SuYvant le désir que j’avois dès longtemps de voyager par le monde, je voulus commencer par l’Afrique pour l’occasion que je trouvay d’un vaisseau qui s’en alloit en Lybie.
Je partis donc de Saint-Malo, le 9 octobre de l’année 1601, & m’embarquay en ce navire appelé « la Serene », chargé de sel, (k assez bien équipé de vivres & munitions pour la guerre’
Le’ 6 de novembre nous aperceusmes un navire &. patachc cachez derrière le cap Blanc, qui, nous voyant venir pour doubler le cap, mirent à la voile sur nous; mais, nous voyans surpris de si près, sur les quatre ou cinq heures après midy, nous tournasmes à l’autre bord afin d’avoir temps de nous préparer ; mais, avant que nous eussions mis nos canons hors & tendu nostre pont de retz% ils esloient desja ù Ixn-d de nous, & nous firent commandement d’arriver sans delay, ou qu’ils nous fcroicnt couler à fonds. Sur quoy nostre capitaine, qui ne s’estonnoit de leurs menaces, commanda aux canonniers de faire leur devoir, ce qu’ils firent les saluant d’assez près, & eux nous respondirent en mesme temps fort brusquement. Enfin, après avoir tiré plusieurs volées de canon &de mousquet qui pleuvoient sur nous comme gresle, la nui et survint où il faisoit un peu clair de lune. Nous avions cependant quelques uns de nos gens blessez, mais point de morts. L’ennemy nous avoit tousjours battu d’un costé, & nous avoit abordé pensant nous emporter; mais il fut repoussé aussi vite qu’il estoit venu. Ce que voyant il fit un autre bord, arrivant sous le vent de nous, & pensant que nos canons eussent esté tous cbangez de l’autre costé. Mais il fut trompé, carnous y avions trois canons tous prests avec des perriers & des lanternes pleines de pierres & de clouds après les balles. Venant donc à bord l’un de l’autre, nous lui laissasmes aller ces trois canons & les perriers droit en son cbasteau de devant, où ils estoient près de quatrevingts tous prests à sauter en nostre navire. Eux se voyans tous couverts de feu par tant de coups que nous leur tirions & beaucoup de leurs gens abatus sur le tillac, ils se prirent à crier: Got delorre’, mon Dieu en anglois ; puis, desbordans, ils nous envoyèrent un coup de canon qui perça noire navire lout outre & brisa la jambe d’un marinier qui s’avançoit pour acourir à la pompe, parce qu on crioit que nous allions à fonds & avions desja près de deux brasses d’eau dans nostre vaisseau, à cause d’un coup de canon qui nous avoit esté tiré des premières volées; nostre cliarpentier futbabile aie boucher, & fusmes exemptez pourceste fois tant des pirates que de couler à fonds. Ces voleurs se retirèrent aussi tost, & ne les vismes plus. .le croy qu’ils avoient perdu force gens, car autrement ils ne nous eussent pas quittez de la façon, estans si fort animez contre nous, .k avoient juré de nous jetter tous en mer. Ils dévoient avoir grande nécessité de vivres, car ils ne nous dcniandoient autre cbose. Estans donc échappez de ce danger, nous travaillasmes à racommoder nos cordages tous coupez, & nos voiles deschirez & percez de touscostez; nos mats s’en alloient aussi en balance pour les grands coups de canon qu’ils aboient receuz. Nous ne faisions que dériver de costé en traders, parce que le navire ne pouvoit plus gouverner à
cause des hissas, escoules et bouline, coupées de balles ramées.
Nous allions regagnans le (jup Blanc, où nous trouvasmes sept na-
vires de Brouage, qui nous voyans arriver près le moule, qui est une
anse ou bave première que d’entrer au havre, où nous avions posé
l’ancre, le 7 novembre environ les onze heures du soir, deux de
ces sept navires, des plus grands & mieux armez, vindrent poser aux
deux costcz du noslre, ».V; les cinq autres tout à l’cntour, les trom-
pettes & tambours sonnans, qui nous réveillèrent bien lorsque nous
pensions prendre repos. Lors nous commenceasmes à parer nos
canons & mousquets, tendre nostre pont de retz & monter nos ver-
gues hautes ; mais eux nous crians d’où estoit le navire, nous fus-
mes assez longtemps sans respondre, ne sçachans qu’ils estoient, &
fusmes quasi près à dire que nous estions Espagnols, croyans qu’ils
le fussent aussi ; mais enfin le maistre, nommé Hamon Clément, cria
que nous estions de France, ce qu’ils ne vouloient croire, nous
commandans de mettre nostre bateau hors, mais il estoit rompu,
comme j’ay dcsjà dit ; de sorte que nous leur respondismes qu’ils
missent eux-mesmes le leur dehors, ce qu’ils contestèrent assez
longtemps, nous menaçans à tous coups de nous tirer. Enfin ils
se résolurent de venir à notre bord avec leurs armes pour nous
recognoistre ; ce qu’ayans faict. après nous avoir cogncu, ils
renvoyèrent leur bateau à leur bord, nous saluans à force cano-
nadcs.
Le lendemain malin, nous cnirasmes dans le havre où nous trou-
vasmes trois Mores Lybiens à terre, qui avoient esté courus des gens
de ces sept navires ; mais ils ne les avoient peu atraper par ces dé-
serts. Ces trois nègres vindrent assez librement à bord de nostre na-
vire, recognoissans nostre capitaine qui avoil faict d autres voyages
en ces cartiers-là. Ils nous firent sçavoir qu’il y avoit une patache
ou caravelle portugaise assez près du cap Veille ‘, de l’autre costé du
Cap Blanc ; sur quoy notre capitaine se résolut de l’aller trouver
par terre, ce qu’il fit avec beaucoup de peine, car il s’en retourna
I . Cap Veille, transcription française du Vieil, ou : Vieux cap Blanc, appelé sou>cnt
mot porlujiais (-«to le/Zio. c’esl-à-tlirc cap aujourd’hui : Faux cap Blanc.
De Casthies. “• ^”
3gf, 1G01-1607
fort haslé & rosly du soleil en passant ces sal.lons. 11 fisl venir ccsie
caravelle poser dans le moule du cap près de nous.
Cependant je voulus descendre en lerrc pour avoir (picl<iucsœuls d-auslruche par le moyen du roy Baze ‘ AUo.nu., qui est d uu heu proche de là ; mais, cheminant par ces sahles & déserts, je cuiday estre enlevé captif par ces Mores, & tindrent longtemps consed pour ce faire; mais je me sauvay en me jetlant en mer à bord d un batteau qui vint vers terre; ce qui les esmut tous à se voulou- battre ensemble, & ce roy Baze taschoit de les appaiser ; & ainsi j’eschapay de ces gens-là, qui sans doute m’eussent mené vendre au loin.
Tout ce pavs de Lybie, à treule ou quarante lieues du Cap Blanc,
ne sont que sables & deserls : et faut que ceux du pays aillent cher-
cher des eaux bien loin, qu’ils portent dans des peaux de chèvres
sur des chameaux ; ils vont puiser ces eaux au fort d’Arguin, qm
est à sept ou huit lieues du Cap Blanc, et est situé sur un petit lieu
relevé, y ayant quelques soldats portugais avec un capitauie. Ils
sont amis des Mores du pays, qui ne sont pas du tout noirs, ams
Mores blancs, y ayant toutes fois des noirs parmi eux & sont tous
mahometans ; ^Is^font trafic de plumes d’austruche, de poissons,
lesquels ils appellent hallebranches’. Au reste, les austruches, qm
sont là en abondance, font leurs œufs dans les sablons &les y enter-
rent de sorte qu’il y a de la peine à les trouver; mais le vent en
souillant les descouvre. Ces œufs sont très-bons à manger, elles
Noirs en vivent la pluspart.
Or, à cinq ou six jours de là, voicy arriver un navire pirale fran-
çois qui voulolt entrer au havre, mais nous l’en empeschasmes ; il
vouloit aussy que nous luy laissassions prendre cette caravelle por-
tugaise ; mais, pour ce qu’elle csloit en noire protection et sauve-
garde, nous l’en garantismes.
Sept ou huicl jours après, arrivent cinq navires d’Espagne appar-
lenans au duc Adclanlade ”, & nous esnuuenl un pou à nous préparer
pour leur garder l’entrée du havre, envoyans le balteau de la
I. Il nst appnlé Bazo an peu pi
h. AdeUmlade; l’A.Irlantii.lo , Gaspar
11 faul peut-être rcstilucr Bou A/za. Alonso Percz de Guzman. duc de Medina-
2. /(s, ccst-à-dire: les Portugais. Sidonia, gouverneur de l’Andalousie; U
3. Hallebranches. 11 n’a pas été possible avait so.is son commandement la côte
d’identifier ce mot. d’Afrique.
VOYAGES DE JEAN IIOCQUET AU MAllOC SSt
caravelle les recognoistre, afin que, s’ils estoienl amis, ils missent
renseigne blanche au batteau, & nous les laisserions entrer: ce qu’ils
firenl. tV mirent de leurs gens dans ledit batteau pour venir à nostrc
bord, comme pour lesmoigner qu’ils ne nous vouloient faire aucun
dcsplaisir. Estans tous arrivez el ancrez audit havre, nous nousvisi-
lasmes les uns les autres, puis chacun se retira à bord de son na-
vire. Trois jours après, les Espagnols estans bien posés à leur aise
autour de nous, ils nous firent commandement de sortir du havre,
allesgans qu’il n’estoit permis aux François do prendre là aucun
poisson ; ce qu’il nous fut force de faire, et prismes un More pour
nous piloter vers le cap Veille. Ce noir s’appeloil Hisse, assez en-
tendu en ceste coste ; et nous n’estions pas fort eslongnez du
chasteau d’Arguin où il y a des Portugais et des Noirs. Nous trou-
vasmes ce lieu assez bon pour le poisson, & y ayans demeuré quel-
que temps, un Espagnol venant du chasteau d’Arguin vint vers nous
pour nous prier de luy bailler quelques clouds & un certain bois
dont d avoit à faire pour leurs navires qui estoient au cap d’oii
nous estions sortis ‘.
Nostre^ capitaine trouva entre temps à fréter son navire pour
aller à Mazagan en Afrique porter du bled & du biscuit aux soldats
portugais qui sont là en garnison pour faire guerre en Barbarie.
Avec ceste charge, nous partismes de Lisbonne le 23 avril, lende-
main de Pasques, & ce en toute diligence, pour aller secourir ces
pauvres gens qui mouroient de faim. L’on y avoit bien envoyé
auparavani d’autres navires chargez de vivres, mais ils avoient esté
pris par les pirates. Estans ariivez là. l’on lira un coup de canon,
pour advertir de nous envoyer un pilote pour approcher près; ils
nous respondirent d’un autre coup de canon, & nous envoyèrent le-
dit pilote. Nous nous approchasmes le plus presqu’il nous fut pos-
sible, mismes l’ancre à environ trois quaris de lieue de Mazagan,
puis force batlrau\ xlndicnt à bord pour dcscliargcr. C’estoit une
I. Les Espagnols s’emparèrent de « la son navire, on alla à Lisbonne afin de vendre
Screne », qu’ils ramenèrent après diverses « pour le caresme » le chargement de pois-
péripéties à San Lucar de Barramcda, où son; mais celui-ci se trouva avarie et force
elle arriva en février 1602. L’.\.deIanlado fuld’eu jeter la plus grande partie à la mer.
ayant fait mettre en liberté le capitaine avec 2. Edition priuceps, pp. D2-61.
