Guillaume de Tyr, Réforme de l’Eglise et Déclenchement de la Croisade (1095), v. 1170

Quelques années auparavant, le pape Grégoire, prédécesseur d’Urbain, avait, après de longues contestations, vivement poursuivi Henri, roi des Teutons et empereur des Romains, au sujet de l’anneau et de la crosse des évêques défunts. Par suite d’une ancienne habitude, invétérée surtout dans l’Empire, on envoyait à l’empereur l’anneau et la crosse pastorale, après la mort des prélats de chaque église. Aussitôt, et sans attendre l’élection du clergé, l’empereur chargeait un homme quelconque, choisi par ses familiers et ses chapelains, de remplir les fonctions de pasteur dans l’Église vacante. Le pape jugeant qu’un tel procédé était contraire à toute honnêteté et foulait aux pieds les droits de l’Église, envoya trois avertissements consécutifs à l’empereur […] L’empereur[…] commença à persécuter l’église romaine: il suscita un adversaire au pape dans la personne de Guibert, archevêque de Ravenne, homme lettré et extrêmement riche. Celui-ci se confiant aux farces de l’empereur et à l’immensité de ses richesses, déposséda par la violence l’homme vénérable qui occupait le siège apostolique, envahit le Saint-Siège même, et dépourvu de toute droiture d’esprit, il en vint à ce point de délire de se croire réellement élevé au rang qu’on lui attribuait par un impie mensonge. […] On arrêtait les évêques; les prélats des églises, quels qu’ils fussent, poursuivis comme s’ils eussent été coupables d’homicide, étaient jetés dans des cachots et voyaient tous leurs biens confisqués, dès qu’ils refusaient d’approuver l’empereur dans sa perversité. Et ce n’était pas seulement des affronts passagers qu’ils avaient à subir, on les chassait pour toujours de leurs églises, on leur substituait des intrus. Le pape Grégoire, fuyant l’indignation de l’empereur, s’était retiré dans la Pouille. Il y avait été reçu honnêtement et traité avec bonté par Robert Guiscard, duc de ce pays, aux bons offices duquel il devait déjà d’avoir échappé aux mains de l’empereur.

[…] Il eut pour successeur Urbain, qui, pour échapper à la fureur de Henri, successeur de l’autre Henri, et persévérant dans les mêmes voies, vécut aussi caché dans des lieux forts, au milieu de ses fidèles, sans trouver nulle part un asile parfaitement sûr. Ce fut au sein même de ces adversités qu’il reçut et traita avec bonté Pierre l’ermite, […] Pierre, embrasé du zèle divin, parcourt toute l’Italie, franchit les Alpes, visite successivement tous les princes de l’Occident, se transporte en tous lieux, presse, gourmande, insiste avec fermeté et parvient, avec le secours de la grâce, à persuader à quelques-uns qu’il importe de se hâter pour subvenir aux pressants besoins de ceux de leurs frères qui succombent à l’oppression, et de ne pas souffrir que les lieux saints, que le Seigneur daigna illustrer de sa présence, demeurent plus longtemps exposés aux profanations et aux impuretés des infidèles. […]

L’an 1095 […] sous le règne de Henri IV, roi des Teutons et empereur des Romains ; l’illustre roi des Francs, Philippe, fils de Henri, régnant dans le même temps en France; le seigneur pape Urbain, voyant que la méchanceté des hommes avait dépassé toute borne, que tout ordre était renversé, et que toutes choses ne tendaient plus qu’au mal, après avoir tenu à Plaisance un concile qu’il avait convoqué pour toute l’Italie, quitta l’Italie pour fuir le courroux de l’empereur, traversa les Alpes et entra dans le royaume des Francs.

[…] Le collège sacré des évêques et des abbés, venus de toutes les divisions des provinces Transalpines, se réunit, par la grâce de Dieu, à Clermont, ville d’Auvergne, dans le mois de Novembre. […] le seigneur Urbain adressa une exhortation au concile assemblé, et parla en ces termes:

« Vous savez, mes frères bien-aimés, […] que le Rédempteur […] a illustré par sa présence la terre de promission, qu’il avait jadis promise aux patriarches; il l’a rendue surtout célèbre par les œuvres qu’il y accomplit, et par la fréquente manifestation de ses miracles. […] Il est certain qu’il a accordé à cette portion infiniment petite du globe un privilège tout particulier de prédilection[…]Ainsi a-t-il dit par la bouche d’lsaïe : Israël est ma maison et mon héritage, et encore: la maison d’Israël est la vigne du Seigneur des armées. […] cependant il adopta plus particulièrement encore la ville sainte, comme lui appartenant en propre, témoin le prophète qui dit : Le Seigneur aime les portes de Sion plus que toutes les tentes de Jacob.

