Ibn Battuta, Empire de Malli et Retour à Fez, 1352 (à traiter)

Lorsque je fus décidé à entreprendre le voyage de Mâlli, ville qui est à la distance de vingt-quatre jours de marche d’Îouâlâten pour celui qui voyage avec célérité, je louai un guide de la tribu de Messoû-fah. Il n’y a, en effet, nul besoin de voyager en nombreuse compagnie sur ce chemin, car il est très sûr. Je me mis en route avec trois de mes compagnons ; et tout le long du chemin nous trouvâmes de gros arbres séculaires. Un seul suffit pour donner de l’ombre à toute une cara-vane. Il y en a qui n’ont ni branches ni feuilles, et, malgré cela, leur tronc ombrage un homme à merveille. Quelques-uns de ces arbres ont souffert une carie à l’intérieur, par suite de laquelle l’eau de pluie s’est amassée dans leur creux, et a formé comme un puits, dont l’eau est bue par les passants. Dans d’autres, la cavité est occupée par des abeilles et du miel ; les hommes recueillent alors ce dernier. Une fois je passai devant un de ces arbres cariés, et je vis dans son intérieur un tisserand ; il avait dressé là son métier, et il tissait : j’en fus bien sur-pris.

Parmi les arbres de cette sorte de forêt qui se trouve entre Îouâlâten et Mâlli, il y en a dont les fruits ressemblent aux prunes, aux pommes, aux pêches et aux abricots ; mais ils sont d’un autre genre. Il y a aussi des arbres qui donnent un fruit de la forme d’un concombre long ; lorsqu’il est bon ou mûr, il se fend et met à découvert une substance ayant l’aspect de la farine ; on la fait cuire, on la mange, et l’on en vend également dans les marchés. Les indigènes tirent de dessous ce sol des graines qui ont l’apparence de fèves ; ils les font frire, les mangent, et leur saveur est comme celle des pois chiches frits. Quelquefois, ils font moudre ces graines pour en fabriquer une espèce de gâteau rond spongieux, ou beignet, qu’ils font frire avec le gharti; on appelle ainsi un fruit pareil à la prune, lequel est très sucré, mais nuisible aux hommes blancs qui en mangent. On broie ses noyaux, et l’on en extrait de l’huile, qui sert aux gens de ce pays à plusieurs usages. Tels sont, entre autres d’être employée pour la cui-sine ; de fournir à l’éclairage dans les lampes ; d’être utile pour la fri-ture du gâteau ou beignet dont il a été parlé ci-dessus ; de servir à leurs onctions du corps ; d’être employée, après son mélange avec une terre qui se trouve dans cette contrée, à enduire les maisons, comme on le fait ailleurs au moyen de la chaux.

Cette huile est très abondante chez les nègres, et elle est facile à obtenir. On la transporte de ville en ville, dans de grandes courges ou calebasses, de la contenance des jarres de nos contrées. Les courges atteignent, dans le Soûdân, une grosseur énorme, et c’est avec elles que les habitants font leurs grandes écuelles (et, en général, leur vais-selle). Ils coupent chaque courge en deux moitiés et en tirent deux écuelles, qu’ils ornent de jolies sculptures. Quand un nègre voyage, il se fait suivre par ses esclaves des deux sexes, qui portent, outre ses lits, les ustensiles pour manger et pour boire, lesquels sont fabriqués avec des courges.

Le voyageur, dans ces contrées, n’a pas besoin de se charger de provisions de bouche, de mets, de ducats, ni de drachmes ; il doit por-ter avec lui des morceaux de sel gemme, des ornements ou colifichets de verre, que l’on appelle nazhms, et quelques substances aromati-ques. Parmi ces dernières, les indigènes préfèrent le girofle, la résine-mastic et le tâçarghant ; celui-ci est leur principal parfum. Lorsque le voyageur arrive dans un village, les négresses sortent avec du mil-let, du lait aigre, des poulets, de la farine de lotus, du riz, du fûni, qui ressemble aux graines de moutarde, et avec lequel on prépare le koskoçû, ainsi qu’une sorte de bouillie épaisse, enfin de la farine de haricots. Le voyageur peut leur acheter ce qu’il désire d’entre toutes ces choses. Il faut pourtant remarquer que le riz est nuisible aux Blancs qui en font usage ; le fûni est meilleur.

