Josué le Stylite, Chronique d’Edesse et Amid (sous Anastase et Qawad) v. 495-505 n-è

Récit en forme de Chronique, des maux qui ont assailli Edesse, Amid et toute la Mésopotamie.

1. J’ai reçu, excellentissime Seigneur, prêtre et Archimandrite, les lettres de Votre Religion amie de Dieu, dans lesquelles vous m’ordonnez de vous écrire, en forme de mémorial, sur la plaie des sauterelles, les éclipses de soleil, les tremblements {de terre), la famine, les épidémies et la guerre des Romains avec les Perses. J’ai trouvé encore dans ces (lettres) des éloges, qui m’ont fait rougir, au fond de mon âme, parce que, en réalité, je ne possède aucune des qualités que vous m’attribuez. Je voudrais, moi aussi, écrire celles qui sont en vous, mais l’œil de mon âme ne peut considérer et contempler, telle qu’elle est, cette étole merveilleuse dont vous êtes orné et dont vous a revêtu votre volonté généreuse ; car il a bien paru ce zèle observateur de la loi, qui vous enflamme, par les soins que vous prenez non seulement des frères placés en ce moment sous votre main, mais aussi de tous les amis de la science qui entreront un jour dans votre monastère béni. C’est pourquoi vous voulez leur laisser soigneusement écrits les souvenirs des châtiments qui nous ont frappés de nos jours, à cause de nos péchés, afin que, lisant et voyant nos malheurs, ils se préservent de nos fautes et échappent a notre punition. Comment ne pas admirer la charité qui vous remplit, quand on la voit, toujours inépuisable, se répandre sur tout le monde? Comment la faire connaître telle qu’elle est ? — Cela m’est impossible ; parce que je ne l’ai point vue à l’œuvre et je ne saurais en parler convenablement sur un entretien que j’ai eu, une seule fois, avec vous.

2. A l’exemple de Jonathas, l’ami véritable, vous vous êtes attaché affectueusement à moi. Mais qu’ y a-t-il d’étonnant à ce que l’âme de Jonathas se soit attachée à celle de David quand elle eût vu le géant succomber sous ses coups et le camp délivré par sa vaillance! Pourquoi aima-t-elle

David, en effet, sinon à cause de ses exploits ? Quant à vous, sans avoir rien vu de beau en moi, vous m’avez aimé plus que vous ne vous aimez. De même encore, qu’y a-t-il de si admirable à ce que Jonathas ait délivré David de la mort que lui préparait Satil ? — N’avez-vous pas fait, vous, davantage? — Jonathas, en effet, a rendu à David ce qu’il lui devait, puisque David l’avait, le premier, délivré de la mort et lui avait sauvé la vie ainsi qu’à toute la maison de son père, en les empêchant de mourir sous les coups des Philistins. Mais moi, je n’ai fait rien de semblable pour vous et cependant, vous ne cessez de prier Dieu de me délivrer de Satan et de l’empêcher qu’il ne me tue par le péché. Ce qu’il faut dire, c’est que vous m’avez aimé comme David aima

Satil. Votre affection pour moi vous aveugle, à tel point que sa vivacité vous fait méconnaître ma force et vous donne de ma personne des idées trop avantageuses. Naguère, vos savantes lettres dissipaient les ténèbres de mon esprit, et vous preniez soin de moi, comme un père prend soin de ses enfants, même avant qu’il en ait reçu aucun service. Aujourd’hui, vous humiliant sagement vous-même, vous me demandez d’écrire ce qui dépasse ma force, désirant l’apprendre par moi et espérant en tirer quelque profit, quoique cela soit au dessus de moi, ainsi que vous le savez très-bien. Je ne vous porte nullement envie et je ne songe pas davantage à décliner vos ordres.

3. Sachez cependant que, moi aussi, après avoir vu les prodiges qui ont eu lieu et les châtiments qui les ont suivis, je pensais que tout cela était digne d’être écrit et conservé dans la mémoire des peuples ; je pensais qu’il fallait le soustraire à l’oubli ; mais, voyant la faiblesse de mon intelligence et l’étroitesse de mon esprit, je reculais devant une telle entreprise. Maintenant que vous m’avez ordonné de l’exécuter, je tremble encore comme un homme, qui, ne sachant pas bien nager, recevrait Tordre de plonger au fond des abîmes. Toutefois, confiant, pour m’en retirer, dans vos prières incessantes auprès de Dieu, j’espère que la protection des bienheureux me sauvera de la mer où vous m’avez jeté. Je vais donc nager suivant mes forces, sur les bords de cette mer, parce qu’on ne peut en toucherle fond. Qui pourrait, en effet raconter convenablement, ce que Dieu fait, dans sa sagesse, pour détruire le péché et pour punir le crime ? Les secrets de la Divine Providence sont cachés aux anges mêmes, ainsi que vous pouvez le savoir par la parabole évangélique de l’ivraie ; quand les serviteurs du Maître de la maison lui eurent dit : Voulez-vous que nous allions la cueillir ? Celui qui connaît les choses telles qu’elles sont leur répondit : Non, de peur qu’en cueillant l’ivraie vous l’arrachiez aussi le froment. Mais nous, nous disons, suivant notre science, que ces afflictions ne sont le plus souvent que la conséquence de nos nombreux péchés ; car, si Dieu ne gardait et ne fortifiait le monde contre sa dissolution, tous les hommes auraient peut-être perdu la vie.

Dans quels temps connus par l’Ecriture vit-on arriver des malheurs comme ceux que nous souffrons dans les nôtres ? Ce qui en a été la cause n’a point cessé, aussi dirent-ils encore. — Que voyons-nous, en effet, de nos propres yeux? Qu’entendons-nous de nos oreilles? Qu’endurons-nous? Je suis terrifié par les rumeurs qui viennent de loin et par celles qui viennent de près, par les choses lamentables qui se font ici et là, par les tremblements de terre terribles, par les renversements de villes, par les famines et les épidémies, par les guerres et les troubles, par l’asservissement et l’esclavage des contrées, par la destruction et l’incendie des églises, par tous ces événements étonnants et nombreux enfin, qui vous ont porté à me les faire écrire dans un style lugubre et capable de saisir ceux qui liront, ou entendront lire, ces récits. C’est par zèle pour le bien, je le sais, que vous m’avez prescrit cela, afin que cette histoire serve d’avertissement à ceux qui l’écouteront et les ramène à la pénitence.

4. Mais sachez bien qu’autre chose est écrire et autre chose écrire avec vérité. Tout homme doué d’éloquence naturelle peut écrire, s’il le veut, des histoires tristes et lamentables ; mais, quand à ce que je rappelle dans ce livre, moi qui suis inculte de langage, tous les habitants de notre pays attesteraient, (au besoin), que mon récit est (rigoureusement) vrai. A ceux donc qui le liront ou l’entendront lire, d’examiner, a leur gré, ce qu’il contient et de se convertir. Mais on dira peut-être : quel avantage les lecteurs retireront-ils de cette lecture, s’ils ne trouvent point mêlé au récit de sages conseils ? Pour moi je réponds, comme si je ne pouvais point leur donner (ces conseils), que les châtiments dont nous avons été frappés peuvent suffire à nous corriger, nous et ceux qui viendront après nous ; car leur souvenir et leur lecture nous disent que c’est pour nos péchés qu’ils nous ont été envoyés. D’ailleurs, ne nous enseigneraient-ils pas cela qu’ils ne seraient point sans utilité pour nous ; car ils nous tiennent lieu de leçon, et tous les fidèles répandus sous le ciel attestent qu’ils nous sont envoyés, à cause de nos fautes, quand ils adhèrent  la parole du Bienheureux Paul disant : Lorsque nous sommes jugés, nous sommes repris par Notre Seigneur pour ne pas être condamnés avec le monde. Toutes les fois, en effet, que les fidèles sont châtiés en ce monde, ils le sont pour être retirés de leurs péchés, afin que le jugement leur devienne plus supportable, dans le monde futur. Quant à ceux qui sont châtiés à cause des coupables, quoiqu’ils n’aient point péché, ils recevront une double récompense. Dieu se montre toujours miséricordieux, même pour ceux qui ne le méritent pas, à cause de sa douceur, de sa grâce et de sa longanimité, parce qu’il veut que le monde subsiste jusqu’au moment déterminé par sa science qui n’oublie rien. Voilà comme il en est en réalité ; les exemples des Livres saints le prouvent, ainsi que ce qui s’est passé parmi nous, comme nous allons l’écrire.

5. On a vu, en effet, fondre sur nous les maux de la faim et de la mortalité, dans le temps même des sauterelles, à tel point que nous étions près de périr, quand Dieu nous a pris en pitié, quoique nous en fussions indignes, et nous a permis de respirer un moment, au milieu des malheurs qui fondaient sur nous. C’est la grâce de Dieu, qui a fait cela, ainsi que je l’ai dit ; c’est la grâce de Dieu qui changeant le supplice, après nous avoir laissés respirer, nous a frappés par l’Assyrien surnommé la Verge de sa colère. Je ne veux pas assurément nier la liberté des Perses, quand je dis que Dieu nous a frappés par leur intermédiaire, et je ne me plains pas, après Dieu, de leur méchanceté ; mais, songeant qu’à Cause de nos fautes Dieu ne s’est point vengé d’eux, je dis qu’il nous a punis par leur intermédiaire. La volonté de ce peuple mauvais paraît surtout en ce qu’il n’a pas fait miséricorde à ceux qui se sont humiliés devant Dieu. Sa volonté a coutume de se manifester, en effet, par la joie qu’il trouve à faire du mal aux hommes. Aussi est-ce là ce que le prophète lui reproche, lorsque, prophétissant sur sa ruine totale, il s’exprime ainsi, au nom du seigneur : Je me suis irrité contre mon peuple parce qu’il a souillé mon héritage et je l’ai livré entre tes mains, et tu ne leur as point fait miséricorde. Les Perses nous ont fait un mal pareil, suivant leur habitude, quoique leur verge et leurs coups ne soient point arrivés jusqu’à notre corps ; car ils n’ont pas pu s’emparer de notre ville, parce qu’il était impossible d’anéantir la promesse faite par le Christ au roi fidèle Abgare, quand il lui dit : que ta cité soit bénie et qui aucun ennemi ne domine jamais sur elle. Mais le pillage, la captivité, le massacre et le ravage qu’ont endurés, dans les autres villes, les fidèles qu’on a traités comme la boue des places publiques, ont été une cause de grandes souffrances, pour ceux qui ont appris à souffrir avec ceux qui souffrent. Ceux là même qui sesont éloignés, craignant pour eux-mêmes, ont été tourmentés en pensant, dans leur incrédulité, que l’ennemi s’emparerait d’Edesse comme des autres villes »

6. Voilà sur quoi je vais écrire. Mais puisque, suivant la parole du sage Salomon, la guerre se fait pour un motif qui la provoque, et que vous aussi, vous voulez savoir quelles causes l’ont excitée, je vais vous faire connaître brièvement quel en a été le principe, bien qu’il semble que je parie de choses complètement passées. Ensuite je vous exposerai ce qui a corroboré ces causes ; ce sont nos péchés qui nous ont suscité cette guerre. Elle a cependant son origine dans des faits évidents que je veux tous exposer, afin que vous sachiez clairement toute l’histoire et que n’imitant pas quelques hommes insensés, vous n’en rejetiez point la responsabilité sur le tout puissant empereur Anastase. Ce n’est pas lui qui a commencé cette guerre ; il y a longtemps que le germe provocateur en existait, ainsi que vous pourrez le comprendre par ce que je vais vous écrire.

7. Priez pour le malheureux Elisée du monastère de Zuqnîn qui a copié cette feuille, afin que Jésus lui fasse miséricorde comme au larron placé à sa droite. Amen, Amen !

Que la miséricorde de Jésus- Christ notre Sauveur et notre grand Dieu reposent sur le prêtre Mar Josué, Stylite du monastère de Zuqnîn, qui a écrit ce livre de mémoires sur les temps passés, sur les calamités et les tremblements de terre causés par le tyran des hommes.

8. L’an 609 des Grecs, (298) les Romains restaurèrent Nisibes ; cette ville demeura en leur possession, 65 ans jusqu’à la mort de Julien en Perse, mort qui eut lieu, l’an 674 (363). Jovinien, qui régna, après Julien, sur les Romains, se préoccupa de la paix plus que de toute autre chose ; c’est pourquoi il céda aux Perses la possession de Nisibe pour 120 ans, après quoi ils devaient la rendre à ses maîtres. Cette période prit fin au temps de Zenon, empereur des Romains ; mais les Perses ne voulurent pas restituer cette ville. Voilà ce qui excita les inimitiés (entre ces 2 peuples).

9. Il existait, en outre entre les Romains et les Perses, un traité d’après lequel, au cas où ils auraient besoin les uns des autres dans leurs guerres avec les barbares ils s’engageaient à s’entraider réciproquement, en fournissant 300 hommes d’élite avec armes et chevaux, ou 300 statères pour chaque homme, et cela, au choix de la partie qui en aurait besoin. Or, les Romains, grâces en soient rendues au Dieu, Seigneur de toutes choses, les Romains n’eurent pas besoin du secours des Perses. Les Empereurs se sont succédés dans l’Empire, depuis lors jusques à maintenant, et leur puissance s’est toujours accrue par la protection du ciel.

Pour ce qui est des rois de Perse ils ont envoyé des ambassadeurs réclamer de l’or à cause de leur indigence, mais jamais ils ne l’ont obtenu sous forme de tribut, contrairement & ce que beaucoup de personnes ont pensé quelquefois.

10. De nos jours, le roi des Perses, Phirouz engagé dans de fréquentée guerres avec les Eounoié, je veux dire les Hounoié, (Huns) a réclamé souvent aux Romains de l’or, mais au lieu de l’exiger comme un tribut, il a cherché à exciter leur zèle, en disant qu’il se battait pour eux, afin que les Huns ne passassent point dans leur paya. Ce qui rendait son langage plus croyable, c’étaient lès dévastations et les enlèvements d’esclaves commis par les Huns sur les terres des Romains, l’an 707, (395), du temps des Empereurs Honorius et Arcadius, fils de Théodose le grand, sous lesquels la fourberie de l’Hyparque Rufin et du Stratélate Adée livrèrent aux Huns toute la Syrie.

11. Grâce a l’or qu’il reçut des Romains, Phirouz soumit les Huns et ajouta à son empire beaucoup de provinces de leur pays. A la fin cependant, il fut pris par eux ; et, l’Empereur des Romains, Zenon, l’ayant appris, envoya de l’or pour le délivrer de sa captivité et le réconcilier ensuite avec les Huns. Phirouz s’engagea alors, par un traité, de ne plus passer la frontière pour faire la guerre aux Huns, mais de retour dans ses états il viola le traité, à l’exemple de Sedécias, et repartit pour la guerre. Aussi eût-il le même sort ; il fut battu par ses ennemis ; son armée fut dissipée et détruite et lui-même pris vivant. Or, dans son orgueil, il promit de donner pour la rançon de sa vie 30 mules chargées d’écus. Il envoya dans son royaume mais il ne put réunir que 20 charges, car il avait épuisé tous les trésors du roi, son prédécesseur, dans ses premières guerres.

Pour les 10 charges restantes, il laissa en otage chez les Huns son fils, Qawad, jusqu’à ce qu’il les eût payées, et conclut un second traité avec ses ennemis promettant de ne plus leur faire la guerre.

12. De retour dans son royaume, il frappa tout le pays de l’impôt de la capitation, envoya les 10 chargée d’écus et délivra son fils. Ensuite il rassembla encore une armée et repartit pour faire la guerre, mais la parole du prophète : As-tu vu l’impie exalté comme un arbre de la forêt ; quand je suis passé, il n’était plus je l’ai cherché et je ne l’ai point trouvé se réalisa ; car, dès que la bataille fut engagée et que les troupes se ruèrent les unes contre les autres, toute son armée fut détruite et pour lui, on le chercha sans pouvoir le découvrir. On n’a jamais su jusque ce jour ce qu’il était devenu, ou si son cadavre avait été caché sous les morts, ou s’il s’était jeté dans la mer, ou s’il s’était caché sous terre pour y périr ensuite de faim, ou bien, si, caché dans les bois, il avait été dévoré par les bêtes féroces.

13. Du temps de Phirouz l’Empire Romain fut troublé aussi par la haine que les grands du palais  avaient conçue pour Zenon, leur Empereur, parce qu’il était Isaurien d’origine.

Basilisque se révolta contre lui et régna à sa place, mais Zenon ayant repris des forces remonta sur le trône, et, parce qu’il avait éprouvé la haine que beaucoup lui portaient, il se fit bâtir une forteresse inabordable dans son propre pays, afin que, s’il venait à lui arriver quelque chose de fâcheux il pût y trouver un refuge. Il avait pour confident en ceci un gouverneur d’Antioche nommé Illus, Isaurien, lui aussi, d’origine. Zenon avait, en effet, distribué les honneurs et la puissance à tous ceux de sa race et c’est pour cela qu’il était détesté des Romains.

14. Une fois que la forteresse eût été pourvue de tout ce dont elle avait besoin, Illus y déposa un or incalculable, et se rendit à Consfantinople pour annoncer à Zenon que sa volonté était accomplie. Mais Zenon, sachant qu’Illus était fourbe et qu’il ambitionnait l’Empire, donna ordre à un soldat de l’assassiner. Celui-ci, ayant cherché, de longs jours, sans la trouver, une occasion favorable pour exécuter secrètement l’ordre qu’il avait reçu, rencontra Illus dans l’intérieur du palais, et tirant son épée il la levait pour le tuer, quand un des compagnons d’Illus frappa le meurtrier au bras, avec un couteau, de telle sorte que l’épée tomba des mains de l’assassin, après avoir simplement coupé une oreille à Illus. De peur qu’on ne découvrît l’intrigue ourdie contre Illus, Zenon ordonna de décapiter aussitôt le soldat, et défendit de l’interroger ; mais ce fut précisément ce qui fit soupçonner à Illus que Zenon avait ordonné de l’assassiner. Il se leva donc et partit pour Antioche, espérant bien qu’il trouverait l’occasion de se venger.

