Cependant on apprit par de nombreux rapports que le seigneur Jean, Roi de Constantinople, fils du seigneur Alexis, avait convoqué de toutes les parties de son empire des peuples appartenant à des tribus et parlant des langues diverses, qu’il s’avançait suivi d’une immense quantité de chars et de chariots, et d’un nombre infini d’escadrons de cavalerie, et dirigeait sa marche par la Syrie : ces bruits n’étaient pas dénués de fondement. Aussitôt qu’il eut appris d’une manière certaine que les habitants d’Antioche avaient appelé auprès d’eux le jeune Raimond, et lui avaient livré leur ville, et donné en mariage la fille du seigneur Bohémond, l’empereur résolut de se rendre à Antioche, indigné que les habitants eussent osé, sans son consentement et son ordre, disposer de la fille de leur seigneur, ou qu’ils eussent entrepris, sans le consulter, démettre leur ville au pouvoir d’un étranger.
Voulant donc la faire rentrer sous sa juridiction ainsi que les provinces adjacentes, il forma le projet de la revendiquer. Il disait, à l’appui de ses prétentions, que les princes (dont il serait trop long de reproduire tous les noms), illustrés par tant de vertus et dignes de vivre à jamais dans la mémoire des hommes, qui, marchant sous la conduite de Dieu, avaient dirigé vers l’Orient les premières expéditions chrétiennes, étaient convenus avec son père et son prédécesseur à l’Empire, le seigneur Alexis, en échange des riches présents et des bons offices qu’ils en avaient reçus, que toutes les villes et tous les châteaux forts dont ils pourraient se rendre maîtres dans le cours de leur voyage, de quelque manière que ce fût, deviendraient, sans aucune contestation, sujets de l’Empire, et qu’après s’en être emparés, les princes emploieraient toutes leurs forces et leurs ressources pour les conserver fidèlement à l’empereur, jusqu’au moment où celui-ci pourrait en prendre possession avec ses propres troupes. Il ajoutait que ces choses avaient été insérées dans les actes, et que les princes les avaient confirmées, en outre, en s’engageant par serment et par corps envers l’empereur. Il est certain, en effet, que les princes chrétiens avaient conclu des traités avec l’empereur de Constantinople, et que ce souverain, de son côté, avait contracté envers eux des engagements qu’il avait méconnus le premier. En conséquence, ceux des princes qui avaient pris part a ce traité déclaraient constamment qu’ils ne pouvaient être tenus à l’exécuter envers celui qui avait violé ses promesses, et que ceux de leurs compagnons qui n’existaient plus avaient été aussi suffisamment affranchis, puisque, dès avant leur mort, l’empereur, agissant en homme inconstant et léger, avait également donné des preuves de sa mauvaise foi à leur égard, en contrevenant à tous ses engagements. Ils disaient donc, et avec justice, qu’ils se regardaient comme entièrement affranchis de l’obligation d’exécuter le traité, car il est injuste de conserver sa foi envers celui qui n’a cessé d’agir contre la teneur de ses promesses.
Depuis un an l’empereur avait envoyé des délégués dans toutes les parties de ses États pour faire faire les préparatifs de son voyage avec une magnificence vraiment impériale ; traînant à sa suite des chars et des chevaux, des trésors qu’il eût été impossible de compter, de peser ou de mesurer, et des troupes en nombre infini, il s’embarqua sur l’Hellespont, traversa la portion de cette mer vulgairement appelée le bras de Saint-George, et dirigea sa marche vers Antioche au milieu d’une immense multitude. Après avoir traversé les provinces intermédiaires il arriva en Cilicie et s’y arrêta pour mettre le siège devant Tarse, belle métropole de la première Cilicie. Il s’en empara de vive force, et, en ayant expulsé les fidèles du prince d’Antioche à qui celui-ci en avait confié la garde, il y établit les siens. En peu de temps il s’empara de la même manière d’Adana, de Mamistra, d’Anavarse, celle-ci célèbre métropole de la seconde Cilicie, et prit aussi possession des autres villes, places et bourgs de la même province. Il réunit ainsi à son Empire, contre toute justice et tout droit, l’entière province de Cilicie qui, pendant quarante années, avait appartenu sans contestation au prince d’Antioche, depuis que la ville de Tarse avait recouvré le libre exercice du christianisme par les mains du seigneur Baudouin, frère du duc Godefroi, depuis que l’illustre Tancrède avait conquis Mamistra et tout le reste de la contrée, et avant même que nos armées eussent pris possession d’Antioche. De là l’empereur, s’avançant à la tête de toutes ses armées et dans le sentiment de sa force, poursuivit sa marche vers Antioche ; dès qu’il y fut arrivé, il l’attaqua en ennemi et traça ses lignes de circonvallation; d’immenses machines de toute espèce furent disposées autour de la place et établies sur les points les plus convenables, et la ville se trouva bientôt vivement serrée de toutes parts.