Après avoir voyagé dix jours depuis Îouâlâten, nous arrivâmes au village de Zâghari, qui est grand, et habité par des commerçants noirs nommés Wanjarâtah. Il y a aussi un certain nombre d’hommes blancs qui appartiennent à la secte des schismatiques et hérétiques dits ibâdhites; ils sont appelés saghanaghoû. Les orthodoxes mâlikites, parmi les Blancs, y sont nommés Tûri. C’est de ce village que l’on importe à Îwâlâten l’anli ou millet.

Nous partîmes de Zâghari et arrivâmes au grand fleuve, qui est le Nil ou Niger, dans le voisinage duquel se trouve la ville de Kâr-Saḵû. Ce fleuve descend d’ici à Câbarah, puis à Zâghah: ces deux dernières localités ont deux sultans, qui font acte de soumission au roi de Mâlli. Les habitants de Zâghah ont adopté l’islamisme de-puis très longtemps ; ils ont une grande piété et beaucoup de zèle pour l’étude de la science.

De Zâghah, le Nil descend à Tonboctoû et à Caoucaou, villes que nous mentionnerons plus tard ; ensuite à Moûli 765, lieu qui fait partie du pays des Lîmiyyoûn 766 et qui est le dernier district de Mâlli.

Le fleuve descend de Moûli à Yoûfi 767, un des pays les plus considérables du Soûdân, et dont le souverain est un des plus grands

 

rois de la contrée. Aucun homme blanc n’entre à Yoûfi ; car les nègres le tueraient avant qu’il y arrivât.

Le Nil pénètre dans le pays des Nubiens 768, lesquels professent la religion chrétienne ; ensuite, il arrive à Donkolah, leur ville princi-pale 769. Le sultan de cette cité, appelé Ibn Kenz eddîn, s’est fait mu-sulman du temps du roi Nâcir 770.

Le fleuve descend encore à Djénâdil 771 ; c’est là la fin de la contrée des nègres et le commencement du district d’Oçouân 772, dans la haute Égypte.

Je vis à Cârsakhoû, dans cet endroit du Nil ou Niger, et près du ri-vage, un crocodile ressemblant à une petite barque. Un jour, étant des-cendu vers le Nil pour satisfaire un besoin, voici qu’un nègre arrive et se tient debout entre moi et le fleuve. Je fus surpris de sa mauvaise éducation, du peu de pudeur qu’il montrait, et je racontai cela à quel-qu’un qui me dit : « Il n’a fait cette chose que par crainte que le cro-codile ne t’attaquât ; il s’est ainsi placé entre toi et l’animal amphi-bie. »

Nous quittâmes Cârsakhoû et voyageâmes vers la rivière Sansarah 773, qui est à environ dix milles de Mâlli. Il est d’usage que l’on défende l’entrée de cette ville à quiconque n’en a pas obtenu d’avance la permission. J’avais déjà écrit à la communauté des hommes blancs à Mâlli, dont les chefs sont Mohammed, fils d’Alfakîh Aldjazoûly, et Chams eddîn, fils d’Annakouîch Almisry 774, afin qu’ils y

770 Il s’agit en fait de Kanz al-Dawla, conquérant de Dongola.

louassent une habitation pour moi. Quand je fus arrivé à ladite rivière, je la traversai dans le bac, et personne ne s’y opposa.

Arrivé à Mâlli, capitale du roi des nègres 775, je descendis près du cimetière de cette ville, et de là je me rendis dans le quartier occupé par les hommes blancs. J’allai trouver Mohammed, fils d’Alfakîh ; j’appris qu’il avait loué pour moi une maison en face de la sienne, et j’y entrai sans retard. Son gendre ou allié, le jurisconsulte, le lecteur du Coran, le nommé Abdalouâhid 776, vint me rendre visite, et m’apporta une bougie et des aliments. Le lendemain, le fils d’Alfakîh vint me trouver, ainsi que Chams eddîn, fils d’Annakouîch, et ’Aly Azzoûdy, de Maroc. Ce dernier est un étudiant ou un homme de let-tres. Je vis le juge de Mâlli, ’Abdarrahmân, qui vint chez moi ; c’est un nègre, un pèlerin, un homme de mérite et orné de nobles qualités ; il m’envoya une vache pour son repas d’hospitalité. Je vis aussi le drogman Doûghâ, un des hommes distingués parmi les nègres, et un de leurs principaux personnages ; il me fit tenir un boeuf. Le juris-consulte ’Abd Alouâhid me fit présent de deux grands sacs de foûni et d’une gourde remplie de gharti 777 ; le fils d’Alfakîh me donna du riz et du foûni ; Chams eddîn m’envoya aussi un festin d’hospitalité. En somme, ils me fournirent tout ce qui m’était nécessaire, et de la façon la plus parfaite. Que Dieu les récompense pour leurs belles actions ! Le fils d’Alfakîh était marié avec la fille de l’oncle paternel du sultan,