15. Zenon craignait Illus, parce que celui-ci connaissait sa méchanceté. Il envoya donc à Antioche des personnes de marque, dire à Illus de venir le trouver ; il désirait, disait-il, se justifier et prouver que le complot n’avait pas été ourdi par lui et qu’il n’avait aucunement formé le projet de le faire mourir ; mais il ne put venir à bout de l’entêtement d’Illus. Celui-ci répondit, en effet, avec mépris (à ses avances) et refusa d’obtempérer à l’ordre qui le mandait auprès de l’Empereur. Zénon envoya dès lors contre Illus un stratélate, nommé Léontins, accompagné de troupes, avec ordre de lui amener de force le rebelle, et même de le tuer, s’il refusait de se laisser conduire. Arrivé à Antioche, Léontius se laissa corrompre par l’or d’Illus et lui révéla l’ordre qu’on lui avait donné de le tuer. Voyant qu’on ne lui avait rien caché, Illus montra aussi la somme considérable qu’il avait entre les mains et par laquelle Zenon voulait également le faire assassiner, lui Léontius. Il lui persuada donc de s’unir à lui et de lever l’étendard de la révolte, en lui montrant, d’ailleurs, la haine que les Romains avaient pour Zenon. Léontius se laissa entraîner et Illus put alors manifester son dessein, car seul il n’aurait pas été capable soit de se révolter, soit de se placer sur le trône, vu que les Romains le haïssaient, à cause de son origine et de son esprit entêté.

16. Léontius régna donc nominalement dans Antioche, car c’était, en realité, Illus qui avait la direction des affaires.

Plusieurs disent même qu’il méditait de tuer Léontius, s’ils venaient tous les 2 à vaincre Zenon. Ils avaient à leur suite, un magicien, homme perdu, du nom de Pampré[pi]us lequel jeta le trouble dans tous leurs desseins et causa leur ruine par sa perfidie. Voulant leur assurer l’Empire, il envoya chez les Perses des ambassadeurs, porteurs de grandes sommes d’or, pour conclure avec eux un traité d’alliance, (espérant que les Perses) enverraient une armée au secours des rebelles, s’ils en avaient besoin. Zenon, ayant su ce qui se passait à Antioche, y envoya un Stratélate nommé Jean, accompagné d’une armée nombreuse.

17. En apprenant qu’une armée puissante marchait contre eux, les partisans d’Illus et de Léontius sentirent leur cœur trembler, les habitants d’Antioche furent saisis de crainte, et alléguant l’impossibilité où ils seraient de soutenir un siège, ils sommèrent à grands cris, les révoltés de quitter la ville et de tenter les chances de la guerre, s’ils le pouvaient.

Emus de ce tumulte les partisans d’Illus songèrent à quitter Antioche et à passer à l’Orient de l’Euphrate. Ils envoyèrent donc un des leurs, nommé Métroninos, avec 500 cavaliers pour établir leur autorité dans Edesse ; mais les habitants d’Edesse, se levant contre eux, fermèrent les portes de leur ville, gardèrent les remparts suivant les lois de la guerre, et leur interdirent l’entrée de leur cité.

18. A cette nouvelle les partisans d’Illus se virent contraints d’aller combattre Jean, mais ils ne réussirent pas (dans leur entreprise) ; car Jean tomba sur eux avec vigueur et détruisit la plus grande partie de leur armée. Le reste se débanda (et chacun rentra) dans sa cité. (Pour ce qui est

d’llus et de Léontius), ne pouvant soutenir le choc de Jean, ils prirent avec eux ce qui leur restait de troupes et se sauvèrent dans cette forteresse inabordable dont j’ai parlé plus haut et qui était pourvue de toutes choses. Se mettant à leur poursuite, mais ne pouvant les atteindre, Jean s’établit aux environs de la forteresse pour les garder. Quant à eux, confiants dans leur fort inexpugnable, Ils congédièrent les troupes qu’ils avaient et ne gardèrent que les soldats d’élite les plus vaillants. Jean assouvit sa colère contre ceux qui descendirent de la forteresse, sans pouvoir néanmoins faire aucun mal à ceux qui restaient avec Illus, à cause de la nature abrupte du lieu, que le travail de l’homme avait rendu encore merveilleusement inaccessible. Il n’y avait, en effet, qu’un chemin pour y monter et 2 personnes ne pouvaient y passer de front, à cause de son étroitesse. Aussi ne fut-ce que longtemps après et quand Jean eut épuisé tous ses artifices, que les partisans d’Illus furent pris par trahison, pendant qu’ils dormaient. Par l’ordre de Zenon on décapita Illus et Léontius avec ceux qui les avaient livrés et on coupa les mains à ceux qui étaient avec eux. Voilà quels furent les troubles qui éclatèrent chez les Romains du temps de Phirouz.

19. Quand on eut cherché Phirouz et qu’on ne l’eut point trouvé, ainsi que je l’ai dit plus haut, son frère régna sur la Perse à sa place. C’était un homme humble et pacifique. Il ne trouva rien dans le trésor et la terre était inculte, à cause de la réduction en esclavage de ses habitants par les Huns — Votre Sagesse n’ignore pas, en effet, les pertes et les dépenses que les rois font dans leurs guerres, même quand ils remportent la victoire, à plus forte raison quand ils essuient des défaites. — De plus il n’obtint aucun aide des Romains, comme l’avait fait son frère ; car, ayant envoyé des ambassadeurs à Zenon pour le prier de lui faire parvenir de l’or, celui-ci occupé par la guerre qu’il faisait à Illus et à Léontius et se rajpellant, en outre, que l’or, expédié au commencement de la révolte (de ses généraux), était demeuré chez les Perses, ne voulut rien lui donner. Il lui fit dire au contraire : les impôts que tu lèves sur Nisibes doivent te suffire, car voilà de longues années qu’ils appartiennent aux Romains.

20. Balash, n’ayant pas d’or pour nourrir ses troupes, se vit l’objet de leurs mépris. Les mages le haïssaient également parce qu’il abrogeait leurs lois et qu’il voulait bâtir des bains dans les villes. Aussi, dès qu’ils s’aperçurent que les troupes n’en faisaient aucun cas, ils s’emparèrent de sa personne, lui crevèrent les yeux et mirent à sa place Qawad, fils de Phirouz, son frère, celui-là même que nous avons dit avoir été envoyé en otage chez les Huns.

C’est ce prince qui a fait la guerre aux Romains, parce qu’on ne lui a point donné de l’or* Il envoya, en effet, des ambassadeurs, avec un éléphant superbe, voulant honorer l’Empereur et espérant que celui-ci lui renverrait de l’argent. Mais avant que ses ambassadeurs fussent arrivés à Antioche de Syrie, l’Empereur Zenon mourut et Anastase lui succéda. Or, l’ambassadeur n’eut pas plus tôt notifié à Qawad, son maître, le changement qui venait d’avoir lieu dans l’Empire romain, que celui-ci lui fit dire de partir en toute diligence, de réclamer l’or accoutumé ou de dire à l’Empereur, (au cas ou sa demande ne serait pas accueillie) : acceptez donc la guerre.

21. Ainsi, quand il eût fallu adresser à l’Empereur des paroles de paix, d’amitié et de congratulation, au commencement de ce règne, que Dieu venait véritablement de lui accorder, c’est par des termes menaçants que Qawad jeta l’amertume dans l’âme d’ Anastase. Mais celui-ci entendant le langage superbe de son ennemi et connaissant ses mœurs abominables ; sachant, en outre, qu’il avait restauré l’impure hérésie du magisme de Zoroastre, laquelle prescrit là communauté des femmes et permet à chacun de s’unir à celle qui lui plaît, (n’ignorant pas non plus) qu’il avait maltraité les Arméniens placés sous son autorité, parce qu’ils refusaient d’adorer le feu, lui répondit avec mépris, refusa d’envoyer de l’or et lui fit dire : Zénon, mon prédécesseur, n’a rien envoyé ; je n’en enverrai pas davantage, jusqu’à ce que tu m’aies rendu Nisibes. J’ai de nombreuses guerres à soutenir contre les Barbares, Germains, Blemmyes et autres. Je ne puis négliger les armées romaines pour nourrir les tiennes.

22. (Sur ces entrefaites), les Arméniens soumis à Qawad, ayant appris que les Romains ne lui avaient point fait une réponse pacifique, prirent force et courage, détruisirent les temples du feu que les Perses avaient bâtis dans leur pays, et tuèrent les mages qui habitaient parmi eux. Qawad envoya alors un Marzban contre eux, avec une armée, pour les punir et les contraindre à adorer le feu ; mais les Arméniens l’attaquèrent et l’anéantirent avec son armée. Ils envoyèrent même des ambassadeurs à l’Empereur, pour lui manifester le désir de se soumettre à lui. Anastase ne voulut point les recevoir, de peur qu’on ne crût qu’il provoquait les Perses à la guerre. Que ceux donc qui le blâment d’avoir refusé de donner de l’or, blâment plutôt celui qui réclama avec violence ce qui ne lui appartenait point. Car, si Qawad l’eût demandé en termes pacifiques et persuasifs, on le lui eût envoyé. Il s’entêta, au contraire, à l’exemple de Pharaon et menaça de la guerre. Aussi espérons-nous de la justice Divine, qu’elle lui infligera un châtiment plus terrible encore à cause des lois impures, par lesquelles, renversant celles de la nature, il a cherché à détruire la Religion.

23. Les Qadusiens, placés sous son autorité, se révoltèrent tous et tentèrent de s’emparer de Nisibes, pour y établir un roi de leur race. Ils l’attaquèrent longtemps (mais en vain) ; les Tamouriens (?) eux-mêmes, voyant que Qawad ne leur donnait rien, se révoltèrent également. Comptant sur la hauteur des montagnes où ils habitent, ils descendaient dans les villages environnants ; les pillaient et entraînaient en remontant, les marchands, les étrangers et les habitants de l’endroit. Il n’y avait pas jusqu’aux nobles de la Perse qui ne haïssent Qawad, parce qu’il permettait l’adultère à leurs femmes. Les Arabes, ses sujets, voyant la confusion du royaume se livrèrent au pillage, dans toute l’étendue de la Perse, autant qu’ils le purent.

24. D’autres troubles éclatèrent encore vers le même temps parmi les Romains, car les Isauriens se révoltèrent contre l’Empereur Anastase, après la mort de Zenon, et cherchèrent à faire un empereur de leur choix. Qawad, l’ayant appris, crut le moment venu ; il envoya donc aux Romains des ambassadeurs, espérant qu’effrayés ils lui enverraient de l’or, à cause de la révolte des Isauriens. L’Empereur Anastase lui fit répondre : « Si vous le demandez comme un prêt, je vous l’enverrai ; mais, si vous le demandez en vertu de la coutume, je ne négligerai point mes troupes très-occupées à faire la guerre aux Isauriens pour voler au secours des Perses. »

Ces paroles rabattirent l’orgueil de Qawad, parce qu’il ne s’attendait pas à un pareil résultat. Les Isauriens furent vaincus, exterminés, tués, anéantis et leurs villes sombrèrent dans les flammes. Chez les Perses, les grands songèrent à tuer secrètement Qawad, à cause de ses mœurs impures et de ses lois subversives ; mais, dès qu’il eut connaissance de leur dessein, il quitta son royaume et s’enfuit chez les Huns, auprès du roi chez lequel il avait été élevé, pendant qu’il servait d’otage.

25. Zamachf, son frère, régna à sa place sur les Perses. Quant à Qawad, il épousa, chez les Huns, la fille de sa sœur : car sa sœur, ayant été faite prisonnière dans la guerre où son père avait été tué, on l’avait placée parmi les femmes du roi des Huns, à cause qu’elle était fille de roi. Elle eut de ce prince une fille ; quand Qawad se réfugia dans ce pays, on la lui donna pour femme. Devenu gendre du roi des Huns et prenant confiance dans ce titre, le prince réfugié ne cessait de verser des larmes devant (son beau-père), lui demandant une armée, afin d’aller tuer les grands (de la Perse) et se rétablir sur le trône. Son beau-père lui donna donc une armée considérable, ainsi qu’il l’avait demandé.

A peine arriva-t-il aux frontières de la Perse que son frère, en étant informé, se retira devant lui, et que lui, Qawad, accomplissant ses desseins, fit périr les grands, et menaça les Tamouriens de les vaincre en bataille rangée, s’ils ne se soumettaient volontairement ; tandis qu’au cas contraire, il leur promit de les incorporer à son armée, d’entrer avec eux sur le territoire des Romains et de leur rendre, sur le butin qu’on y ferait, tout ce qu’ils auraient perdu. Effrayés par l’armée des Huns, les Tamouriens se rendirent. A cette nouvelle, les Qadusiens, qui habitaient (aux environs de) Nisibes, se soumirent également. Quant aux Arabes, dès qu’ils apprirent que Qawad se disposait à faire la guerre aux Romains, ils se rassemblèrent avec un grand empressement auprès de lui. Les Arméniens, au contraire, de crainte qu’il ne se vengeât de ceux qui avaient détruit précédemment les temples du feu, ne voulurent pas se soumettre. Qawad réunit donc une armée, leur fit la guerre, et, s’étant trouvé plus fort qu’eux, il ne les extermina pas cependant ; il leur promit même de ne pas les forcer à adorer le feu, s’ils voulaient l’aider dans la guerre qu’il allait porter chez les Romains. Après y avoir réfléchi, les Arméniens se laissèrent persuader. Pour ce qui concerne la conduite de Qawad, une fois qu’il fut passé sur les terres de l’Empire, je vous la ferai connaître en son temps. Maintenant, puisque vous m’avez prié (d’écrire) sur les prodiges qui eurent lieu à cette époque, sur la plaie des sauterelles y sur la mortalité et sur les embrasements, je vais rapporter ce qui a précédé et ramener sur ces divers points mon discours. Afin surtout .qu’il n’y ait pas de confusion dans mon récit, je vais parcourir les années, par ordre et séparément, racontant ce qui s’est fait en chacune d’elles. Je compte, pour m aider, à la fois, sur l’appui de Dieu et sur les prières de votre Election.

26. Année 806 d’Alexandre — (de J-C. 495) — Je crois vous avoir fait connaître suffisamment les causes de la guerre, ô mon (vénérable) père, quoique j’ai résumé brièvement mon histoire, pour ne pas trop étendre mon discours. J’ai trouvé une partie (des faits que je rapporte) dans les livres ; j’en ai appris d’autres dans mes relations avec les hommes qui furent envoyés en ambassade auprès des 2 souverains ; le reste m’a été raconté par ceux qui se sont trouvés au milieu des événements. Je veux maintenant vous faire connaître ce qui s’est passé chez nous ; car c’est, cette année même, qu’ont commencé les redoutables fléaux et prodiges que nos jours ont vus.

27. En ce temps là, notre pays était totalement sain, mais nos âmes étaient en proie à d’innombrables douleurs et maladies. Dieu donc, qui veut que les pécheurs se convertissent de leurs péchés et qu’ils vivent, a fait de notre corps un miroir ; il l’a frappé d’ulcères, afin que, notre extérieur nous montrant à quoi ressemblait notre intérieur, les plaies du corps nous fissent connaître la difformité des plaies de notre âme. Tout le monde ayant péché, tout le monde a été aussi victime du fléau : tous les habitants de notre ville ont été atteints de tumeurs et de pustules 1 ) ; la figure d’un grand nombre se, remplissait de pus jusqu’à faire trembler. Le corps de plusieurs autres se couvrait d’ulcères et d’aposthèmes, depuis la paume des mains jusqu’à la plante des pieds ; d’autres voyaient chacun de leurs membres s’entrouvrir profondément. Toutefois, grâce à la protection de Dieu, la douleur ne durait longtemps pour personne et il ne restait même, dans le corps, ni tache ni blessure ; quelques cicatrices seules survivaient à la guérison de certaines plaies. Quant aux membres, ils demeuraient capables de remplir leurs fonctions dans le corps. En ce temps on vendait, à Edesse, un dénier, les 30 muids de froment et les 50 d’orge.

28. Année 807  (495-6) Le 17 du mois d’Adar de cette année (17 mars 496), tandis que le ciel versait abondamment ses biens sur tous les hommes, que les récoltes croissaient sous les bénédictions (de Dieu), que la pluie tombait, que les fruits de la terre levaient suivant leur temps, la plupart des habitants d’Edesse, s’enlevaient tout espoir de salut, en se livrant publiquement au mal. En effet, ils se plongeaient dans tout espèce de plaisirs, et, au lieu de songer à rendre grâces à dieu, pour tous ses biens, ils négligeaient l’accomplissement de ce grand devoir et se laissaient infecter par la corruption du péché. Non contents des crimes secrets et publics auxquels ils étaient habitués, ils se disposaient, au jour indiqué, c’est-à-dire, dans la nuit du Vendredi au Samedi, à célébrer des danses dans le théâtre dit Trimarion.

Ils allumèrent d’innombrables chandelles en l’honneur de cette fête, alors que jamais pareille coutume n’avait existé auparavant dans notre ville. Ils rangèrent ces chandelles allumées, depuis la porte du Théâtre jusqu’à la porte de Kîphê, sur la terre, sur le fleuve, sur ses bords, et ils les suspendirent même dans les portiques, dans l’Antiporos, sur les places élevées, et en beaucoup d’autres lieux. C’est pourquoi, pour reprocher cette impiété, Dieu opéra le prodige suivant : le labarum, que la statue du bienheureux Empereur Constantin portait entre ses mains, s’écarta des mains de la statue d’une coudée et demeura dans cette position le vendredi et le samedi jusqu’au soir. Le dimanche, il se rapprocha de lui-même de sa place primitive et la statue le reprit entre ses mains, comme elle le tenait auparavant. Ce prodige fit comprendre aux sages que ce qu’on venait de faire était contraire à la volonté de Dieu.

29. Année 808 (496-7). — Le signe susdit ne suffit pas pour retirer de l’impiété ; on commit plus d’excès et on se livra au péché plus facilement encore. Les petits calomniaient leurs semblables pendant que les grands étaient pleins d’hypocrisie, si bien que l’envie et la ruse nous dominaient tous. L’adultère et la débauche augmentaient ; aussi le mal sévit contre les hommes et les yeux d’un grand nombre, à la ville et dans les villages, furent atteints. Excité par son zèle, l’Evêque Cyrus, qui prenait grand soin des habitants, les exhorta à faire une litière d’argent, pour honorer les vases dans lesquels les saints mystères étaient déposés, quand on célébrait la commémoration d’un martyr. Chacun donna ce qu’il pût : Eutychien, Mari d’Ourîna fut le premier à montrer de la bonne volonté, il donna 100 deniers.