388 ifioi-iGo-
crandc pitié de voir ces pauvres gens comme ils csloienl alTamcz,
&si ces vivres ne fussent arrivez a propos, je croy qu ils fussent tous
morts, ou ils eussent esté contraincls de se rendre esclaves aux
Mores. Je ne pouvois empcsclier les enfans. \ les grands mcs-
mes qu’ils ne perçassent les sacs où esloil le biscuit, pour manger
& soulager d’autant plus tost leur faim. Je falsois mon possible à
les retenir; mais d’ailleurs j’avois compassion de les voir si alan-
gourls& hâves de faim. Mon capitaine m’avoit donné la garde de ce
biscuit pour le rendre au poids mesme «luil lui avoil esté donné à
Lisbonne. Gela ayant donc esté deschargé & mis dans les magazins
destinés à cet effet, je voyois les gentilshommes & cavahers venir
chercher chacun son poids de biscuit & sa mesure de bled qui
leur esloit ordonnée du roy d’Espagne.
L’un de ces cavaliers me receut & logea en sa maison, pour ce
que là n’y a ny liostellerie, ny lieu de retraite pour les estrangers.
Je fis en sorte que nostre capitaine & maislre y furent aussi logez,
leur faisant accommoder des lits pour coucher. Pour moi, je receus
mille courtoisies de ce cavalier, Icciuel je traictois d’un mal d’yeux
(juil avoit, dont se sentant allégé, ne sçavoit quelle sorte de chère
me faire. Car en celte place n’y avoit ny médecin ny apoticalre,
mais seulement un chirurgien qui esloit assez sçavant en la langue
latine, mais il manquoll de la cognoissance des médicaments &
d’expérience.
Le corregldor ou juge de là me convia un jour à disner avec
ce chirurgien qui discouroil très-bien en latin ; mais tout cela
n’eut pouvoir à luy donner remède en une maladie qu’il avoit. La
pluspart du peuple de celte ville me venoit chercher en mon logis
pour les Irailler, \ me faisolcnt beaucoup d’offres ; mais je n’avois
pas le loisir de satisfaire à tous, attendu cju’il nous en falloil retour-
ner en bref, ainsi que nous fismes peu de temps après.
Au reste, celte ville de Mazagan esl très-forte & a des murailles tellement espesses que six cavaliers y pourroient aller de front tout aul(Mir ; les maisons y sont fort basses & sont surmontées par les murailles. Il y a force canons fort gros & longs. & bordent presque toute la muraille : mais ils eslolent mal montez. 11 y a environ /io canoniers & quelques six cens soldats, à sçaAOïr 200 chevaux & 400 hommes de pied, la plusparl mariez.
Ils font des courses sur les Arabes quils prennent captifs, «.V cmmeinenl leurs bestiaux. Ils ont prcs d eux une ville uouimée Azamor, qui leur faict fort la gucrre, & ne sont qu’à 2 lieues l’un de l’autre. Tous les malins, il sort environ /io chevaux de Mazagan pour descouvrir, & demeurent dehors jusques à midy. Apres midy, il en ressort Ito autres qui demeurent jusqu’au soir; & v a six de ces cavaliers ([u’ils appellenl atalayes, c’est-à- dire guets, qui sont fort csloiguez chacun de son coslé, & font sentinelle par tour ; & quant ils descouvrent quelque chose, ils racourent en poste, & lors le guet de la ville, qui les voit, sonne deux ou trois coups de cloche, puis les autres montent soudain à cheval, & courent du costé du signal ; car en tous les endroits où sont ces atalayes, il y a un grand bois dressé comme un masl, &, quant ils voient quelque cïiose, ils eslevent avec une petite corde leur enseigne en haut, qui est le signal à tous ceux qui sortent de Mazagan. Quand ils veulent faire une course, tout le monde se met en armes, & sortent en ordonnance, portans chacun du fourrage pour leurs chevaux, auxquels ils donnent du bled à manger, de la reigle & pension qui leur est envoyée de Portugal.
Ils mangent là force caracols’, qui sont petits limaçons en
• coquille qui se nourrissent sur les plantes ; & là les plantes sont
de très-grande force i-V vertu. Les mouches à miel y font un miel
fort Idanc & de très-bon gousl, et fout leurs ruches sur les maisons,
qui, à la mode d’Afrique, sont couvertes de sotées”, comme un
plancher à la moresque, & peut-on aller sans peine d’une maison
à l’autre.
Geste ville de Mazagan n’est qu’une forteresse, ayant environ
quelque demie lieue de circuit, & n’est habitée que de gens de
guerre, qui ont chascun leur portion de terre aux environs de la
ville, où ils sèment de l’orge, ided, pois, fèves & autres grains ;
mais les Mores le plus souvent les viennent tout couper cV gasler
la nuict. Le reste du pays est inculte. Les Mores leur font mille
meschancetez, jusqu’à leur empoisonner un puits qui est hors la
ville, en un jardin, en jettant des charongnes & autres villenies
dedans. Dans la ville ils onl une cislornc couverte, au fcslc de
laquelle on foici le guel; elle esl fort haute & large, & est capable
de contenir plus de 20 mille pipes d’eau.
Il s’en fallut bien peu que je ne demeurasse en ceste ville, & le
jour de devant que nous devions mettre à la voile, nostre capitaine &
le maistre vindrenl à terre pour moy ; car je ne bougeois de la ville à
ne faire autre chose que traittcr ce peuple. Or, comme je ine fus
promener le long de la marine pour cueillir de la crisle marine, qui
est là en abondance, estant revenu en la ville pour me reposer,
l’on m’envoya quérir en dihgence pour voir un malade, sur quoy
nostre capitaine s’en alla, me laissant là tout seul. Ce que sçachant
je m’en allay aussi tost après vers la rive de la mer ; mais II estoit
desja bien loin, & fus contrainl de me retirer en la ville pour
attendre le lendemain. Cependant le navire, trouvant le vent bon,
au point du jour mit à la voile, & un soldat qui estoit en sentinelle
sur la muraille, sçachant que j’estois encore en la ville, vint aussi-
tost m’en advertir, donlestonnéje courus sur la muraille pour voir
ce qui estoit vray, & estant en grand soin du moyen de sortir de
là, je m’en allay au logis du capitaine des gens de pied pour faire
ouvrir la porte. Ce qu’il fit, & en bailla la clef au portier, mais il
fallut attendre que les cavaliers fussent prests pour sortir. Ce-
temps-là me duroil beaucoup. Enfin, la porte estant ouverte, je
priay le pilote more de me faire équiper un batteau pour me
mènera bord de nostre navire. Et de bonne fortune pour moy je
trouvay des soldats qui s’en alloient pesclier, dont 11 y en a\oit un
que nous avions amené de Portugal. Ils nio firent ce plaisir de lue
mettre en leur batteau, &, sans le vent (\\n estoit assez foible,
j’eusse esté conlrainct de demeurer là, dont toutefois je ne me
fusse pas tant soucié, si j’eusse eu mes haides & des médicaments ;
mais de malheur j’estois demeiiié en |iourpoint sans conloi t d au-
cune chose. Ces soldats donc fiicnt leur possible pour atteindre ce
navire qui estoit desja for! oslnngiié, outre que la mer commençoit
à s’élever fort haut, de sorte que ces gens ne vouloient pas passer
outre, me remontrans que, s’il venoit du vent, ils ne pourroient
reprendre terre en aucune manière, mais courroiont risque delà vie.
Sur cela ils cessèrent de voguer, & tindrenl conseil enir’eux de ce
qu’ils avoient à faire; &, ayans résolu de tourner, ils rc|)riii(licnl l’au-
VOYAGES DE JEVN MOCQIET AU MAUOC .^QI
tre bord. De quoy estant bien fasché, je commcnçay à leur faire
de i^randcs prières & promesses de les bien conlenler, ce qui les
encouragea à retourner vers le naviie, & à force de rames nous
fismcs lant que nous y arrivasmcs. Ce qui ne fut pas peu pour
niov. attendu la peine qu’on a là à vivre. Mcsmc la plusparl des Por-
tugais qui sont là, ce sont gens que Ton y a menez par force,
estans condamnez à estre là en exil pour certain temps à faire
guerre aux Mores ; bref ce sont quasi tous criminels, car autre-
ment personne n’est contrainct d’y aller.
Ayant donc heureusement rateint nostre navire, nostrc capitaine
pour toute excuse me fit entendre qu’il ne pouvoit m’atlendre
davantage que jusqu’au jour, & que, si je n’eusse esté à terre,
il eut faict voile des la nuict mesme, sçachant bien que, lors que je
les verrois à la voile, je me hasterois de les aller trouver. Mais je
croy que ce qu’il s’en alla si viste sans moy, c’estoit plustost pour
estre quitle de quelque argent qu’il me devoit, & qu’il me paya
depuis contre sa volonté, m’alleguant ses pertes; mais je n’estois
pas tenu d’y participer, attendu la condition que j’avois faicte avec
luy, ny de gain ny de perte. Car je n’en peus rien avoir depuis,
que par arrest du Parlement de Bretagne en l’année iGo3.
Enfin nous arrivasmcs à S. Lucar de Baramedc le 26 may’…
LIVRE IIP
DES VOYAGES DE JEA> MOCQUET EN MAROC «.V AUTRES ENDROITS
DAFRIQUE.
Le voyage que j’avois fait l’an précèdent^ aux Indes Occidenta-
les m’avoit laissé un tel désir de continuer à voir le reste du
monde, que je me résolus d’aller aux Indes d’Orient, si j’en Irou-
vois l’occasion à propos. Pour cet cITct, je party de Paris le
12 d’avril i6o5, \’. prenant mon clicniin droit en Bretagne, je
I. Morqucl rentra à S’ >laIo le i” aoùl a. Édition princeps, pp. ifii-206.
,602. 3. Du 12 janvier au 1 5 août i6o4-
393 if)oi-if)07
m’allav ombarquer à Sainct-Lezer (Saincl-Nazare) dans un navire
du Poiigaiii’, où nous n’estions pas plus de 20 personnes en tout,
Nous, fusmes, au commencemcnl de nostre voyage, tellement battus
de vents contraires, qu’il nous fui lorce d’arriver à la coste de Galice,
au dessous du cap de Vcre”. Là ayans séjourné quelque temps, nous
mismes la voile au vent & arrivasmes à Lisbonne, lorsqu’on fai-
soit les esbatemens & resjouyssances pour la naissance d’un des
cnfans d’Espagnc^ ce qu’il faisoit Tort beau voir. Car, après avoir
couru long temps les taureaux, selon leur mode de passe-temps,
où il y eut force chevaux estripez & cavaliers renversez par terre,
l’on chargea un taureau de petarts ; mais il y en avoit telle
quantité qu’il tomba sous le faix, & fut-on contraint de chercher
un grand et fort bœuf pour les porter, & encores flechissoit-il
sous un si pesant fardeau. Ces petarts estoient attachez les uns aux
autres, le tout faisant une grande couverture qui couvroit tout le
corps de ce bœuf, puis y en avoit d’autres attachez à ses cornes.