Tandis que ces événements se passaient dans la principauté, le scélérat Sanguin, le plus cruel persécuteur du nom du Christ, ayant appris la mort du comte de Tripoli et la détention d’une grande partie des siens, et sachant que tout son pays était dégarni de troupes, entra sur ce territoire et alla mettre le siège devant la citadelle appelée MontFerrand, dont j’ai déjà eu occasion de parler, et qui est située sur le sommet d’une montagne au dessus de la ville de Raphanie. Il attaqua les habitants de cette place avec la plus grande vigueur, les pressa vivement et poussa ses opérations sans leur laisser un seul moment de repos. Cependant le jeune Raimond, comte de Tripoli, fils du comte Pons, mort peu de temps auparavant, et neveu du roi de Jérusalem par sa mère, expédia des exprès en toute hâte pour rendre compte au roi de sa position et le supplier avec les plus vives instances de lui être favorable dans une situation presque désespérée, et de ne mettre aucun retard pour venir à son secours. Le roi, dont le cœur paternel était rempli d’une juste sollicitude pour tous les maux du peuple chrétien, convoqua aussitôt tous les princes du royaume, rassembla toutes ses troupes, chevaliers et gens de pied, avec la plus grande activité, et parut à l’improviste sur le territoire de Tripoli. Il y rencontra en même temps les députés du prince d’Antioche venant lui apporter de mauvaises nouvelles et lui annonçant de vive voix, et par les lettres dont ils étaient chargés, que l’empereur (ce qui n’était que trop vrai) avait mis le siège devant Antioche. Ils lui demandèrent aussi et le supplièrent vivement de se diriger vers cette ville avec toutes ses troupes et de voler au secours de ses frères pour les délivrer de leurs affreuses anxiétés.
Le roi mit en délibération ce qu’il avait à faire dans cette double nécessité. On résolut, d’un commun accord, de dégager d’abord les Chrétiens assiégés dans la forteresse de Mont-Ferrand, dans l’espoir qu’il serait facile d’y réussir et de rassembler ensuite toutes les forces pour les porter au secours d’Antioche. En conséquence le roi et le comte de Tripoli réunirent toutes leurs troupes et firent leurs efforts pour joindre les ennemis ; mais ils marchèrent dénués de la protection de la grâce divine. Lorsqu’ils se furent rapprochés du lieu de leur destination, Sanguin, ayant appris leur prochaine arrivée, leva le siège de la citadelle, disposa son armée en ordre de bataille et marcha à la rencontre des Chrétiens. Ceux-ci, de leur côté, s’étant formés selon toutes les règles de l’art militaire, et s’avançant avec ardeur en un seul corps, dirigèrent leur marche vers la place dans l’intention de porter secours aux assiégés et d’approvisionner la citadelle entièrement dépourvue de vivres, en y faisant entrer les denrées qu’ils traînaient à leur suite. Les guides qui dirigeaient l’armée et marchaient en avant laissèrent sur la gauche, soit par erreur, soit par méchanceté, une route plus facile et plus plate pour entrer dans les montagnes et conduire les troupes à travers des chemins étroits et presque impraticables, dans un pays où l’on ne trouvait nulle position avantageuse pour combattre, et où il était également, impossible de se défendre ou d’attaquer avec quelque chance de succès. Sanguin, qui avait une grande sagacité et beaucoup d’expérience de la guerre, n’eut pas plutôt appris la marche des Chrétiens, qu’il reconnut tout l’avantage qu’il en pourrait tirer : il convoque