandes; tou-
tefais je n’ai peu savoir dequoi elle se fait, mais il y a
trais singularités, odeur de violettes, saveur aprochant
du nôtre d’olive, et couleur, qui tient comme safran,
combien que plus naïve et parfaite. On y trouve aussi
une espèce d’arbres, qui produisent petites fèves
rouges, avec œil noir, en grande quantité.
Des anîniJux qui se îrcuvent en « royaume.
■H ce pays se trouvent plusieurs animaux de
diverse sorte et mêmement de grans et pe-
tits serpens, dont les uns sont venimeux, les
autres non ; entre lesquels il y en a de longs de deux
pas, et plus, qui n’ont ailes, ni pieds, mais ils sont
gros, si bien qu’on dit y en avojr veu qui ont trans-
glouti une chèvre entière, sans la démembrer. Et est
la commune opinion, qu’elles se réduisent en aucunes
parties du pays par bandes, où il y a un grand nombre
de fourmis blanches, lesquelles de leur nature font des
maisons à ces serpens avec la terre, qu’elles portent
en leur bouche, et drecent ces bâtiments comme villes
à cent et cent cinquante pour place, de sorte qu’étans
réduits à leur perfection, ils resemblent aux fours dans
lesquels on fait cuire le pain par deçà.
Ces Noirs sont tresgrans charmeurs de toutes choses,
et mêmement de ces serpens. Et me souvient d’avoir
ouy raconter à un Genevais homme digne de foy, le-
quel s’étant retrouvé un an avant moi en ces pays de
Bur-Domel, et dormant une nuit en la maison de Bis-
boror son neveu (là où j’étais logé) entendit environ
la minuit autour de la maison plusieurs siflemens,
qui lui rompirent son sommeil. Au moyen dequoy, il
entendit Bisboror qui se levant, appellait deux Noirs,
voulant monter sur un chameau pour départir, dont le
Genevais lui demandant où il voulait s’acheminer à
telle heure, lui repondit qu’à un sien afaire, et qu’il
serait incontinent de retour. Ce qu’il feit après avoir
séjourné quelque espace de temps. Et étant arrivé, le
Genevais s’enquit de rechef en quelle part il avait
été. « N’avés vous pas entendu (dit-il) bonne pièce y-a,
aucuns siflemens autour de la maison ? C’étaient ser-
pens, qui eussent tué beaucoup de mon bétail si je ne
me fusse levé pour faire un certain charme, duquel
nous usons de par deçà, par lequel je les ai contrains
de retourner en arrière. » Ce qui causa une grande
admiration au Genevais, auquel Bisboror dit, que ce
n’ét03rt chose delaquelle on se deût tant étonner,
pour ce que son oncle Bur-Domel savait d’autres choses
plus admirables, lequel voulant faire du venin pour
envenimer ses armes, après avoir fait un cercle, dans
lequel, par charme, il contraignait tous les serpens
du contour d’y venir, et d’iceux prenait celui qui lui
semblait plus infeaé et remply de venin, qu’il tuait
de ses propres mains, laissant aler les autres ; puis
tirait du sang de celui qu’il avait retenu, lequel il
tremperait avec une certaine semence d’arbre (que
j’ai vue et tenue) puis, après en avoir fait une mis-
tion, envenimait ses armes, lesquelles faisans la
moindre ouverture qu’on pourrait dire, pour si peu
de sang qui en sortait, en moins d’un quart d’heure
la personne blecée venait à expirer. Et me dit ce Ge-
nevais, que Bisboror l’en y voulut montrer la prouve
du charme, mais qu’il ne lui print envie d’en plus sa-
voyr. Ce qui me fait avoir ces Noirs en réputation des
plus grands charmeurs et enchanteurs qu’on puisse
trouver, et peut bien être vrai de ce charme des ser-
pens. Car en nos pays même (comme je me suis laissé
dire) s’en trouvent qui savent faire le semblable.
Des animaux qui se trouvent au royaume de Senega,
des elephans et autres choses notables.
\L n’y a autres animaux domestiques en ce
royaume de Senega, sinon bœufs, vaches,
et chèvres : mais on n’y saurait trouver une
brebis, à cause que cet animal n’y pourroit vivre pour
l’extrême chaleur qui lui est contraire, d’autant qu’il
ne peut vivre sinon en une terre d’un air tempéré ; et
suportera encore plustôt la froidure que non pas la
chaleur. Et pourtant, le souverain Créateur de toutes
choses a acommodé çà bas chacun selon ce qu’il voyo}^
lui être nécessaire ; pour autant que nous autres qui
sommes en régions froides, nous ne pourrions suporter
cette apreté et véhémence sans les laines, et eux qui
habitent es pays chaleureux, là où ils n’ont besoin de
lainage, le Seigneur par sa divine providence leur a
donné le cotton.