Quand la fcste fut achevée, l’on mit le feu à ces petarts, ,& lors
vous eussiez dit que le bœuf voloit en l’air, par telle impétuosité
qu’il sembloit un foudre; car dix mille mousquets n’eussent pas
faict plus de bruict que cela, chasque petart respondant les uns
après les autres, tant que le bœuf demeura tout rosly.
Je fis quelque séjour à Lisbonne’, sur l’espérance que j’avois,
connue j’ay dit, de passer aux Indes Orientales, si la flotte y fust
allée cesle année-là”. Mais, comme elle estoit preste à partir, l’armée
holandolse’ vint se mettre aux environs de la barre de Lisbonne,
où elle demeura assez long temps en attendant ladite flote ; mais les
Portugais ne furent si mal avisez de sortir hors. Puis après, Dom
Louys Fajardo, gênerai de l’armée, sçachant que les Ilolandois
1. Polujain. Le Poiiliguon, petit port à le i8 juin i6o5 il n’en repartit que le
i3 kilomètres en aval de Saint-Nazairo. 3 août 1606. V. infra, p. SgS, note i.
2. Cap de Vere, le cap de Vares, le point ;). Il faut sans doute entendre ; je restai
le plus septentrional de l’Espagne. a Lisbonne pour attendre la flotte de l’année
3. Ce prince (Philippe IV) naquit le 8 suivante (i6o5).
avril iOo5. Les fôtcs dont parle Mocquel 6. I/arméc /lo/andoJse. l’armada, la flotte
eurent lieu du 3.) mai ati i8 juin. Cf. Ca- hollandaise. 11 s’agit de la flotte de l’aml-
bkiîha de Cokdoba., [M. </<■ los osas nd ILml.iin .[ul vint bloquer le Tage. Ce
pp. 245 et 2.53. fui I- ‘I’ j”‘” “■'”” ‘I'”‘ •’• ^'”‘” ï””!”””
!,. Le séjour de Mocquct à Lisbonne fut débloqua la côte. F. Dituo, Armada cspa-
assez long puisqu’arrivé entre le 2g mai et iiola, t. III, pp. 23i-232.
VOYAGES DE JEAN MOCQUET AU MAUOC OQO
s’estoient retirez, équipa une llole de 35 voiles pour aller après,
& fui un peu avant en mer, envoyant un petit navire devant
appelle ft la Perle », pris aux Uochclois, pour descouvrir ; mais ce
vaisseau rencontrant les Ilolandois fut pris par eux, & tout le reste
s’en retourna au havre de Lisbonne sans rien faire. Avant donc
perdu cesle commodité de passer pour lors aux Indes Orientales,
je me résolus d’aller en Barbarie. & pour cet elTel m’embarcp.ay
le 3 “”î jour d’aoust i6o5′. à Cascais, dans un vaisseau du capilame
Poulet, de La Rochelle.
Aous courusmes susuesl & passasmcs le long d’Azamor, près
la ville aux Lions % qui est une place ruinée, ayant encore des tours
fort hautes. Le mardy 8 du mois, nous posasmes à la rade de Saffy.
où je demeuray quelque temps sans descendre à terre. Mais Cidi
Hamet, talbe ou secrétaire du roy de Marroc Mulei Boufau-s, estant
venu à Saffv avec son almahalle ou petite armée pour conduu-e la
caravane qui estoit venue de Marroc, & y reconduire l’autre qui y
alloit, il devint malade, cS: avant entendu qu’il y avoit un tabibe,
c’est-à-dire un médecin, à bord de nostrc navire, il envoya des
Mores me quérir. Je fus avec eux à terre, sans sçavoir bien au
vray ce qu’il me vouloit, &, arrivant là sur le port, je trouvay
ce Cidi Hamet assis avec beaucoup de Mores le long des murailles
du cbasieau, & aussi tost qu’il me vist il se leva, & me prenant par
la main, me mena en son camp qui estoit hors Saffy, dans sa tente
qui estoit très-belle, & en broderie de belles figures à la moresque.
Là il fist venir un Juif pour servir de truchement en langue genuque ??? (qui est Espagnol ou Portugais corrompu) que je sçavois, m’aNaiil fait le discours de sa maladie, je me résolus à ce qui me sembla le meilleur pour sa guerison, & pour ce m’en vins à bord
de nosire navire quérir des drogues propres. Somme que je le pur-
gea} de lellesorlc, que je luy fis jeller par bas eoiume de petits ser-
penteaux, ce qui me mit en grande admiration, car c’csloient vers
fort gros, larges &. longs, & tels qu’on ne pourrait presque s’ima-
giner que si vilaine et horrible cliose peut estre dans le corps
d’un homme. Depuis cela il se porta fort bien, & fusmes fort
grands amis, & luy & ses alcaydcs me faisoienl la meilleure chère
du monde. Il me donna un cheval pour aller à Marroe, me faisant
fort bon traitlement parle chemin.
Ainsi nous partismes de Safly pour aller à Mai roc le 28 d’aousl,
& allasmes poser l’almahalle près des adouars ou tentes d’Arabes,
& fusmes pour les voir avec des Mores de leurs amis Ces Arabes
nous faisoicnt entrer en leurs tentes, puis mettoient des tapis fort
espais & velus par terre pour nous seoir, & faisoient venir du laict
de chameau pour boire, avec je ne sçay quelles autres choses.
Apres cela nous nous relirasmes sur le soir au camjî des Mores, qui
n’estoil pas fort loin de là. Le lendemain malin nous levasmes les
tentes & allasmes poser l’almahalle à la Duquele’, où il y a de
l’eau. Les Arabes ont faict là force fosses larges & creuses qu’ils
appellent matamores “, de telle sorte qu’elles sont espouventables à en
regarder le fonds : c’est pour y trouver des eaux ; en aucunes il y
en avoit & en d’autres point ; & viennent ces Arabes chercher là
de l’eau, de plus de quatre iS: cinq lieues des environs. De la
Duquele ils viennent avec leurs chameaux qu’ils chargent de ceste
eau dans des oudrcsou peaux de chèvres. Et quand ils ont recueilly
leurs bleds, ils lèvent leurs adouars ou tentes & s’en vont en un
autre endroit bien loin de là, laissans ceste terre se reposer long
temps ; puis ils y retournent après, chargeans leurs maisons &
mesnage, femmes & enfans sur leurs chameaux, connue les anciens
nomades & les hordes tartaresques d’aujourd’huy, & vont tous en
1. La Dui/iiele. la pliiine lUn Doiikkala. (lùsignc gi’néralemenl les silos dans 1ns-
2. Matamores, en arabe : melmnura quels les indigènes emmagasinent leurs
„ I ‘ . .1 grains, et n’a pas le sens de piûls que lui
eJ«»Ja.<, riUirioI : mfi«mi;r ~Ma.A. Ce mot i m ,
J ‘ J donne iMocquel.
VOYAGES DE JEAN MOCQUET AU MAROC BqS
bande par cabilles’ ou générations. Que si l’on venoil à frapper un
de leur f-eneration, ils s’en sentent tous offensez & vengent aussi-
tost l’injure. Il y a de ces cabilles qui se joignent ensemble pour
faire la guerre à d’autres cabilles qui ne sont de leurs amis ; &
seront quelquefois plus de douze mille d’une cabille ou parenté :
car ils se marient les uns avec les autres, comme cousins & cousi-
nes, & se conservent ainsi. Du plus ancien & sage d’entr’eux ds
font leur chef & luy obeyssent en tout & par tout comme à leur
pcre propre, avec un respect merveilleux, comme j’ay peu voir en
l’alcayde Al)dasis’. capitaine d’une de ces cabilles, qui nous condui-
sit depuis Marroc à Sally pour empescher que ceux de sa cabille ne
nous fissent aucun tort : car il nous avoil pris en sa garde sur sa
teste, l’ayant ainsi promis au roy de Marroc, d’autant que les siens
tenoient une bonne partie du chemin de Marroc à SalTy.
Pour revenir à nostre voyage, le matin estant venu, nous
evasmes les tentes, &. en attendant que les chameaux fussent
chargez, les cavaUiers mores \ arabes s’exerçoient à la lance. Et
y eut cntr” autres un jeune alcayde qui prit sa course avec sa lance
contre moy. me disant en son langage: Bara, bara, abenseranPl qm
veut dire: garde-toy, fils de Chrestien ! Je piquay lors mon che-
val qui csloit un barbe fort viste, mais paoureux, Payant deux pis-
tolets à l’arçon de la selle, je courus à la rencontre de ce cavaher;
mais mon cheval estant assez fort en bouche, il s’en falut bien peu
quil ne m’allast précipiter au fonds de ces matamores ou grandes
fosses d’eau que j’ay dit ; car les bouches d’icelles sont cachées
parmv des herbages, & y en a en quantité ; mais, me voyant
quasi” sur le bord, mon cheval voulant franchir pour sauter de 1 au-
tre costé. ce qu’il n’eust sceu faire sans nous perdre tous deux, à
cause de la largeur de ces fosses, je le retins si à propos, que, si
lalcavde qui s’exerçoit avec moy ne se fust retenu aussi luy-
mesme. me voyant si près de ce précipice, j’estois infailliblement
tombé dedans. & n’en fusse sorty en mon entier, attendu leur
grande & horrible profondeur. Quant je me vis délivré de ce dan-
2. Abdasis, pour : Aid cl-Aziz.
I. Cabilli-s. (le larabc Uebil J-i Irihti, 3 j^gro. bara. aben serani. pour: Serra.
.Voù le mot kabvlc cmplové par nous dans berra. bcn Xassarani’. Range-loi, range-loi,
un sens plus élroil. fiIs de Chrclien !
896 ifioi-iGo-
gcr, je lonay Dieu >.V ai’oslongnay le plus (p’il inc fut possible de
là, laissant ces Mores s’exercer les uns contre les autres » coups de
lances, & me reliray à carlicr pour ne sçavoir comme eux les
endroits où sont ces matamores si dangereux à qui ne les cognoist.
Apres cela nous cheminasmes tout ce jour & endurasmes d’ex-
Iremes chaleurs jusques vers le soir que nous posasmes nos tentes
le long d’une eau dormante, 011 tous ces Arabes se jettoient dedans
pour se laver & ral’raischir. Ce qui me laschaibrt, car j’avois grande
envie de l)oire de eeste eau, &, lnule trouble & sale qu’elle estoit,
& mesme un peu saisugineuse, il me fut encores forée d’en boire.
Nous posasmes donc en ce désert & le lendemain de bon malin en
partismes, cheminans tout le jour par l’ardeur du soleil la plus
grande qu’il est possible en ces campagnes arides & brûlées, à
cause des vents chauds qui tiroient de telle sorte que cela nous
faisoit mourir de soif. Enfin nous arrivasmes en im désert où il
falloit aller chercher de l’eau bien loin. Il y avoit là des adouars
d’Arabes qui nous aidèrent de quelques rafraichissemens d’eau et
de laict de chameau, qui n’est pas gueres doux, mais d’un goust
assez estrange à ceux qui n’y sont accoustumez ; mais la nécessité
faict trouver tout bon, ainsi que j’ay souvent esprouvé en tous mes
voyages.