[…] Élue sans doute, car celui qui élit l’a attesté lui-même, en disant : C’est de la ville de Jérusalem que j’ai élue, que vous viendra le Sauveur. Quoiqu’en expiation des péchés de ses habitants, Dieu ait permis par un juste jugement qu’ils aient été souvent livrés aux mains des impies, et que la ville ait subi pour un temps le joug d’une dure captivité, il ne faut pas croire cependant qu’il l’ait rejetée loin de lui, comme pour la répudier; car il est écrit: Le Seigneur châtie celui qu’il aime. […]

Ce berceau de notre salut, cette patrie du Seigneur, cette mère de la religion, un peuple sans Dieu, le fils de l’Egypte esclave, l’occupe par là violence. Les fils de la ville libre sont en captivité, ils subissent la plus dure condition, de la part de celui qui était tenu à juste titre de les servir. Mais qu’est-ce qui est écrit ? Chassez cette servante avec son fils.

La race impie des Sarrasins, sectateurs de traditions mondaines, accable d’une cruelle tyrannie, et depuis de longues années, les lieux saints, où ont posé les pieds du Seigneur. […] la race des élus subit d’indignes persécutions, le collège royal des prêtres sert dans la fange; la cité de Dieu, la reine des nations a été soumise à un tribut. […]Le temple de Dieu, d’où le Seigneur, rempli de zèle, chassa les vendeurs et les acheteurs, pour que la maison de son père ne devint pas une caverne de larrons, ce temple est devenu la demeure des démons.

[…] La ville du roi des rois, […] a été contrainte malgré elle de servir aux superstitions des Gentils. […] reçoit leurs lois, et est souillée des ordures de ceux qui ne participeront point à la résurrection, qui sont destinés à entretenir un incendie sans fin, à servir de paille au feu éternel.

[…] Il n’est pour ces hommes aucune différence, ni de lieux, ni de personnes: les prêtres et les lévites sont assassinés dans le sanctuaire, les vierges sont contraintes à se prostituer, ou périssent au milieu des tourments, l’âge même ne met pas les matrones à l’abri de semblables injures.

[…] Vous donc, mes frères bien-aimés, armez-vous du zèle de Dieu; que chacun de vous ceigne ses reins d’une puissante épée. Armez-vous, et soyez fils du Tout-Puissant. Il vaut mieux mourir dans la guerre, que voir les malheurs de notre race et des lieux saints. Si quelqu’un a le zèle de la loi de Dieu, qu’il se joigne à nous; allons secourir nos frères. Rompons leur lien, et rejetons loin de nous leur joug [50]. Marchez, et le Seigneur sera avec vous.

Tournez contre les ennemis de la foi et du nom de Christ, ces armes que vous avez injustement ensanglantées du meurtre de vos frères.Ceux qui commettent le larcin, l’incendie, le rapt, l’homicide, et d’autres crimes, ne posséderont point le royaume du ciel; rachetez-vous par de bons services qui seront agréables à Dieu, afin que, ces œuvres de piété, jointes à l’intercession de tous les saints, vous obtiennent promptement l’indulgence pour tous les péchés par lesquels vous avez provoqué la colère divine. C

[…] Rassemblez toutes vos forces pour résister à ceux qui ont résolu de détruire le nom chrétien. Si vous ne faites ainsi, il arrivera bientôt que l’Église de Dieu aura à subir un joug qu’elle ne mérite point, la foi décroîtra sensiblement, et la superstition des Gentils prévaudra. […] Que ceux qui seront morts dans ces lieux avec un véritable repentir ne doutent point qu’ils obtiendront indulgence pour leurs péchés, et qu’ils gagneront les fruits des récompenses éternelles. Pendant ce temps, ceux qui, dans l’ardeur de leur foi, auront entrepris cette expédition, nous les recevons sous la protection de l’Église, des bienheureux Pierre et Paul, comme des enfants de la vraie obéissance, et nous les déclarons spécialement à l’abri de toute vexation, soit dans leurs biens, soit dans leurs personnes. […]

Si cependant quelqu’un avait la téméraire audace de les molester, qu’il soit frappé d’excommunication par, l’évêque de son diocèse […] ».