sur-le-champ tous les siens, marche le premier à la tête de plusieurs milliers de combattants, les encourage par ses paroles, par son exemple et se précipite au milieu des bataillons chrétiens. Il attaque avec la plus grande vigueur et excite ses troupes au carnage ; bientôt les rangs des Chrétiens sont rompus, ils prennent la fuite et tombent déboutes parts. Cependant les principaux chefs de notre armée, voyant les premiers rangs enfoncés, désespérant de pouvoir résister avec succès, se trouvant eux-mêmes étroitement serrés et dans l’impossibilité de secourir leurs frères, avertissent le roi de songer à sa propre sûreté et l’engagent à se retirer dans la forteresse voisine. Le roi, voyant que c’était en de telles circonstances le seul parti qui lui restât à prendre, se dirigea vers la forteresse et y entra avec un petit nombre des siens, tandis que presque tous les hommes de pied périssaient sous le fer de l’ennemi ou se rendaient prisonniers. Le comte de Tripoli, jeune homme de belle espérance, et avec lui quelques chevaliers tombèrent entre les mains des infidèles. Ceux qui avaient suivi le roi entrèrent avec lui dans le fort et parvinrent du moins à sauver leur vie. On perdit en cette journée une immense quantité de bagages avec tous les chevaux et tous les animaux chargés du transport des approvisionnements que l’on avait eu le projet de faire entrer dans la citadelle. Ceux qui vinrent s’y réfugier, après avoir quitté le champ de bataille, n’y apportèrent que leur personne et les armes qu’ils avaient sur eux. Parmi ceux qui succombèrent dans cette journée on distingua Geoffroi Charpalu, frère du premier Josselin, comte d’Edesse, homme illustre par sa noblesse autant que par ses talents militaires : la mort d’un si vaillant guerrier fut un sujet de douleur pour un grand nombre de ses frères d’armes, et l’armée entière fut émue en apprenant une perte si déplorable.
Sanguin cependant s’empara de tous les approvisionnements des Chrétiens et fut instruit que ceux qui s’étaient réfugiés dans la citadelle n’y avaient rien apporté. Les forces du royaume étaient détruites ; Sanguin avait pris le comte de Tripoli ; il voyait le roi renfermé avec ses principaux seigneurs dans un fort à demi ruiné et entièrement dépourvu de vivres ; en conséquence il résolut d’aller l’attaquer de nouveau, espérant bien que les assiégés ne pourraient recevoir aucun secours et ne doutant pas qu’ils ne fussent obligés de se rendre au bout de quelques jours. Il rassembla donc toutes ses troupes ; elles se remirent en marche chargées des dépouilles des Chrétiens et dédaignant même d’emporter tout leur butin, et revinrent de nouveau dresser leur camp autour de la citadelle et presser vivement les travaux du siège. Le roi s’était renfermé dans la place avec quelques-uns des principaux seigneurs du royaume, Guillaume de Bures, connétable, Reinier Brus, illustre chevalier, Gui de Brisebarre, Baudouin de Ramla, Honfroi de Toron, jeune encore, et qui débutait dans la carrière des armes, et plusieurs autres : il tint conseil avec eux tous et mit en délibération ce qu’il y avait à faire dans des circonstances aussi urgentes que difficiles. Ils résolurent, d’un commun accord, d’appeler à leur secours le prince d’Antioche, le comte d’Edesse, Josselin le jeune, d’inviter aussi le seigneur patriarche de Jérusalem à accourir avec tout le peuple du royaume, et d’attendre leur arrivée en se défendant de toutes les manières possibles.
