III, 21-29 : La Sicile dans les raisons de la seconde Guerre
XXI. L’orateur laissa de côté le traité d’Hasdrubal comme n’ayant jamais existé ; d’ailleurs, eût-il été réellement conclu, qu’importait à la république , puisqu’il l’avait été sans son agrément? Carthage en cela invoquait un exemple donné par Rome elle-même. Lors de la guerre de Sicile, dans des négociations au sujet de la paix, Lutatius avait consenti à quelques conditions que le peuple déclara non valables, comme acceptées sans son autorisation. Pendant toute la discussion, les Carthaginois ne cessèrent pas d’insister et de s’appuyer sur le traité conclu à la fin de la guerre de Sicile, traité dans lequel ils prétendaient ne trouver absolument rien concernant l’Espagne : il y a seulement, disaient-ils dans le texte, la garantie d’une entière sûreté pour les alliés réciproques des deux républiques; or les Sagontins n’étaient pas encore à cette époque les alliés de Rome. Lecture du traité fut faite à plusieurs reprises pour vider cette difficulté, mais les Romains refusèrent absolument de répondre: discuter, disaient-ils, était possible, tant que Sagonte était debout; des paroles alors pouvaient vider la querelle; maintenant qu’elle était tombée victime d’une infâme perfidie, il ne restait plus aux Carthaginois qu’à livrer à Rome les coupables, seul moyen de montrer qu’ils étaient étrangers à ce crime, et qu’il avait été commis sans leur aveu , sinon à se reconnaître complices d’Annibal. Telles étaient les généralités où se renfermaient les députés dans leur réponse. Nous croyons, nous, devoir insister sur ce point, afin d’éviter aux hommes pour qui c’est un devoir 197 et une nécessité d’avoir en cela des idées précises, de s’écarter du vrai dans des délibérations solennelles, et au lecteur curieux de telles recherches, de se perdre parmi les erreurs d’histoires ignorantes ou partiales ; afin aussi de fournir des renseignements précis sur tous les traités passés entre Rome et Carthage jusqu’à nos jours.
XXII. Le plus ancien eut lieu à l’époque de ce Lucius Junius et de ce Marcus Horatius qui furent les deux premiers consuls élus après l’abolition de la royauté, et qui consacrèrent le temple de Jupiter Capitolin. Ce double fait se rattache à la vingt-huitième année avant l’invasion de Xerxès en Grèce. Nous allons donner la traduction de ce traité aussi fidèle qu’il nous a été possible de le faire. Car telle est la différence de l’ancienne langue latine de la langue moderne, que les plus habiles ne peuvent qu’avec peine y comprendre quelque chose. Voici donc les clauses du premier traité : «Amitié est conclue entre Rome et ses alliés, Carthage et ses alliés, à ces conditions : Les Romains et leurs alliés ne navigueront point au delà du Beau-Promontoire, à moins qu’ils n’y soient forcés par la tempête ou par la poursuite de quelque ennemi : en ce cas, il ne leur sera permis de rien acheter et de rien prendre que ce qui leur sera nécessaire pour radouber leurs vaisseaux ou faire leurs sacrifices. Ils seront tenus de s’éloigner après cinq jours. Les marchands qui se rendront à Carthage ne pourront achever aucune affaire commerciale sans le concours du crieur public et du greffier. Tout ce qui sera vendu en Afrique ou en Sardaigne en présence de ces deux témoins, sera garanti au vendeur par la foi publique. Les Romains qui viendront dans la partie de la Sicile soumise à Carthage trouveront bonne justice. Les Carthaginois s’engagent à respecter les Ardéates, les Antiates, les Laurentins, les Circéens, les Terraci-niens, enfin tous les peuples latins sujets de Rome; à s’abstenir même de toute attaque contre les villes non soumises aux Romains, et, s’ils en prenaient quel- 198qu’une , à la rendre. Ils promettent de n’élever aucun fort dans le Latium , et, s’ils descendent dans le pays à main armée, de ne pas y demeurer la nuit. »
