Virgile, Enéide, V, 1-41, Troyens en Sicile, v. 30 av. n-è

Pendant ce temps, Énée, avec sa flotte était déjà en pleine mer ; sûr de sa route, et il fendait les flots assombris par l’Aquilon ; en se retournant il voyait les remparts de l’infortunée Élissa (Didon), éclairés par des flammes. Pourquoi avoir allumé un pareil brasier, on l’ignore ; mais les dures souffrances d’un grand amour brisé et l’expérience de ce que peut une femme en délire éveillent dans les coeurs des Teucères de tristes pressentiments. Dès que les navires eurent gagné le large, sans terre en vue ; désormais mais uniquement et partout le ciel et la mer, une sombre nuée, porteuse de nuit et d’orage, s’arrêta au-dessus de leurs têtes et la mer se hérissa dans l’obscurité. En personne, du haut de la poupe, Palinure le pilote cria : « Pourquoi ces nuages si lourds ont-ils envahi le ciel ? Que prépares-tu donc, seigneur Neptune ? » Après ces paroles, il ordonne de réduire les voiles, de se pencher sur les rames solides, puis de biais il présente au vent ses voiles pliées, en disant : « Magnanime Énée, même si Jupiter m’offrait sa garantie, non, je n’espérerais pas, sous un pareil ciel, atteindre l’Italie. Les vents ont tourné, surgis du sombre Couchant, ils grondent sur nos flancs, et l’air se condense en brouillard.
Et nous, malgré nos efforts, nous ne pouvons ni leur résister ni même tenir le cap. Puisque la Fortune est souveraine, suivons-la, et faisons route vers l’endroit où elle nous appelle. À mon avis, les rivages sûrs et fraternels d’Éryx et les ports de Sicanie ne sont pas loin, si du moins je mesure correctement, de mémoire, les astres observés. »
Alors le pieux Énée : « C’est assurément ce qu’exigent les vents et, depuis un moment déjà, je te vois en vain lutter contre les éléments.Hisse les voiles, change de direction. Pourrait-il exister à mes yeuxendroit plus agréable ou havre plus désirable pour mes navires épuisés que cette terre qui me conserve en vie le Dardanien Aceste, et qui renferme en son sein les ossements de mon père Anchise ? » Ces paroles dites, on tend vers un port, des Zéphyrs favorables gonflent les voiles et la flotte est rapidement emportée sur les remous ; et finalement, tout joyeux, ils se dirigent vers une plage familière
D’ailleurs, Aceste qui, de loin, du haut d’un mont élevé,avait observé l’arrivée de vaisseaux amis, court à leur rencontre,hérissé de javelots et revêtu de la peau d’une ourse de Libye ;la mère Troyenne qui le mit au monde l’avait conçu du fleuve Crinisus.Il n’a pas oublié ses lointains ancêtres, applaudit à leur retour et, tout heureux, les accueille avec un faste rustique, réconfortant des ressources de son amitié ces hommes épuisés.

[…]
Alors le sage Aceste adresse des reproches à Entelle, qui justement était assis près de lui, sur un lit de vert gazon :
« Entelle, le plus vaillant des héros jadis, mais bien en vain, permettras-tu sans réagir que soit remporté sans combat un prix si prestigieux ? Où donc se trouve ce dieu fameux, chassé par la peur n’ont pas cédé le pas ; mais avec la lente vieillesse, mon sang glacé s’engourdit et mes forces s’épuisent et s’alanguissent. Si maintenant je jouissais encore de ma jeunesse d’antan, jeunesse d’où cet insolent tire orgueilleusement son assurance,je serais venu, sans être attiré par un prix et un taureau magnifique, et je n’attends pas de récompense ».
Après avoir ainsi parlé, il lance devant lui les deux cestes, d’un poids onsidérable,sur lesquels pour combattre le fougueux Éryx avait l’habitude de porter la main et de tendre sur ses bras avec des lanières solides. Les esprits étaient stupéfiés : les immenses peaux de sept énormes boeufs, étaient raidies par des lames de plomb et de fer cousues dessus.
Darès, devant tous, reste interdit et de loin refuse le combat, le magnanime fils d’Anchise tourne et retourne cette masseen tous sens et ces lanières qui s’enroulent sans fin.
Alors le vieil Entelle laissa monter de son coeur ces paroles :
« Et qu’aurait-il dit celui qui aurait vu les cestes d’Hercule et ses armes, et le combat affreux qui eut lieu sur ce rivage ? Ces armes-là, ton frère Éryx les portait autrefois– tu vois encore le sang et les éclats de cervelle qui les souillent – ,avec elles, il affronta le grand Alcide ; moi, j’y étais habitué tant qu’un sang plus vif me donnait des forces, tant que la vieillessejalouse n’avait pas semé sur mes tempes des cheveux blancs. Mais si Darès le Troyen récuse ces armes qui m’appartiennent,avec l’agrément du pieux Énée, et l’approbation d’Aceste, mon garant,combattons à armes égales. Je renonce pour toi aux cestes d’Éryx, cesse d’avoir peur, mais toi, défais-toi de tes cestes troyens ».
Sur ces mots, il rejeta de ses épaules son double manteau,dévoila les fortes ariculations de ses membres, sa forte ossatureet ses bras puissants, et il se dressa, gigantesque, au milieu de l’arène.