Le lendemain malin, ailans noire chemin, nous apperceusmes
plusieurs Arabes avec leurs chameaux chargez de bled, qui venoient
se joindre avec nous pour aller à Marroc. JN’ous rencontrasmes aussi
force Aiabes tous à cheval avec leurs lances, qui venoient au
devant de nous pour saluer leur chec Abdasis & autres de leurs
parens qui esloient en nostre troupe. Je les voyois venir avec une
grande humilité baiser les mains à leur gênerai Abdasis, qu’ils con-
duisirent foil longtemps.
Pour mov, j’allay lousjoursen leur compagnie, laissant les autres
troupes derrière, pour le désir que javois, en les suivant, d airapcr
par fois quelques eaux des Arabes leurs amis que nous Iioiimoiis
campez en quelque vallon de ces déserts; car nous allions tousjours
avec une si excessive chaleur que je n’osois pas seulement lever
1rs \eu\ en haul. Ailans ainsi, nous rencontrasmes au dessous
d’une in(jTilagnc cjuehjues pasteurs aiabes qui gardoient des trou-
peaux de brebis, de chèvres & de chameaux ; nous allasmes un
VOYAGES I>E JEAN MOCQtET AU MAROC 8()7
nombre de cavalliers vers eux pour sçavoir où nous pourrions trou-
ver des eaux ; mais eux ne pouvans ou ne voulans nous en ensei-
gner, il y eut un de ces Arabes qui esloient venus au devant de
nous, assez suffisant, qui demanda le baston à un de ces pasteurs,
& l’ayant en la main, commença à cliarger sur ces pauvres gens
de telle furie que cela me faisoit grand pitié, encores que j’eusse
bien soif aussi. Ce rude traittement toutefois fut cause que ces pas-
teurs nous enseignèrent où estoient leurs adouars, environ à une
lieue de là, où nous allasnics en diligence, & y trouvasmes un de
ces Arabes qui vcnoit de quérir de l’eau bien loin de là dans une
peau de chèvre. Geste eau esloit fort sale & chaude ; mais nonobstant
cela, tous ces cavaliers se jetteront dessus, & ce fut bien peu pour
tant de gens. Je fis tant avec de l’argent que j’en obtins quelque
o-oute d’un Arabe de ces tentes où nous estions allez. Il sembloit à
la vérité que l’on lirast la vie à ces pauvres gens, en leur prenant
leur eau qu’ils vont chercher si loin ; &. d’ailleurs il ne s’en trouve
ifueres au temps de ces grandes clialeurs, car toutes leur matamores
se dessèchent alors.
Apres nous estre un peu rafraischis, nous allasmes rejouidre le
camp de l’almahalle & fusmes poser assez près de la rivière de
Tcnsif, à une petite journée de Marroc. Là nous nous desalterasmes
un peu de cesle eau, bien qu’elle fust fort chaude. Toutes les terres
de ce pays-là sont terres fortes, partie bonnes, partie mauvaises,
mais incultes la pluspart, sinon celles qui sont proches de (juclqucs
eaux, qu’ils labourent. Ce ilcuve Tensif porte les plus excellentes
Iruiles du monde, eslans petites & fort rouges de chair, mais d’un
tres-bon goust, i!v: sont fort estimées à Marroc’.
Le lendemain malin, ayans cheminé un peu, nous descouvrismes
Marroc en une grand campagne, & semble que ceste ville soit proche
du mont Allas, encores qu’elle en soit à plus de sept lieues.
Nous trouvasmes sur nostre chemin quelques Chrestiens qui venoient au devant de nous. Ce sont gens qui trafiquent là, & quand ils entendent que quelquautres chrestiens viennent avec la cafile’, ils sont hien aises de les venir recognoistrc en chemin ; & ccux-cy amencrcnl avec eux un pclil mulel chargé de vivres.
Or. La pluspart des chrestiens de cette caste estoient Anglois, prisonniers les fers aux pieds, & avoient esté arrestez à Safly, à cause d’un alcayde nommé Abdelacinthe’, qui estoit Portugais de nation, mais renégat ; & pour sa capacité & valeur on lui avoit baillé commandement sur la caille qui retourne de Marroc à Saffy, avec environ 5oo soldats soubs sa charge.
Or, il arriva d’aventure qu’Antoine de Saldaigne” & Pierre Cezar, gentils hommes portugais \ avoient esté pris à Tanger en Afrique & menez à Marroc, & y ayans esté détenus captifs treze ou quatorze ans, jusques à ce qu’ils furent rachetez par le moyen du sieur de L’Isle, medecin & là agent pour lors du roy Henri le Grand. Comme ces deux Portugais s’en retournoient en liberté”, cet alcayde Abdelacinthe (Abdallah Sinko) avoit négocié avec eux de se sauver dans leur mesme vaisseau où ils dévoient s’embarquer. Pour ce faire, il alla poser son almahalle vers le lieu où on va prendre de l’eau pour les navires, près le cap de Cantin ; &, estant là une nuict, il dist à ses gens qu’il avoit faict venir une Moresque, avec laquelle il desiroit aller parler en secret assez loin du camp, & ne mena avec soy qu’un sien esclave. Comme il fut près de la marine, il fit feu avec un fusil, qui estoit le signal qu’d avoit donné à ceux du navire. Aussitost qu on vit le feu, voicy les gens du batteau, qui estoient cachez dans des brosailles, qui vindrent se saisir de sa personne, & l’enlevèrent & portèrent en leur vaisseau, dans lequel il se sauva. L’esclave s’enfuit à l’almahalle pour conter la prise de son maistre, dont chacun fut bien cstonné, tk se retireront tous à SalTy. Mais comme les gens d’un batteau anglois en ce mesme temps fussent venus à terre pour quérir aucunes choses dont ils avoient besoin, ils furent arrestez’, & on leur mit les fers aux pieds, comme je les vy dans le chasleau de Saffy en fort pauvre équipage, & furent depuis menez à Marroc, où les marchands payèrent pour eux je ne sçay combien d’onces d’or, qui estoit la rançon à peu près de l’alcayde Abdelacinthc qui s’estoit sauvé. Car ces roys-là ne veulent rien perdre, estant la couslume à Marroc que, si un esclave s’enfuit, tous les autres ensemble le paient, se cautionnans tous les uns les autres pour aller hbres par la ville sans fers aux pieds, ce qui s’entend des pauvres ; car, pour les riches, ils sont mis en la sisaine\ qui est la grande prison du Roy, où ils sont bien gardez, ainsi qu’esloient ces deux gentilshommes portugais dontj’ay parlé.
Pour revenir aux Chrestiens de Marroc qui vindrent au devant de nous, ils nous firent fort bonne chère dans un jardin le long d’une eau courante, à deux ou trois lieues de Marroc. L’almahalle n’entra point pour ce jour à Marroc, mais je la laissay où elle estoit posée, & fus coucher dans la ville en la maison des Chrestiens, payant mon entrée au talbe ou greOTier. Ce fut le 2 de septembre’ 1606. Je ne manquay pas, sitosl que je fus arrivé, d’aller visiter le sieur de L’isle, médecin, qui estoit logé en un beau logis en la Juderie ou Juiverie.
Le sieur de L’isle estoit de longtemps près la personne du roy de Marroc. comme en qualité d’agent pour nostreroy Henry le Grand, cV y avoit esté encor depuis envoyé le sieur Hubert’, médecin du Roy, pour relever le sieur de L’isle, puis tous deux estoient revenus en France; mais depuis ledit sieur de LIslc y esloit retourné.
Le sieur Hubert demeura environ un an à Marroc, exerçant la médecine auprès du Roy, & là, suivant son principal dessein, qui l’avoit porté à ce voyage, il apprit si bien la langue arabique, qu’il s’y rendit depuis fort sçavant, comme il en a faict de son vivant piofession publique & royale à Paris avec grande célébrité. Il se contenta de sortir de ces pays plus chargé de science & de livres arabiques que de richesses & autres commoditez, esquelles le sieur de L’isle fut plus heureux que luy.
Estant donc allé en la Juderie, j’y fus conduit par un Juif qui m’afuia de quelques reaies, me donnant à entendre faussement qu’il falloit payer quelque droit à la porte de ce lieu où nous avions à entrer, & de faict il atitra quelques-uns qui me vindrent demander. & les fallut contenter.
Geste Juderie est à plus d’une grande lieue de la douane où logent les Chrestiens, et proche du palais du Roy, & est coinme une ville à part, entourée de bonnes murailles & n’ayant qu’une porte gardée par les Mores ; cela peut estre grand comme Meaux ;
là demeurent les Juifs au nombre de plus de 4000, & payent tribut. Il y a aussi quelques Chrestiens, & là demeurent aussi les agens & ambassadeurs des princes estrangers. Pour le gros des Chestiens, trafiquans & autres, ils demeurèrent à la douane.
La ville de Marroc est fort grande, & beaucoup plus que ce qu’on
appelle à Paris la ville, estant fort peuplée, comme de trois à quatre
cent mille habitans de toutes sortes de religions ; &. y a telles rues
où, pour la multitude grande du peuple, on ne peut quasi passer. La
pluspartdes maisons ordinaires y sont basses, petites & mal basties,
de terre & de chaux ; mais les maisons des alcaydes, seigneurs &
gens de qualité sont grandes & hautes, basties de pierre, environ-
nées de murailles, avec une tour liante au milieu pour aller prendre
le frais, & y a force petites fenestres & lucarnes; le dessus des mai-
sons est plat &. en cotées’. Le palais du Roy est basty de petites
pierres, comme pièces raporlées, & y a force marbre en colonnes”.
fontaines & autres ornemens. Leurs mosquées en grand nombre,
bien bastis de marbre & couverts en dôme avec du plomb. Dans
les places y a de grandes balles ou voûtes’, où se tiennent les mar-
cliands, >k entr’autres ceu\ qui vendent les alebec” ou vestemcns,
comme frqjicrs. Il y a aussi (paelcjucs collèges pour instruire en leur
loy.
Il n’y a pouit de rivière qui passe par la \illt’ de Marroc, mais
force fossez & canaux en terre pour conduire les eaux qui viennent
en abondance des montagnes d’Atlas, partie de sources, partie
de neges fondues ; & font dériver ces eaux ça &. là pour leurs jar-
dins & fontaines. Ils ont aussi des puits & cisternes. Ils se servent
dex trament de ces eaux à arrouser leurs terres & jardins. Hors la
ville, aux environs, parla campagne, y a grand nombre de jardins
& vergers à toutes sortes de fruicts & vignes, avec des eaux, & une
petite babilalion pour s’aller recréer ; ils tiennent là quelques
esclaves à travailler. Toute la terre y est bonne & fertile, & ne la faut
quasi que gratter & la semence fructifie incontinent. Les mon-
tagnes sont de tous coslez de la ville, sinon du costé que l’on vient
de Saffy qui est plein ‘. Il y a les monts de Draz’ vers Lybie, d’où
vieinient les bonnes dates. Il n’y a point d’arbres en la campagne,
sinon de quelques palmiers. Tous les arbi’cs sont es jardins, qui sont
comme nos vergers.
