Etna, III, 548-587
Sans attendre, une fois nos voeux dûment accomplis, nous faisons tourner les cornes des vergues fixant nos voiles et quittons ces demeures grecques et leurs champs peu rassurants.Alors, nous apercevons le golfe de Tarente, la ville d’Hercule, si la tradition dit vrai ; en face, le sanctuaire de Junon Lacinienne, Caulon avec ses tours et Scylacée, briseuse de navires.
Puis, dans le lointain, émergeant des flots, apparaît l’Etna trinacrien. Au loin nous entendons le grondement sourd de la mer qui s’abat sur les rochers et des voix qui se brisent sur le rivage ; les fonds marins se soulèvent et le sable se mêle à l’eau bouillonnante.
Alors mon père Anchise : “Voici sûrement cette fameuse Charybde, ces écueils, ces rochers terrifiants que prophétisait Hélénus ; Arrachez-nous d’ici, mes amis, et à l’unisson pesez sur vos rames !”
L’ordre aussitôt donné, on l’exécute et, le premier, Palinure dirige vers la gauche sa proue qui grince ; notre troupe, s’aidant des rames et du vent, a viré à gauche. Une lame creuse nous soulève vers le ciel et, la vague retombant, nous voilà installés impuissants dans les profondeurs, chez les Mânes.
Trois fois des rochers du creux des cavernes a retenti un cri, trois fois nous avons vu l’écume projetée et les astres dégoulinants. Cependant, le soleil et le vent ont nous ont laissés, épuisés, et, sans connaître notre route, nous abordons au rivage des Cyclopes.C’est un port, lui-même à l’abri des vents, calme et vaste ; mais tout près de làrugit l’Etna aux éboulis effrayants.
Parfois il éclate en lançant vers le ciel une sombre nuée, fumée de poix tourbillonnante et de cendre incandescente, soulevant des boules de feu qui vont lécher les astres. Parfois aussi il crache et projette des rocs, entrailles arrachées à la montagne, et en grondant il amasse dans les airs des laves en fusion, qu’il expulse des profondeurs.
La légende dit que le corps d’Encélade, à demi foudroyé, est écrasé sous cette masse, et que l’Etna gigantesque, posé sur lui, crache des flammes par ses cheminées éclatées ; et chaque fois que le géant fatigué se retourne, dans le fracas la Trinacrie entière tremble et le ciel se voile de fumée.
Cette nuit-là, cachés dans une forêt, nous supportons ces prodiges inouis, sans voir la cause de ce vacarme. Car les feux des astres ne brillaient pas ; dans la voûte étoilée pas de point lumineux, mais des nuages dans le ciel obscur, et une nuit profonde qui emprisonnait la lune dans le brouillard.
Achéménide et le Cyclope, III, 588-654
Déjà c’était le lendemain, au lever de l’Étoile du matin, l’Aurore avait éloigné du ciel les ténèbres humides, quand soudain de la forêt sort la figure inattendue d’un inconnu, épuisé par une maigreur extrême, à l’aspect pitoyable et qui comme un suppliant tend les mains vers le rivage.
Nous le regardons : saleté terrible, barbe longue et touffue, des épines tenant ses vêtements ; mais, Grec pour le reste, qui fut jadis envoyé à Troie avec les armées de sa patrie. Dès que de loin il aperçut des tenues dardaniennes et des armes troyennes, un peu effrayé à cette vue, il hésita et retint son pas. Mais bientôt, il se précipita vers le rivage et, pleurant et suppliant, dit : ʻ Je prends à témoin les astres, es dieux d’en haut et cette lumière du ciel que nous respirons, recueillez-moi, ô Troyens. Emmenez-moi n’importe où sur cette terre : cela me suffira. Je le sais, j’ai appartenu à la flotte des Danaens ; j’ai combattu les Pénates de Troie, je le reconnais.
