Pyrrhus, en Sicile
Au milieu de ces difficultés, il se vit tout à coup rejeté dans des espérances chimériques : on lui offre des entreprises ; il n’a que l’embarras du choix. II lui vint en même temps des députés qui remettaient entre ses mains Agrigente, Syracuse et Léontium, et qui le priaient de chasser de l’île les Carthaginois et de renverser les tyrans ; et d’autres de la Grèce, qui lui apprenaient que Ptolémée Céraumus avait péri avec son armée dans une bataille contre les Gaulois[23], et que ce serait pour lui le moment de se présenter aux Macédoniens, qui avaient besoin d’un roi. Pyrrhus se plaignit vivement de la Fortune, qui lui présentait en même temps deux occasions de faire de grandes choses ; et, voyant avec regret qu’il ne pouvait saisir l’une sans laisser échapper l’autre, il demeura longtemps indécis. Ensuite il jugea que les affaires de la Sicile pouvaient avoir des conséquences plus importantes, à cause de la proximite de la Libye ; il arrêta ses vues sur ce point, et il fit aussitôt prendre les devants à Cinéas, qu’il chargea, selon sa coutume, d’entrer en négociation avec les villes. Pour lui, il mit une garnison dans Tarente, ce qui mécontenta les habitants ; car ils disaient qu’il devait rester lui-même, suivant leurs conventions, et faire la guerre en personne avec eux contre les Romains, ou, s’il voulait abandonner le pays, laisser leur ville comme il l’avait trouvée. Il leur répondit, sans aucun ménagement et d’un ton d’autorité, qu’ils demeurassent tranquilles et qu’ils attendissent son temps. Puis il mit à la voile. Dès qu’il eût abordé en Sicile, toutes ses espérances se réalisèrent parfaitement. Les villes s’empressaient de se livrer à lui ; et, là où il fallait de la force et des armes, rien d’abord ne lui résistait. Avec trente mille hommes d’infanterie, deux mille cinq cents chevaux et deux cents navires, il allait chassant les Phéniciens et renversant partout leur domination. Éryx était la plus forte de leurs places, et elle était défendue par une nombreuse garnison : il résolut de la prendre d’assaut. Lorsque ses troupes furent prêtes, il revêtit une armure complète ; et, en marchant vers les murailles, il voua à Hercule des jeux et des sacrifices solennels s’il lui accordait de se montrer, aux yeux des Grecs qui habitaient la Sicile, guerrier digne de sa naissance et de sa haute fortune. Ensuite la trompette donna le signal de l’attaque ; il fit éclaircir à coups de traits les rangs des Barbares, et appliquer les échelles, et il y monta et arriva le premier sur la muraille. Là, une troupe d’ennemis l’arrêtent : il les pousse vigoureusement et les renverse en foule, les uns d’un côté du rempart, les autres de l’autre côté ; ensuite, mettant l’épée à la main, il en tue un plus grand nombre encore et amoncelle leurs cadavres autour de lui. Cependant il n’avait lui-même reçu aucune blessure, et il apparaissait aux Barbares terrible même à voir, prouvant qu’Homère avait dit avec raison, et en homme expérimenté, que de toutes les vertus la valeur seule a quelquefois des mouvements d’un enthousiasme divin et de délire. Maître de la ville, il offrit aux dieux un sacrifice magnifique, et donna des jeux de toute espèce.