30. Le gouverneur Anastase fut relevé de ses fonctions et remplacé vers la fin de l’année par Alexandre, qui fit enlever le fumier de sur les places de la ville, arracher les bornes immondes, que les ouvriers y avaient construites, aussi bien que sous les portiques, et placer devant son prétoire, une boîte percée d’un trou avec cette inscription : quiconque désire faire connaître quelque chose qu’il ne lui serait point facile de révéler publiquement, qu’il le jette sans crainte dans l’intérieur de oette boîte.” Par ce moyen il arriva à connaître une multitude de choses, que beaucoup lui faisaient savoir, en jetant leurs écrits dans la boîte. Tous les vendredis, il demeurait constamment dans les Martyrium de Mar Jean Baptiste et de l’apôtre Mar Adée, pour y décider les affaires, gratuitement : ceux qui avaient enduré des torts eurent enfin raison de leurs oppresseurs ; les spoliés furent vengés de leurs spoliateurs, en venant lui soumettre leurs plaintes qu’il examinait lui-même. On lui porta des causes vieilles de plus de 50 années et il les résolut. Il fit bâtir un Paropton auprès de la porte Kiphé (Pierres), et des bains publics dont la construction était décidée depuis de longues années, auprès des greniers publics. C’est le même Alexandre qui ordonna encore aux ouvriers de suspendre, le Dimanche matin, à la porte de leurs boutiques, des croix auprès desquelles devaient être allumées 5 lampes.

31. Année 809 — (497-8) — Tandis que ceci se passait, l’époque de cette fête où l’on chantait des chansons païennes revint et les habitants de la cité songèrent à la célébrer avec plus de pompe que par le passé. Déjà, 7 jours auparavant, ils partaient en foule du théâtre, vers le soir, revêtus de tuniques, coiffés de tiares, sans ceinture, portant devant eux des chandelles allumées, brûlant de l’encens et passaient la nuit à chanter, à crier, à s’amuser. C’est pourquoi ils négligeaient même de se rendre à la prière et personne n’osait les rappeler au devoir. Dans leur folie ils tournaient en dérision la modestie de nos aïeux, qui ne savaient point faire comme nous, et ils disaient que les anciens habitants de notre ville n’étaient que des sots et des ignorants.

Comme il n’y avait personne pour les reprendre, les admonester et les réprimander, leur impiété ne connaissait point de bornes.

Xénaïas, évêque de Mabûg, qui se trouvait pour lors à Edesse et qui, ce semble, était mieux apte que personne à entreprendre de les instruire, n’osa aborder ce sujet qu’une seule fois ; mais Dieu leur montra bien clairement qu’il se préoccupait de les arrêter sur la voie du crime, car 2 basiliques et le Tépidaire des bains publics tombèrent avec fracas ; et cependant, grâce à Dieu, ils ne firent de mal à personne, quoiqu’il y eût beaucoup de monde à travailler à l’intérieur et à l’extérieur. 2 hommes seulement périrent écrasés pendant qu’ils s’enfuyaient au bruit de la chute, par la porte de la salle des Bains. Tandis, en effet, que les pierres suspendues les environnaient de tous côtés et qu’ils se disputaient à qui sortirait le premier, les moellons tombèrent sur eux et ils moururent. Tous, les hommes sages remerciaient Dieu d’avoir préservé la ville d’iua. deuil universel, car les bains devaient être ouverts prochainement. La chute fut telle que les pierres, placées sur la terre même, furent arrachées de leur place.

32. Cette année là l’Empereur Anastase fit remise de l’or que les artisans payaient une fois, tous les 4 ans, et les délivra de l’impôt. Cet édit ne fut pas seulement publié à Edesse, il le fut encore dans toutes les villes soumises aux Romains. Les habitants d’Edesse donnaient, tous les 4 ans, 140 livres d’or. Heureux de cet événement, ils se revêtirent de blanc, du petit jusqu’au grand, s’armèrent de cierges allumés, d’encensoirs fumants, se rendirent, en chantant des psaumes, des cantiques, des actions de grâces à Dieu et des éloges pour l’Empereur, au Martyrium de Mar Sergis et de Mar Simon, et le, ils célébrèrent d’abord l’oblation, après quoi, rentrant dans la ville, ils passèrent toute la semaine en fêtes et en douces réjouissances. Ils décrétèrent même qu’ils célébreraient cette fête chaque année. Tous les artisans, couchés à table, se livraient à la joie, se lavant et mangeant dans les cours des Eglises ou sous les portiques de la ville.

33. La même année, le 5 du mois de Hazîran (5 juin 498) mourut l’Evêque Mar Cyrus, auquel succéda Pierre, qui ajouta aux fêtes annuelles, celle des Rameaux. Il établit aussi la coutume de bénir les eaux dans la nuit qui précède la fête de l’Epiphanie, et ordonna de consacrer l’huile de l’onction en présence de tout le peuple, la 5è férié (de la semaine sainte). Il régla encore également le reste des fêtes. Le gouverneur Alexandre fut relevé de ses fonctions et remplacé par Démosthènes. Celui-ci fit blanchir tous tes portiques de la ville. Les personnes qui avaient de l’expérience en furent extrêmement vexées, pour la plupart, disant que c’était là un présage des maux qui allaient arriver.

34. Année 810 (498-9). — La justice divine se manifesta enfin, dans ce temps, pour corriger nos mauvaises mœurs. Au mois d’Yor (Mai) de cette année, quand vint le jour ou on devait célébrer cette déplorable fête païenne (dont il a été question), d’innombrables sauterelles envahirent notre contrée. Une fois qu’elles eurent jeté leur semence dans la terre, il y eut des tremblements terribles, évidemment destinés à retirer l’humanité de l’abîme du péché, en la corrigeant par la famine et par la peste.

35. Au mois d’Ab (août) de la même année (499), l’empereur Anastase défendit par un édit les combats (avec les bêtes féroces) dans les villes soumises aux Romains. Au mois d’Eloul (septembre), il y eut un fort tremblement et une voix venant du ciel ce fit entendre sur la terre, de telle sorte que le monde en trembla jusques dans ses fondements ; toutes les villes et bourgades entendirent cette voix ou sentirent ce tremblement. Des rumeurs émouvantes et des bruits désagréables nous arrivèreot de tous côtés, et, à ce que disent les moines, on vit un prodige merveilleux sur l’Euphrate, aux bains des Ibères. La source qui les alimentait tarit et, pour ma part, je ne crois pas que ce soit un mensonge ; car toutes les fois que la terre tremble, il arrive que des sources coulant en certains endroits cessent d’y couler ou qu’elles commencent à couler ailleurs. C’est ce que le bienheureux David atteste dans le psaume 18è, lorsque, parlant des châtiments que Dieu avait infligés à ses ennemis, par les tremblements de terre, par le balancement des montagnes, il dit : « Les sources des eaux ont été révélées et on a vu les fondements du monde, quand votre réprimande (a retenti) ».

Il nous arriva aussi, dans le même mois, une lettre qui fut lue devant toute rassemblée, à l’Eglise, et (dans laquelle on nous apprenait) que Nicopolis était soudainement tombée, vers le milieu de la nuit, ensevelissant dans son sein, ses habitants, les étrangers qui s’y trouvaient et nos écoliers qui s’y étaient rendus. Ceux qui étaient à l’intérieur furent engloutis, suivant ce que leurs compagnons sont venus nous raconter. Le rempart seul resta debout tout entier, mais tout ce qu’il contenait fut renversé et il ne survécut personne autre que l’Evêque de la ville et 2 hommes qui dormaient à l’intérieur du sanctuaire de l’Eglise. En tombant, le toit de la maison où ils dormaient, s’appuya, par quelques poutres, sur les murs de l’autel de manière à ne pas les engloutir. Voici ce que m’a raconté une personne amie de la vérité : „Le soir, qui a précédé la nuit où est tombée Nicopolis, (disait-elle), nous y étions réfugiés un de mes compagnons et moi, quand ce compagnon plein de trouble me dit : Sortons de la ville et allons reposer dans ma grotte, suivant mon habitude ; je ne puis passer ici la nuit : l’air m’étouffe et le sommeil me fuit. Mous nous sommes donc levés, lui et moi, et, sortant de la ville, nous avons passé la nuit, dans la grotte. Le matin approchant, j’ai éveillé le frère qui était avec moi et je lui ai dit : lève-toi, car il fait jour, et nous rentrerons à la ville pour nos affaires. C’est pourquoi, nous levant, lui et moi, nous sommes rentrés dans la ville et nous y avons trouvé tous les édifices renversés ; hommes et .bestiaux, taureaux et chameaux étaient engloutis ; le bruit de leurs gémissements montait du sein de la terre. Ceux qui vinrent alors sur les lieux tirèrent l’Evêque du milieu des bois sous lesquels il était caché. Il demanda aussitôt du pain et du vin pour célébrer les mystères ; mais la ville étant renversée rien n’y demeurait debout. Toutefois, un voyageur, qui vint à passer, donna à cet évêque quelques morceaux de pain et un peu de vin, avec lesquels celui-ci offrit le sacrifice, reçut lui-même le sacrement de vie et le distribua à ceux qui étaient là. C’était, ce me semble, un autre juste « Lot délivré de Sodome. » Ce que je viens de dire suffit.

36. Du côté du nord il y avait un Martyrium placé sous le vocable d’Arechmechet, lequel était solidement bâti et magnifiquement orné. Au jour bien connu où on célébrait, chaque année, la fête du Saint dont les reliques reposaient dans ce Martyrium, il se réunissait beaucoup de gens venant de tous côtés, les uns pour prier, les autres pour trafiquer ; car c’était une grosse affaire que de nourrir tout le monde qui se rassemblait là. Or, tandis qu’un peuple immense d’hommes, de femmes, d’enfants, de personnes de tout âge et de toute condition était réuni là, il y eut des éclairs terribles, des craquements épouvantables, des bruits terrifiants ; tout le monde se réfugia donc dans le Martyrium, cherchant un refuge auprès des ossements des bienheureux ; mais, pendant qu’on priait et qu’on célébrait l’office sous la pression de cette immense crainte, le Martyrium s’écroula, vers le milieu de la nuit, écrasant sous ses décombres, la multitude qui s’y trouvait renfermée. Cela eut lieu le jour même de la chute de Nicopolis.

37. Année 811 — (500). — Tous ces tremblements et toutes ces calamités n’empêchèrent personne d’entre nous de se livrer à ses mauvais penchants, de telle sorte que notre pays et notre villje demeurèrent sans excuse. C’est pourquoi, pour servir d’exemple instructif aux autres, et parce que les rumeurs lointaines ne nous avaient pas causé d’effroi, nous avons été frappés d’une plaie inguérissable. Reconnaissons donc là justice de Dieu et disons : „ Vous êtes juste Seigneur et vos jugements sont équitables, 4 ) car Dieu, dans sa longanimité, veut nous détourner du mal par des signes et des prodiges. Ainsi, le 23 du mois de Tishrin premier de cette année, jour de samedi (23 octobre 499), 6 ) dès son lever, le soleil perdit sa lumière ; son orbe lumineux devint pâle comme l’argent ; ses rayons restèrent invisibles, et nos yeux purent le contempler facilement, sans aucun inconvénient. Ni splendeur ni rayon, ni éclat n’empêchaient de le regarder, il était aussi facile de le considérer que la lune et c’est, du reste, ainsi que nous le contemplions. Il demeura tel, jusques aux environs de 8 heures. Quant à la terre sur laquelle il s’était levé, le peu d’obscurité qui y régnait, aurait fait croire qu’on avait répandu sur elle de la fumée ou du soufre. Le même jour, on vit, sur le rempart de la ville, un autre prodige effrayant et terrible. Grâce à la foi de son roi et à la justice de ses anciens habitants, Edesse avait mérité de recevoir les bénédictions de notre Seigneur, mais elle était à la veille d’enterrer tous ses habitants, à cause de la multitude de leurs péchés. Une brèche se fit dans le mur, depuis le Sud jusqu’à la grande porte et les pierres se dispersèrent au loin en grand nombre. Par ordre de notre Vénérable Père, l’Evêque Pierre, on fit des prières publiques auxquelles prirent part tous les hommes amis de Dieu ; car l’Evêque convoqua tout son clergé, tous ses fidèles, hommes et femmes, tous les enfants de la sainte Eglise, pauvres et riches, hommes, femmes et enfants, et tous, des croix dans les mains, ils parcoururent les places de la ville, chantant des psaumes et des hymnes, revêtus de noir en signe d’humilité. Tous les religieux de notre pays assistèrent, avec un soin pieux, à cette cérémonie et, grâces aux prières de tous les saints, la lumière du soleil recouvrant son éclat nous apporta un peu de consolation.

38. Dans le mois de Tishrin II (novembre 499) nous aperçûmes 3 signes dans le ciel, vers le milieu du jour. L’un était placé au milieu du ciel, du côté du midi ; par son intérieur il ressemblait à un arc dans les nuages, mais à un arc dont la concavité et les pointes regarderaient le haut tandis que la convexité serait rejetée en bas. Le second signe était à l’Orient et le 3è à l’Occident. Dans le mois de Kanun II, nous avons vu un autre signe à l’Occident et au midi, dans un coin ; il ressemblait à une lance. Les uns disaient que c’était le balai de la perdition, et d’autres que c’était la lance de la guerre.

39. Jusqu’à ce jour nous n’avons été repris que par des bruits et par des signes. Mais, à partir de ce moment qui pourrait dire les angoisses qui ont environné de toutes parts notre pays ? Au mois d’Àdar (Mars) de cette année 500, la terre vomit contre nous les sauterelles et telle était leur quantité qu’on ne pouvait croire qu’il sortît uniquement de terre ce qui y avait été déposé (l’année précédente) ; on aurait dit plutôt que l’air répandait des sauterelles sur nous ou qu’elles descendaient des cieux. Or, comme c’étaient des sauterelles non ailées, elles mangèrent et dévorèrent tout le pays d’Arob, de Rêsh ‘Aïna, de Telia et d’Edesse. L’axe de leur vol s’étendait depuis le pays d’Assur jusques à la mer occidentale ; du côté du nord il atteignit le pays des Ortéens, Ces sauterelles mangèrent tout et dévastèrent les lieux, engloutissant tout ce qui s’y trouvait, au point que, même avant la guerre, nous avons vu s’accomplir sous nos yeux ce qui est dit des Babyloniens : Devant eux la terre ressemble au paradis d’Êden, mais derrière eux ce n’est qu’un désert dévasté. Si la volonté de Dieu n’eût pas arrêté les sauterelles, elles auraient dévoré les hommes et les animaux, ainsi qu’elles le firent, dit-on, dans un village, où des parents ayant déposé un petit enfant dans un champ pendant qu’ils travaillaient, ils ne furent pas allés d’un bout à l’autre de ce champ que les sauterelles se précipitant sur l’enfant lui enlevèrent la vie. Aussi, dès le mois de Nisan (Avril 500), les grains et toutes les autres choses commencèrent-ils à renchérir. 4 muids de froment se vendaient un Denier. Aux mois de Hazîran (Juin) et de Tamûz (Juillet), les habitants de ces lieux en étaient déjà aux expédients pour vivre. Ils semèrent du maïs pour s’en servir ; mais il ne leur suffît point, parce qu’il ne rapporta pas beaucoup. Avant la fin de l’année, la misère réduisit les hommes à mendier. Ils vendirent leurs propriétés à moitié prix, bestiaux, taureaux, brebis, cochons, et parce que les sauterelles avaient, mangé toute la récolte, sans y laisser ni pâturage ni nourriture, tant pour les animaux que pour les hommes, beaucoup abandonnèrent leur pays et passèrent dans d’autres contrées du nord et de l’occident. Quant aux malades qui restèrent en chaque endroit, aux vieillards, aux enfants, aux femmes et à leurs petits, à ceux enfin qui tourmentés par la faim, ne pouvaient s’en aller au loin, ils entrèrent dans les villes environnantes, afin d’y mendier pour vivre. Beaucoup de bourgs et de villages furent désertés. Mais ceux qui allèrent en pays éloignée n’échappèrent pas au châtiment ; car, de même qu’ils est écrit du peuple d’Israël, que la main de Dieu était partout où il allait pour son malheur, de même en fut-il encore pour ces fugitifs. La peste les frappa dans les lieux où ils allèrent et elle atteignit même ceux qui entrèrent dans Edesse. Je vais peu vous parler de cette peste suivant mes forces, car je ne crois pas que personne puisse la décrire, telle qu’elle eût lieu.

40. Maintenant puisque vous m’en avez prié, je vais parler de la cherté des vivres, quoique je ne voulusse d’abord, en rien dire. Seulement je m’y vois contraint, de peur que vous ne croyez que je méprise vos ordres. En ce temps, on vendait 4 muids de froment et 6 muids d’orge un Denier. Le Congiarium de pois se vendait 500 écus, celle de fèves 400 et celle de lentilles 360. Quant à 1a Viande, elle n’avait pas encore renchéri ; mais, à mesure que le temps avançait, tout augmentait de prix et les tourments de la faim se faisaient sentir davantage à tout le monde. Ce qui ne se mangeait pas avait le même prix. Vêtements, ustensiles, ameublements domestiques, toutes choses se vendaient à la moitié ou au tiers de leur valeur et ne pouvaient nourrir leurs maîtres, à cause de la grande cherté du pain, Notre (vénérable) père, Pierre, s’en alla trouver l’Empereur pour le prier de remettre les impôts ; car le gouverneur, s’emparant des propriétaires, les condamnait à de grands tourments et les obligeait à payer, si bien que l’Evêque n’avait pas encore présenté ses supplications à l’Empereur, que déjà l’or envoyé par le Gouverneur arrivait à la capitale.

Dès que l’Empereur eût vu cet or, il ne voulut pas en faire remise ; mais, afin de ne pas renvoyer les mains vides notre vénérable père, il remit aux villageois 2 Pholleis qu’ils étaient obligés de donner, et dispensa les habitants de la ville de fournir de l’eau aux Romains.