Pour la justice, il n’y a en Marroc qu’un seul juge qu’ils
appellent liaquin ‘, qui faict bonne »S: prompte justice, sur le champ
le plus souvent, & rneine tousjours ses citeres*^ ou sergens à pied
armez de bastons & d’alfanges ou cimeterres ; & quand il est besoin,
lorsqu’il paroist de quelque mesfaict, ils coupent la teste sur le lieu ;
car ceux qui sont ofTencez crient: quouac! quouac”. c’est-à-dire : à
l’aide! au Roy! en demandant justice. Le Roy, outre ses tributs
ordinaires qu’il envoie lever çà & là par le pays par ses gardes, &
1. Ces grandes halles sont la Kaisseria. p. 211, noie 8.
V. supra p. 279, note 3. 0. Cilercs. Il a éli5 impossible d’Idcn-
2. Alehcc. el-haïk. tifier ce mol, mais les « sergens à pied »
3. Oui est plein, c’e»t-à-diro ; qui est en dont parle Mocquct ne sont autres que les
plaine. cliaouclis.
/(. I^raz. pour Draa. 7. Quouac! quouac! probablement : ou
5. Haquin. liakcm; sur ce mol V. supra hak! uu hait! Justice I Justice!
De Castkies. h. — aO
danslcs monis d’Alias -1 main année, il prcndcncor, sur loulos mar-
chandises qui se Irafiquciil, la disme.
Les femmes de Marroc qui sont de qualité .^ qui no sorlont
fïueres sont assez belles & blanches : les autres sont plus luisanécs
5; l,n.des’. Chacun a deux ou trois femmes, & plusieurs concubines
taiil (ju’ils en peuvent nourrir, & baillent à ces concubines tant par
jour, deux & trois lomins’ pour vivre; chaque tomin vaut deiny
reale. Le Roy a quatre femmes cspousées, & le reste sans nombre
en concubines qu’il tient en serrai! an palais : & (juand il en veut
prendre plaisir, il les fait venir toutes se baygner nues devant luy,
puis choisit celle qui luy plaist pour coucher avec elle.
Les Mores ont peu de meubles chez eux, sinon quelques alcatifs ou tapis, sur quoy ils mangent & couchent, & ont quelques couvertures, dormans lous bas ; bien peu ont des couchettes & du linge. Les Juifs ont des lits comme nous.
Pour le regard des vivres, ils sont fiut bons & à bon marché. &
tout, soit chair, poisson, fruicls, ^V autres choses de manger, se
vend au poids & à la livre. Pour les chairs, c’est bœuf, mouton,
volailles, gibier qui vient de la monlagne. Quelque poisson, comme
les truites excellentes qui viennent des montagnes d’Atlas & de la
ii\i(re de Tensif. Les vins y sont excellents & merveilleusement
forts, dont les Mores ne boivent, mais mangent des raisins. Quand
un More s’est enyvré chez quelque Juif ou Chrestien (pii vendent
le vin, le juge vient faire casser lous les vaisseaux à vin qui sont
de terre, & encore donne une bonne avanie ou amende au maistrc
lavernier.
Aghmat-Berbères
Je me conlenteray d’avoir diet ce peu de plusieurs autres choses (juc je pourrois raporter de ccsie ville & pays de Marroc, pour estre assez cogneucs à un chacun. Seulement adjousteray a cela, qu’à environ six lieues de Marroc près Allas, y a une ville nommée Angoumet’, où se voyenl encore force ruines de baslimens à la romaine. &. des lettres antiques à demy usées ; la ville est petite & foit ruinée. Les Mores lieinienl cpie là est enterré un samct personnage des anciens, & pour ce ne veulent y laisser entrer les Chresliens. Et là mesmes, dans les ontagnes d’Atlas, sont certains peuples qu’ils appellent Brebbes, qui se découpent les joues e forme de croix, & ont un langage à part, autre que l’arabic, & se tiennent forts en ces montagnes. Ils payent tribut au roy de Marroc, ipii y envoyé des forces pour le lever. Il y a apparence que ces peuples soient les reliques des anciens Africains, peuples du pays avant que les Arabes Sarazins y fussent entrez, & qu’ils se retirèrent là à sauveté, & qu’ils esloient aussi Chresliens en quelque sorte; mais que depuis la hantise & domination des Arabes les a corrompus.
Au reste, comme j’arrivay àMarroc, Testât du paysesloit tel : c’est que Mulcy Boufairs, lors roy de Marroc, l’un des fils de Muley Hamet. avoit la guerre de son frère Muley Chec lV de Muley Abdalla son nepveu, & de Muley Zidan son autre frère, sur les bras.
Car tous ces trois frères se faisoient cruelle guerre pour le royaume
de Marroc. Or ce Muley Boufairs se fiant du tout à son baschaloda^,
il n’en fit pas mieux ses affaires. Car Muley Abdalla, fils de Muley
Chec, roy de Fez, gaignaunc bataille^ contre son oncle Boufairs, qui
se retira la nuict dans les montagnes d’Atlas en la maison de l’alcayde
d’Asur’, qui est un chasteau très-fort; mais les Brebbes le volèrent
»S: lui feirenl de la peine avant qu’y pouvoir arriver. Il renvoya
après de ses alcaydes plus favoris pour quérir & amener ses femmes
& sa fille, qui, aportans avec elles tout son trésor, furent volées
avant jour près de Angoumet, en un lieu où elles s’estoient arrestées
pour se reposer un peu de la fatigue du chemin. Les Brebes firent
de ses femmes & filles à leur volonté cs: amenèrent la fille à Muley
Abdalla, parce qu’il la dcsiroit pour femme, encore qu’elle fut sa cou-
sine. Les alcaydes conducteurs de ces femmes, se voyans volez & sans
aucun moyen de recouvrer leur perte, se jelterent à sauveté en un
asoy ‘, ou mosquée, à l’alforme” ou sauvegarde d’un sainct marabou.
1 . Brebbes. Berabers. ville de Mcrrakecli, ainsi qu’il le dit
2. locla. le pacha Djoiider. Sur ce pcr- lui-même plus bas (V. p. ^II et note u).
sonnage V. ;” Série, Pays-Bas, 1. 1, p. a i a, 4- L’alcayde d’Asur. le caïd Azzouz. Sur
note ■y. ce personnage V. p. igg, noie 5.
3. La bataille de Mers er-Remàd 5. /Isrjr, pour zaouia.
(8 décembre i6o6). Celte bataille eut -Il
,. ■ 1 !■ t 1 M I I I ‘J- .Mf’irme, rl-lieiirni,i 4.» i-l.
heu aprcs le départ de iMocqutt de la -‘ J
/,o’i ir)oi-ino7
Mais Mulcy Abclalla, le sçachant, les envoya quérir avee le maralHm
aussi, qui pria Abdalla inslammeul de leur donner la vie, ce qu’il
promit; mais, avant qu’arriver en son michouart ou palais, il leur
fil à tous couper les testes, qu’il envoya à son père à Fez, lequel ne
trouva pas cela bon, pour ce qu’il avoil tronq.é le maiabou. Voyla
(juel esloit Testât des alîaires de ces princes.
Or, comme je passois un jour par l’alcasave, cpil est la maison du
l^oy, je vy un canon de Ibnte d’une grosseur merveilleuse, & m’es-
tonnant de la grandeur de son calibre. 11 me l’ut dit (pi’il avolt esté
faict pour certain alcayde des plus favoris, qui avolt voulu trabir un
roy de iNIarroc, lequel avolt descouverl la trabison par le moyen
d’une sienne lettre ; &. sur ce, un jour, le Roy, sans faire semblant
de rien, demanda par manière de question à cet alcayde, s’il y avoit
un serviteur chèrement aimé de son malstre, & neantmonis qui
chercheroit de le faire mourir, ce que meriterolt un tel serviteur.
L’alcayde respondit aussi tost qu’il meriterolt qu’on le mlst dans un
canon tout vif, & d’estre tiré comme une balle ; à quoy le Roy
repHqua que lui meritoit donc cela, & sur ce, lui monslrant la
lettre escrite de sa main, l’autre demeura tout estonné & comme
transi: & lors le Ro> Ht faire ce canon dans lequel il fit mettre
l’alcayde pour le tirer, ainsi que luy-mesme avolt jugé par sa propre
bouche, & comme rnerlloil sa trahison.
Dans la ville de Marroc, il y a un grand nondjre de Chresliens captifs, tant hommes que femmes, que l’on amené vendre là de tous coslez de Barbarie. Or, il arriva un jour qu’une chrestienne, estant esclave en une grande maison de la ville, enseigna une fille du logis en la loy de Jesus-Christ, luy apprenant secrettement sa créance, en sorte que ceste fille se mit si bien la loy du vray Dieu en son esprit qu’il ne fut pas possible aux autres de luy faire rien apprendre de l’Alcoran ou loy de Mahomet, & se tenolt ferme en la religion de l’esclave, sans vouloir aller aucunement à la mosquée. Le Roy, en estant adverty. fit venir ceste néophyte devant luy, & la menassant que, si elle ne laissoit la loy des Chrestlens. il la feroit mourir, elle respondit fort genereusement qu’elle ne se soucioit pas de la mort, & que tous les tourmens du monde ne luy feroient quilter la créance qu’elle avolt apprise. Ce que voyant le Roy, il commanda qu’elle fust bée & mise entre les mains du haquin ou grand juge pour la faire mourir. Mais elle, toute résolue, ne fit aucun semblant d’avoir peur de la mort, & estant preste à cstre exécutée, le Roy luy fit encore dire derechef si elle ne se vouloit pas convertir à leur loy ; mais elle respondit à cela que leur loy ne valloit rien >.V qu’elle vouloit mourir pour l’amour de celuy qui avoit enduré la mort pour nous. Quant ce roy barbare vit qu’en vain on luy faisoil toutes ces remonslraiices & prières, il lasclia encore pour la dernière fois de la divertir de son dessein, en lu\ proposant qu’il la marieroit avec un des plus grands de sa Cour ; mais elle se moqua lors davantage de toutes ses promesses, dont le Roy irrité commanda qu’on luy tranchast la teste sur l’heure, ce qui fut faict.
Et ainsi souffrit constamment & cliresliennement le martyre ceste innocente & vertueuse fille.
Or. comme je visitois curieusement ceste ville deMarroc, j’entray
un jour dans le michouart ou palais du Roy, & vis à la première
court de très-beaux bastiments à la moresque, accompagnez de fon-
taines qui viennent en des vases & bassins de marbre dans terre,
avec force orengers & citronniers chargez de fruicts. Mais, à la
seconde court où j’entray aussi, ce sont petites galeries soustenues
par colonnes de marbre blanc, si bien & dextrement taillées & ouvra-
“•ées que les meilleurs ouvriers en admirent l’artifice; puis à terre
y a quantité de vases de marbre pleins d’eau claire >S; vive, où je vy
des Mores se laver, pour après aller faire leur sala ou prière : mais,
comme ils m’eurent apperceu, ils se mirent à crier & courir après
moy, ce qui me fit à bon escient doubler le pas pour sortir vislcment
de là. Je vy en un autre jardin un très-beau vivier faicl de maçon-
nerie, où on se va baigner, & trouvay là des Moresques qui lavoient
leurs alquisayes’ ou voiles, puis se lavolent le corps.