Tandis que ces choses se passaient dans les environs de Mont-Ferrand, Renaud, que l’on avait surnommé l’Évêque, neveu de Roger, évêque de Lydda et chef des chevaliers de Saint-George, homme vaillant à la guerre et illustré par de nombreux exploits, s’étant mis, selon sa coutume, à la poursuite des gens d’Ascalon, et s’abandonnant imprudemment à son ardeur, tomba dans une embuscade qui lui avait été préparée, et fut fait prisonnier.
Cependant les exprès suivaient leur marche et se rendaient en toute hâte aux lieux de leur destination. L’un allait solliciter le prince d’Antioche, lui apprenait les malheurs du roi et des seigneurs de sa suite et le pressait vivement de ne mettre aucun retard à voler à son secours. Un autre portait les mêmes avis au comte d’Edesse et cherchait à l’animer d’une égale ardeur. Un troisième se rendait en hâte à Jérusalem et soulevait tout le peuple par ses récits. Le prince d’Antioche hésitait encore et ne savait comment se décider : l’empereur était sous les murs de la place et le prince craignait en sortant de la ville de lui faciliter les moyens de s’en emparer. D’un autre côté cependant le roi se trouvait dans une telle situation qu’il semblait dur et inhumain de ne pas le secourir. A la fin, rempli de compassion pour les souffrances et les maux du roi et du peuple chrétien, et mettant sa confiance dans le Seigneur pour la sûreté de la capitale, le prince résolut de s’associer aux malheurs de ses frères, plutôt que de vivre dans l’abondance et de se réjouir dans sa prospérité et son repos, tandis que les autres étaient complètement dénués de ressources. Il convoqua donc les grands et les principaux citoyens, leur exposa ses sentiments et ses intentions, les invita à s’unir à lui pour voler au secours du roi, et n’eut aucune peine à les persuader. Tous lui exprimèrent spontanément des vœux qui furent agréables au ciel et se préparèrent immédiatement à partir. Ils sortirent de la ville, laissant l’empereur sous les murailles et se mirent en marche pour aller travailler à la délivrance du roi. Le comte d’Edesse s’engagea aussi par les mêmes vœux et sortit de son territoire avec toutes les forces dont il disposait, faisant toute la diligence possible. Enfin le seigneur Guillaume, patriarche de Jérusalem, rassembla également dans le royaume toutes les troupes qu’il y put trouver, et, prenant en ses mains le vénérable bois de la croix du Seigneur, il se mit en route avec une extrême activité, cherchant de tous côtés des renforts et poursuivant vivement son entreprise.
Pendant que l’on s’occupait ainsi des intérêts du roi, le gouverneur de Damas, Bezeuge, chef des chevaliers de ce pays, dont j’ai déjà parlé, fut informé que notre royaume était dégarni de toutes ses forces, que le roi était lui-même enfermé et assiégé dans une place située à l’extrémité des États chrétiens, et que les princes et tout le peuple, empressés d’assurer sa délivrance, se hâtaient, d’un commun accord, de se rendre vers les mêmes lieux : saisissant aussitôt cette nouvelle occasion de faire du mal, il entra dans le royaume à la tête d’une nombreuse troupe, et alla attaquer à l’improviste la ville de Naplouse, place entièrement dénuée de fortifications et qui n’avait ni murailles, ni remparts, ni même de fossés. Il y entra subitement, comme un voleur au milieu de la nuit, et, surprenant les habitants sans défense, il assouvit sur eux sa fureur, sans aucun égard pour l’âge ni le sexe. Ceux qui échappèrent au premier moment du carnage, avertis enfin par le désastre, se retirèrent, non sans difficulté, dans la citadelle située au milieu de la ville et y firent entrer leurs femmes et leurs enfants, les arrachant avec peine à la mort et au fléau de l’incendie. L’ennemi cependant se répandit sans obstacle dans les quartiers de la ville, mettant le feu partout, enlevant tout ce qui pouvait lui convenir, et il se retira enfin chargé de butin et sans avoir essuyé aucun dommage.