[…]

Le synode dissous, tous prennent congé les uns des autres et […]partent résolus, sur toute chose, à faire observer par tous les fidèles cette paix que tous les statuts du synode viennent de prescrire, et qu’on appelait dans le langage ordinaire treuga, la trêve de Dieu, afin que ceux qui voudront partir n’éprouvent aucun empêchement. […] De leur côté les évêques se montraient, conformément au mandat qu’ils avaient reçu, fidèles coopérateurs des mêmes œuvres; ils invitaient les peuples à suivre les voies qui leur étaient ouvertes, et parcouraient leurs diocèses, semant partout la parole de vie[…] en sorte qu’on pouvait dire avec vérité que cette parole de Dieu s’accomplissait: « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée ». […]aucun lien d’amour n’était assez fort pour opposer un obstacle à ce zèle fervent; du fond même des cloîtres, cachots où ils s’étaient enfermés volontairement pour l’amour du Seigneur, des moines sortaient en foule. Cependant le zèle de Dieu n’était pas pour tous l’unique motif d’une telle résolution, […] Quelques uns se réunissaient à ceux qui devaient partir pour ne pas quitter leurs amis; d’autres pour éviter de paraître lâches ou paresseux; d’autres encore, uniquement par légèreté, ou bien aussi pour échapper à leurs créanciers lorsqu’ils se sentaient trop pressés du poids de leurs énormes dettes.

[…]

On était convenu de toutes parts, et les ordres du seigneur pape avaient également prescrit, que tous ceux qui se lieraient par le voeu d’entreprendre ce voyage porteraient sur leurs vêtements, au dessous de l’épaule, le signe de salut, la croix vivifiante, en mémoire et en imitation de celui qui souffrit la Passion dans les lieux qu’ils allaient visiter, et qui, marchant au lieu de notre rédemption, avait porté sur ses épaules la marque de sa principauté[…]

Parmi ceux qui, dans l’un et l’autre royaume, s’étaient munis du signe de la croix en gage de leur prochain pèlerinage, on remarquait :

-l’illustre seigneur Hugues-le-Grand, frère du seigneur Philippe, roi des Francs

-le seigneur Robert, comte de Flandre

-un autre Robert, comte de Normandie, fils du seigneur Guillaume, roi des Anglais

-le seigneur Étienne, comte de Chartres et de Blois

-le seigneur Adhémar, évêque du Puy

-le seigneur Guillaume, évêque d’Orange

-seigneur Raimond, comte de Toulouse et de Saint-Gilles, suivi d’un grand nombre d’hommes très nobles et très illustres;

-le seigneur Godefroi, duc de Lorraine, homme vaillant et très considérable, et ses frères, le seigneur Baudouin et le seigneur Eustache

-autre Baudouin, surnommé du Bourg, parent des précédents, et fils du seigneur Hugues, comte de Réthel

-le seigneur Garnier, comte de Gray

-Baudouin, comte de Hainau

-Isoard, comte de Die

-Raimbault, comte d’Orange

-Guillaume, comte du Forez

-Étienne, comte d’Albemarle

-Rotrou, comte du Perche

-Hugues, comte de Saint-Paul.

-Henri de Flache ; Raoul de Beaugency, Évrard de Puisaie, Centon de Béarn, Guillaume Amanjeu, Gaston de Béarn, Guillaume de Montpellier, Gérard de Roussillon, Gérard de Chérisi, Roger de Barnaville, Gui de Ponesse, Gui de Garlande, porte-mets du roi des Francs, Thomas de Feii, Galen de Calmon,

-et enfin Pierre l’ermite, suivi d’une multitude innombrable qu’il avait rassemblée, non sans de grandes fatigues, dansle royaume des Francs et dans l’Empire.

Dans les environs des Alpes on remarquait le

-seigneurBoémond, prince de Tarente, fils du seigneur Robert Guiscard, duc de Pouille

le seigneur Tancrède, neveu du précédent par sa mère […]