41. Le gouverneur partit, lui aussi, ceint de son épée, pour aller trouver l’Empereur, laissant à sa place, pour gouverner la ville, Eusèbe. Or, Eusèbe ayant vu que les boulangers ne suffisaient plus à faire du pain pour la ville, à cause de la quantité de campagnards dont elle était remplie et des pauvres qui n’avaient rien dans leurs maisons, il permit à tous ceux qui en feraient la demande de cuire du pain et de le vendre sur la place. Des femmes Juives se présentèrent ; on leur donna du froment au dépens du fisc et elles cuirent du pain pour la cité. Les pauvres étaient réduits à la plus extrême misère, parce qu’ils n’avaient chez eux rien pour acheter du pain ; ils parcouraient, en mendiant quelques morceaux, les places, les portiques et les cours, et comme personne n’en possédait abondamment chez lui, dès qu’un pauvre avait reçu une pièce de monnaie insuffisante pour acheter un pain entier, il s’en servait pour acheter des morceaux, du choux, de la mauve (?), qu’il dévorait ensuite avidement. La cherté et le manque de tout devinrent tels, dans la ville et dans les villages, que, poussés par la faim, des hommes osèrent envahir les lieux saints et manger l’Eucharistie comme un pain ordinaire. D’autres, coupant en morceaux les corps morts, qui ne se mangent jamais, et les faisant frire les dévoraient ainsi que votre Seigneurerie a pu en être témoin.

42. Année 812 (501). — Cette année, les vendanges furent retardées. 6 mesures de vin se vendaient un Denier et le Qabus de raisins secs 300 écus. La famine devint plus forte encore dans les villes et les villages ; parmi ceux qui étaient restés dans les campagnes, les uns mangeaient de l’avoine, d’autres faisaient frire des pépins pour les dévorer, et personne ne trouvait de quoi se rassasier. Ceux qui étaient dans la ville erraient sur les places, recueillant et mangeant les racines et les feuilles des légumes tombées dans le fumier ; les portiques et les places leur servaient de refuge pour dormir ; quant à la faim, ils s’en plaignaient nuit et jour ; leurs corps tombaient en dissolution et eux étaient en proie à la souffrance. La maigreur de leur corps les rendait semblables a des squelettes ; toute la ville en était pleine ; ils commencèrent bientôt à mourir sur les places et sous les portiques.

43. Le préfet Démosthènes alla trouver l’Empereur, pour lui faire connaître ces malheurs, et reçut des sommes d’or considérables, pour les distribuer aux pauvres ; quand il fut de retour à Edesse, il donna, tous les jours, une livre de pain à ceux qu’il avait marqués au cou en très grand nombre, de sceaux de plomb. Toutefois ces malheureux avaient de la peine à vivre, dévorés qu’ils étaient par la faim. La mortalité augmenta vers ce temps, dans le mois de Tishrin II, et encore davantage, dès que le froid et la gelée eurent parus, parce que les pauvres, hébergés sous les portiques ou sur les places, étaient surpris par la mort, tandis qu’ils dormaient de leur sommeil naturel. On voyait errer sur tous les carrefours, les enfants dont les mères étaient mortes ou s’étaient enfuies, en les abandonnant, parce qu’elles n’avaient rien à leur donner, quand ils demandaient à manger. Elles les jetaient, en effet, tout nus sur la place publique. Les habitants ne suffisaient plus à ensevelir les morts, car ils n’avaient pas emporté et enterré les premiers qu’ils en trouvaient d’autres, à leur retour.

Par les soins de Mar Nonnus, directeur de l’hospice, des frères se mirent à circuler et à recueillir les cadavres ; après quoi, toute la ville se réunissant aux portes de l’hospice, on les ensevelissait, de l’aurore à l’aurore. Les économes de l’Eglise Mar Touthael et le prêtre Mar Stratonicus, qui fut plus tard jugé digne de l’évêché de Harran, établirent une infirmerie dans les dépendances de l’Eglise d’Edesse, où ceux qui souffraient allaient se reposer. On y recueillait beaucoup de cadavres et on les ensevelissait avec ceux de l’hôpital.

44. Le préfet brisa les portes des basiliques placées à côté du bain d’hiver et y déposa de la paille, avec des nattes pour que les pauvres pussent y dormir. Cela ne suffit pas encore.

C’est pourquoi les grands de la ville organisèrent, eux aussi, des hangars où un très-grand nombre de personnes accouraient se réfugier. Les (soldats) romains disposèrent également des endroits où les malades venaient dormir, et quoique on en enterrât beaucoup chaque jour, leur nombre augmentait sans cesse ; parce que, le bruit s’étant répandu dans la campagne que les Edessiens prenaient beaucoup de soins des indigents, une multitude innombrable de peuple pénétra dans la ville. Les bains situés au dessous de l’Eglise des Apôtres, du côté de là grande porte, étaient pleins de malades ; on en tirait journellement un grand nombre de cadavres. Toute la ville accompagnait en foule ceux qu’on emportait de l’hospice, chantant des psaumes, des hymnes, des cantiques et des poèmes tout empreints de l’espérance de la résurrection. Les femmes y faisaient entendre leurs gémissements funèbres et leurs cris lugubres ; à la tête (du cortège) marchait notre pasteur zélé, Mar Pierre, et le gouverneur suivait avec tous les nobles. Une fois qu’on avait enterré ces morts, chacun revenait et accompagnait ceux qui étaient décédés dans le voisinage. Lorsque les sépultures de l’hospice et de l’Eglise furent pleines, le préfet fit ouvrir les anciens tombeaux qui avaient été bâtis, à côté de Mar Qunus, par le zèle de nos ancêtres, et on les remplit. On en ouvrit d’autres, mais ils ne purent suffire, et finalement, on rouvrit et on remplit toutes les sépultures, partout où il s’en trouva. On tirait, tous les jours, plus de 100 cadavres de l’hospice, souvent 120, quelquefois 130, depuis le commencement de Tishrin II (novembre 500) jusqu’à la fin d’Adar (mars 501). Pendant tout ce temps, on n’entendit, dans toutes les places de la ville, que pleurer sur les morts ou que gémir des mourants.

Il y en eut beaucoup qui moururent dans les portiques de l’Eglise et de la ville, dans les auberges et sur le chemin, pendant qu’ils se rendaient à la ville. Au mois de février la cherté (des vivres) augmenta également ; 13 mesures de froment et 18 d’orge se vendaient un denier ; une livre de viande coûtait 100 écus ; une poule d’une livre 300, un œuf 40. Tout ce qui se mangeait enfin était cher.

45. Au mois d’Adar (mars 501), on fit des prières pour éloigner la mortalité des étrangers. Les habitants de la ville, quand il priaient pour eux, ressemblaient à David, disant à l’Ange, qui avait frappé son peuple : « Si fut péché et si je suis coupable, qu’ont fait ces brebis innocentes ? que ta main s’appesantisse sur moi et sur la maison de mon pire ! Au mois de Nisan (avril 501), la mortalité s’attaqua aux habitants d’Edesse et, tous les jours, on emporta de nombreux cadavres, si bien que personne n’en sait le nombre ; car ce n’est pas seulement à Edesse que la mortalité sévit, c’est à Antioche, à Nisibes que les hommes furent ainsi tourmentés et décimés par la famine et par la peste. Beaucoup de riches, quoique à l’abri de la faim, et plusieurs des grands de la cité moururent cette année. Au mois de Hazîran et de Tamûz (juin et juillet 501), quand la moisson fut faite, nous croyions être délivrés de la cherté, mais nous fûmes déçus dans nos espérances, car les 5 muids de froment de la récolte nouvelle se vendirent un Denier.

46. Année 813 (501-2). Ces fléaux des sauterelles, de la famine et de la peste, au sujet desquels je viens de vous écrire, étant une fois passés, la miséricorde divine nous accorda un peu de repos, afin que nous pussions supporter les fléaux à venir. C’est là ce que les événements nous apprirent La vendange fut, en effet, abondante et les 25 mesures de vin au pressoir se vendirent un Denier. Les pauvres furent pourvus par la récolte de raisins secs recueillis dans les vignes, car les laboureurs et les travailleurs disaient que cette récolte avait été plus abondante que celle du froment.

En effet, un vent chaud soufflait ; quand la vigne commença à mûrir, et la plus grande partie se dessécha. Les hommes sages disaient que c’était la providence du Dieu Seigneur de toutes choses qui l’avait voulu ainsi, et qu’elle avait cherché à mêler un peu de miséricorde au châtiment, afin que les villageois se soutenant par l’usage des raisins secs ne périssent point de faim, comme Tannée précédente. Dans ce temps on vendait les 4 muids de froment un Denier et ceux d’orge ???? écus. Ce signe de miséricorde nous arriva dans les mois de Tishrin : (octobre et novembre). Tout l’hiver de cette année fut extrêmement pluvieux ; aussi le blé qu’on avait semé dépassait-il en quelques endroits la taille d’un homme, avant que le mois de Nîsan (avril) eût paru. Les choux) de jardin rendirent un peu moins, de ce qu’on avait semé 4 les toits des maisons portèrent beaucoup de gazon ; on le coupa et on le vendit comme de l’herbe des champs ; cette herbe, ayant un épi et étant d’une grandeur ordinaire, les acheteurs ne firent aucune attention (à sa provenance). Nous nous attendions pour cette année, à une récolte de grains aussi abondante que dans les anciennes années ; mais cet espoir ne se réalisa point. Au moins d’Adar (mars), il se leva un vent qui, soufflant 3 jours entiers, dessécha le blé de notre contrée, excepté dans un tout petit nombre d’endroits.

47. Dans le même mois, quand vint le jour où on devait célébrer cette ignoble fête, aux cérémonies toutes païennes, dont nous avons parlé plus haut, l’Empereur Anastase défendit par un édit aux comédiens de danser dans aucune ville de son Empire. Quiconque considérera l’issue des choses ne critiquera point ce que nous avons dit, à savoir, que c’est à cause de l’impiété à laquelle les habitants d’Edesse se livraient en cette fête que les fléaux de la famine et de la peste se déchaînèrent contre nous ; car il n’y avait pas encore 30 jours que cette fête avait été interdite que le froment, dont les 4 muids se vendaient un Denier, ne se vendit plus qu’à raison du même prix pour 12 muids ; également, au lieu de 6 muids d’orge, on put en avoir 22 pour la même somme. Tout le monde vit clairement alors que Dieu peut, à son gré, bénir une petite récolte et pourvoir aux besoins de ceux qui se convertissent de leurs péchés. En effet, quoique toute la récolte se fût desséchée, ainsi que je l’ai dit, avec le peu qui restait, nous éprouvâmes un grand soulagement dans l’espace de 30 jours. On dira peut-être que j’ai tort de penser ainsi et que cette miséricorde n’eut point pour cause une conversion involontaire, puisque l’Empereur supprima cette fête, en défendant aux comédiens de danser, mais je n’en persiste pas moins à dire que Dieu, dans sa miséricorde infinie, ne demandait qu’un prétexte pour accorder merci à ceux-là même qui n’en étaient pas dignes, et nous en avons la preuve dans la miséricorde qu’il accorda à Achab, parce qu’il avait cédé aux •réprimandes d’Elie. Il ne frappa point, en effet, durant sa vie, sa maison des maux qui lui étaient destinés depuis longtemps. Je suis loin de prétendre, sans doute, que c’était là  le seul péché qui s’accomplît dans notre ville ; car les péchés qui se commettaient en secret et en public étaient très-nombreux, mais, comme les chefs participaient à ces fautes, je n’ai point voulu les révéler de peur d’exciter des blâmes contre ceux qui font miséricorde, ou bien, de peur qu’on ne nous accuse de parler contre les grands, je ne pouvais ; passer complètement sous silence une telle chose, puisque je vous avais promis de vous faire connaître les causes qui ont excité la guerre. D’autre part cependant je ne veux rien dire contre les impies ; je vais seulement me servir des paroles du prophète, afin qu’on comprenne que le prophète voyait son peuple pratiquer des crimes semblables à ceux qui se commettent aujourd’hui dans notre ville et surtout chez vous et dans toute la campagne : « Malheur ! disait-il parlant au nom de Dieu, malheur à celui qui dit à son père : pourquoi engendres-tu ? et à sa femme pourquoi conçois-tu ? » Quant au reste, il vaut mieux le passer sous silence et prêter l’oreille a ce que dit l’Ecriture : « Quiconque connaîtra ce temps se taira, car c’est l’heure du mal. » Si Dieu m’accorde de vous voir en bonne santé, je vous parlerai de tout cela, comme je le pourrai.

48. Maintenant écoutez le récit des calamités de cette année et (laissez-moi vous parler) du prodige qu’on vit en ces jours, puisque vous m’avez encore adressé une demande à ce sujet.

Le 22 Août de cette année, un vendredi matin, nous avons aperçu les flammes d’un feu immense vers le nord durant toute la nuit, et nous croyions que toute la terre allait être couverte d’un déluge de flammes ; mais la miséricorde de notre Seigneur nous a préservés de tout mal. Nous avons reçu une lettre de personnes instruites, qui allaient à Jérusalem dans laquelle on lisait que la nuit même où on avait aperçu les flammes de ce feu immense, la ville de Ptolémaïs, c’est à dire Acre, avait été renversée, et que rien n’y était demeuré debout. Quelques jours plus tard, il vint chez nous des habitants de Tyr et de Sidon qui nous dirent encore que le jour même où on avait vu ce feu, Ptolémaïs avait été renversée et que la moitié de leurs villes, c’est à dire, la moitié de Tyr et de Sidon était tombée. A Beyrouth, la synagogue juive s’effondra toute seule, le jour où Acre fut renversée ; les habitants de Nicomédie furent livrés au démon pour être châtiés et la plupart furent, en effet, tourmentés jusqu’à ce que, se rappelant les paroles de notre Seigneur et persévérant dans la prière et le jeûne, ils reçurent leur guérison.

49. Ce fut le jour même où on aperçut ce feu que Qawad, fils de Phirûz, roi de Perse, rassembla toute l’armée Perse et que, montant vers le nord, il pénétra sur le territoire de l’Empire, avec les Huns qu’il avait avec lui. Il campa auprès de Théodosiopolis en Arménie et la soumit en peu de jours. Le gouverneur de l’endroit, nommé Constantin, se révolta contre les Romains et livra la ville par inimitié pour l’Empereur Anastase. Maître de la ville, Qawad la livra au pillage et aux flammes, il ruina encore tous les villages qui se trouvaient dans le nord, emmena en captivité le peu d’habitants qui restaient ; puis, après avoir fait de Constantin un des chefs de son armée, il le laissa à Théodosiopolis avec une garnison et quitta ces lieux.

50. Année 814 (502-3). — Cette année de grands sujets d’affliction fondirent sur la Mésopotamie où nous habitons, à tel point que les menaces, faites par le Christ dans l’Evangile contre Jérusalem et réalisées plus tard, ou les prédictions relatives à la fin du monde conviendraient parfaitement à ce qui nous arriva à cette époque. En effet, après les tremblements de terre qu’il y eut en divers lieux, après les famines et les pestes, il se passa des choses effrayantes et terribles ; on vit dans le ciel des signes étonnants ; les peuples se levèrent contre les peuples et les royaumes contre les royaumes ; nous avons succombé sous les coups de Pépée ; nous avons été entraînés captifs en tous lieux ; notre pays a été foulé aux pieds par les races étrangères, de telle sorte que si notre Seigneur n’eût dit : « Quand vous entendrez des guerres et des tumultes ne craignez pas, car toutes ces choses doivent arriver auparavant, mais ce n’est pas encore la fin », nous aurions pu dire que la fin du monde était venue. Beaucoup le disaient et le pensaient ; pour nous, nous avons remarqué que la guerre n’était pas universelle dans le monde et nous nous sommes rappelés les paroles par lesquelles le bienheureux Paul instruisait les Thessaloniciens sur la venue de notre Seigneur, quand il leur disait : « de ne pas se laisser ébranler par des paroles, par des esprits, ou par des lettres différentes, supposées venues de lui, comme si le jour du Seigneur était déjà arrivé » et quand il leur montrait que la fin du monde ne pouvait venir avant l’apparition du faux messie. Ces paroles de notre Seigneur et de son apôtre nous ont fait comprendre que tous ces événements n’avaient pas eu lieu à cause de la fin des temps, mais uniquement à cause de la multiplicité de nos péchés et pour nous punir.

51. Le roi des Perses, Qawad, vint par le nord et arriva, le 5 du mois de Tishrin I (octobre 502), un samedi. Il campa auprès de la ville d’Amed, située chez nous, dans la Mésopotamie, lui et toute son armée. L’Empereur des Romains, Anastase, ayant appris que Qawad avait réuni toutes ses troupes, ne voulut point affronter la guerre, afin qu’on ne versât pas le sang des 2 partis. Il lui envoya de l’or par Rufin, qui reçut pour prescription de donner cet or et de congédier Qawad, s’il était encore sur la frontière et s’il n’avait point passé sur le territoire des Romains. Mais arrivé à Césarée de Cappadoce et apprenant que Qawad avait dévasté l’Aghêl, la Sophène, l’Arménie, et l’Arabie, Rufin laissa l’or à Césarée et alla trouver le prince pour lui dire de repasser la frontière et d’accepter l’or qu’il lui apportait. Qawad n’en voulut rien faire ; il fit prendre et retenir Rufin et poussa, nuit et jour, son armée contre la ville d’Amed en recourant à tous les stratagèmes que comporte la guerre. Il bâtit une plate-forme, mais les habitants d’Amed exhaussèrent aussi de leur côté, les remparts de leur ville. Une fois que cette plate-forme fut élevée, les Perses firent jouer le front du bélier et frappant le rempart à coups redoublés, les nouvelles constructions encore mal assises se fendirent et tombèrent. Alors les habitants d’Amed percèrent un trou dans le rempart, pour aller sous la plate-forme, et retirant à l’intérieur de la ville, d’une manière fort secrète, la terre qui était entassée dans son sein, tandis qu’ils soutenaient leur travail par des poutres, la plate-forme s’entr’ouvrit et tomba.