Apres je fus voir des lyons qui esloient enfermez comme dans
une grande masure tout à descouvert, & y montoit-on par un degré,
&. vv là entr’aulres une chose assez remarquable d’un cluen qui
avoil autrefois esté jette aux lyons pour leur paslure ; cai- l’un de ces
lyons, & le plus ancien des autres, qui luy cedoicnt, prit ce chien
qu’on luy avoit jette sous ses pattes comme pour le dévorer : mais,
s’en voulant un peu jouer auparavant, il advint (pic le chien llalant
I. Al’] saycs, pluriel (le cl-k?a \ — Sjl.
f^oC^ if)oi-Trio7
le hon, comme rccognoissaiil sa puissance, commença à luy graller
doucement avec les dents une galle qu’il avoit sous la gorge, à (luoy
le Ivon prit un Ici plaisir, que non-seulement il ne fit point de mal
an chien, mais cncorcsil le garda des autres; de sorte que, lorsque je
le v\ avec ces lyons, il y avoit desja sept ans qu’il estoit avec eux,
à ce que me dit l’esclave chrestien qui les gardoit. l’^t me conta aussi
que, lorsqu’il bailloit à manger aux lyons, le chien vivoit avec eux
& mesme leur arrachoit quelquefois la viande de la gueule ; &
lorsque ces lyons se hattoient pour la pasture, le chien l’aisoit ce
(pi’il pouvoit pour les séparer, & quand il voyoit qu’il n’en pouvoit
venir à linul, par un inslincl naturel il se mettoit à hurler de telle
sorte, que les lyons qui craignent ce cry des chiens venoient aussi-
tosl à se séparer & s’accordoicnt entr’eux. Cet exemple d’animaux
montre ce qu’apporte l’humilité & obéissance envers plus grand
que soy, & combien le lyon est noble & généreux enlre les autres
besles.
Au sorlir du parc de ces lyons, je fus voir les chevaux du Roy
qui estoient sous des apentls i’aicts à leur moile. & estoient gras &
polis à merveille; c’estoient esclaves chrestiens qui les pansoient.
&^ V avoit grande *k petite escurie, le tout si bien ordonné qu’il ne
se pouvoit mieux. Ce sont tous chevaux barbes les plus beaux du
monde. Après m’estre assez promené pour ceste fois par la ville, je
m’en iclonniav à la douane, qui est le lieu où se retirent les Chres-
tiens, à bien une lieue de l’alcasave ou palais royal, qui est près la
Juderic.
J’appris là une histoire assez belle d’un roy de Marroc, qui. ayant
envoyé un jour un sien fils avec une armée pour conquérir le
rovaume de Gago, d’où vient le bon or, ce jeune prince ayant passe
tous les déserts de Lybic avec une très-grande peine & fatigue de
luv & des siens, comme il fut parvenu es terres de Gago, ce Roy,
adverty de sa venue, luy alla au devant avec une très-forte armée de
Noirs, îk l’investit «S: environna de sorte cpi’il ne pouvoit aller ny
avant ny arrière, estant outre ce bailu de deux grandes extremitcz,
de la faim & de la soif, de sorte que la plupart de ses gens estoient
malades, & ne sçavolt que faire en telle nécessité; car de demeurer
là, il fallait mourir de faim, ou se rendre à son ennemy ; de retour-
ner ou passer outre, il falloil donner la bataille, &. ses gens n’en
VOYAGES DE JEAN MOCOLET AU MAROC ^|07
pouvoienl plus de foiblessc, tant pour la fatigue du cbcinin que
pour la disette de vivre?.
Comme ce prince de Marroc estoit en ceste perplexité dans sa tente,
il arriva que deux soldats des siens, jouans aux escliets en leur lente,
l’un d’iceux se trouva fort engagé, & ne pouvoit faire aller son roy
ny avant ny arrière ; sur quoy son compagnon, en riant, luy dit qu’il
ressembloit à leur prince, qui ne pouvoit ny avancer ny reculer sans
se bien battre & se mettre en grand hasard. Comme il disoit ces
paroles, il advint qu’un des favoris du prince, passant d’aventure
près ceste tente, les entendit, & en alla aussitost faire le discours à
son maistrc, qui, sçacbant cela, envoya sur le champ queru- ces
deux soldats qui furent fortcslonncz; &, lesayansenquis de diverses
choses, >S: de ce qu’ils avoientfaict & dit, en fm, se voyans pressez,
il lui confessèrent la vérité &, se proslernans à terre, luy deman-
dèrent pardon, ce que le prince leur octroya, & demanda quant &
quant à celuy qui avoit tenu le discours ce qu’il luy conseilleroit de
faire en telle extrémité. Le soldat bien advisc respondit au prince que,
s’il vouloit croire son conseil, non seulement il se sauveroit & eux
aussi, mais mesme il en remportcroit un grand honneur, si la chose
reussissoit comme il se l’estoit proposé en son esprit. Le prmce luy
commanda de dire hardiment ce qu’il voudroit ; sur quoy l’autre dit
qu’il avoit ouv dire que le roy deGago avoit une belle fille à marier,
& que luy, qui estoit jeune prince à qui il falloit des femmes, devoit
envoyer des ambassadeurs vers ce roy pour luy dénoncer qu’il
n’estoit point venu dans ses pays en intention de luy faire la guerre,
mais seulement pour avoir une sienne fdie en mariage, dont il
avoit ouy raconter les perfections & excellentes qualilez. Le prince
trouva ce conseil si bon ^i à propos, qu’aussitost il dcpcsciia
vers ce roy des ambassadeurs pour cest effect, qui furent fort bien
receus suivant leur ambassade, &, la paix faite, le mariage fut
accordé par ce moyen, ».V accomply avec force triomphes à la
moresque.
Le prince receut de son beau-pcre plusieurs beaux & riches pre-
sens. enirautres trois boules d’or creuses par dedans & pcsans
toutes trois 700 livres, & sont toutes trois de merveilleuse grosseur,
mais proportionnées, 6c l’une un peu moindre que l’autre, & se
vovcnt encor aujourdhuy en l’alcasave ou palais de Marroc, sur
loS iHoi-iGoy
le Hilslc crime luuilc loin’, cslans allaehées ù une barre loules trois,
la plus irrossc en bas, & ainsi en montant, la plus petite au bout’.
Quand le soleil luit, on voit esclatter cela de fort loin, comme je
rcmarqnay en arrivant à Mairoc : du temps des guerres on leur
a tiré lorie coups de mousquet. Voylà ce que servit le bon conseil
(le ce soldat. Et depuis ce temps-là, le royaume de Gago, dont ceste
fdlc fut beritiere, est demeuré aux loys de Marroc, cpii y envoyent
quérir leur or”.
Estant depuis de retour de mon voyage, comme un jour je me
trouvay au disner du delunct roy Henry le Grand, qui se purgeoit ce
jour-là fc estoit enrobe de chambre dans son cabinet, sur ce que je
dcsirois prendre congé de Sa Majesté pour m’en aller aux Indes
Orientales, il vint à propos, parlant du jeu des escliets, que deux des
grands de sa cour avoicnt esté deux jours & deux nuicts à jouer
aux escliets sans cesser; sur quoy le Roy discourant de la subtilité &
asincc de e(\ jeu. je pi’is la hardiesse de luy conter ceste histoire du
prince d(! Maroc, dont il fut fort aise, & trouva l’invention du soldat
Ircs-bonne.
Enlin, tous ces Mores sont grands joueurs d’eschets, comme
j”ay observé parmy eux; car, lorsque j’allois à la Juderie, je trou-
vois quasi lou.sjours ceux qui gardoient la porte jouans à ce jeu,
auquel ils sont fort sçavans & inventifs, pour esti’c tous d’humeur
mclancholique ; ce qui les rend aussi fort ingénieux, & surtout ama-
teurs de traits subtils & aigus & de belles sentences, connue A \ en
eut un jour un qui, faisant bonne mine & apparence d’amitié à un
autre, luy mettoil force vivres sur le tapis pour manger; mais l’autre,
à qui on faisoit tant d’honneur, luy dit gentiment : « Ne me donne
point tant de pain, mais donne-moy le cœur », qui estoit à dire: la
bonne volonté &. l’airection ; car il sçavoit bien qu il luy vouloit mal
en son ame. Ce trait là se dit de l’alcayde Mummin”.
Après avoir séjourné quelque temps à Marroc, voyant que la ca-
I. C’est col ornciiii’iil appolr lcl’:ifih jiaclia Djouder, V. Ei,-Oufbàni, pp. i63-
. _ , 172. I^’liistoire rapportée par Mocquet n’a
7c_Jui qui 50 trouve au sommet de la …. ,. 1 • • 1 -i ■_„
(__• • ‘ pasoto inventée, par lui, mais (levait circu-
Ktoul}ia et sur lequel courent de iioiu- lor au Maroc.
breuses légendes. Cf. /”” Série. Franco, ‘.^. l.’ulcayde Miiminin. le caïd Moumcn.
l. I, p. 389, note 4. Sur ce porsonnage V. supra, p. lioij,
a. Sur la conquête du Soudan par le note 3.
VOTAGF.S DE JEAN MOCQCET AU MAROC lOf)
ravane se préparait pour s’en aller à SalTy, je fis mon devoir floh-
tenir ma lettre de descharge du liaquin, qui est le grand justicier de
là, pour pouvoir m’embarquer seurement, sans que ceux de Safly
me retinssent. Je payay donc mon entrée & sortie aux talbes de la
douane qui gardent les portes, qui est un droit que cliasque clires-
tien arrivant à Murroc leur doit ; t^ à la vérité on ne peut jamais
avoir faict assez pour contenter cesle manière de gens là.
Je partydonc de Marroc le 32 d’octobre, & allasmcs poser lal-
maballe à quatre ou cinq lieues de Marroc, en une campagne le long
du mont Atlas’. Et estans là, nous nous en allasmes trois ou quatre
de compagnie en des adouars ou tentes d’Arabes, à demi-lieue de
l’almahalle, pour avoir de la volaille, des œufs & autres vivres ;
mais comme nous y fusmes, nous apperceusmes force cavaliers cou-
rir après d’autres de mesme nation qui emnionoient leurs cha-
meaux & autres bestiaux. Les femmes de ces Arabes chargeoient
les selles des chevaux de leurs maris sur leurs testes & couroient la
part où esloient ces chevaux paissans, & les maris, quiestoient au
travail près de là, montoicnt aussitost à cheval & couroient comme
tempeste après leurs ennemis la lance au poing; & croy qu’enfin ds
recouvrèrent le leur. Ces femmes nous advertissoient de nous en re-
tourner en diligence à nostre camp, de peur que ces Arabes enne-
mis ne nous emmenassent captifs: ce que nous fismes, voyant tant d’cspouvante, de tumulte .V de cris entr’eux; car c’est une chose estrange de ces nations, qui sont toutes d’une mesme loy .*^ pays, & toutefois se font ainsi la guerre les uns aux autres.
Mais parmy cela, ils observent ceste règle & discipline, que, lorsque le temps vient qu’il faut ensemencer les terres ou recuedhr les grains, ils font la paix : puis recommencent de plus belle quand leurs grains sont battus \ serrez en leurs matamores, ou fosses en la campagne, où ils mettent leurs bleds, puis les couvrent de plan-
I. En labscnco de toute indication traire Mocqt.Pt veut désigner le. Dcrcn par
dorientalion, il est difTicile de fixer d’une les mots; mont Allas, son retour se serait
façon précise l’itinéraire de retour suivi efTectuc en faisant un crochet au sud,
par Mocquct. Peut-être le mont Allas dont et il aurait ensuite regagné la plaine
il parle n’est-il que le massif de El-Djc- des Do.ikkala et son itinéraire d’aller, en
bilat, auquel cas sa route de retour diffé- coupant l’oued Tcnsifl aux environs de
reraitpeu de l’itinéraire d’aller. Si aucon- Chicliaoua.