XXIII. Le Beau-Promontoire est celui qui borne Carthage au nord. Les Carthaginois ne veulent pas que les Romains poussent au delà vers le midi sur de grands vaisseaux, afin de les empêcher, sans doute, de connaître les campagnes voisines de Byzace et de la petite Syrte, campagnes qu’ils appellent Empories (06) par allusion à leur fertilité. Remarquons encore que si quelque navire forcé par la tempête ou les ennemis franchit cette barrière, Carthage permet à l’équipage de ne prendre que les choses nécessaires pour la réparation du vaisseau, ou pour les sacrifices, et le contrainte quitter ces parages dans l’espace de cinq jours. Mais Carthage, mais la côte d’Afrique en deçà du Beau-Promontoire, la Sardaigne, la Sicile carthaginoise, tous ces pays enfin sont ouverts aux Romains pour le commerce. Et les Carthaginois promettent, sous la garantie de l’État, de rendre justice à qui de droit. Seulement les Carthaginois parlent en maîtres de la Sardaigne et de l’Afrique, tandis que dès qu’il s’agit de la Sicile ils établissent une distinction expresse et ne déclarent le traité valable que pour la portion de la Sicile soumise à leurs lois. De même les Romains ne parlent dans leurs conventions que du Latium et ne disent pas un mot du reste de l’Italie : c’est qu’elle était encore indépendante.
XXIV. Le second traité fut celui où Carthage fit comprendre Tyr et Utique. Le Beau-Promontoire n’est plus la ligne de démarcation, on y ajoute Mastié et Tarseion, au delà desquelles défense est faite aux Romains de faire du butin ou de bâtir une ville. En voici les clauses : « Amitié est conclue entre Rome et ses alliés, Carthage, Utique, Tyr et leurs alliés, aux conditions suivantes ; Les Romains s’abstiendront de tout 199 trafic, de tout pillage, de toute fondation de villes au delà du Beau-Promontoire, de Mastié et de Tarseion. Si les Carthaginois prennent une ville latine non soumise aux Romains, ils garderont pour eux les biens et les personnes, mais ils rendront la ville. S’ils font prisonniers quelques hommes des peuples unis à Rome par une alliance sans être sous ses lois, ils ne seront pas tenus de les conduire dans un port romain; mais s’ils y abordent et qu’un Romain mette la main sur les captifs, ceux-ci seront désormais libres. Même chose pour les Romains (07), S’ils tirent de quelque domaine de Carthage de l’eau ou des vivres, ils n’useront de ces ressources contre aucun des peuples avec qui Carthage entretient alliance et amitié; et les Carthaginois s’engagent à en faire autant. Toute infraction à cette clause n’entraînera pas réparation particulière, mais elle sera considérée comme injure publique. Que nul Romain ne trafique ni ne bâtisse de ville en Sardaigne ou en Afrique , et ne séjourne en ces pays si ce n’est pour y faire des vivres et réparer les vaisseaux. Si la tempête pousse quelque navire vers ces rivages, qu’il s’en éloigne en cinq jours. Dans la partie de la Sicile qui appartient à Carthage, comme dans l’intérieur de Carthage même, tout Romain aura pour ses actions et son commerce même liberté qu’un citoyen. A Rome, tout Carthaginois jouira de privilèges identiques. » On voit encore dans ce traité les Carthaginois constater leurs droits absolus sur l’Afrique, sur la Sardaigne, et fermer aux Romains tout accès en ce pays. Mais en Sicile, ils désignent spécialement la partie qui leur appartient. Les Romains procèdent de même pour le Latium. Ils interdisent aux Carthaginois toute entreprise sur Ardée, Antium (08), 200 Circée, Terracine, villes maritimes qui bordent ce pays latin, au sujet duquel ils font le traité.