Les bœufs et vaches de ce pais, et même de toutes
les terres des Noirs sont de plus petite corpulence que
les nôtres, ce que je pense encore procéder de la
chaleur. Et à grande dificulté y pourrait on trouver
une vache de poil roux, mais trop bien de noires,
blanches ou bien tachetées de l’une et l’autre couleur.
Ils s’y trouve des lyons, lyonnesses et leopars en grande
quantité, avec des loups, chevrels et lièvres.
Il y a semblablement des elephans sauvages,
pour ce que on n’a coutume de les aprivoiser, comme
aux autres parties de la terre. Ils vont par bandes ainsi
que font deçà les porcs parmy les bais. Quant à la
description de leur stature, je m’en déporte, à cause
qu’un chacun sait (comme je pense) que ce sont ani-
maux de grande corpulance et bas enjambés. Joint
aussi que les dens, lesquelles en sont aportées en nos
parties, peuvent témoigner de quelle corpulence ils
peuvent être, et n’en ont qu’une de chacun côté,
comme les mires d’un sanglier ; mais elles procèdent
de la machouëre de dessous, sans autre diference, sinon
que la pointe de celles du sanglier regarde en hault,
et celle de ces animaux se tourne contre bas, vous
avisant qu’ils ont une jointure au genouil, lequel ils
plient en cheminant comme tout autre animal. Je dy
cecy, pour autant que j’avais ouy dire (avant que d’à-
voir fait voile en ces parties) que cet animal ne se
pouvait agenouiller et qu’il dormait debout. Ce que
j’ai trouvé tout au contraire, pour ce qu’il se couche
en terre, et se relevé comme tout autre animal, ayant
les dens longues, qui ne s’ecrolent ni ne tombent
jamais, sinon par la mort. Il n’ofensera, en sorte que
ce sait, l’homme, que premièrement il ne sait irrité.
Mais se voulant ruer dessus, il lui donne de sa trompe
(qu’il a en forme de nez treslongue, qu’il retire et
alonge comme il lui plaît) si lourde décharge, qu’il le
jeté quelque fais plus loin qu’une arbalète ne saurait
porter. Il ne se trouve personne si prompte à la course,
que l’elephant n’ataigne en plaine campagne, sans aler
autrement que le pas, pour ce qu’il arpente merveil-
leusement, à cause de sa grandeur. C’est un animal fort
dangereux, mêmement quand il a phaonné plus qu’en
autre temps ; et ne fait plus haut de trois ou quatre
petits par fais. Il mange des feuilles d’arbres, fruits et
rameaux qu’il rompt d’embas de sa trompe, avec la-
quelle il porte ce qu’il veult manger dans sa bouche, à
cause qu’elle est en canal fort large. C*est tout ce de-
quoi j’ai peu être informé quant aux animaux des-
quels je n’ai eu aucune connaissance, sinon des sus-
nommés.
Des oiseaux de ce pats, de la diversité des papegays ; et de
T industrie grande delaquelle ils usent à faire leurs nids.
^L se trouve en ces parties plusieurs ojrseaux de
diverses sortes, et mêmement des papegays
en grande quantité, lesquels vont errans par
tout le pais, au moyen dequoi les Noirs ne s’en con-
tentent pas fort, à cause qu’ils gâtent leurs millets et
legumages aux champs ; et en y a (comme ils disent) de
plusieurs espèces. Mais je n’en y veys sinon de deux
sortes dont les uns étaient comme les papegays qu’on
aporte d’Alexandrie, combien que plus petits, les au-
tres, plus grans, ayans le col, la tête, le bec, les serres,
grifes et le corps jaune et verd. J’en eus une grande
quantité de ces deux espèces, et spécialement des
petits venant du nid, d’entre lesquels plusieurs se lais-
sèrent mourir, et je portai le reste en Espagne. Mais
la caravelle qui était venue avec moy, en emporta de
cent cinquante en sus, qui se donnèrent pour demy
ducat la pièce. Ils ont une grande ruse et industrie à
façonner leurs nids, lesquels ils font tout ronds comme
une baie enflée de vent, en cette manière : ils vont sur
des palmiers ou autres arbres qui ont les branches
foibles et menues tant qu’il est possible, et à l’extré-
mité du rameau, ils lient un jonc qu’ils laissent pendre
en bas la longueur de deux palmes, au bout duquel
ils fabriquent leur nid d’une merveilleuse sorte, si
qu’étant parfait et achevé, il semble une baie qui sait
acrochée et suspendue à ce jonc, en laquelle y a un
trou seulement qui sert d’entrée. Et y procèdent en
cette manière, pour crainte qu’ils ont que leurs petits
ne viennent à être dévorés par les serpens, lesquels ne
peuvent aler sur le rameau, qui est trop foible pour si
pesante charge, tellement que, par ce moyen, ils sont
asseurés dedans leurs nids. Il y a semblablement grande
quantité d’aucuns grans oiseaux en ce pays, que nous
appelions poules de Pharao, lesquelles on aporte du
Levant, et encore de certaines oyes qui sont sembla-
bles aux nôtres, mais de divers panage, avec plusieurs
autres oiseaux grans et petits et diferens aux nôtres.