Sanguin ne cessait cependant de presser les assiégés de ses vives attaques : des instruments de guerre ébranlaient les murailles, ses machines lançaient au milieu du fort des blocs de pierres et des rochers énormes, et écrasaient les maisons dans leur chute, non sans répandre une grande terreur parmi ceux qui y étaient enfermés. Cette grêle continuelle de pierres et de traits de toute espèce était à la fois si importune et si dangereuse qu’on ne trouvait plus dans l’enceinte des murailles un seul emplacement où l’on pût cacher en sûreté les hommes blessés et les infirmes. De tous côtés on ne voyait que sujets de crainte et de péril, on ne rencontrait que la redoutable image de la mort, et tous les esprits étaient continuellement frappés ou de la crainte d’un danger prochain ou de la présence même des événements les plus sinistres. Le chef cruel des assiégeants recommençait sans cesse les assauts ; il distribuait ses troupes, et leur assignait un ordre de service, par lequel il ménageait les forces de ses soldats ; ceux qui étaient fatigués se retiraient pour faire place à d’autres, et par ce moyen il semblait que les combats se succédassent sans interruption, au lieu de recommencer à de certains intervalles. Les assiégés cependant n’avaient pas assez de forces pour adopter de semblables manœuvres, et les mêmes hommes étaient occupés sans relâche à repousser les premières aussi bien que les secondes attaques. De jour en jour aussi leurs forces se réduisaient ; les uns succombaient sous le poids de leurs blessures, d’autres périssaient de diverses maladies ; tous souffraient en commun des mêmes privations, et surtout de l’impossibilité de supporter tant de fatigues et des maux si continus. Dans la nuit, obligés de veiller sans cesse, ils ne pouvaient dormir, et dans le jour, appelés continuellement à repousser les attaques des ennemis, ils ne pouvaient non plus trouver un seul moment pour reposer leurs membres fatigués. Pour comble de maux, ils n’avaient apporté aucune provision dans la place en s’y renfermant; le premier siège qu’elle avait supporté avait épuisé toutes les denrées qui y étaient d’abord enfermées, et celles qu’ils avaient compté y introduire étaient tombées en entier entre les mains des ennemis. Aussi, dès qu’ils furent arrivés dans la citadelle, les Chrétiens dépourvus de toute autre ressource, se mirent à manger leurs chevaux ; mais ils en virent aussi la fin, et se trouvèrent alors encore plus dénués de moyens de nourriture. Les hommes même les plus robustes étaient exténués par le jeûne, et la maigreur qui venait à la suite de tant de misère dérobait leurs forces même aux plus vaillants. Les assiégés étaient d’ailleurs en fort grand nombre, de telle sorte que les vivres même n’eussent pas suffi pour fournir modérément à leurs besoins ; toutes les auberges de la ville étaient remplies de monde, et cependant on trouvait encore dans les rues et sur la place un grand nombre de malheureux couchés par ferre, et qui couvraient tout le sol ; souvent des traits lancés du dehors à tout hasard et sans aucune intention, venaient tomber au milieu d’eux, et faisaient des blessures mortelles. Sanguin savait très-bien tout celà, et pressait les travaux de ses troupes avec d’autant plus d’ardeur qu’il était persuadé que les Chrétiens ne pourraient supporter longtemps un tel excès de malheur. Tout autour de la place, il y avait une si grande quantité de troupes ennemies, gardant toutes les avenues avec un si grand soin, que nul ne pouvait essayer de pénétrer jusqu’aux assiégés, ni ceux-ci de sortir de la place, tant c’eût été une tentative désespérée. De jour en jour cette cruelle situation s’aggravait encore, les vivres manquaient entièrement, et les Chrétiens n’entrevoyaient plus aucune chance de salut. Dans cette extrémité, ils pouvaient juger par leur propre expérience combien sont impérieux les besoins de la faim ; aussi dit-on que la famine seule perd les villes. Ce peuple réduit à la dernière détresse se soutenait encore un peu par l’espoir que le prince d’Antioche, le comte d’Edesse, les gens même de Jérusalem arriveraient à leur secours; mais on ne se hâte jamais assez au gré de ceux qui désirent. Tout retard leur semblait de mauvais augure, et donnait en même temps plus d’activité à leur impatience ; une heure était à leurs yeux comme une année.
