En effet, les quatre parties de l’Espagne chrétienne obéissent à autant de princes : l’Aragon, que nous venons de nommer, est au Nord-Est ; la Castille (Qashtâl), qui est le royaume le plus important, obéit à Alphonse et s’étend du Nord au Sud, mais un peu plus vers le Sud ; le royaume de Léon (Luyûn), qui forme la limite Nord-Ouest [de la Péninsule], a pour chef al-Babûj, ce qui veut dire en arabe baveux le IVè royaume est au Nord, là où la Grande-Mer touche à la mer d’Uqnâbus (Okeanos), et obéit à Ibn ar-Riq, personnage que nous avons cité plusieurs fois dans le présent ouvrage. Quant à la Péninsule hispanique dans son ensemble, les chrétiens l’appellent, depuis des temps reculés, presqu’île Ishbâniya.
[…]
Après cet exposé sommaire des vicissitudes historiques de la Péninsule, j’en viens à ce qui frappe au premier abord les regards de quiconque porte son attention sur les limites et les villes de ce pays. Les deux mers Méditerranée et Océane, cela a été dit, se réunissent vis-à-vis Ceuta ; le détroit se resserre progressivement jusqu’au point où les deux côtes sont le plus rapprochées, entre Qaçr Maçmùda en Afrique et Tarifa en Espagne, pour ensuite s’élargir il commence du côté de Tanger à la montagne dite Taraf Ashbartâl (cap Spartel) ensaillie sur l’Océan, et finit à la montagne qui est à l’est de Ceuta. En faisant la traversée de Ceuta en Espagne, on aborde à la ville d’Algéziras, et à Tarifa si l’on part de Qaçr Maçmùda. A proprement parler, Algéziras est sur le littoral de la Méditerranée et Tarifa sur le littoral de l’Océan ; une distance de dix-huit milles sépare ces deux endroits. A l’est d’Algéziras se trouve la montagne nommée Jabal al-Fath ou Jabal Târîq, qui a une pointe, le Taraf al-Fath, en saillie sur la mer; c’est là que se trouve, pour l’Espagne, le confluent des deux mers.
Après avoir parlé du détroit, venons-en aux villes, qui sont en grand nombre, mais dont la plupart sont aux mains des chrétiens. Je vais énumérer celles qu’ils possèdent actuellement tant à l’Est qu’à l’Ouest, mais sans m’arrêter aux distances qui les séparent entre elles, la présence des chrétiens ne permettant pas de les savoir.
La première à la frontière nord-est sur la Méditerranée est Barcelone, ensuite Tarragone, puis Tortose; ces trois villes sont situées sur la Méditerranée (Dieu les veuille rendre aux musulmans!). Dans cette même direction, mais dans l’intérieur des terres, on trouve Saragosse, Lérida, Fraga et Qala’at Ayyûb (Calatayud) : toutes appartiennent au prince qui règne à Barcelone et forment le pays appelé Aragon.
Dans la région nord-ouest on trouve Tolède, Cuenca, Uqlij (Ucles), T’alabeyra (Talavera), Makkèda (Moquedat), Mashrît (Madrid), Wabâh (Huete), Avila et Shukqûbiya (Ségovie), qui toutes appartiennent à Alphonse et forment le pays de Castille.
Le royaume voisin de ce dernier, un peu vers le Nord, est celui de Luyûn (Léon), où règne Al-Babûj et où il y a aussi beaucoup de villes : Zamora, Salamanque, As-Sibt’ât (Ciudad Rodrigo), Coïmbre.
Le royaume de l’Ouest, situé sur l’Océan et gouverné par Ibn er-Rîk’, renferme les villes de Lisbonne, de Santarem, de Béja, de Cintra, de Saint-Jacques, d’Évora et beaucoup d’autres dont je ne me rappelle pas les noms.
Telles sont les villes appartenant aux chrétiens et voisines des possessions musulmanes; mais par delà, du côté du pays des Roûm, il y a beaucoup d’autres villes peu connues chez nous à cause de leur éloignement et de leur situation en plein pays chrétien : jamais les musulmans n’en ont été maîtres, car lors de la conquête ils ne soumirent que la plus grande partie, mais non la totalité de la Péninsule.