XXV. Le dernier traité que Carthage et Rome firent entre eux est de l’époque où Pyrrhus descendit en Italie, quelque temps avant la guerre de Sicile. Dans ce traité, toutes les clauses antérieures sont respectées. On y ajouta seulement quelques conditions nouvelles : « Si l’une ou l’autre république fait alliance par écrit avec Pyrrhus, ce ne sera qu’à la condition que les deux pays auront le droit de se secourir en cas d’invasion, quel que soit le peuple qui ait besoin de secours. Les Carthaginois fourniront la flotte pour le combat et pour le transport, mais la solde sera payée par chaque république à ses soldats. Les Carthaginois prêteront assistance aux Romains même sur mer, s’il est utile. Les équipages ne seront pas contraints de quitter leurs vaisseaux malgré eux. » Voici par quel serment on sanctionna ces traités. Pour les deux premiers, les Carthaginois prirent à témoin les dieux nationaux , et les Romains Jupiter Pierre, suivant un antique usage; pour le dernier, ils invoquèrent Mars et Quirinus. Voici ce que c’est que jurer par le Jupiter Pierre : le fécial qui doit prêter serment au traité prend une pierre en ses mains, et, après avoir invoqué la foi publique, dit : « Si je garde ma promesse, que le ciel me soit propice; mais si je songe à faire ou si je fais quelque chose qui y soit contraire, que tous les autres hommes jouissent sains et saufs de leur patrie , de leurs lois, de leurs richesses, de leur culte, de leurs tombeaux, tandis que moi je serai brisé comme cette pierre ; » et en même temps on lançait la pierre avec force.
XXVI. En présence de ces traités, encore aujourd’hui conservés sur des tables d’airain, auprès de Jupiter Capitolin, dans le trésor des édiles, qui ne s’étonnerait justement de voir Philénus, je ne dis pas ignorer ces pièces (il n’y aurait rien de surprenant dans cette igno- 201 rance , partagée de nos jours par de vieux Romains et par de vieux Carthaginois, qui passaient cependant pour fort versés dans les affaires de leur pays ), mais avancer, je ne sais à quel titre et de quel droit, le contraire de ce qu’elles contiennent, et dire, par exemple, qu’il existait entre Rome et Carthage un pacte aux termes duquel toute la Sicile était fermée aux Romains, et aux Carthaginois l’Italie, et que les Romains foulèrent aux pieds les traités et leurs serments, en passant en Sicile, quand il n’y a jamais eu, et qu’il n’y a pas aujourd’hui trace d’une telle convention ? Cependant Philénus le prétend formellement dans son second livre. Du reste, dans notre préface, alors que nous vantions ces faits, nous nous étions réservé de revenir en détail sur cette question à propos de cette circonstance, parce que bon nombre de lecteurs, pour avoir ajouté foi à Philénus, ont eu à ce sujet de très-fausses idées. Que Ton reproche aux Romains leur descente en Sicile, qu’on les blâme d’avoir accepté l’amitié des Mamertins, d’avoir même accordé des secours à la prière de ces brigands qui s’étaient traîtreusement emparés de Messine et de Rhégium, rien de plus légitime ; mais dire que ce fut au mépris des serments et des traités qu’ils pénétrèrent en Sicile, c’est tomber dans une grossière erreur.