Du marché que font les Noirs et des marchandises
qui ont cours en icelui.
OUR autant qu’il m’était nécessaire de demeurer
plusieurs jours en terre, je me deliberai d’aler
à un marché et foyre qui se faisait près du
lieu où j’étais logé, en une prerie en laquelle il se
tenait le lundy et le vendredy, ausquels jours je m’y
acheminai par deux ou trois fais. Là s’assemblaient
hommes et femmes de tout le contour de cinq et six
milles loin. Car ceux qui en étaient plus éloignés, se
transportaient à d’autres qu’on a aussi coutume de
tenir autre part. Et en iceux peut on bien comprendre
la grande pauvreté en laquelle ces gens sont détenus
par les choses qu’ils y portent vendre qui sont, cotton
(mais en petite quantité), filets et draps de cotton, legu-
mages, huiles, millets, conques de bais, nates de pal-
me, et de toutes autres besongnes, qui leur sont parti-
culières; desquelles se chargent autant bien les femmes
que les hommes, qui avec ce vendent de leurs armes,
ensemble quelque petite quantité d’or, laissans le tout
pour autre chose en échange, et non pour deniers pour
ce qu’ils n’en usent point, ni d’aucune espèce de
monnoye de quelque sorte que ce sait. Mais ils tro-
quent une chose pour autre, ou deux pour une, ou
trais pour deux. Ces Noirs, tant hommes que femmes,
acouraient tous pour me veoyr, comme une grande
merveille, leur semblant grand’ chose d’avoir la vue
d’un chrétien, dont ils n’avaient onqu’ouy parler; et
ne s’etonnaient moins de ma blancheur que de mes
habits, qui leur causaient une grande admiration, à
cause qu’ils étoyént à l’Espagnole, comme une jupe
de damas noir, avec un petit manteau par dessus, qui
était de laine ; lequel regardant et la jupe, ne se pou-
vaient assez émerveiller, car ils n’ont point de laines
en ces parties là. Si que les uns me maniaient les
mains et les bras, qu’ils frotaient, ayant mis de leur
salive par dessus, pour veoyr si ma blancheur proce-
dait de fard ou teinture, ou bien si c’était chair. Ce
qu’ayant cogneu, ils demeuraient tous étonnés.
Je m’étais transporté en ce marché pour avoir la
veuë de quelque nouveauté, et encore, si je pourrais
rencontrer quelqu’un qui aportat vendre quelque
somme d’or, mais je le trouvai mal fourny de toutes
choses, comme j’ai dit par ci devant.
Par quel moyen sont gouvernés les chevaux; comme ils se
vendent, et de certains charmes et enchantements qu’on
use lors qu’on les acheté.
^ES chevaux sont fort de requête en ce pays
des Noirs, pour ce qu’à grande dificulté, les
Arabes et Azanaghes les mènent par la terre
des Barbares, joint aussi qu’ils ne peuvent vivre, à
cause de la véhémente chaleur ; avec ce qu’ils s’en-
gressent si fort, que la plus grande partie d’iceux meu-
rent d’une maladie qui leur retient l’urine, et crèvent.
Ils les font repaitre de feuilles de ces arbres qui portent
les fèves, lesquelles sont demeurées dans le champ,
après qu’on les a recueillies, puis les hachent menu, et
font sécher comme foin ; et en cette sorte, les donnent
à manger aux chevaux en faute d’avoyne et du millet
semblablement, avec lequel ils les engressent fort. Ils
vendent le cheval harnaché, de neuf à quatorze têtes
d’esclaves Noirs, selon qu’il se trouve bon et de belle
taille. Mais avenant que quelque seigneur en veuille
acheter, il fera venir aucuns, qu’on appelle enchanteurs
de chevaux, lesquels font un grand feu de certains ra-
meaux d’herbes à leur mode, rendant grande fumée, et
sur icelui tiennent le cheval par la bride, proférant
quelques paroles; puis le font oindre d’un unguent fort
délicat, le tenant enclos par l’espace de dix huit ou vingt
jours, tant que personne n’en peut avoir la vue ; et
lui attachent au col des brevets plies en quadrature et
couverts de cuir rouge, croyant fermement que par
telles rêveries, ils sont plus asseurés en bataille.