52. Ne pouvant venir à bout de cette puissante ville. Qawad ordonna au roi des Arabes, Na’aman, d’aller, vers le midi, envahir avec toute son armée le pays de Harran. Un détachement de l’armée Perse poussa même devant eux jusqu’à Qonstantine ou Thella, pillant, ravageant et dévas- tant toute la contrée. Le 19 de Teschri second 3 ), Olympius 4 ) duc de Thella, et Eugène, duc de Mélitine, qui était venu vers le même temps, sortirent avec leurs troupes et anéantirent tous les Perses qu’ils trouvèrent dans les villages, aux environs de Thella. Comme ils se disposaient à rentrer dans la ville, quelqu’un leur indiqua la présence de 500 hommes, dans une vallée peu éloignée d’eux, et il se préparèrent à marcher contre. Mais, les troupes romaines, qui étaient avec eux, étant dispersées pour dépouiller les morts et la nuit étant survenue, Olympius fit allumer du feu au sommet d’une col- line et sonner des cornes pour rassembler ceux qui étaient épars. Les Marzbans Perses, campés au bourg de Thelm’chi voyant le signal du feu et entendant le bruit des Cornes, armèrent leurs troupes et marchèrent contre les Romains, dont les cavaliers, apercevant les Perses en plus grand nombre, tournèrent bride ; Quand aux fantassins, ils ne s’enfuirent pas pour se sauver, mais obligés de combattre, ils se rassemblèrent en ordre, de manière à former un cercle et combattirent longtemps. Toutefois l’armée des Perses étant plus nombreuse et les Huns venant la rejoindre avec les Arabes, les Romains furent enfoncés, leurs rangs brisés et mis en désordre. Mêlés dès lors aux cavaliers et foulés aux pieds dans la poussière par les chevaux des Arabes, ils furent écrasés et anéantis en très-grand nombre. Le reste fut emmené en captivité.

 

53. Le 26 du même mois, Na’aman entra, par le sud dans le territoire de Harran, détruissant, pillant et emmenant captifs, hommes, bestiaux et propriétés des habitants de ce territoire. Il poussa même jusqu’à Edesse, dévastant toujours, pillant et faisant des captifs dans tous les villages. On porte à 18 500 le nombre des hommes qu’il réduisit en esclavage, sans compter ceux qu’il fit mourir. On ne comprend pas là dedans les animaux, les biens et le pillage universel qu’il opéra. Ce qui fit qu’il trouva plus de monde dans les villages, c’est que c’était le temps des vendanges, et que non seulement les villageois, mais encore les habitants de Harran et d’Edesse, étaient sortis pour faire la récolte du raisin. Beaucoup furent donc enmenés captifs dès lors on ferma Edesse et on se mit à la garder ; on creusa des fossés, on restaura les murs» on doubla les portes de fer et on songea même aies renouveler parce qu’elles étaient vermoulues. On fit des verrous aux écluses du fleuve, de peur que quelqu’un ne pénétrât par elles, et, comme on ne trouva point du fer en assez grande quantité pour exécuter cet ouvrage, il fut rendu un décret par lequel on obligeait chaque maison d’Edesse à fournir 10 livres de fer. Dès que cela fut fait, l’ouvrage fut mené à bonne fin. Eugène, voyant qu’il ne pouvait aller à la rencontre de tous les Perses, emmena l’armée qui lui restait et marchant contre la garnison que Qawad avait laissée à Théodosiopolis, il extermina ceux qu’il y trouva et reprit la ville.

 

54. Qawad faisait toujours la guerre contre Amed, et mettant tout en œuvre, il s’efforçait de relever la plate-forme qui était tombée. Il ordonna aux Perses de l’emplir de pierres et de bois, d’apporter des tissus de poil et de lin d’en faire des outres et des sacs, de les remplir de terre et de les placer sur la plate-forme qu’ils avaient bâtie pour qu’elle s’élevât peu à peu à la hauteur du mur. Alors les habitants d’Amed construisirent une machine que les Perses appelèrent Tubaha parce qu’elle empêchait tout travail de leur part et qu’elle les décimait eux-mêmes. Avec cette machine en effet, les assiégés lançaient des pierres énormes dont chacune pesant plus de 300 livres, déchirait le toit de lin sous lequel les assiégeants s’abritaient, et écrasait même ceux qui étaient placés dessous. Les habitants d’Amed ne pouvaient détruire les Perses qu’en se servant de grosses pierres ; car étant doublé plusieurs fois et les Perses y versant sans cesse de l’eau, le toit (qui protégeait les assiégeants), se trouvait à l’épreuve des flèches, à cause de son épaisseur, et à l’épreuve du feu, à cause de son humidité ; mais, comme les grosses pierres que lançait le Tubaha détruisaient le toit, les hommes et les armes, les Perses vaincus cessèrent de pénétrer dans la tour et songèrent à rentrer dans leur pays ; depuis 3 mois qu’ils faisaient ce siège, ils avaient perdu plus de 50 000 hommes dans les combats qui se livraient incessamment le jour et la nuit. (A partir de ce moment), les habitants d’Amed, confiants dans leur victoire, se laissèrent aller à la négligence et ne gardèrent plus soigneusement leurs remparts comme autrefois. Or, le 10 du mois de Kanun II, les gardes ayant du du vin en abondance à cause du froid, et la nuit étant survenue, les uns s’endormirent d’un sommeil profond tandis que les autres abandonnèrent leurs portes pour se réfugier dans leurs maisons, à cause de la pluie qui tombait. Est-ce à la faveur de cette négligence, ainsi que nous le pensons, est-ce par la fraude et par la trahison comme quelques-uns l’on dit, est-ce par une punition de Dieu, toujours est-il que les Perses s’emparèrent du rempart  d’Amed au moyen d’une échelle, puisque les portes n’étaient pas ouvertes, ni le mur troué, et dévastèrent la ville. Ils pillèrent ses biens, foulèrent aux pieds la sainte Eucharistie, tournèrent en dérision les cérémonies, dépouillèrent les temples et emmenèrent en captivité les habitants, à l’exception des vieillards impotents et de ceux qui s’étaient cachés. Laissant ensuite une garnison de 30 000 hommes dans Amed, ils descendirent tous vers les montagnes de Shigor. Pour ne pas être incommodés par l’odeur des cadavres des habitants d’Amed, les Perses les portèrent hors des portes septentrionales de la cité et les disposèrent en 2 tas, au nombre de plus de 80 000, non compris (les cadavres de) ceux qu’on emmena vivants et qu’on lapida en dehors de la ville, ou de ceux encore qui furent précipités du haut de la plate-forme que les Perses avaient construite, ou de ceux qu’ils jetèrent dans le Tigre et qui moururent de morts dont nous ne pouvons raconter les divers genres.

 

55. Qawad congédia alors Rufin, pour qu’il allât raconter à l’Empereur ce qui s’était passé. Rufin exposa partout ces désastres, si bien que les populations situées au-delà de l’Euphrate épouvantées de ces rumeurs, se préparèrent à s’enfuir en Occident. L’illustre Jacques, auteur de Mimré sur divers passages de l’Ecriture, de Sughiyatha et de Zmîratha sur la plaie de sauterelles, se conduisit alors comme il convenait à un homme de son rang. Il adressa des Epîtres pleines de conseils à toutes les villes, pour leur inspirer confiance dans le secours libérateur de Dieu et pour les encourager à ne pas prendre la fuite. En apprenant ces événements, l’Empereur Anastase, envoya, lui aussi, une armée nombreuse passer l’hiver dans les villes pour les garder. Quant à Qawad, non content du butin qu’il avait enlevé, des captifs qu’il avait faits et du sang abondant qu’il avait versé, il envoya des ambassadeurs dire à Anastase : « fais-moi parvenir de l’or, (suivant la coutume), ou bien accepte la guerre. » Ceci se passait au mois de Nisan. L’Empereur n’envoya point l’or ; mais il se prépara à faire valoir ses revendications et à venger ceux qui avaient péri. Au mois d’Yor (Mai 503), il fit partir 3 chefs d’armée : Aréobinde, Patricius et Hypatius, avec de nombreux officiers subalternes. Aréobinde vint camper sur la frontière, auprès de Dara et d”Amoudin, en face de Nisibes. Il avait 12 000 hommes sous ses ordres. Patricius et Hypatius campèrent, avec 40 000 hommes, auprès d’Amed, pour en chasser la garnison Perse. Vers le même temps arriva aussi l’Hyparque Appion, qui s’établit à Edesse, afin de pourvoir aux subsistances de l’armée romaine ; et, comme les boulangers ne suffisaient pas à cuire le pain, il fit donner du grain à tous les établissements d’Edesse pour qu’on y préparât du biscuit aux dépens des Romains. Les Edessiens reçurent, une première fois, 630 000 muids.

 

56. Qawad, s’apercevant du petit nombre des soldats d’Aréobinde, envoya contre eux 20 000 Perses de l’armée qu’il avait à Shigor. Aréobinde les poursuivit, à une ou à 2 reprises, jusques aux portes de Nisibes et en détruisit un grand nombre, au point que beaucoup de fuyards s’étouffèrent en s’efforçant d’entrer dans la ville. Au mois de Tamuz, les Perses, les Huns et les Arabes se réunirent ensemble pour marcher contre lui, ayant Constantin à leur

tête. Aréobinde l’ayant appris par ses espions, fit dire, par Calliopus d’Halep, à Patricius et à Hypatius de venir se joindre à lui et de l’aider, parce qu’une grande armée devait marcher contre eux. Mais ni Patricius, ni Hypatius ne voulurent obéir ; ils demeurèrent dans leurs campements auprès d’Amed. Aussi, dès que les Perses furent arrivés, le corps d’Aréobinde, hors d’état de lutter avec eux, abandonna son camp et se sauva à Thella et à Edesae, livrant tous ses bagages au pillage et à la discrétion de l’ennemi.

 

57. (Pendant ce temps) les troupes de Patricius et d’Hypatius fabriquaient 3 tours, afin d’escalader les remparts d’Amed ; mais à peine avaient-elles terminé ces 3 tours, en les munissant de fer, pour qu’elles fussent plus à l’abri de toute attaque qu’on leur annonça ce qui s’était passé à la frontière. Elles brûlèrent donc leurs tours, levèrent leur camp et se mirent à la poursuite des Perses, sans parvenir à les atteindre. Toutefois 2 officiers nommés, l’un Parzamane et l’autre Théodore, firent passer par ruse, un troupeau de brebis à côté d’Amed, pendant qu’avec leurs troupes, ils se mettaient en ambuscade. Les Perses voyant ce troupeau, de la ville d’Amed, sortirent, au nombre de 400 hommes d’élite, pour l’enlever ; mais les Romains, qui étaient en ambuscade, se levèrent, les anéantirent et prirent leur chef vivant. Celui-ci promit de livrer Amed ; c’est pourquoi Patricius et Hypatius y revinrent (en toute hâte). Le Marzban n’ayant pas pu remplir sa promesse, parce que ceux qui étaient dans la ville ne voulurent pas lui obéir, le stratélate le fit crucifier.

 

58. Les Arabes soumis aux Perses poussèrent jusqu’à Haboura. Timostrate, duc de Callinique  marcha à leur rencontre et les extermina. A leur tour, les Arabes, soumis aux Romains et nommés Ta’labites, marchèrent contre Hîrta de Na’aman, et trouvant une caravane qui s’y rendait, montée sur des chameaux, ils tombèrent sur elle, l’anéantirent et s’emparèrent des chameaux. Ils n’attaquèrent point Hîrta, parce qu’elle était trop avant dans le désert intérieur.

Au mois d’Ab (Août), toute Tannée Perse se concentra avec les Huns, les Qadusiens et les Arméniens, afin de se rendre à Opadna. Dès qu’elles l’apprirent, les troupes de Patricius se mirent en marche contre eux ; mais, tandis que les Romains étaient encore en route et qu’ils avaient quitté l’ordre de bataille, les Perses heurtèrent l’avant-garde et la défirent. Ceux qui avaient été battus se replièrent aussitôt en arrière.

Aussi, dès que le reste de l’armée romaine vit son avant-garde mise en déroute, elle fut saisie de frayeur et n’accepta point la bataille. Patricius, le premier, prit la fuite et toute l’année le suivit. 11 passa TEuphrate et se sauva à Samosate. Na’aman (II, b. Aswâd), roi des Arabes Perses, fut blessé dans cette campagne. Un officier romain, nommé Pierre, s’étant réfugié dans la forteresse

d’Ashpharin, les Perses entourèrent la forteresse et effrayèrent tellement les habitants que ceux-ci le leur livrèrent. Les Perses le chargèrent de chaînes et l’emmenèrent avec eux ; ils tuèrent ensuite tous les Romains qui étaient avec lui. Quant aux habitants de la citadelle, ils ne leur firent aucun mal.

 

59. Qawad, roi des Perses, songeait à marcher contre Aréobinde (campé auprès) d’Edesse ; il y était poussé par Na’aman, roi des Arabes, que la destruction de sa caravane avait rempli de colère. Mais un chef de tribu d’Hîrta de Na’aman, qui était chrétien, leur fit observer, à tous les 2, que leur majesté avait tort de se déranger pour aller faire la guerre à Edesse ; car, d’après la parole infaillible du Christ qu’ Edesse adorait, aucun ennemi ne devait jamais prévaloir contre cette ville. En entendant ce propos, Na’aman jura de traiter Edesse plus durement encore qu’on n’avait traité Amed et il se mit à vomir des blasphèmes. Aussi le Christ donna-t-il aussitôt un signe évident de (sa colère). En effet, au moment même où Na’aman blasphémait, la blessure qu’il avait reçue à la tempe enfla et sa tête toute entière devint d’une grosseur effrayante. Il se retira donc sous sa tente et il y mourut, après 2 jours de souffrances.

 

Ce prodige n’arrêta point Qawad dans ses mauvais desseins ; ce prince établit, au con- traire, un autre roi à la place de Na’aman, partit pour aller faire la guerre (à Edesse) et arrivé à Thella, il campa tout près de cette ville. Les Juifs qui l’habitaient ayant formé le projet de la livrer pratiquèrent des trous, dans la tour de la Synagogue dont on leur avait confié la garde, et

ils firent savoir aux Perses de percer et d’entrer par là. Mais le comte Pierre, qui était captif, en ayant été instruit, il persuada à ses gardes de le faire approcher des remparts, disant qu’il avait dans la ville divers vêtements et qu’il voulait prier les habitants de Thella de les lui fair parvenir. Ses gardes s’étant laissé persuader le conduisirent (aux remparts) ; il dit ‘aux soldats qui les gardaient de faire appeler le Comte Léontius, qui était chargé, en ce moment, de défendre la ville. On appela donc le gouverneur. Pierre s’entretint avec eux un instant, en langue romaine (grecque), leur révéla la perfidie des Juifs et, afin que les Perses ne soupçonnassent rien, il les pria de lui donner une paire de vêtements. D’abord, ils firent semblant d’être étonnés ; puis, ils lui firent passer, par-dessus les remparts, une couple d’habits dont il avait réellement besoin pour se vêtir. Descendant enfin des remparts, ils feignirent de ne pas se douter de la perfidie des Juifs et de ne pas connaître l’endroit (où devait s’opérer la trahison). Seulement ils firent le tour de la ville et se mirent à examiner les fondements de tout le rempart, comme s’ils désiraient savoir en quel lieu il pouvait avoir besoin de réparations. Ils agissaient ainsi à cause de Pierre, de peur que les Perses se doutant qu’il avait dévoilé le complot ne l’accablent de mauvais traitements. A la fin, ils arrivèrent à l’endroit que gardaient les Juifs, et ils y trouvèrent un trou profond, déjà percé dans la tour, comme on le leur avait dit. A cette vue, les Romains qui se trouvaient sur les lieux, assaillirent les Juifs avec fureur, et, parcourant toute la ville, ils exterminèrent tous ceux qu’ils rencontrèrent soit hommes, soit femmes, soit vieillards, soit enfants. Ils en firent autant, durant plusieurs jours, et c’est à peine s’ils cessèrent de les traquer, sur les ordres du comte Léontius et sur les instances de l’Evêque Bar Hadad ; ils gardèrent, dès lors, leur ville avec plus de soin, jour et nuit : le Saint Evêque Bar Hadad faisait le tour des murailles, visitant les troupes, les bénissant, priant pour elles, louant leur zèle et les remplissant de courage. Il répandait sur elles et sur la ville l’eau du baptême ; il leur portait aussi la sainte Eucharistie, afin de les bénir ou de la leur distribuer, à la place qu’ils occupaient, pour que personne n’abandonnât son poste, (sous ce pieux prétexte), et ne quittât le rempart. Il alla même trouver avec assurance, le roi des Perses, parla avec lui et l’apaisa. Voyant, en effet, l’honorabilité du personnage et s’apercevant de la vigilance des Romains, Qawad ne crut pas devoir perdre plus de temps auprès de Thella, avec toutes ses troupes, d’abord, parce qu’il ne trouvait pas de vivres en ces lieux dévastés, et ensuite,’ parce qu’il craignait que les généraux romains se réunissant les uns aux autres ne marchent contre lui tous ensemble. C’est pourquoi il leva à la hâte son camp et se dirigea vers Edesse où il campa, pendant 20 jours, aux bords du Galob, nommé aussi fleuve des Mèdes.

 

60. Les hommes hardis qui étaient dans son armée parcouraient les environs et dévastaient (tout). Le 6 du mois d’Eloul les habitants d’Edesse détruisirent tous les couvents et toutes les hôtelleries, qui étaient voisines des remparts ; ils brûlèrent le village de Saphar-Salem, nommé encore Negbat, coupèrent toutes les haies des jardins et des vergers, abattirent les arbres qu’ils contenaient, introduisirent dans la ville tous les ossements des martyrs qui reposaient dans les environs, montèrent les machines sur les murailles, et placèrent des tapis de crin sur le sommet des remparts. Le 9 du même mois, Qawad fit dire à Aréobinde, ou de recevoir dans la ville son Marzban, ou de venir à lui, dans la plaine, comme s’il voulait conclure avec lui un traité de paix, mais en secret il donna ordre à ses troupes, au cas où Aréobinde leur accorderait d’entrer dans la ville, de s’emparer des portes et des issues, jusqu’à ce qu’arrivant lui-même il entrât à leur suite. Si, au contraire, Aréobinde venait à elles, elles devaient se mettre en ambuscade, le prendre vivant et le conduire par devers lui. Mais Aréobinde, redoutant de les laisser entrer dans la ville, sortit à leur rencontre sans s’éloigner beaucoup des remparts et alla jusqu’à l’Eglise de Mar-Serghîs.