Cependant le prince Raimond d’Antioche s’avançait avec ses légions ; d’un autre côté, le comte d’Edesse, traînant à sa suite de nombreux bataillons, n’était pas non plus très-éloigné, et l’armée de Jérusalem, ayant en tète le précieux bois de la croix du salut, hâtait également sa marche. Sanguin en fut informé par de fidèles messagers ; il craignit l’arrivée de tant de princes illustres, et surtout il eut peur que l’empereur de Constantinople, qu’il savait dans les environs d’Antioche, ne prît compassion des maux des assiégés, s’il venait à en avoir connaissance, et ne marchât contre lui, dans sa colère, avec ses innombrables armées. En conséquence, et avant que ces nouvelles pussent parvenir aux assiégés, Sanguin envoya des députés au roi et aux princes qui étaient avec lui, pour leur faire ses premières propositions de paix. Il leur fit dire « que la citadelle à demi-ruinée ne pourrait tenir longtemps devant lui ; que le peuple chrétien, travaillé par la famine, avait perdu la force et le courage de résister ; que son armée au contraire avait en abondance tous les approvisionnements nécessaires ; que cependant, par considération pour le roi, prince grand et illustre au milieu du peuple chrétien, il était disposé à rendre tous les prisonniers tombés entre ses mains peu de temps auparavant, le comte aussi bien que les autres; qu’enfin, il accorderait aussi au roi la faculté de sortir librement et tranquillement avec tous les siens, et de rentrer dans ses États , à condition qu’il consentît à évacuer la place et à la remettre entre ses mains ».
Comme les Chrétiens ignoraient que leurs frères fussent si près, et comme d’ailleurs la famine, les veilles, les fatigues, les blessures, les angoisses de tout genre les avaient entièrement épuisés et mis hors d’état d’opposer une plus longue résistance, ils accueillirent les propositions qui leur étaient faites avec un extrême empressement, s’étonnant toutefois qu’un homme si cruel pût donner une telle marque d’humanité : quel que fut au surplus le motif de cette résolution, les Chrétiens acceptèrent avec reconnaissance les conditions qu’on leur offrait. Le traité fut en conséquence rédigé à la satisfaction des deux parties, et Sanguin renvoya le comte de Tripoli et les nombreux prisonniers qu’il retenait dans son camp. Le roi sortit aussitôt de la place avec tous les siens ; les Turcs le traitèrent avec assez de bonté, prirent possession de la citadelle, et le roi confus, et heureux cependant d’avoir échappé enfin à cette affreuse perplexité, quitta les montagnes et descendit dans la plaine voisine de la ville d’Archis. Ayant appris que le prince d’Antioche et le comte d’Edesse s’avançaient, louant leur sollicitude et leur charité fraternelle, et se plaignant en même temps qu’ils fussent arrivés trop tard, il marcha avec empressement à leur rencontre. Il leur rendit mille actions de grâces de ce qu’ils s’étaient montrés pleins de zèle pour ses intérêts et lui avaient prêté secours, autant du moins qu’il était en leur pouvoir ; puis, après s’être mutuellement réjouis dans des entretiens intimes, les princes se séparèrent les uns des autres et retournèrent chacun dans ses États.