Je vais énumérer maintenant les villes appartenant encore aux musulmans, en disant clairement le nombre d’étapes qui les séparent les unes des autres et leur plus ou moins de proximité de la mer. De nos jours, la première possession musulmane en Espagne est le petit fort de Peniscola sur le bord de la Méditerranée, à 3 étapes de Valence ; voisin du territoire chrétien, il est à 2 étapes ou un peu plus de Tortose. Vient ensuite Valence, qui jouit d’une grande fertilité et d’un climat très tempéré, et que les Espagnols appelaient autrefois Mutayyab al-Andalus (bouquet de l’Espagne); Mutayyab veut dire
chez eux un bouquet formé de fleurs odorantes où figurent le narcisse, le myrthe, etc., et Valence fut ainsi appelée à cause de ses nombreux arbres et du parfum qu’ils exhalent.
De Valence à la Méditerranée, il y a près de 40 milles. On trouve ensuite, à deux étapes de là, la ville de Shâtiba (Xativa) et, entre les deux la petite ville de Jazîrat ash-Shuqr (Alcocer ?) appelée île parce qu’elle est au milieu d’une grande rivière qui l’entoure de tous côtés et qu’on n’y a accès que par le pont. De Xativa à Dénia, qui est sur la Méditerranée, il y a une pleine Journée de marche, et de Xativa à Murcia, qui est à dix parasanges de là Méditerranée, il y a 3 jours. De Murcie à Grenade, on compte sept étapes. La même région renferme, en outre, d’autres petites villes intermédiaires : près de Murcie le fort de Lorca, celui de Bellis (Vêlez?), celui de Qulya, puis la petite ville de Basta (Baza) et celle, à un jour de Grenade, de Wâdi-‘Ash ou aussi Wâdi’ la-‘Ashi (Guadix),comme j’ai entendu les poètes le prononcer dans leurs vers. Tous ces lieux se trouvent entre Grenade et Murcie.
Vis-à-vis Wâdi-âch, et à deux fortes étapes, se trouve la ville bien connue d’Alméria, qui est sur la Méditerranée et dont les remparts sont battus par les vagues.
Après Alméria, et toujours sur la Méditerranée, qui baigne aussi les remparts de cette petite ville, on trouve le fort d’Almunecar, séparé par quatre étapes d’Alméria et par trois de Malaga. De cette dernière à Algéziras, il y a trois fortes étapes. C’est à Algéziras ou à Djebel el-Fath’, nous l’avons dit, que se trouve le confluent des deux mers. Les villes musulmanes de l’Espagne sur le littoral méditerranéen sont donc Algéziras, Malaga,
Almunecar, Alméria et Dénia, ces deux dernières étant à environ huit étapes l’une de l’autre; au delà de Dénia, on trouve le fort déjà cité de Peniscola. Toutes ces villes
sont en contact immédiat avec la mer, tandis que, comme nous l’avons dit, Valence en esta près de 4 milles.
Parlons maintenant de celles de l’intérieur. Grenade est à quarante milles de la mer, soit à une forte journée ou à deux petites. Deux étapes séparent Grenade de Jaën, qui est à trois étapes de la Méditerranée et à deux de Cordoue. Il a été dit que celle-ci resta la capitale et le centre gouvernemental de l’Espagne musulmane jusqu’à la chute des Omeyyades ; elle arriva à un degré de force et à un nombre d’habitations et d’habitants tels que nulle ville n’y arriva jamais. D’après Ibn Fayyâd dans sa chronique de Cordoue, il y avait, rien que dans le faubourg oriental de cette ville, 170 femmes occupées à transcrire le Koran en caractères koùfiques. Par ce qui se faisait dans un seul quartier,
qu’on juge de l’ensemble de la ville ! Elle renfermait 3000 porteurs du bonnet dit Qalansuwa, que pouvaient alors porter ceux-là seuls qui étaient capables de donner
des consultations juridiques. J’ai ouï dire en Espagne par plus d’un cheykh du pays qu’à trois parasanges de Cordoue les piétons étaient encore éclairés par les lumières de la ville. C’est là que se trouve la grande mosquée cathédrale bâtie par Abû al-Mutarraf ‘Abd ar-Rah’mân b. Muhammad surnommé An-Nâçir li-Dîn Allah, et à laquelle son flls Hakam Mustançir fit des additions encore reconnaissables aujourd’hui. D’après Abû Marwân b. Hayyân dans sa chronique de Cordoue, le peuple, après les additions faites à la mosquée par Hakam, s’abstint pendant plusieurs jours d’y aller prier.