/iio 1001-1607
chcs À après de terre pnr dessus, en (elle sorte f]irils peuvent
labourer «.V semer là-dessus. Ils serrent ainsi leurs grains la nuict.
que personne ne les voit, non pas mesmc leurs Icmmes m\ leurs
cnfuns ; puis, cpiand vient le lein|)s (pfils ont all’aiie de (piel(]ue
(pianlilé de hied. ou pour semer ou |)our poiler vendre à Marroe, ils
en vont lirei’. Ces grains se gardent fiut hieu en terre, & fort
scichemcnt «.V longtemps.
Le a3 du mois, nous allasmes poseï- rahualialie près le mont
Allas, en une campagne rase, tk là je fus clierclier quelques plantes
& herbes : & comme je relournois par dedans le camp, l’alcayde
Abdasis’, ciierd’iinecabille d’arabes, m’apperccul&m’appella àsoy,
me demandant quelles herbes c’esloit que je portois & ce que j’en
voulois l’aire ; je luy en rendis raison, puis me reliray en nostre tente.
Quand ce vint environ sur les quatre ou cinq heures du soir, estant
sorty dehors pour me promener & prendre l’air frais, je rencontray
encor l’alcayde qui estoil aussi sorty pour visiter son cam]i, iV
m’ayant appelle, me prit par la main & m’emmena promener hors
des tentes, me contant plusieurs choses des guerres d’Afrique. &
de la bataille de Dom Sebastien, roy de Portugal, où luy cstoit bien
jeune encore, & y avoit de cela plus de 35 ans”. Il me disoil entr’-
autres choses comme les Ghrestiens avoient lors résolu de les exter-
miner, mais queux, qui auparavant estoient en guerre, bien que
d’une mesmc loy, avoient faict paix ensemble pour mieux se défen-
dre, ik estoient \enus au devant des Ghrestiens vers la ville de Tan-
ger, qui appartient aux Portugais; (|uc là ils se résolurent do don-
ner la bataille à Dom Sebastien qui estoit accompagné d’un roy
more, proche parent des rois de Maroc, & qui se disoit eslre roy
légitime, >.V que les autres avoient usurpe sur luy’. Comme les deux
armées esloicnt en bataille proches l’une de l’autre, les Ghrestiens
ne faisoienl auciiiie demonstralion de vouloir attaquer des premiers,
ains se tenoient cois; eux. au contraire, estoient tous en action,
s’cxerçoient eontinuellenient à la lance les uns contre les autres ;
iS:, voyans (pie les noslrcs’ ne bougcoient, les estoient \enusattaquer
I. C’csl le caïil mciitioniiij plus liant, tait donc à vingt-luiit ans.
p. 3g5. 3. Ce prétendant rtait Moulay Mnham-
3. La bataille de El-Ksar cl-Kcbir fut med el-MesloukIi.
livrée le .’i août 1 578 ;cel événement rcraon- 4. Lesnostres, c’est-à-dire : lesCliréliens
VOYAGES DE JEAN MOCQIET AV MAROC. |II
de furie: mais, qu’avans este maltraitez du commencemonl. ils
s’esloient mis en fuitte, & les Chrestiens les avoient poursuivis avec
tel desordre & confusion, que, pensans avoir tout gagné, les Mores
là-dessus se rallians et tournans visage sur ces débandez, les avoient
aisément rompus : & ainsi Dom Sebastien avoit perdu la bataille,
où il estoit demeuré sur la place avec deux autres rois des leurs, &
qu’il y eut grand nombre de prisonniers qui furent menez à Marroc.
Il me disoit aussi de Muley Maluco ou Abdclmelech, l’un des rois
qui avoit gaigné la bataille en laquelle il mourul de maladie dans
sa litière, après avoir donné bon ordre à tout : comme ceux qui
esloient près de luy apperceurent qu’il estoit mort, ils le celèrent
tousjours, de peur de décourager les soldats, qui avoient du med-
leur, & mesme usèrent de cet artifice qu’ils luy faisoient sortir la
main dehors, pour donner à entendre qu’il estoit vivant. 11 avoit
pourveu à cela luy-mesme, à ce qu’après sa mort on en fit ainsi’.
Abdasis m’ayant conté tout cela, il me parla aussi de Muley
Boufairs, roy de Marroc pour lors, \ comme il s’amusoit trop après
ses femmes & concubines, & se fioit trop à un bascha des siens
nommé loda. & pourroit bien perdre la bataille qu’il estoit près
de donner lorsque nous partismes de Marroc” ; que tout son plaisir
n’estoit que corner couscoussoii, aiiquam’ (c’est manger d’une cer-
taine farine accommodée en dragée) ; mais qu’il s’y trouveroit
trompé, comme il fut ; car il perdit la bataille, comme j’ay desja
dit cy-dessus, & fui dépossédé du royaume, s’cnfuyant au mont
Atlas, environ le mois de novembre i6o6-, ainsi que noslre Nostra-
,. Sur la balalllo de El-Ksar cl-Kcbir 3. .Uiqmm. probablement pour : o« kon.
V ,<■’ Série France, t. I, pp. 395-676. expression familière et explélive qiu revient
Sur la mon Ho Moulay .\bd el-Malck V. /61- souvent dans la conversation entre Marocains
dcm. p. 56o, note 2. et d«”t ‘« signification, qui n’a probable-
a II y eut, d’après P. Al. Cov, à la fin de ment pas ét<S perçue par Jlocquet, est sen-
novembre 1606 un premier combat entre les siblement : et c’est tout ! et rien de plus!
troupes de Moulav Abou l’arès et celles de On sait que le chérif Moulay Abou Fares
Moulay Abdallah (7″ Série. Pays-Bas, t. I, peu belliqueux et obèse était un gros man-
p. ,67), mais cet engagement qui nest pas geur. El-OuprAm, p. Sog; Guadalajara,
mentionné par El-Oufn’ini fut sans doule f. 90. „ . .
peu imporlant et la bataille décisive 5 !>. La fuite de Moulay Abou Fares eut
laquelle on saltendait à Merrakech, lors .lu lieu après le 8 décembre. — Mocquet, dans
départ de Mocquet, est celle qui fut livrée à le récit de ces événements, fait une confu-
Mers cr-Rcmàd le 8 décembre 1606. sioncnlre cequ’il a appris sur place et ce
/|T2 iGoi-lftO-
damus avoit proi]il en ses Cpiiliiiies’. rnmmo ]’oii m’a mnnslir de-
puis. Abdasis me disoil encore là dessus (pic, loixjuc le Ixoy ne se
trouve à la bataille, les soldais perdent courai^c, v.V (pic, (juand le
l\ov est h on ou |i()ulle, ses gens le deviennent aussi.
Pour le couscous.sou, dont j’ay faict mention & dont j’ay tasté
assez de fois, c’est de la farine accommodée et arrondie en forme de
dragée ou coriandre avec de l’eau dans une poile, puis mise dans
un vaisseau de ferre percé à petits trous par cmbas comme un cri-
ble: après cela est mis sur le jiot-au-loLL tout bouillant, tV la va|)our
le cuit, puis ils versent du bouillon par dessus, \ mangent cela
par gros morceaux comme pelotes ; cela est de fort bon goust >S:
engraisse & nourrit merveilleusement. J’en ay souvent mangé que
les femmes mores & juifves m’aprestoient. Leur bled est fort propre
à cela, à cause qu’il est liien sec ; le nostre plus liumide n’y seroit
pas si bon, si on ne le faisoit bien seicber au four premièrement.
Apres ces discours de l’alcayde, nous nous retirasmes en nos tentes
jusqu’au lendemain malin, que nous recommençasmes nostre voyage,
& eusmes ce jour là un très-mauvais chemin par montagnes arides
& inaccessibles, sans tenir voye ny route, avec une chaleur insu-
porlable ; l’eau fresche nous y manquoit bien. J’estois monté sur un mulet \ estois contraint de mettre pied à terre à chaque fois, ce qui m’csloit fort incommode pour avoir près de six mil escus en or sur moy , tant en lingots qu’en tybre, c[‘est-à-dire] en poudre, comme il vient de Gago, & aussi en monnoye, qui sont sequins de Barbarie. J’avois toutes les peines du monde à remonter, car il ne me falloit pas demeurer derrière de peur des Arabes, & de ceux de nostre caravane mesme. Ayans passé tous les travaux de ceste journée, nous
vinsmes poser à la Duquele, oîi sont ces matamores dont j’ay tant
parlé. Là, vindrent force Arabes à cheval bien montez, avec leurs
lances, saluer Abdasis leur chec & capitaine de leur cabille, hiy
apportans tous des presens ; puis, luy ayans baisé les mains, s’en rc-
tom-nercnl enleursadouars qui estoientà deux ou trois lieues de là.
qu’il a su par ronscignomonts après son Par les Arabes, captif le roy Maroq,
fléparl du Maroc. L’an mil six cens et scpl de liturgie.
I . \u poincl du jour, au second chant Les Prophéties de M. Michel Nostradainiis,
[du coq, Lyon, i5.55-5S, pet. in-S”, Centurie Vf,
Ceu.x do Tunes, de l’cz et de Bugic, quatrain LUI, p. log.
VOYAT.l-S m: JEAN MOCQUET AU MAROC A 1 3
Le lendemain 2 d”oclobre ‘ nous allasmes au giste à Saffy, &
comme nous en aprochions, passans par des bois de genests fort
hauts, il y eut deux cavaliers mores qui me destournerent du
droit chemin, me faisans aller avec eux à travers de ces genests,
qui esloient si liauls, qu’à grand peine pouvoit-on voir ceux qui
estoicnt dedans. J’estoissur mon mulcl, *.V approchans d’une viedle
masure ils mirent pied à lerre, me disant que je descendisse aussi.
Je croyois qu’il y eusl là quelque fontaine pour se rafraischir ; mais
voyant qu’ils me vouloient seulement faire descendre pour m atti-
rer en ceste masure, je tournay soudain visage vers le grand che-
min à la plus grand lias te que je peus, & m’cschapay ainsi fort
honneslement de leurs mains. Leur dessein estoit, comme je pense,
de m’oster l’or ^.V l’argent que je porlois, puis me couper la gorge
& me jcllcr là dans quelque fosse; mais j’eus une bonne inspiration
sur le poincL que j’estois quasi prest à descendre, & le bonheur fut
encor que le grand chemin par où passoit la cafile n’estoit gueres
loin de là, ce qui fut cause de me sauver plus aisément. Ma trop
grande diligence A: le désir que j’avois d’avancer pour arriver des
premiers à Saffy, avoit esté cause de cet accident. Enfin, Dieu
m’ayant faict la grâce d’arriver heureusement à Saffy, après m’eslre
un peu rafraischy là, j’avisay à mon embarquement >S: fis visiter
mes bardes par les lalbes, en leur payant ce qui estoit de leurs
droits .