Si l’injustice du crime que nous avons commis est si grande, pour la punir, jetez-moi dans les flots, plongez-moi dans l’immensité de l’océan. Si je meurs, ce me sera agréable d’être mort de mains humaines ʼ. Il avait fini de parler et nous serrait les genoux, se roulait à nos pieds, et nous lâchait pas. Nous le pressons de parler : qui est-il ? De quel sang ? Qu’il explique enfin son destin si agité. Mon père Anchise en personne, sans attendre longtemps, tend la main au jeune homme, que réconforte ce gage qu’on lui offre.
L’homme, quand il fut enfin revenu de sa peur, expliqua : “Je suis un citoyen d’Ithaque, un compagnon de l’infortuné Ulysse ; je m’appelle Achéménide ; avec mon père Adamaste, qui était pauvre, – ah !, si cette condition avait pu perdurer ! –, je suis parti pour Troie. C’est ici que, au moment de quitter ces bords cruels, mes compagnons, terrorisés, m’ont oublié et abandonné dans l’antre immense du Cyclope. Demeure infecte, pleine de chairs saignantes, très à l’intérieur, immense. Lui c’est un géant, touchant les étoiles de la tête. Dieux, écartez de notre terre un tel fléau ! pour personne, il n’est facile à voir, ni engageant pour parler ; il se nourrit du sang noir et des entrailles de malheureuses victimes. De mes yeux je l’ai vu lorsque il saisit de sa main énorme les corps de deux des nôtres, étant étendu au milieu de son antre, et les brisa contre les rochers ; son seuil baignait de sang putride. Je l’ai vu, lorsqu’il broyait leurs membres ruisselants d’un sang noir et que, tièdes encore, leurs chairs palpitaient sous ses mâchoires. Ce ne fut certes pas impunément ; Ulysse ne supporta pas ces atrocités l’homme d’Ithaque n’oublia pas qui il était, dans un moment si critique. En effet, dès que le monstre repu fut enseveli dans l’ivresse, sa tête s’affaissa et, de tout son long il s’affala.dans son antre ; dans son sommeil il régurgitait de la bave et des morceaux de chairs mêlés de sang et de vin. Après avoir invoqué les grands dieux nous tirons au sort nos rôles respectifs, tous ensemble de tous côtés nous l’entourons et nous transperçons avec un pieu pointu son oeil démesuré, son seul oeil caché sous son front farouche, tel un bouclier argien ou le disque flamboyant de Phébus.
Et soulagés, nous vengeons enfin les ombres de nos compagnons. Mais, fuyez, malheureux, fuyez loin du rivage, et rompez les amarres. Car, des êtres aussi cruels et aussi grands que Polyphème qui, dans son antre, garde des brebis pour presser leurs mamelles vivent un peu partout, dans des cavernes, le long du rivage ou en haut des monts, cent autres Cyclopes abominables. Trois fois déjà les cornes de la lune se sont emplies de lumière, et je traîne toujours ma vie dans les bois, en des lieux déserts, repaires des bêtes sauvages. J’observe les Cyclopes géants, du haut d’un rocher, et je tremble au bruit de leurs pas, au son de leurs voix. Les arbres m’offrent une piètre nourriture, des baies et des cornouilles dures comme pierre, et je me repais de plantes déracinées. Parcourant des yeux les alentours, je vis pour la première fois une flotte s’approcher du rivage. C’est à elle, quelle qu’elle pût être, que je me me suis livré : il me suffit d’avoir échappé à cette tribu maudite.
Je préfère que vous, vous m’ôtiez la vie, avec la mort que vous voudrez”.
Arrivée à Drépane, III, 655-718
Il avait à peine fini de parler, lorsque en haut de la montagne nous apercevons Polyphème lui-même, berger parmi ses troupeaux ; il déplace sa masse énorme en direction du rivage qu’il connaît : c’est un monstre effrayant, difforme, gigantesque, aveugle.
Un pin ébranché guide sa main et assure ses pas ; ses brebis laineuses l’escortent ; c’est son seul agrément, une consolation dans son malheur.