Le prince d’Antioche se hâta de rentrer dans cette ville. Sa position semblait devenue extrêmement critique, depuis le moment où le plus puissant souverain de la terre était arrivé sous les murs de sa capitale, comme pour y porter la guerre. Raimond rentra dans la ville par la porte supérieure, située près de la citadelle, et trouva l’empereur persévérant dans les mêmes desseins. On se battit pendant quelques jours. Les habitants d’Antioche firent plusieurs sorties, quelquefois en secret, plus souvent à découvert, et, dans leurs irruptions sur l’armée impériale, ils réussirent à lui faire souvent beaucoup de mal, l’attaquant en ennemis acharnés et sans avoir égard au lien de la foi commune qui les unissait. L’empereur de son côté faisait agir d’immenses instruments de guerre, et des machines qui lançaient des blocs de pierres d’un poids et d’une dimension énormes: du côté de la porte du port, les murailles et les tours en étaient ébranlées, et l’empereur faisait tous ses efforts pour détruire et renverser les remparts qui défendaient l’approche de la ville. Ses troupes étaient rangées en cercle autour de la place ; les archers et les frondeurs lançaient des flèches et toutes sortes de projectiles, à l’effet d’interdire aux assiégés la défense des remparts, et en même temps ils cherchaient toutes les occasions de se rapprocher des murailles, afin de travailler à les miner. Dans cet état de choses, les hommes les plus éclairés des deux partis craignirent qu’il ne devînt bientôt impossible de mettre un terme à ces querelles et de prévenir de nouveaux périls. Remplis de la crainte du Seigneur, quelques citoyens d’Antioche entreprirent de s’interposer comme arbitres ; ils se présentèrent, portant en main des emblèmes de paix devant le camp de l’empereur, et firent tous leurs efforts pour apaiser son indignation parlant un langage plein de douceur et s’avançant en toute humilité. Ils se rendirent de là auprès du prince, et cherchèrent avec autant de prudence que d’adresse à reconnaître quels seraient les meilleurs moyens de conclure la paix. Enfin, ils pensèrent et décidèrent, comme arbitres du traité, « qu’il fallait que le prince se rendît auprès du magnifique empereur, et qu’en présence de tous les illustres du palais impérial, entouré lui-même de tous les grands seigneurs de la principauté, il fit à l’empereur hommage-lige de fidélité, avec toutes les solennités usitées, et qu’il prêtât serment, en s’engageant par corps, que si le seigneur empereur voulait entrer à Antioche, ou dans la citadelle, soit en homme irrité, soit en homme apaisé, le prince ne lui refuserait point d’y entrer librement et en toute tranquillité. Que si le seigneur empereur cédait au prince, selon la faveur des traités, les villes d’Alep, de Césarée, de Hamath et d’Emèse, le prince se tiendrait pour satisfait de les obtenir ainsi que les villes circonvoisines ; et qu’alors, il restituerait aussi et sans difficulté la ville d’Antioche, pour être possédée à titre de propriété par le seigneur empereur. Que celui-ci à son tour, et en reconnaissance du serment de fidélité qu’il recevrait, s’engagerait envers le prince (s’il pouvait parvenir, avec l’aide de Dieu, à s’emparer d’Alep, de Césarée et de toute la contrée environnante), à les donner au prince en accroissement de ses autres possessions, de telle sorte qu’elles lui appartiendraient à jamais à lui et à ses héritiers, pour être par eux possédées sans trouble, sous la seule réserve du bénéfice vulgairement appelé fief ».
En conséquence de ces résolutions, le prince d’Antioche sortit de la ville, escorté par tous ses nobles, et se rendit au camp impérial. Le seigneur empereur le reçut avec les honneurs qui lui étaient dus ; le traité fut agréé et ratifié par les deux parties, et le prince engagea sa foi en présentant sa main au seigneur empereur. Aussitôt après, ce dernier donna au prince l’investiture des villes ci-dessus désignées et de toutes leurs dépendances, et s’engagea formellement à faire, dans le cours de l’été suivant, tous ses efforts pour reprendre ces villes, avec l’aide du Seigneur, et les livrer au prince. Le traité ainsi terminé, et la paix complètement rétablie, on arbora la bannière impériale sur la plus haute tour de la citadelle, et le prince, comblé d’immenses présents, rentra dans la ville avec toute son escorte. Le seigneur empereur, pressé d’éviter les rigueurs de l’hiver, se remit en route avec toutes ses armées ; il repassa en Cilicie et s’arrêta dans les environs de Tarse, auprès des bords de la mer, avec l’intention d’y séjourner pendant la mauvaise saison.