Le lendemain, comme je pensois m’allerembarqucr, faisant por-
ter mes bardes sur le port, les talbes vindrcnt me demander la
lettre \ ])assepoii du luicpiin de Marroc, «k la leur ayant baillée,
ils me dirent qu’elle ne valoit plus rien, attendu que Muley
Boufairs, de qui elle estoit, n’estoit plus roy de Marroc’, et qu’il
I. Faille d’impression, il fa„l lire: balaiUe que vise Mocquct, d’après la suite
27) oclobrc. ”<^ s°” ‘^^”^ ~~ “‘””^ ^'”^ V”‘ ‘” ^ dccem-
a. Les talbes (to/ta et probalilemeul Ijre r6o6. Cf. /”’Série. Pays-Bas, 1. 1, p. aïo
oumana) de Safi, on faisant colle réponse à clsuprap. 4i i,nole2.EL-0uFRiNinedonnc
Mocquet le 26 octobre 160O, anticipaient pas la date de la bataille mais placeau 23 dé-
sur les événemcnls ; leurs svinpathics étaient ccmbre 1 l)o6 l’enlrée à Mcrrakechde Moulay
pour Moulav Abdallah el”ils escomptaient Abdallah (p. 3i3). Il faut admettre que le
son succ’s. En effet la bataille de Mers or- Irolicr. s’il rapporta un nouveau passeport à
Rcmàd qui entraîna la chute et la fuite de Mocquet signé de Moulay Abdallah, dut
Moulay Abou Farts – et c’est bien cette attendre à Merrakcch l’issue des événements
ifioi-iGo’
m’en falloit avoir une autre de Muley Abdalla, pour lors roy de
Maroc sous son père Muley Checqui estoit à Fez. Je feus fort aflligé
de ce rclardemcnt, qui me laisoit perdre la commodité d’un navire
qui rclournoit en France ; toutefois, prenant patience par force, il
fallut envoyer un Iroticr ou messager à Marroc avec nostrc lettre,
pour en avoir une autre, ce qui ne fut pas sans peine & fraiz. Mais
le mal fut que. cesle Icllre estant venue’, il me fallut encore
attendre là près de deux mois l’occasion d’un navire lioUandois
qui ne devoit faire voile qu’en janvier 1607.
Ce changement de Marroc arriva depuis mon départ de la ville ;
car Muley Boufairs, roy de Marroc, ayant perdu la bataille conlie
son nepveu Abdalla, s’enfuit dans les montagnes, où il fut volé,
comme fay dit iS; yVbdalla fut roy paisible de Marroc. Depuis, j’ay
sceu que Boufairs s’esloit accordé avec son nepveu ; mais Abdalla
ayant, durant leur paix, descouvert que l’autre luy brassoit quelque
trahison pour le déposséder, il le poignarda luy-mesme après luy
avoir reproché sa perfidie ^ Mais après cela, Ziden, son oncle, à
laide d’un santon ou marabou, a chassé Abdalla & s’est fait roy
de Marroc ; puis luy-mesme a esté chassé ^ar le santon \ ik disait-on
qu’ils estoient prcsts à se donner bataille, où depuis j’ay sceu que
le santon avoit esté défiait & pris par Ziden, qui l’avoit faict mourir
en le faisant sier par le milieu entre deux bois ; puis luy & Abdalla
son nepveu s’estoient accordez; &, par l’accord, les royaumes de
Fez tk Sus estoient demeurez à Abdalla & celui de Marroc à Ziden.
Pour le regard des marahous & santonS>.ils sont fort dangereux
entre ces peuples-là, à cause que le prétexte de dévotion & sainc-
teté en leur loy, comme en toute autre, est un grand moyen d’attirer
les peuples aux remuements d’Eslat, comme il s’est veu mainte-
ou qu’il se rendit U lamalialla de ce cliérif. de Mocquet qui eut lieu le 2^ janvier i()07.
Enfin il n’estpas invraisemblable de supposer 11 faut faire des réserves sur cette date du
que les lalbes ont seulement voulu mystifier si novembre pour la raison qui a été
Mocquet pour lui extorquer de l’argent, et donnée p. /Ii3, note a.
qu’ils n’envoyèrent en réalité aucun iraiiVr. 2. Moulay Abdallah fit assassiner son
I. Si l’on s’en rapportait à la suite du oncle en août 1609 (El-Oufrà.m, p. 3iij).
récit, cette lettre de Moulay Abdallah — Sur les événements postérieurs au départ
aurait dû arriver à Safi vers le 2/1 no- de Mocquet du Maroc, Y, [i. !^ 1 1 , uoU- li .
vembrc, deux mois avant l’embarquement 3. Moulay Abou Hassoun.
VOYAGKS DE JEAN VOC’QUET Al” MAHOr. :’| 1 O
fois, &, de fraische mesmoire, en ccluv qui a fondé depuis cent ans
ceste dernière famille qui domine là aujourd’liu} ‘.
Pour le regard de Muley Chec qui cstoit à Fez, il s’en alla en
Espagne, comme désirant se faire chrestien, & de faicl il livra la
forte place de L’Araclic entre les mains du roy d’Espagne, qui,
pour ce, luy donnoit quelque pension lV promettoil le remettre à
main armée es royaumes de Fez et Marroc ; mais ceux de Fez n’ont
voulu entendre à cela, ny s’accommoder avec les Espagnols ; & Ab-
dalla son fds revint à Fez, qui aussi l’en empesclia : en sorte que de-
puis ce Chec a esté contrainct d’y repasser luy-mesme, sans avoir
gagné autre chose des Espagnols que de leur avoir mis une si
bonne place entre les mains’.
Mais, pour revenir au séjour que je fus contraint de faire à SafTy,
je m’amusay cependant à voir ceste ville tV les environs. C’est une
petite ville située sur le bord de la mer, qui n’a point de pori, mais
seulement une rade et plage, & a esté autrefois possédée par les
Portugais^: elle peut estrc grande comme Corbeil, ^: assez bien
ceinte de murailles ; estant peuplée de toutes sortes de gens, Juifs,
Mores 6c Chrestiens ; »S; y a une douane. Estant là, j’observay en-
tr’autres choses la forme de leurs mariages, qui se font avec celle
cérémonie : ils mettent la mariée sur une mule bien enharnachée &
entourée de cerceaux, comme une cage ou tour couverte de tapis à
la turque ; personne ne peut voir ceste femme ainsi enfermée,
mais elle peut voir les autres par quelque voile transparent. Au-
dessus de ceste tour y a uneescharpe. Ils la promeinent en cet équi-
page par toute la ville. >.V font aller après force mulots chargez de
bagage de ce que l’on a donné à l’espousée en mariage; puis suivent
les hommes »S; femmes aussi sur mules & mulets. Les femmes crient
fort en remuant la langue entre les dents, &: les hommes aussi ;
parmy cela y a des tambours doubles à la moresque. Apres ce pro-
menoir achevé, ils vont disner, puis ils reviennent à la place ; »S;, si
c’est la femme de quelque cavalier ou homme de guerre, s’assem-
blent là tous ses amis à cheval, qui s’exercent à la lance devant la
1. Allusion il l’avi’nrmpnt de la ilyriiistic Bas, l. I, [). 62^.
saadiennc V. /'<■ Série, Kranc-, l. I, y. 43, 3. I.a villo de Safi, qui avait élc occupée
Sommaire. par les Porlugais en i5o8, fut évacuée
2. Sur ces événements V. ;’■’■ .SénV. Pavs- en décembre 1 54 1.
‘il Cl ir)oi-iGo7
niaricc. deux ou liois heures dutanl’ ; puis, celaiaict, chacun se re-
tire. Au reste, si h’ maiy ne trouve sa femme pucelle, il la répudie
& renvoyé avec tout ce qu’elle a apporté ; cV, pour ce, ils l’ont por-
ter les calsons de la mariée tous leints de sang par la ville, pour
lesmoigner qu’elle esloil vierge. Les Juifs croyent \ ohservenl la
niesme chose.
Pour ce qui est de leurs morts, ils ont des cimetières ik sépul-
tures où ils vont pleurer sur les trespassez, à sçavoir les femmes, qui
ne manquent d’y aller tous les vendredis & jours de leurs festes.
Les Juifs font le mesme, comme j’ay veu en Syrie, où ils usent
d’un certain vase percé par bas, & font découler leur larmes tout
droit par là sur la sépulture, qu’ils environnent de Heurs.
Je diray encore que tous les Mores sont comme captifs ^.V esclaves de leur Roy ; car ils n’oseroient, qui que ce soit, sortir du pays I.V du royaume sans son expresse licence & commandement . comme j’ay remarqué assez de fois à Safl’y ; >S;, un jour mesme, un jeune iiommc More s’estant jette sans y penser dans un hatleau de Chrestiens par curiosité ou pour se jouer & pescher, le haquin, l’ayant vu, le lit prendre aussitostpar ses sergens, puis le fil coucher par terre & hastonner cruellement.
Durant le temps que j’eslois à Saffy, attendant l’occasion de mon
parlement, je m’en allois par la campagne déserte chercher des
plantes ^; de très-belles fleurs pour en rapporicr au Uoy. J’en fis
un grand amas que je fis bien encaisser; ik, ayant faict faire du bis-
cuit par Cohin, juif, pour mon matelotage, avec autres rafraischis-
semens de terre, enfin nous fismes voile le a/t de janvier i Go” »S:
eusmes force vents contraires vers la Surlingue…
Comme” le vent nous fut assez bon, nous misnies à la Aoilc le
i6 mars, iSî le lendemain l’y arrivasmes heureusement sur le sou-
au Havre, dont je louay Dieu, après tant de peines & dangers
passez; iSc estant venu par terre à Rouen, j’y attendy mes bardes
que le heu amenoit, & les ayant receues & chargées en balteau
sur la rl\ icrc, je m’en vins droit à Paris, où j’arrivay le 25 de mars.
I . Comme on le voit, le lab el-baroud fusils ont conservé pour cet exercice une
(jeu do la poudre), appelé vulgairement allure de charge qui n’avait sa raison
l’anlasla, était à celle épocpie le jeu de la d’être tpi’avec une arme d’estoc.
lance. Les cavaliers armés aujourd’hui de 2. Edition princeps, pp. 210-211.
VOYAGES nv. JEAN MOCOVET Al” MAHOn f\ I ”
De là je fus à Fontainebleau faire la révérence au Roy, luy rendre
compte de mon voyage vS: luy porteries plantes & autres singula-
ritez que javois apportées, dont Sa Majesté fut fort contente, m”en-
querant fort curieusement de toutes choses, à quoi je luy respondis
au mieux qu’il me fui possible. Et m’cnquerant davanlagc de Muley
Zidan, ce qu’il faisoit, je luy fis response qu’il avoit son armée en
campagne dans les déserts ; ik entr’autres choses luy fis le coule de
trois cavalliers de Muley Boufairs, son frerc, avec qui il avoit la guerre,
lesquels estans venus en son almahalle ou canqi pour se rendre à
luy, il leur demanda s’ils venoient le trouver de leur bonne volonté,
& luy ayans respondu qu’ouy, & qu’ils avoient quitté Muley Boufairs
pour ce qu’on les avoit faussement accusez d’avoir volé en la Juderie
de Maroc. Zidan, ayant entendu cela, leur demanda s’ils le prenoient
pour un receleur de larrons, & aussitost commanda que sur-le-champ
on leur coupast les testes, ce qui fut exécuté, monstrant en cela un
grand Iraict de justice pour un barbare & Mahomelan’.