XXVII. Après la guerre de Sicile, fut fait un nouveau traité dont les principales clauses étaient : « Les Carthaginois évacueront la Sicile et toutes les îles situées entre la Sicile et l’Italie : sûreté est garantie par les deux républiques contractantes à leurs mutuels alliés ; toutes deux promettent de ne prétendre à aucun empire sur leurs possessions réciproques, de ne bâtir aucun monument public, de ne lever aucune troupe de mercenaires, de ne rechercher jamais l’amitié des peuples alliés à l’une d’elles. Les Carthaginois, en dix ans, payeront deux mille deux cents talents, mille comptant. Enfin ils rendront aux202 Romains tous leurs prisonniers sans rançon. » Un peu plus tard, après la révolte des mercenaires, les Romains décrétèrent, on le sait, la guerre contre Carthage, et alors fut ajouté au traité comme appendice : « Les Carthaginois sortiront de la Sardaigne et payeront en outre deux cents autres talents. » Nous avons déjà donné plus haut ce détail. Enfin, le dernier traité fut celui d’Hasdrubal en Espagne, par lequel il promettait que les Carthaginois ne porteraient pas la guerre au delà de l’Èbre. Telles furent toutes les conventions conclues entre Rome et Carthage depuis les plus anciens temps jusqu’à l’époque d’Annibal,
XXVIII. La conséquence de tout ceci est que si nous ne pouvons accorder que la descente en Sicile ait été contraire aux serments, on ne saurait non plus donner aucune cause solide, aucun motif valable de la seconde guerre qui suivit le traité concernant la Sardaigne. Les Carthaginois ne cédèrent évidemment qu’à la force des circonstances, lorsqu’au mépris de toute justice ils durent abandonner cette île, et payer l’énorme tribut dont nous avons parlé. Quant à ce grief invoqué par les Romains, que les Carthaginois, durant la guerre des mercenaires, maltraitèrent plus d’une fois quelques-uns de leurs marchands, cette injure ne fut-elle pas effacée alors que Rome reçut de Carthage tous les équipages conduits dans les ports africains, et que par reconnaissance elle lui rendit tous les captifs sans rançon ? Reste maintenant à décider, après mûr examen, sur qui doit retomber la responsabilité de la guerre d’Annibal.
XXIX. Nous avons exposé les raisons fournies pour leur défense par les Carthaginois. Voyons maintenant la réponse des Romains, non pas qu’ils en aient fait une alors, irrités qu’ils étaient de la destruction de Sagonte ; mais à Rome, bien des gens discutent encore souvent cette question. D’abord, dit-on, il ne fallait pas déclarer nulles les conventions conclues avec Hasdrubal, comme les Carthaginois avaient osé le faire , car il n’y avait pas 203 dans ce traité comme dans celui de Lutatius cette clause spéciale : « Que le traité ne serait valable qu’avec l’assentiment du peuple romain. » Hasdrubal avait positivement signé des conditions parmi lesquelles était celle-ci : « Les Carthaginois ne feront pas la guerre au delà de l’Èbre. » Dans le traité concernant la Sicile, on lisait, de l’aveu même des Carthaginois, cette convention toute particulière : « Sûreté est garantie par les deux républiques contractantes à leurs mutuels alliés. » Or, il ne s’agissait pas seulement des alliés actuels, comme le prétendaient les Carthaginois : sans cela, n’aurait-on pas ajouté au texte quelques lignes comme celles-ci : « Défense est faite aux deux parties d’ajouter de nouvelles alliances aux anciennes, » ou bien encore : « Les alliés qu’on fera après le traité n’y seront pas compris. » Mais rien de semblable ne s’y trouve, et par là il est manifeste que cette promesse de sûreté était faite, non pas seulement aux alliés que ces républiques pouvaient avoir alors, mais aussi à ceux qu’elles pourraient plus tard acquérir. La vraisemblance, d’ailleurs, est pour cette opinion. Jamais ni Rome ni Carthage n’auraient souscrit à un traité qui leur eût enlevé la faculté d’attacher à leur cause, suivant les circonstances, les peuples qui pouvaient se donner à elles comme d’utiles alliés et de fidèles amis, ou qui les eût contraintes, après avoir accepté leurs services, de négliger le soin de leurs injures. La pensée dominante des deux peuples dans le traité était qu’ils respectassent mutuellement leurs alliés, et que par aucune manœuvre l’un ne cherchât à attirer à soi les alliés de l’autre. Les alliances avenir étaient prévues par cet article spécial : « Les deux parties contractantes s’engagent à de lever aucune troupe de mercenaires, à n’exercer aucun empire sur leurs possessions réciproques et celles de leurs alliés : à tous est garantie sûreté pleine et entière. »