Le prince, qui l’apprit, en demanda le motif, et il lui fut répondu qu’on disait dans le peuple ne pas savoir quelle était la provenance des sommes dépensées dans ces
constructions. Alors il fit venir le k’âd’i Abû al-Hakam Mundh’ir b. Sa’îd Ballût’i, assisté de ses témoins instrumentaires, et se tournant dans la direction de la Mekke, il jura dans les formes légales habituelles qu’il n’y avait pas dépensé un dirhem qui ne provînt du quint du butin. Quand le serment prêté par le prince fut connu, on retourna prier dans la mosquée. C’était aussi avec le produit du quint que son père en avait payé la construction, et ce fut de l’argent de même provenance qui solda les agrandissements qu’y fit postérieurement Aboû ‘Amir Moh’ammed b. Aboû *Amir. Cette mosquée
tout entière bâtie avec le produit du quint, est très vénérée en Espagne et regardée comme sainte; nulle invocation relative à cette vie ou à l’autre ne s’y fait qui ne
soit exaucée, c’est un fait bien connu partout. Maintes personnes racontent que quand Alphonse entra en 503 dans la ville, les Chrétiens pénétrèrent dans le temple avec leurs chevaux et y passèrent deux jours, mais que ces animaux attendirent, pour satisfaire leurs besoins naturels, d’en être sortis. Cette anecdote repose sur une suite de témoignages sérieux et a cours à Cordoue. Il existe plusieurs ouvrages composés par des Espagnols et traitant des mérites de cette ville, de son histoire, de ceux des gens de bien, des hommes distingués et des savants qui y sont nés ou qui s’y sont établis.
Trois étapes séparent Cordoue de Séville, capitale actuelle de l’Espagne musulmane, autrefois appelée Himç (Emese) parce que, lors de la conquête, les corps de troupes (Jund) d’Emese de Syrie s’y fixèrent. Cette ville dépasse toute description et est au-dessus de tout qualificatif. Elle est située au bord d’un grand fleuve qui prend sa source dans la montagne de Segura et qui, grossi par de nombreux affluents, n’y arrive que sous la forme d’une véritable mer ; les vaisseaux venant de l’Océan le remontent et viennent jeter l’ancre à la porte même de la ville, qui est distante de l’Océan de 70 000 ou deux étapes. Autrefois capitale des Banû ‘Abbâd, elle devint le séjour des Maçmùda (Almohades) lorsque ceux-ci passaient en Espagne ; c’était delà que partaient leurs ordres, là que résidait le pouvoir. Ils y élevèrent de grands palais, y amenèrent de l’eau, y firent des plantations, et la ville n’en devint que plus belle.
Il y a cinq étapes de Séville à Silves, sur le littoral de l’Océan, et dans l’intervalle, dans l’ouest (Al-Gharb) de l’Espagne, se trouvent plusieurs petites villes, Niebla, le fort de
Mertola, Tavira, [ ???] Shanta-Mariya (Sainte-Marie d’Algarve).
De Cordoue à la Méditerranée il y a cinq étapes. Cette ville est arrosée par le même cours d’eau que Séville, mais celle-ci est plus bas, et le développement considérable qu’a pris le fleuve permet aux navires d’y arrive r; on peut, comme sur le Nil, se rendre en barque de l’une à l’autre de ces villes. Deux étapes séparent Séville de Xérès, qui est à trois étapes de la mer. […]
Je crois qu’il est bon d’énumérer ici les grands fleuves dont il est le plus parlé en Espagne. Le premier, vers l’Est, est le fleuve de Tortose, gros cours d’eau qui prend sa source dans des montagnes de cette région, arrose Tortose et se jette dans la Méditerranée, à douze milles de là. Le fleuve de Murcie, aussi tributaire de la Méditerranée, a également sa source dans la montagne de Segura, comme le fleuve de Séville; mais les deux rivières se séparent bientôt, l’une coulant vers Murcie et l’autre vers Séville. Le grand fleuve (Wadi al-Kabir) de Séville, après avoir pris sa source au lieu indiqué, reçoit de nombreux cours d’eau, de sorte qu’à son arrivée à Séville, il a l’aspect d’une mer; il se jette dans l’Océan. Le Tage est un cours d’eau considérable dans la région chrétienne ; il arrose Tolède et Santarem, qui sont à près de dix étapes l’une de l’autre ; Lisbonne, à trois étapes de Santarem, est sur le même fleuve, qui se jette dans l’Océan. Tels sont les fleuves bien connus de l’Espagne.