Bâwaï, qui était Astabid ou Magistrien des Perses, vint à sa rencontre et lui dit : „Si tu veux faire la paix, donne-nous 10 000 livres d’or et assure-nous, par un traité, que nous recevrons, chaque année, l’or accoutumé.” Aréobinde promit jusqu’à 7000 livres d’or ; les Perses ne voulurent pas les accepter ; ils discutèrent avec lui, depuis l’aurore jusqu’à 9 heures, mais sans trouver d’occasion favorable pour exécuter leur projet perfide. Redoutant, dès lors, d’attaquer Edesse à cause de ce qui était arrivé à Na’aman, ils y laissèrent Aréobinde et allèrent guerroyer vers Harran, pendant qu’ils envoyaient contre Saroug tous les Arabes. Mais les habitants de Harran étant sortis secrètement de la ville tombèrent sur eux, leur tuèrent 60 hommes et prirent vivant le chef des Huns. Comme c’était un personnage de marque extrêmement cher au roi de Perse, Qawad promit aux Harranites de ne plus leur faire la guerre, s’ils lui rendaient ce chef en vie. Par crainte de la guerre les Harranites restituèrent le chef des Huns et envoyèrent avec lui, sous prétexte de l’honorer, 1500 béliers en plus d’autres cadeaux.

 

61. Les Arabes soumis aux Perses, qui avaient été envoyés contre Saroug, poussèrent jusqu’à l’Euphrate, ravageant, emportant et pillant tout ce qu’ils trouvèrent. Vers ce temps arriva d’Occident un officier romain, nommé Patriciolus, accompagné de son fils Vitalien ; c’était un officier plein de courage et exempt de tout sentiment de crainte, parce qu’il n’avait pas été présent à ce qui s’était passé jusqu’alors. Ayant franchi l’Euphrate, il rencontra un général Perse, lui livra bataille et l’extermina avec tous ceux qui étaient avec lui. Il songeait à se diriger sur Edesse, lorsque ayant appris par des fuyards que Qawad assiégeait la ville, il repassa le fleuve et s’établit à Samosate. Le 17 de ce mois et la IV férié de la semaine, nous vîmes se réaliser les paroles et les promesses du Christ au roi Abgar. En effet, Qawad, ayant rassemblé toute son armée et abandonné les bords de l’Euphrate, vint camper auprès d’Edesse ; ses campements s’étendaient depuis le Martyrium de Mar Quz ma jusqu’à celui de Mar-Damien et occupaient tous les jardins de Mar-Serghîs, du village de Bukayn, jusqu’à l’Eglise des Confesseurs. En largeur, dis allaient jusques aux pentes de çarayn. Cette innombrable armée environna Edesse en un jour, à l’exception des postes que le roi avait établis sur les collines élevées. La plaine était inondée de troupes ; les portes de la ville étaient ouvertes, et cependant les Perses ne purent y entrer, à cause de la bénédiction du Christ. La crainte les saisit et ils demeurèrent à leur place, sans que personne engageât de combat avec eux, depuis l’aurore jusqu’à la neuvième heure. Alors cependant, quelques soldats sortirent de la ville pour guerroyer avec les Perses, et leur tuèrent beaucoup de monde sans perdre personne. Les femmes apportaient de l’eau hors de la ville, pour donner à boire à ceux qui combattaient ; les enfants et les jeunes gens faisaient jouer la fronde ; le peu de combattants qui étaient sortis repoussa les Perses et les écarta du rempart dont ils n’étaient d’abord éloignés que d’une portée de flèche. Ils se retirèrent donc et campèrent à côté du village de Qubé.

 

62. Le lendemain, Aréobinde sortit par la grande porte et, se plaçant en face de l’armée des Perses, il fit dire à Qawad :

« Vous avez vu, par expérience, que la ville n’est, ni à vous, ni à Anastase, mais au Christ qui l’a bénie. C’est lui qui arrête vos troupes et qui les empêche d’entrer. »

Qawad lui fit répondre :

« Donnez-moi des otages et prouvez-moi que vous ne me poursuivrez point, quand j’aurai levé mon camp pour m’en aller ; renvoyez moi les hommes que vous avez pris hier, avec l’or que vous m’avez promis et je m’éloignerai de la ville. »

Aréobinde lui donna alors (en otage) le comte Basile, avec 14 hommes qu’on avait pris, et s’engagea par traité à lui livrer en 12 jours 2000 livres d’or. Qawad leva donc le camp, et s’en alla camper à Dah’bana, mais il ne demeura pas longtemps sur l’Euphrate. Le jour suivant, en effet, il envoya un de ses hommes nommé Hurmizd, avec ordre de lui apporter 300 livres d’or. Cependant Aréobinde avait rassemblé les grands de la ville pour aviser aux moyens de rassem-

bler la somme promise, mais dès qu’ils eurent vu Hurmizd, ils se fortifièrent dans la confiance en (Jésus-Christ) et, prenant courage, ils dirent à Aréobinde :

« Nous ne pouvons envoyer de l’or à un menteur ; car de même qu’il est revenu sur sa parole et qu’il n’a pas attendu le jour que vous lui aviez fixé, de même encore se démentira- t-il quand il aura reçu de l’or. Nous croyons donc que, s’il osé lutter de nouveau avec nous, il sera couvert de confusion, parce que le Christ protège cette ville. »

Aréobinde reprit alors courage, lui aussi, et il fit dire à Qawad :

« Nous savons maintenant que vous n’êtes pas roi, car un roi ne saurait revenir sur sa parole et mentir. Quiconque ment n’est pas roi. Puisque vous avez menti, renvoyez-moi le comte Basile et faites ensuite ce qu’il vous plaira. »

 

63. Irrité, Qawad fit armer les éléphants qu’il avait avec lui, leva son camp et revint attaquer Edesse, le 24 du mois d’Eloul, la IV. férié de la semaine. Il entoura la ville de tous côtés, avec plus de soins encore qu’auparavant, tandis que les portes de la cité demeuraient ouvertes. Aréobinde ordonna même aux Romains de ne pas attaquer les Perses, afin qu’il fût évident que pour lui, il n’avait point menti. Quelques villageois néanmoins qui étaient dans Edesse, sortirent contre Qawad, armés de frondes, et frappèrent un grand nombre des cuirassiers qu’il avait avec lui* Les légions perses tentèrent d’entrer dans la ville ; mais lorsqu’elles approchèrent des portes, semblables à un tourbillon soulevé dans la poussière, elles se confondirent et s’agitèrent dans le désordre.

 

Sous le choc impétueux de leur cavalerie, leurs frondeurs s’entremêlèrent et quoique les Perses lançassent leurs flèches, que les Huns branlassent leurs javelots, que les Arabes dirigeassent leurs lances (contre les Romains), ils ne purent cependant faire du mal à personne. Tels on vit autrefois les Philistins aller attaquer Samson, en grand nombre et bien armés, sans pouvoir le tuer, tandis que lui, n’ayant pour armes qu’une mâchoire d’âne, en tuait 1000, tels on vit alors lea Perses, les Huns et les Arabes. Pendant qu’ils succombaient, eux et leurs chevaux, sous les pierres que leur lançaient les frondes, eux ne tuaient personne. Voyant qu’ils ne pouvaient, ni entrer dans la ville, ni faire du mal aux hommes désarmés mêlés à eux, ils mirent le feu à Mar-Sergîs, au Martyrium des Confesseurs, à tous les couvents qui restaient encore, ainsi qu’à l’Eglise de Negbat ; les habitants d’Edesse avaient en effet, laissé subsister cette dernière.

 

64. Le Stratélate Aréobinde, ayant vu le zèle des campagnards, leur vaillance et la protection céleste qui les couvrait, rassembla, le jour suivant, dans l’Eglise, tous ceux qui étaient à Edesse et leur distribua 300 deniers. Qawad abandonna dès lors Edesse et allant camper sur les bords de l’Euphrate il envoya de là  des ambassadeurs à l’Empereur pour lui annoncer son arrivée. Passant à l’Occident du fleuve, les Arabes, qui l’accompagnaient, pillèrent, dévastèrent, emportèrent ou brûlèrent tout ce qui se présenta à eux. Une poignée de cavaliers Perses poussa même jusqu’à Batnan ; et comme le mur de la ville était percé (d’une large brèche), les habitants, incapables de se défendre, livrèrent leur cité, sans combat.

 

65. Année 815 (503-4). — Ayant appris ces événements, l’Empereur des Romains envoya Celer, son Magister, avec une armée nombreuse. A cette nouvelle, Qawad leva les campements qu’il avait établis sur l’Euphrate, pour se retirer dans une de ses provinces nommée Bêth Aramaye Arrivé en face de Calliniqué il y dépêcha un de ses Marzbans, pour l’attaquer ; mais le duc Timostrate, venant a sa rencontre, anéantit son corps d’armée et le prit vivant.

Parvenu devant cette ville, Qawad rangea ses troupes sous ses murs, jura de les détruire et menaça de passer tous ses habitants au fil de Pepée ou de les réduire en esclavage, si on ne lui rendait pas son Marzban. Epouvanté par l’innombrable armée des Perses le duc rendit (son prisonnier).

 

66. Quand le Magister, Celer, fut arrivé à Maboug, qui est située sur l’Euphrate, et qu’il apprit le départ de Qawad, se voyant dans l’impossibilité de le poursuivre, à cause de l’approche de l’hiver, il convoqua tous les généraux romains et les destitua, parce qu’ils n’avaient pas voulu s’entendre entre eux. Il leur distribua ensuite les villes pour y hiverner, jusqu’à ce que vint le temps de la guerre.

 

67. Le 25 du mois de Kanun I, il fut ordonné par l’Empereur de remettre les impôts à toute la Mésopotamie. Les Perses d’Amed, voyant qu’ils n’avaient plus à craindre des Komains, ouvrirent les portes de la ville, sortirent au dehors, pénétrèrent dans les lieux où ils voulurent pour vendre aux marchands de l’airain, du plomb, du fer, des vêtements et tout ce qui se trouvait dans Amed ; ils établirent même un impôt, (sur les marchés). A cette nouvelle, Patricius partit de

Mélitine, où il passait l’hiver, et vint se poster près d’Amed. Il tua tous les marchands qu’il rencontra y apportant du blé et de l’huile, avec tous ceux qui achetaient des choses appartenant

à cette ville. Il trouva un détachement de Perses que Qawad envoyait conduire des armes, du blé et des animaux ; il les extermina et prit tout ce qu’ils amenaient. Dès qu’il apprit ces faits, Qawad dépêcha un Marzban, pour en tirer vengeance. Mais, dès que les 2 ennemis furent près d’en venir aux mains, les troupes impériales, effrayées par leur précédentes défaites, conseillèrent à Patricius de prendre la fuite, ce qu’il fit. Dans leur précipitation, les Romains, ne sachant où ils allaient, vinrent se jeter sur un fleuve nommé Kalath. On était en hiver et le fleuve coulait à pleins bords ; aussi ne put-on le passer (à gué) ; tous ceux qui se pressèrent de le franchir, se noyèrent eux et leurs chevaux. A cette vue, Patricius ranima les Romains en ces termes :

« Ô Romains, n’exposons pas au déshonneur notre nation et notre métier, en fuyant devant nos ennemis. Retournons-nous contre eux et peut-être nous en viendrons à bout. En tout cas, s’ils triomphent, il vaut mieux, succomber par l’épée et avec bravoure que de périr de la mort des lâches au milieu des eaux. »

Persuadés par cette parole et d’ailleurs acculés sur un fleuve impossible à franchir, les Romains se retournèrent avec colère contre les Perses, les exterminèrent, firent leurs chefs prisonniers encore en vie, après quoi ils revinrent se poster auprès d’Amed. Patricius convoqua alors auprès de lui les ouvriers des villes environnantes, avec un grand nombre de campagnards et leur fit creuser dans la terre un trou, sous le rempart, afin de le faire entrouvrir et tomber.

 

68. Au mois d’Adar, lorsque les autres troupes romaines concentrées se disposaient a partir avec le Maître (de la Milice), Dieu leur donna un signe pour les encourager et leur inspirer confiance dans la victoire. Nous en avons eu connaissance par une lettre des ecclésiastiques (Bnay ‘Idta) de Zeugma. Afin qu’on ne croie pas que je dis rien de moi-même ou que je me suis laissé aller a ajouter foi à un bruit mensonger, je vais citer les paroles même de la lettre qui nous fut envoyée. La voici :

 

69. « Entendez donc le récit de ce prodige glorieux, tel qu’il n’y en eut jamais, car il nous concerne ainsi que vous et tous les Romains. C’est un fait merveilleux que les hommes charnels auront peine à croire ; mais nous l’avons vu de nos propres yeux, nous l’avons touché (de nos mains) et nous l’avons lu de nos lèvres. Vous devez donc le croire sans aucune hésitation. Le 19 du mois, (d’Adar) le vendredi, jour de la mort de notre Sauveur, une oie d’Aqor, village des environs de Zeugma, pondit un œuf sur lequel étaient écrites de magnifiques lettres grecques qu’on pouvait lire aisément. Elles formaient comme le corps de l’œuf ; et, par leur aspect comme par leur toucher, elles ressemblaient à ce que les moines écrivent sur les vases, contenant l’Eucharistie. Leur forme était même sensible pour les aveugles. Voici comment elles étaient disposées : une croix ornée d’une inscription en langue romaine était gravée sur la coquille de l’œuf de manière à l’envelopper et à en faire le tour ; une autre croix était gravée à coté se rejoignant par les 2 bouts et portant cette inscription : « les croix triomphent ». Ces croix étaient placées les unes au-dessus des autres et les mots étaient écrits aussi de la même façon. Chrétiens ou Juifs, tous ceux qui virent ce prodige ne cessaient de louer Dieu. Quant à vouloir représenter les lettres que la main divine écrivit dans le sein de l’ovaire (de l’oie), cela nous est impossible, parce qu’elles étaient trop belles. Que celui qui entend daigne croire sans hésitation! » Telle était la lettre des habitants de Zeugma ; ceux dans la ferme desquels avait été pondu cet œuf, en firent cadeau à Aréobinde.

 

70. Les Romains se rassemblèrent donc, de manière à former une armée nombreuse, et vinrent se poster auprès de la ville de Rêsh ‘Aïnâ. Qawad dépêcha, lui aussi, contre Patricius 10 000 hommes, qui entrèrent dans Nisibes pour se reposer, après avoir envoyé leur chevaux paître dans les montagnes de Shigor. Le Magister l’apprit et expédia aussitôt Timostrate, duc de Callinique, avec 6000 cavaliers. Celui-ci tomba sur ceux qui faisaient paître les chevaux, les extermina, emmena avec lui chevaux, troupeaux, tout un immense butin, et alla rejoindre l’armée romaine près de Rêsh ‘Aïna. Les Romains partirent alors tous ensemble et vinrent camper devant Amed auprès de Patricius.

 

71. Au mois d’Yor, l ) Calliopus d’Halep fut fait hyparque et vint s’établir à Edesse. Il distribua aux Edessiens du blé pour qu’ils fissent du biscuit à leurs dépens. On fit cuire, à cette époque, 850 000 muids de froment. Appion se rendit aussi à Alexandrie, pour y faire du biscuit et envoyer du pain.

 

72. Une fois que Patricius fat parvenu, au moyen du trou qu’il avait fait creuser, sous le rempart d’Amed, il étaya le mur avec du bois auquel il mit le feu et la partie extérieure du rempart tomba en se déchirant, tandis que la partie intérieure tenait debout. Patricius fit alors creuser (davantage) son trou afin de pénétrer par-là à l’intérieur de la ville. Dès qu’on eut percé la terre, les Romains commencèrent à monter, mais une femme d’Amed, les voyant, se mit aussitôt à crier, dans l’ivresse de la joie : Voici les Romains qui entrent dans la ville. Les Perses l’ayant entendue, coururent sus à celui qui était monté le premier et le percèrent de leurs lances.

Après celui-là, un Goth, nommé Ellod, qui avait été fait tribun à Harran, monta et abattit 3 Perses ; mais effrayé de voir que personne ne montait après lui, il revint en arrière et se mit en devoir de prendre le cadavre du Romain qui avait péri, afin que les Perses ne pussent pas l’outrager. Or, tandis qu’il emportait ce cadavre et qu’il descendait par l’orifice du trou, les Perses l’atteignirent et le blessèrent. Dirigeant de ce côté les eaux d’une grande source voisine, ils noyèrent 4 cuirassiers romains prêts à monter pendant que les autres, prenant la fuite, sortaient de l’excavation. Rassemblant ensuite des pierres, à l’intérieur de la ville, les Perses fermèrent le trou en entassant au-dessus de la terre, en grande quantité. Surveillant en outre les environs avec soin, de peur qu’il n’y eût des mines en quelque autre endroit, ils creusèrent des fossés, tout autour du rempart, à l’intérieur, .et les remplirent d’eau, afin que, au cas où les Romains pratiqueraient quelque excavation nouvelle, les eaux la fissent connaître, en s’écoulant dans son intérieur. Patricius, ayant appris cela par un traître qui était venu le trouver renonça à faire de pareils trous.

 

73. Un jour, tandis que l’armée domaine était dispersée et que les opérations de guerre subissaient un moment de répit, un enfant paissant des chameaux et des ânes, un âne s’avança, en paissant, jusqu’au rempart et l’enfant craignit d’aller le reprendre. Or, un soldat Perse, voyant cet âne, descendit du rempart par une corde, se proposant de le tuer et de l’emporter pour qu’il leur servît de nourriture ; car ses compagnons n’avaient plus de Viande dans la ville. De son côté un soldat romain, galiléen d’origine, tirant son épée et prenant sa cuirasse de la main gauche, courut sus au Perse pour le tuer ; mais il arrivait à peine auprès des murs, qu’on lui jeta d’en haut une grande pierre qui l’écrasa. Le soldat Perse commença donc à remonter à l’aide de sa corde et il atteignait déjà le milieu du mur, quand un officier romain, s’avançant précédé de 2 hommes qui tenaient au dessus de lui leurs boucliers, lança une flèche, frappa le Perse et le renversa à côté du Galiléen. Des 2 côtés on poussa un grand cri ; on se mit en mouvement et on en vint aux mains.