Quand il eut atteint la mer et pénétré dans ses eaux profondes, il lava le sang qui s’écoulait de son œil crevé, grinçant des dents et gémissant, il s’avança au milieu des vagues, sans que l’eau n’ait touché ses flancs. Et nous nous hâtons de fuir loin, tremblants de peur ; nous recueillons notre suppliant qui l’avait mérité, et en silence coupons les amarres ; penchés sur nos rames et rivalisant d’ardeur, nous balayons les flots.
Il s’en rend compte et tourne ses pas dans la direction des voix. Mais dès qu’il ne peut plus mettre la main sur nous, qu’il ne lui est plus possible dans sa poursuite d’égaler les flots ioniens, il pousse une immense clameur, qui fait trembler la mer et toutes les ondes, épouvante la terre loin à l’intérieur de l’Italie, et fait gronder l’Etna au creux de ses cavernes.
Alors la race des Cyclopes est alertée et sort précipitamment des forêts et des montagnes vers le port et emplit le rivage.
Nous voyons alors se dresser inutiles, avec leur oeil farouche, ces frères, habitants de l’Etna, levant vers le ciel leurs têtes altières : horrible assemblée :ainsi, se dressent avec leurs cimes élevées les chênes aériens ou les cyprès chargés de cônes, forêt majestueuse de Jupiter ou bois sacré de Diane.
Une peur cuisante nous pousse à nous précipiter au hasard, à secouer nos cordages, à tendre nos voiles aux souffles des vents.
Mais les conseils d’Hélénus rappellent que, entre Scylla et Charybde, le passage dans les deux sens présente peu de différence de risque mortel, si on ne respecte pas le parcours ; rebrousser chemin, c’est la sécurité.
Or voici que Borée vient à notre aide, envoyé du détroit de Pélore. Au-delà de la bouche du Pantagias aux rudes falaises, je suis emporté vers le golfe de Mégare, et vers Thapsos étendue à côté. En les revoyant, Achéménide nous montrait tels rivages parcourus en sens inverse, lorsqu’il accompagnait l’infortuné Ulysse.
Devant le golfe sicanien, face au Plémyre battu des flots, s’étend une île, que les Anciens ont appelée Ortygie
On raconte que le fleuve Alphée d’Élide est parvenu jusqu’ici, creusant sous la mer une route secrète ; et maintenant, Aréthuse, par ta bouche, il mêle ses eaux aux ondes siciliennes. Dociles aux ordres, nous vénérons les puissantes divinités du lieu, puis je dépasse la grasse terre des marais de l’Helore”.
De là, nous rasons les hauts écueils et les rochers saillants du Pachynum, et, condamnée pour toujours à l’immobilité par les destins apparaît au loin Camarina ainsi que les plaines de Gela, et la ville de Géla, qui reçut son nom de ce fleuve sauvage.
Ensuite,Agrigente haut perchée de loin montre fièrement ses hauts remparts, elle qui jadis produisit de vaillants coursiers ; Et toi, Sélinonte et tes palmiers, je te laisse, car les vents me poussent, et je choisis les écueils invisibles des rudes bas-fond de Lilybée
Ensuite, le port de Drépane et son rivage sans joie m’accueillent.
Là, après avoir subi tant d’intempéries en mer, hélas je perds le soutien de tous mes soucis et malheurs, mon père Anchise. C’est là, père si bon, que tu abandonnes ton fils épuisé, hélas, arraché en vain à de si grands périls !
Hélénus le devin, qui m’annonça nombre de choses horribles, ne m’avait pas prédit ce deuil, ni non plus la cruelle Céléno. Ce fut mon ultime épreuve, le terme de mes longs périples. Quand je quittai ce lieu, un dieu m’a poussé vers vos rivages. »
Ainsi le vénérable Énée, retenant seul l’attention de tous, refaisait le récit des plans divins et expliquait ses aventures. Finalement il se tut et terminant là son récit, il se livra au repos.