Or, il y avait aux environs de Messine des Barbares appelés Mamertins, fort incommodes aux Grecs, dont ils avaient même fait quelques-uns leurs tributaires. Nombreux et vaillants, c’est à cause de leur vaillance qu’ils étaient appelés d’un nom qui en latin signifie guerriers[24]. Pyrrhus se saisit de leurs collecteurs d’impôts et les tua ; puis il leur livra bataille à eux-mêmes, les vainquit, et rasa plusieurs de leurs forts. Ensuite les Carthaginois, montrant des dispositions pacifiques, demandèrent paix et amitié, et offrirent de lui payer une somme d’argent et de lui envoyer des vaisseaux ; mais, comme il avait des prétentions plus élevées, il répondit qu’il n’y avait pour eux qu’un moyen de faire un traité de paix et d’amitié : c’était de renoncer à la Sicile, et de mettre pour limite entre eux et les Grecs la mer de Libye. Emporté par la prospérité et le cours non interrompu de ses succès, il poursuivait les espérances avec lesquelles il s’était d’abord embarqué. Il brûlait de s’emparer des côtes de la Libye ; il possédait bien un grand nombre de vaisseaux, mais fort mal équipés ; il leva des rameurs, et pour cela il ne traita plus les villes avec douceur et facilité, mais despotiquement, avec colère, violence et rigueur. Ce n’était plus ce roi que l’on avait vu d’abord plein d’affabilité, attirant à lui tout le monde, plus que ne l’avait jamais fait aucun autre, par des paroles gracieuses, par la confiance qu’il leur témoignait en tout, et se gardant bien de leur causer aucune contrariété. De démagogue il s’était fait tyran ; et sa dureté lui attirait la réputation d’homme ingrat et déloyal. Cependant, et quelque chagrin qu’ils en eussent, forcés par la nécessité, ils cédaient à ses exigences. Il y avait deux généraux à Syracuse, Thœnon et Sostratus, qui, les premiers, l’avaient invité à passer en Sicile, qui, à son arrivée, lui avaient aussitôt remis la ville entre les mains, et qui lui avaient été du plus grand secours dans tout ce qu’il avait fait en Sicile. Il ne les voulait pas emmener ni les laisser derrière lui, parce qu’il se défiait d’eux ; alors Sostratus, qui le craignait de son côté, s’éloigna de lui ; et Pyrrhus accusa Thœnon de méditer d’en faire autant, et le mit à mort. Des ce moment ses affaires changèrent, non point peu à peu, partie par partie, mais les villes conçurent pour lui une haine terrible : les unes se joignirent aux Carthaginois, les autres appelèrent les Mamertins au secours. Pyrrhus ne voyait partout que défections, révolutions ; c’était un soulèvement général. Sur ces entrefaites, il reçut des lettres par lesquelles les Samnites et les Tarentins lui apprenaient qu’ils avaient peine à résister, qu’ils étaient enfermés dans leurs villes sans plus pouvoir tenir la campagne, et qu’ils avaient besoin de son aide. Ce fut pour lui une heureuse occasion : en reprenant la mer, il n’eut pas l’air de s’enfuir et de renoncer à la Sicile ; mais, en réalité, impuissant à maîtriser la Sicile, non plus qu’un vaisseau agité par la tourmente, il ne cherchait qu’une occasion d’en sortir ; et il s’empressa de se rejeter sur l’ltalie. On rapporte qu’en partant il dit à ceux qui l’entouraient, en regardant l’île : « Ô mes amis, quel champ de bataille nous laissons aux Carthaginois et aux Romains ! » Et il en arriva comme il l’avait conjecturé, et bien peu de temps après.
Les Barbares cherchèrent à I’arrêter au départ ; et il lui fallut combattre dans le détroit contre une flotte carthaginoise : il perdit dans la bataille beaucoup de ses vaisseaux ; il se sauva avec le reste en Italie. Les Mamertins, qui s’entendaient avec les Carthaginois, y avaient déjà fait passer au moins 10 000 hommes ; cependant ils n’osèrent pas l’attaquer en rase campagne ; mais, postés dans les passages difficiles, ils le chargèrent dans sa marche, mirent toute son armée en désordre, tuèrent deux éléphants, et firent un grand carnage à l’arrière-garde. Pyrrhus accourut de la tête à la queue au secours des siens, et s’exposa à de grands dangers, en combattant contre des hommes exercés et pleins de courage. Blessé à la tête d’un coup d’épée, il fut forcé de se retirer un instant du champ de bataille, ce qui augmenta encore l’ardeur des ennemis. L’un d’eux, remarquable par sa haute taille et l’éclat de ses armes, s’élança bien en avant des autres, et, d’une voix audacieuse et fière, défia le roi de venir à lui, s’il vivait encore. Pyrrhus, furieux de ce défi, s’arrache aux mains de ses gens, et retourne au combat, suivi de ses gardes ; bouillant de colère, couvert de sang, terrible à voir, il pousse en avant des siens, et, prévenant le Barbare, il lui décharge sur la tête un grand coup d’épée. Telle fut la violence du coup, et telle était l’excellence de la trempe du fer, que l’épée descendit jusqu’à la selle, et fendit l’homme en deux parties, qui tombèrent en même temps des deux côtés. Cela arrêta tout court les Barbares, étonnés, stupéfaits : à leurs yeux Pyrrhus était un être d’une nature supérieure. Pour lui, il acheva sa marche paisiblement, et arriva à Tarente avec vingt mille hommes d’infanterie et trois mille de cavalerie. Là, il prend ce qu’il y avait de meilleur parmi les Tarentins, et pousse aussitôt en avant contre les Romains, qui étaient campés dans le Samnium.