L’armée romaine environnant étroitement la ville, en masses serrées, 40 de ses hommes tombèrent et 150 furent blessés, tandis que du côté des Perses, établis sur le rempart, 9 seulement parurent avoir été tués et un petit nombre blessés. Il était difficile, en effet, de combattre avec eux parce que étant à la cime des murailles et s’étant bâti, tout le long du rempart, des maisonnettes où ils se cachaient ils pouvaient combattre, sans être vus de ceux qui étaient au dehors.

 

74. Aussi le Magister et les généraux de l’armée pensèrent-ils qu’il ne fallait point combattre avec eux, leur mort ne pouvant, en effet, contribuer en rien au triomphe des Romains, qui avaient à faire à tous les Perses. Si Qawad venait à être vaincu, il faudrait qu’ils se rendissent ou qu’ils périssent dans leur prison. C’est pourquoi il fut défendu de les attaquer, de peur que les morts et les blessés ne finissent par jeter l’épouvante dans l’armée toute entière.

 

75. Au mois de Haziran (juiin), Constantin, qui s’était joint aux Perses, voyant que leurs affaires ne réussissaient pas, s’enfuit de chez eux, avec 2 femmes bien connues d’Amed que le roi des Perses lui avait données. Pendant 2 semaines il marcha jour et nuit dans le désert, sans y trouver personne autre que ceux qui l’accompagnaient. Arrivé à Shîna, il se fit connaître aux Arabes soumis au Romains qui le prirent et l’amenèrent au château de Choura, d’où on l’envoya à Edesse. L’Empereur ayant appris son arrivée en sa présence, il ordonna à un Evêque de lui conférer le sacerdoce, l’interna à Nàqla et lui défendit, soit de reparaître en sa présence, soit de se mêler jamais d’aucune affaire.

 

76. Quand il avait pris Amed, Qawad était allé au Dimosion, et avait éprouvé l’effet salutaire des bains. Aussi, dès qu’il fut de retour dans son pays, ordonna-t-il de bâtir des bains dans toutes les villes de la Perse. ‘Adid, Arabe tributaire des Perses, se livra avec son armée et se sou-

mit aux Romains. Au mois de Thamouz, les Romains attaquèrent de nouveau les Perses dans Amed et Gainas, duc d’Arabie, en atteignit un grand nombre avec des flèches. Mais, un jour que son armure l’accablait de chaleur et qu’il avait relâché les courroies de sa cuirasse, on lança d’Amed des flèches avec une baliste ; il fut atteint et mourut. Le Magister voyant le mal que lui causait son séjour auprès d’Amed, y laissa Patricius tandis que lui descendait avec son armée, chez les Perses, et qu’Aréobinde pénétrait avec son corps de troupes dans l’Arménie Perse. Ils exterminèrent 10 000 Perses ou Arméniens, réduisirent en esclavage 30 000 femmes ou enfants, pillèrent ou brûlèrent nombre de villages, et, en revenant près d’Amed, emmenèrent

120 000 (têtes de bétail) brebis, bœufs ou chevaux. Comme ils passaient à côté de Nisibes, les Romains se placèrent en ambuscade, tandis que ceux qui conduisaient le butin le faisaient passer lentement. Un Marzban, qui se trouvait là, voyant que les conducteurs étaient en petit nombre arma sa troupe et marcha contre eux, pour leur arracher (leur proie). Ceux-ci firent semblant de fuir et les Perses prenant courage se mirent à leur poursuite. Mais, à peine s’étaient- ils éloignés de chez eux, que les Romains sortant de leur embuscade les anéantirent. Aucun ne se sauva. Ils étaient au nombre d’environ 7000. Musheleq, Arménien sujet des Perses, se livra, lui et toute son armée, et se soumit aux Romains.

 

77, Année 816 (504-5). —Le peu d’habitants qui avaient demeuré dans Amed furent violemment tourmentés par la faim ; car les Perses, craignant qu’ils ne livrassent la ville aux Romains, lièrent tous les hommes et les jetèrent dans le Cirque ; ils y moururent de faim, chargés de chaînes à tout jamais. Quant aux femmes, les Perses leur faisaient part de leurs vivres, soit parce qu’ils forniquaient avec elles, soit parce qu’elles leur étaient nécessaires pour les travaux de mouture et de cuisson. Mais, dès que les vivres vinrent à leur manquer, ils les délaissèrent avec mépris et refusèrent de les nourrir.

Chacun d’eux ne recevait, en effet, cette année-là que 100 poignées d’orge par jour. De viande, de vin, d’autre nourriture, n’importe laquelle, il n’en restait plus ; et, comme les assiégés redoutaient les Romains, ils ne quittaient jamais leurs postes. Ils se firent même de petits fours sur les remparts, et, après avoir moulu sur place leur poignée d’orge, ils la faisaient cuire pour la manger. Ils prirent également de grands pétrins, les placèrent sur les hauteurs du rempart, les remplirent de terre, y semèrent des légumes et mangèrent ce qui y poussa.

 

78. Si j’essaie de raconter ce que firent les femmes d’Amed, peut-être que ceux qui viendront après nous n’en croiront rien, et cependant, il n’est aujourdhui personne, parmi ceux qui cherchent à s’instruire des événements, qui n’ait entendu parler de ce qui s’est passé, quand bien même il serait fort éloigné de nous. Les femmes se réunirent donc en grand nombre et ourdirent entre elles un complot : elles sortaient furtivement, le soir et le matin, et, quand elles rencontraient quelqu’un dont elles pouvaient se rendre maître, que ce fut une femme, un garçon ou un enfant, elles l’entraînaient dans leurs maisons et la elles le tuaient, le divisaient, et le faisaient rôtir. Trahies par l’odeur du rôti, leur crime fut porté à la connaissance du Marzban qui commandait la place, lequel, outré de colère contre un grand nombre, les fit mettre à mort et défendit aux autres de tuer n’importe qui. Il leur permit seulement de manger les morts, ce qu’elles firent publiquement. Elles mangèrent la chair morte des hommes et leurs restes, les souliers de leurs pieds, les vieilles semelles et même les choses infectes qu’elles ramassaient sur les places ou dans les cours.

 

L’armée romaine, au contraire, ne manquait de rien ; tout lui était donné en temps opportun par ordre de l’Empereur, qui avait grand soin de le lui faire parvenir. On trouvait dans son camp, beaucoup plus que dans les villes, les choses qui se vendent, nourriture, boisson, chaussure, vêtement ; toutes les cités voisines, Edesse surtout, cuisaient du biscuit dans leurs boulangeries et le lui envoyaient. Cette année, les Edessiens firent cuire dans leurs établissements, par ordre de Phyparque Calliopus, 630 000 muids, sans parler de ce qui fut cuit dans toute la contrée par les villageois, les boulangers étrangers et les indigènes.

 

79. L’Evêque Mar Pierre x ) alla vers la même époque trouver l’Empereur, pour le prier de remettre les impôts ; mais il fut mal accueilli ; car l’Empereur le blâma de ce qu’il avait délaissé le soin des pauvres, dans un pareil moment, pour venir à lui, ajoutant que Dieu pouvait bien, sans l’intervention de personne, lui montrer s’il fallait accorder quelque bienfait à la ville bénie (par le Christ). Tandis que l’Evêque était encore à Constantinople, l’Empereur envoya à toute la Mésopotamie la remise (des impôts), mais en se servant d’un autre intermédiaire et sans que l’Evêque en sût rien. D fit aussi remise d’un tiers des impôts aux habitants de Maboug.

 

80. Les généraux romains, qui campaient devant Amed, envoyèrent des fourrageurs sur le territoire des Perses, piller, enlever et dévaster. Ces fourrageurs entraînèrent des captifs, passèrent le Tigre, et trouvèrent des cavaliers Perses, réunis et prêts à marcher contre eux. Prenant courage, s’arrêtant au bord du Tigre et le franchissant après eux, les Romains les exterminèrent tous, au nombre d’environ 10 000 hommes, et pillèrent ensuite toutes les propriétés de leurs captifs. Ils brûlèrent de nombreux villages et tuèrent tous les mâles au-dessus de 12 ans qu’ils rencontrèrent ; quant aux femmes et aux enfants, ils les emmenèrent captifs. Le Maître (de la milice), avait, en effet, ordonné à tous les officiers de tuer celui des Romains qui sauverait un mâle de 12 ans ou au-dessus et de ne laisser aucune maison debout dans tous les villages où ils pénétreraient. C’est pourquoi des cavaliers romains intrépides et les villageois qui les accompagnaient, après avoir brûlé les toits, venaient encore, quand le feu était éteint, renverser les murs. Ils allaient même jusqu’à occuper et jusqu’à détruire les vignes, les oliviers et tous les arbres. Les Arabes soumis aux Romains passèrent aussi le Tigre devant eux, pillant, emportant, détruisant tout ce qu’ils trouvèrent en Perse. Comme je sais que Votre Sainteté examine avec soin chaque chose, elle comprendra facilement que cette guerre fut pour les Arabes des 2 partis une source de profits et qu’elle réalisa leurs désirs dans les 2 royaumes.

 

81. Qawad, remarquant enfin que les Romains ruinaient son pays, sans que personne ne leur résistât, voulut marcher à leur rencontre ; c’est pourquoi il envoya son Astabîd au Magister pour traiter de la paix, et il lui donna une armée de 20 000 hommes. Il fit partir aussi tous les prisonniers de marque qu’il avait faits à Amed : Pierre qu’il avait emmené d’Ach’frîn, Basile qu’il avait reçu en otage à Edesse, et même le corps d’Olympius, ce duc qui, venu en ambassade, était mort auprès de lui. Il expédia ce cadavre dans une caisse scellée afin de prouver qu’Olympius s’était éteint de mort naturelle, comme d’ailleurs pouvaient l’attester ses serviteurs et ceux qui étaient venus avec lui. Le Magister reçut ces captifs et les envoya à Edesse, à l’exception du gouverneur d’Amed et du comte Pierre contre lesquels il s’emporta jusqu’à vouloir les faire mourir ; car, disait-il, c’était par leur négligence qu’avaient été livrés les lieux dont la garde leur était confiée ; et la preuve, c’est que les Perses eux-mêmes tenaient les murs d’Amed pour inexpugnables. L’Astabîd lui demanda alors de lui donner, en place des captifs qu’il avait amenés, les Perses renfermés dans Amed, car ces derniers, tout en dominant leur crainte, étaient horrible- ment tourmentés par la faim. A cela le Magister répondit : „ne me parlez pas de ces gens ; ils sont enfermés dans notre ville et destinés à être nos serviteurs— „Laissez-moi donc, au moins, reprit l’Astabîd, leur envoyer des vivres, car il ne^vous^ convient pas de laisser mourir de faim vos serviteurs ; quand vous voudrez les tuer, cela vous sera facile.” — Envoyez-leur en, Repartit Celer. — „Jurez-moi, répliqua l’Astabîd, vous, vos officiers et tous vos chefs de troupes, que personne ne tuera ceux que j’enverrai.” Tous le jurèrent, à l’exception du duc Jonas *), qui n’était pas avec eux, à dessein, par ce que le Maître de la milice l’avait laissé de coté, afin que, s’il y avait quelque serment, il ne fût point lié par une promesse. L’Astabîd envoya donc 300 chameaux, portant des sacs de pain dans lesquels on avait placé des flèches.

Jonas tomba sur eux et les enleva, après avoir tué ceux qui les accompagnaient. Et comme l’Astabîd, se plaignant de cette conduite, demandait au Magister de punir l’auteur de ce méfait, le Magister lui répondit : je n’ai pas pu savoir quel est l’auteur de ce crime, à cause de l’immensité de mon armée ; mais, si vous le savez, et si vous pouvez vous venger, je n’y mettrai aucun empêchement. L’Astabîd craignit de tenter l’aventure et se mit à solliciter la paix.

 

82. Comme beaucoup de jours s’étaient passés, depuis qu’il avait demandé la paix, il se déclara un grand froid accompagné de neige et de gelée. Les Romains abandonnèrent donc leurs campements, un à un, emportant, chacun, chez lui, la part de butin qui lui revenait. Ceux qui restèrent et qui ne rentrèrent pas dans leur patrie se réfugièrent à Telia, à Rich-‘Aïna et à Edesse, afin de se préserveV du froid. L’Astabîd, voyant que les Romains s’étaient séparés et qu’ils n’avaient pas pu résister au froid, fit dire au Maître (de la milice) :

« Ou fais la paix et laisse sortir les Perses d’Amed, ou bien accepte la guerre. »

Le Magister ordonna au Comte Justin de rassembler l’armée, mais celui-ci ne put en venir à bout. Voyant donc que la majeure partie des Romains s’étaient dispersés, Celer fit la paix et laissa sortir les Perses, Amed, à la condition toutefois, que si la paix plaisait à l’Empereur et s’il ratifiait les actes dû Magister, on s’en tiendrait à ce qu’on avait conclu ; au cas contraire, on recommencerait la guerre. En apprenant ce qui avait eu lieu, l’Empereur ordonna de remettre l’impôt (pour 7 ans) dans toutes les villes, surtout dans Amed, afin de mettre fin aux inimitiés et de consolider la paix. Il envoya, en outre, à Qawad, par un ambassadeur, nommé Léon, des présents et des honneurs, avec 2 services de table, tous d’or.

 

83. Quelles souffrances endurèrent les habitants d’Edesse qui portaient le blé à Amed, c’est ce que personne ne sait à l’exception de ceux qui furent employés à cette besogne.

La plupart d’entre eux, en effet, moururent en route, eux et leurs bêtes de somme.

 

84. Le vénérable Evêque d’Amed, Jean, étant mort avant que les Perses ne vinssent assiéger la ville, les membres de son clergé allèrent trouver le saint et pieux patriarche d’Antioche, orné de toutes les vertus divines, le vaillant et illustre Mar Flavien, pour qu’il leur sacrât un Evêque. Flavien les accueillit avec honneur, tout le temps qu’ils restèrent auprès de lui ; et une fois que le vénérable Nonnos, prêtre et économe de l’Eglise d’Amed, eût été délivré de l’esclavage, il le fit évêque, sur la demande du clergé. Après avoir reçu le pontificat, Nonnos envoya à Constantinople son chorévêque, Thomas, tant pour ramener les habitants d’Amed qui se trouvaient dans la capitale que pour solliciter quelques grâces auprès de l’Empereur. Mais ceux qui étaient à Constantinople s’étant liés avec Thomas supplièrent l’Empereur de le leur accorder pour Evêque, et

 

Anastase ayant accédé à leur demande fit dire au Patriarche de ne pas les molester ; il leur octroya même le gouverneur qu’ils demandèrent. Le patriarche et l’Empereur comblèrent de faveurs l’Eglise d’Amed et lui envoyèrent des sommes d’or considérables pour sustenter les pauvres. Aussi, tous ceux qui erraient dans les contrées voisines se réunirent-ils à Amed ; ils y ensevelissaient les morts et recevaient ensuite la rétribution prescrite.

 

85. Urbicus, eunuque de l’Empereur, qui avait fait de nombreuses aumônes à Jérusalem et en d’autres endroits, vint à Amed et y distribua, denier par denier, des sommes considérables. Il se rendit de là à Edesse, où il donna à chaque femme, qui voulut l’accepter, le tiers d’un as et à chaque enfant un zouzô. Presque toutes les femmes, soient celles qui en avaient, soient celles qui n’en avaient pas besoin, reçurent leur demi-denier.

 

86. Cette année, après la fin de la guerre, les bêtes féroces furent vivement excitées contre nous parce qu’ elles s’étaient habituées à manger des corps humains, à cause de la multitude des morts qu’il y avait eu pendant la guerre. Aussi, dès que les cadavres tombant en putréfaction eurent disparu, elles entrèrent dans les villages et enlevèrent les enfants pour les dévorer. Elles s’attaquèrent même aux hommes attardés sur les chemins et les déchirèrent. Telle fut la crainte qu’elles inspirèrent qu’à l’époque de la récolte, personne, dans la campagne, n’osait passer la nuit dans les aires sans une cabane, par peur des bêtes féroces. Avec l’aide de Notre Seigneur, cependant, qui prend toujours soin de nous et qui, dans sa miséricorde, nous délivre de toutes les épreuves, une partie de ces animaux tomba entre les mains des villageois, qui les abattirent et envoyèrent leur dépouille à Edesse. Les chasseurs en prirent quelques-unes, les lièrent et les promenèrent vivantes. Tout le monde vit ce prodige et loua le Dieu qui a dit : „Je vous ferai craindre et redouter de tous les animaux de la terre.” Sans doute, c’est à cause de nos péchés qu’ont été envoyés contre nous la guerre, la famine, la peste, la captivité, les bêtes sauvages, et les autres châtiments écrits ou non écrits ; mais, par sa grâce, Dieu nous a délivrés.