De la coutume des femmes de ce pais; de u qui cause
grande admiration aux hommes^ et de quels instrumens
ils savent sonner.
[ES femmes de ce pays sont fort familières et
joyeuses, lesquelles chantent et dancent vo-
lontiers et mêmement les jeunes. Mais elles
ne baient sinon la nuyct, à la clairté de la lune, étant
leur manière de baler fort diferente à la nôtre.
Il y a plusieurs choses qui aportent grande admi-
ration aux hommes, et entre autres, le trait de Tarbalete
les rend tous étonnés, et encore plus, Tepouventable
son de l’artillerie, comme je m’en aperceus par d’aucuns
Noirs, qui vinrent en notre navire, dans laquelle je
feys donner le feu à une pièce, dont ils receurent une
merveilleuse frayeur, qui les rendit voire plus ebaïs,
quand je leur dys que, d’un coup, elle pouvait mettre
par terre et tuer plus de cent hommes ; dequoi s’emer-
veillans au possible, ils ne se pouvaient autrement
persuader, que ce ne fut une chose diabolique. Le son
de la cornemuse de laquelle je feys jouer à l’un de nos
mariniers, leur causait semblablement une grande
admiration, et la voyant couverte à la devise, avec quel-
ques houpes et franges sur le sommet, ils pensaient,
pour le seur, que ce fut quelque animal vivant qui
rendait une telle diversité de voix. Ce qui leur causoit
plaisir et admiration par un même moyen. Mais co-
gnoissant leur simple jugement, je leur donnai à en-
tendre que c’éto}^ un instrument, ce que je leur per-
suaday, après leur avoir mis entre les mains icelle
cornemuse desenflée, au moyen dequoy, ils vinrent à
cognoitre que c’était une chose artificielle et faite à
la main, disans icelle être une chose céleste, que Dieu
avait façonnée de ses propres mains, d’autant qu’elle
rendait si douce harmonie et par telle diversité de
tons, afermant que, de leur vie, ils n’avaient eu la co-
gnoissance de chose tant harmonieuse.
Davantage, ils s’ebayssaient fort de l’artifice ingé-
nieux de nos navires et de tous les aparas d’icelui,
comme des arbres, voiles, antennes et cordages ; et pen-
saient que les yeux qui se font en proue de la navire,
fussent yeux naturels, par lesquels la navire voyait pour
se conduire sur la mer, estimant que nous fussions en-
chanteurs, et quasi comparables aux diables, en tant que
ceux, qui alaient sur terre, à grande dificulté se pou-
vaient transporter de lieu à autre, et que nous autres
étions bien si hazardeux que de nous exposer au péril
des ondes impétueuses de la mer, qu’ils avaient ouy
dire être si merveilleuse et grande chose, et partant
aussi veu que nous pouvions si long temps demeurer
sans veoyr terre, et sachans quelle route nous devions
prendre, cela ne se pouvait faire, sans avoir quelque
intelligence avec les diables.
Or, ce qui leur causoit cette opinion tant obstinée,
était qu’ils n’avaient nulle connaissance de l’art de na-
viger, de la carte, ni de la calamité. Ils s’etonnaient
aussi grandement de voyr brûler une chandelle de nuit
sur un chandelier, pour autant qu’en ce pays ils n’ont
l’industrie d’avoir autre clairté que celle du feu de char-
bon, ce qui leur faisait trouver la chandelle une chose
entre les plus belles et merveilleuses dont ils eussent
jamais eu la connaissance, à cause que c’était les pre-
mières qu’ils eussent veues en leur vie. Et pour autant
que ce pays est fort abondant en miel, avec lequel on
trouve la cyre tout ensemble, ils le sucent et jetent là
cette cyre. Mais ayant acheté un bournal ‘ de l’un d’entre
eux, je leur montrai en quelle manière il faillait trier la
cyre d’avec le miel ; puis je leur demandai s’ils savaient
que c’était ce qui s’otait d’avec le miel, lesquels me re-
pondirent que c’était une chose de nulle valeur. Mais je
leurfeys faire enleur presencedes chandelles, que je feys
alumer ; ce que voyant, ils furent surprins d’une grande
admiration, disant que le plus du savoir consistoit en
nous autres chrétiens. En ce pais, on ne use sinon de deux
sortes d’instrumens à son : les uns appelés tabacches
moresques, que nous disons tambours : les autres sont
en manière de violes d’archet, mais avec deux cordes
seulement, qu’ils touchent avec les dais, ce que je
trouve fort lourd et de peu d’esprit.