 

87. C’est encore lui, qui, dans sa miséricorde, touché par votre prière, m’a fortifié quelque faible que je sois, pour que, suivant ma force, j’écrivisse ce qui s’est passé, à la gloire de ceux qui ont enduré ces malheurs et pour l’instruction de ceux qui viendront après nous. Si ces derniers veulent, en effet, profiter du peu que j’ai écrit, ils pourront devenir sages. J’en ai omis plus que je n’en ai dit ; car, ainsi que je l’ai annoncé dès le commencement, je n’étais pas capable d’écrire le tout. Si on racontait les tourments que chacun a endurés, il en sortirait de si longues histoires qu’un grand livre ne suffirait pas à les contenir. D’ailleurs, ce que d’autres ont écrit vous expliquera comment ceux qui vinrent à nous en libérateurs, nous pillèrent, à leur départ ou à leur retour, à peu près comme des ennemis. Ils jetèrent beaucoup de pauvres à bas de leurs lits, pour y dormir à leur place, pendant que les maîtres couchaient sur la dure, même dans les jours de froid. Ils expulsèrent des personnes de leurs maisons et s’y établirent au lieu d’elles ; ils enlevèrent à d’autres leur bétail et l’emmenèrent de force ; ils dépouillèrent ceux-ci des vêtements qui couvraient leur corps pour les leur prendre et ils infligèrent de rudes coups à ceux-là pour n’importe quelle affaire. Avec les uns ils se disputaient sur la place publique pour des riens ou pour un peu de nourriture ; quant aux autres, ils leur prenaient publiquement les provisions qu’ils avaient dans les fermes ou dans les villes. En route, ils tombaient sur le plus grand nombre de gens qu’ils rencontraient ; les cours et les hôtelleries de la ville ne leur suffisant pas, ils logeaient avec les ouvriers dans leurs boutiques et, au vu de tout le monde, dans les maisons et sur les places publiques, ils violaient leurs épouses. Ils prenaient aux femmes âgées, aux veuves, aux pauvres, l’huile, le bois, le sel, etc*, pour leur usage personnel et les frustraient ainsi du fruit de leur travail, tout en exigeant leurs services. En un mot, ils tourmentèrent et les grands et les petits ; il n’y eut personne qui n’eût à souffrir de leur méchanceté. Les notables de l’endroit eux-mêmes, qui étaient chargés de leur distribuer les billets de logement et de veiller à Tordre, tendaient leurs mains aux présents corrupteurs ; et, recevant de tout le monde, ils ne respectaient personne. Ils envoyaient un peu plus tard des soldats à héberger à ceux qu’ils avaient tout d’abord exemptés de cette charge. Les militaires logeaient même chez les prêtres et chez les diacres, quoiqu’il y eût un édit impérial qui le leur défendît. Mais, pourquoi me fatiguer à rassembler les faits en plus grand nombre, lorsque ceux qui sont plus éclairés que moi ne suffiraient pas à les exposer ?

 

88. Une fois qu’il eut passé à l’Occident de l’Euphrate le Magister alla retrouver l’Empereur ; Aréobinde s’établit à Antioche, Patricius a Mélitine, Pharzamane à Apamée, Théodore à Damas et Calliopus à Maboug. Edesse eut, dès-lors, un moment de repos et le peu d’habitants qui y étaient restés s’abandonnèrent à la joie. Le préfet Euloge s’occupa à rebâtir la ville ; il dépensa 200 livres d’argent pouf les frais de construction, bâtit, restaura et consolida le mur d’enceinte. II rétablit et disposa 2 aqueducs, qui entraient dans Edesse par le bourg de Thelz’ma, et par Môdad. Il releva et termina les bains qui étaient tombés, renouvela son prétoire et fit beaucoup d’autres constructions dans la cité. L’Empereur donna à l’Evêque 20 livres, pour frais de réparation faites au rempart, et l’eunuque Urbicus 10 livres, pour la construction d’un Martyrium en l’honneur de la bienheureuse Marie. Quand à l’huile, qui était donnée aux Martyriums et aux couvents, par l’office (public) et dont la quantité s’élevait à 6800 sétiers, le préfet la Supprima pour éclairer les portiques de là ville. Les gardiens de l’Eglise firent d’instantes réclamations, mais Euloge ne se laissa point fléchir. Afin, cependant, qu’on ne crût pas qu’il méprisait les temples bâtis en l’honneur de Dieu, il donna, sur ses propres fonds, 200 (sétiers d’huilé) à tous les Martyria. Jusques à cette année, les 4 muids de froment, les 6 mds d’orge et les 2 mesures de vin se vendaient 1 denier. Après la nouvelle récolte, les 6 muids de froment et les 10 d’orge ne se vendirent que le même prix.

 

89. Les Arabes de la Perse, incapables de se tenir en repos, passèrent sur le territoire des Romains, sans (le consentement) de leurs maîtres et s’emparèrent de 2 villages. Le Marzban Perse de Nisibes ne Peut pas plutôt appris qu’il saisit leurs chefs et les fit mourir.

 

Les Arabes (soumis aux) Romains passèrent aussi en Perse, sans en avoir reçu l’ordre, et s’emparèrent d’une ferme. A cette nouvelle, le Maître (de la milice), qui vint à la fin de cette année à Apamée, envoya Timostrate, duc de Callinique, lequel ayant pris 5 de leurs chefs en décapita 2 et crucifia les 3 autres. Pharzamane quitta Apamée, après le passage du Maître (de la milice), et alla résider à Edesse. Il fut fait général par l’Empereur, à la place d’Hypatius.

 

90. Les murailles de Batnon, château fort des environs de Saroug, qui étaient abattues et percées, furent rebâties et renouvelées par les soins d’Euloge, préfet d’Edesse. Le vénérable prêtre Hédésius recouvrit d’airain la porte de l’Eglise d’Edesse par où entraient les hommes.

 

91. Année 817 (505-6). — Les chefs de l’armée romaine firent connaître à l’Empereur le mal considérable que causait à leurs troupes le manque d’une ville située sur la frontière. Toutes les fois, en effet, que les Romains sortaient de Telia ou d’Amed, pour circuler dans l’Arabie à cause des voleurs, ils étaient assassinés, partout où ils s’arrêtaient, par leurs fourbes ennemis. En outre, quand ils rencontraient des forces supérieures aux leurs et qu’ils croyaient devoir se replier en arrière, ils étaient condamnés à de grandes fatigues, faute d’avoir tout près d’eux une ville de

refuge. C’est pourquoi l’Empereur ordonna de rebâtir les murs du bourg de Dara qui était situé sur la frontière. On rassembla des carriers dans toute la Syrie et ces carriers vinrent à Dara pour la rebâtir. Mais il arriva que les Perses sortant de Nisibes essayèrent d’entraver leurs travaux ; Pharzamane quitta dès lors Edesse et vint s’établir à Amed, pour pouvoir aller plus facilement au secours de ceux qui étaient occupés à construire Dara.

 

[…]

 

92 grand chasseur de bêtes fauves, surtout de sangliers qui s’étaient multipliés en cet endroit, depuis que le lieu était devenu désert. Il en prenait plus de 40 par jour. Afin de donner des spécimens de sa chasse, il envoya à Edesse (des sangliers) morts et vivants.

 

93. Le vénérable Sergîs, évêque de la citadelle de Bîrtha, qui est située chez nous, aux bords de l’Euphrate, commença aussi à bâtir des remparts à sa ville ; l’Empereur lui donna pour cela des sommes considérables. Le Magister ordonna également de construire des murailles autour d’Europe, ville située à l’Occident de l’Euphrate, dans la province de Mabug ; les habitants de l’endroit se mirent courageusement à l’œuvre.

 

94. Lorsque Pharzamane se fut transporté à Amed, le duc Romanus le remplaça à Edesse, avec son corps de troupes et fit de larges aumônes aux pauvres. A tous ces bienfaits l’Empereur ajouta encore, cette année, la remise des impôts pour la Mésopotamie. Tous les propriétaires en furent ravis et louèrent hautement le souverain.

 

95. Il y eut des meurtres d’Arabes, car ils se plaignaient en disant : »Au lieu d’habiter chez nous, les Goths devraient bien loger chez les seigneurs des villages, puisqu’ils ont été soulagés par la remise des impôts. » L’hyparque ordonna de faire droit à cette requête. Mais on n’eût pas plutôt commencé d’exécuter ses ordres que tous les grands de la cité se réunirent chez le Duc Romanus, et supplièrent sa grandeur de déterminer ce que chaque Goth devait recevoir par mois, afin que les soldats ne se livrassent pas au pillage, quand ils se trouveraient dans les maisons des riches, comme ils l’avaient fait, quand ils s’étaient trouvés dans les maisons du peuple.

Le Duc accueillant volontiers cette demande ordonna (aux Goths) de ne recevoir par mois qu’un espoda) d’huile, 200 livres de bois, un lit et un matelas pour 2.

 

96. Dès qu’ils eurent connaissance de cet ordre, les Goths coururent chez le Duc Romanus, au palais de Bêth Barsa, et manifestèrent le dessin de le tuer. Or, comme ils montaient par une échelle à sa chambre, il entendit le bruit de leurs vociférations tumultueuses, et, comprenant ce qu’ils voulaient il se revêtit à la hâte de son armure, prit ses habits, dégaina son épée, se mit sur la porte supérieure de l’endroit où ils étaient, et, sans tuer aucun Goth, il empêcha, par le seul jeu de son arme, les premiers qui montèrent de parvenir jusqu’à lui. Néanmoins, ceux qui étaient en bas pressant ceux qui étaient en haut de monter et d’entrer, une foule nombreuse et surexcitée s’empara des échelles de ce palais, ainsi que Votre Religion le sait. Beaucoup de personnes s’engagèrent alors sur les échelles, qui, se brisant, tombèrent sur les assaillants : quelques uns périrent, un plus grand nombre n’eut que des membres brisés ou luxés mais n’en guérit jamais. La chute de l’échelle ayant laissé un moment de répit à Romanus, il s’enfuit par le toit d’un palais dans un autre et se sauva. Dès lors néanmoins il n’osa plus rien dire aux Goths qui continuèrent à loger où ils étaient et se conduisirent comme il leur plut, sans que personne eût le courage de les admonester, de les arrêter et de les réprimer.

 

97. Durant toute cette année, notre Evêque Mar-Pierre fut en proie à une maladie douloureuse et terrible. Au mois de Nisan les ennuis augmentèrent pour notre ville, car le Magister avait rassemblé toute son armée, pour se diriger vers la Perse, afin d’y renouveler le traité de paix ; mais arrivé à Edesse, des ambassadeurs Perses vinrent lui annoncer la mort de l’Astabîd avec lequel il devait traiter, et le prier, s’il avait des intentions pacifiques, de ne pas dépasser Edesse, jusqu’à ce qu’un autre Astabîd lui fût envoyé par le roi de Perse, Le Magister écouta favorablement cette demandé et demeura 5 mois à Edesse. La ville ne suffisant pas aux Goths qu’il avait avec lui, ceux-ci logèrent dans les villages et dans tous les couvents des environs, grands ou petits. Les moines même qui habitaient des cellules isolées ne purent conserver la solitude qu’ils aimaient ; ils durent, eux aussi, recevoir des soldats dans leurs monastères.

 

98. Le premier jour, les Goths, ne se nourrissant pas à leurs frais, mangèrent et burent avec tant d’excès, qu’après s’être établis de leur propre autorité sur le haut des maisons, quoique aveuglés par le vin, ils dirigèrent leurs pas dans le vide en voulant sortir la nuit, et périrent misérablement, brisés par leur chute sur le sol. Quelques uns, buvant assis, tombèrent dans un profond sommeil et roulant du haut des maisons moururent sur place ; d’autres étouffèrent sur leurs lits pour avoir trop mangé : ceux-ci, pour de légers motifs, jetaient aux oreilles de ceux qui les servaient leurs mets (?) tout brûlants ; ceux-là, entrant dans les jardins pour prendre des légumes et trouvant les jardiniers qui voulaient les en empêcher, les tuaient à coups de flèches. Ces crimes demeurèrent tous impunis. D’autres fois, la malice augmentant et personne ne songeant à la réprimer, les Goths se tuaient entre eux emportés qu’ils étaient par la colère ; ceux chez lesquels ils demeuraient se conduisaient avec beaucoup d’adresse et accomplissaient tout ce qu’ils voulaient, pour ne pas leur fournir de prétexte à mal faire. Il y avait néanmoins dans cette armée des soldats qui vivaient d’une manière réglée. Votre Science ne l’ignore pas, car il est impossible que dans des troupes aussi nombreuses il ne se trouvât pas quelques personnes sages. Mais l’audace de la soldatesque en vint au point que les gens perdus d’Edesse cessèrent de se conduire mal. On murmura contre le Magister et on consigna ces murmures dans des libelles qu’on afficha secrètement dans des endroits connus de la ville ; en l’apprenant, Celer ne s’irrita point, comme il aurait pu le faire ; il ne chercha même pas à connaître quel était l’auteur de ces écrits et ne forma aucun projet de vengeance à cause de sa douceur. Il se mit uniquement en mesure de quitter Edesse de suite et sans retard.

 

99. Année 818 (506-7). Le- Magister emmena donc toute son armée et descendit vers la frontière, où un envoyé des Perses vint le trouver à Dara, ayant avec lui les otages qu’envoyait l’Astabîd. On le pria, au cas où il voudrait faire la paix, d’envoyer à son tour des otages en échange de ceux qu’il avait reçus, après quoi, les 2 partis se rapprochant amicalement s’aboucheraient, accompagnés chacun de 500 cavaliers bien disciplinés, pour discuter à loisir ce qu’il faudrait. Le Magister accéda à cette demande, et envoya des otages à la rencontre de l’Astabîd. Au jour fixé, il vint lui-même, sans armes ; mais, craignant quelque perfidie de la part des Perses, il rangea en face toute l’armée romaine sous les armes et, lui donnant un signe, il lui prescrivit d’accourir auprès de lui aussitôt qu’elle apercevrait ce signe. Dès que l’Astabîd fut arrivé et que les Romains se furent assis pour délibérer, eux et tous les officiers qui étaient avec eux, un soldat romain, en regardant attentivement, vit que ceux qui étaient venus avec l’Astabîd portaient des armes sous leurs habits ; il communiqua sa découverte au général Pharzamane et au Duc Timostrate, qui donnèrent aussitôt le signal aux troupes. On sonna la charge et elles vinrent cerner l’Astabîd et ses compagnons pendant que l’armée, qui était au camp des Perses, apprenant cette arrestation prenait la fuite de frayeur et se réfugiait dans Nisibes. Les Romains tirèrent l’Astabîd et ses compagnons d’au milieu d’eux, sans leur faire aucun mal ; car, dans leurs victoires, les officiers romains étaient calmes. De retour à son camp, l’Astabîd, voyant que les Perses s’étaient retirés à Nisibes, craignit de demeurer seul et les rejoignit. Il voulut les obliger à sortir de la ville avec lui, mais la crainte les en empêcha. Cependant désireux de ne pas révéler aux Romains l’épouvante des Perses, l’Astabîd fit amener sa fille à Nisibes, et là, conformément à la loi Perse, il la reçut au nombre de ses femmes. Aussi, quand le Magister lui fit dire : personne ne te fera de mal, alors même que tu sortirais tout seul”, il répondit : „Si je ne sors point ce n’est pas par crainte, c’est parce que les jours de mon festin de noce ne sont pas encore finis.” Le Magister, qui savait tout, fit semblant de ne rien comprendre.

 

100. Quelques jours plus tard, quand l’Astabîd vint le trouver, avec des intentions pacifiques, il écarta toutes les demandes qu’il aurait pu adresser aux Perses et conclut avec eux un traité de paix. On écrivit des 2 côtés les conditions réciproques et on détermina le temps pendant lequel on ne se ferait point la guerre. Toute l’armée tressaillit de joie et d’allégresse en apprenant que la paix était conclue.

 

101. Tandis qu’ils étaient encore sur la frontière, le Magister et Calliopius reçurent, de l’Empereur Anastase, des lettres pleines de bienveillance et de miséricorde pour toute la Mésopotamie. Ce prince leur écrivait que, s’ils croyaient nécessaire de remettre les impôts, il leur donnait plein pouvoir de le faire. Eux jugèrent à propos de remettre en entier les impôts aux habitants d’Amed et aux Edessiens par moitié. C’est ce qu’ils firent aussitôt qu’ils furent rentrés à Edesse. Peu de temps après, ils envoyèrent d’autres courriers pour annoncer la conclusion de la paix.

 

102. Le 28 du mois de Teshrin II (novembre 506), le Magister quitta la frontière et emmena toute son armée. Parvenu à Edesse il ne voulait pas y entrer, à cause des murmures des Edessiens contre lui ; mais le bienheureux Bar-Hadad, Evêque de Telia, lui persuada de ne point céder à sa colère, de ne laisser à personne aucun sujet de tristesse ou d’amertume et Celer se rendit volontiers à ce conseil. Tous les habitants d’Edesse sortirent à sa rencontre, en portant des cierges, depuis le plus grand jusqu’au plus petit ; le clergé, les Bnay Qiyama, le jour même, son armée. Quant à lui, il resta 3 jours et donna au préfet 200 deniers pour les distribuer en aumônes. Heureux de la paix qui venait d’être conclue, charmés d’être délivrés enfin des souffrances qu’ils avaient endurées, tressaillant d’allégresse dans l’espoir du bonheur à venir, glorifiant Dieu qui, dans sa miséricorde, avait pacifié 2 Empires, les habitants d’Edesse accompagnèrent Celer à son départ, en louant, comme il convenait, le Seigneur et celui qu’il avait envoyé.

103. Si, à la fin de sa vie, l’Empereur Anastase s’est montré sous un autre aspect, que personne ne s’offense de nos éloges et qu’on se rappelle ce que fit Salomon à la fin de ses jours. Voilà, entre beaucoup de choses, le peu que j’écris, suivant ma force, à Votre Charité : je le fais volontiers et cependant aussi à contrecœur : à contrecœur, par ce que je ne voudrais point fatiguer l’homme sage et instruit qui sait tout cela mieux que moi, volontiers, parce que je désire obéir à vos ordres. Je vous prie maintenant d’exécuter la promesse que contenait votre lettre. Priez sans cesse pour moi pauvre pécheur et j’aurai soin de vous faire connaître ce qui pourra se faire à l’avenir de digne d’être préservé de l’oubli. Je l’écrirai et je le ferai parvenir à votre Paternité, pourvu que je vive moi-même. Prions, nous ici, vous là, et tous les hommes sur la terre, pour que l’histoire puisse redire les changements immenses qui ont eu lieu ; nous n’avons pas pu raconter, tels qu’ils étaient, les événements des mauvais jours, à cause de leurs tristesses ; puissions-nous également ne pas pouvoir raconter les heureux événements de l’avenir !

Puisse notre parole être incapable de faire connaître les vertus de nos concitoyens, le calme pacifique du monde et l’abondance des biens accordés par le Dieu qui a dit : « Les premières tristesses seront oubliées et elles disparaîtront de devant mes yeux ! Auquel Dieu revienne (toute) gloire, dans les siècles des siècles! Ainsi-soit-il.