775 « La ville de Niani [?] est étendue en long comme en large en longueur elle atteint environ un berid [23 km] et autant de largeur. Elle n’est point entourée par un mur d’enceinte et ses habitations sont, en général, isolées. Le roi a un ensemble de palais qu’entoure un mur circulaire. Une branche du Nil encercle cette ville sur ses quatre faces ; sur l’une d’elles, il y a un gué que l’on peut passer à pied quand les eaux sont basses ; ailleurs, on ne traverse qu’en bateau. Les habitations de cette ville sont construites en couches d’argile. […] Les pla-fonds sont faits de poutres et de roseaux. […] Les habitants boivent l’eau du Nil et celle des puits qu’ils ont creusés. Toute cette contrée est couverte de verdure et montagneuse » (AL-UMARI, 1348). D’après la transcription, dou-teuse, « Niani » la ville avait été identifiée avec le village du même nom sur la Sankarani à la frontière guinéo-malienne. Or des fouilles effectuées en 1965 n’ont pas été concluantes et une nouvelle localisation a été proposée sur la haute Gambie en territoire guinéen (voir aussi introduction).

776 Il s’agirait d’Abd al-Wahid Maqqari, descendant d’une famille de commer-çants établis à Walata au XIIIe siècle et s’occupant du commerce transsaharien entre Tlemcen et le Mali (voir introduction).

777 Voir respectivement plus haut n. 34 et 38. Ibn Battûta — Voyages 347 III. Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan

et elle prenait soin de nous, en nous fournissant des vivres et autres choses.

Dix jours après notre arrivée à Mâlli, nous mangeâmes un potage, ou bouillie épaisse, préparé avec une herbe ressemblant à la colocasie, et appelée kâfi 778 ; un tel potage est préféré par ce peuple à tous les autres mets. Or, le jour suivant, nous étions tous malades, au nombre de six, et l’un de nous mourut. Pour ma part, je me rendis à la prière du matin, et je perdis connaissance pendant qu’on la faisait. Je de-mandai à un Égyptien un remède évacuant, et il m’apporta une subs-tance nommée beïder. Ce sont des racines végétales (pulvérisées) qu’il mélangea avec de l’anis et du sucre, après quoi il versa le tout dans l’eau et l’agita. Je bus ce médicament, et je vomis ce que j’avais mangé, conjointement avec beaucoup de bile jaune. Dieu me préserva de la mort, mais je fus malade l’espace de deux mois.

DU SULTAN DE MÂLLI

Le souverain de Mâlli, c’est Mensa Soleïmân 779 ; mensa signifie sultan, et Soleïmân est son nom propre. C’est un prince avare, et il n’y a point à espérer de lui un présent considérable. Il arriva que je restai tout ce temps à Mâlli sans le voir, à cause de ma maladie. Plus tard il prépara un banquet de condoléance, à l’occasion de la mort de notre maître Aboû’l Haçan 780 (que Dieu soit satisfait de lui !). Il y invita les commandants, les jurisconsultes, le juge et le prédicateur ; j’y allai en leur compagnie. On apporta les coffrets renfermant les ca-hiers du Coran, et on lut ce livre en entier. On fit des voeux pour notre maître Aboû’l Haçan (que Dieu ait pitié de lui !) ; on fit aussi des voeux pour Mensa Soleïmân. Après cela je m’avançai et saluai ce der-nier ; le juge, le prédicateur et le fils d’Alfakîh lui apprirent qui j’étais. Il leur répondit dans leur langage, et ils me dirent : « Le sultan t’invite à remercier Dieu. » Alors je dis : « Louons Dieu et rendons-lui grâces dans toutes les circonstances ! »

778 La colocasie est localement appelée taro ; le cafi est l’igname.

779 1341-1360.

Abu’l Hasan, finalement vaincu par son fils et forcé de renoncer à la couronne, mourut le 21 juin 1351. 780 Ibn Battûta — Voyages 348 III. Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan

DU VIL CADEAU D’HOSPITALITÉ DE CES GENS, ET DU GRAND CAS QU’ILS EN FAISAIENT

Lorsque je me fus retiré, après la cérémonie que je viens de ra-conter, on m’envoya le don de l’hospitalité. D’abord on le fit porter à la maison du juge, qui l’expédia, par l’entremise de ses employés, chez le fils d’Alfakîh. Celui-ci sortit alors à la hâte et nu-pieds de sa demeure, il entra chez moi et dit : « Lève-toi, voici que je t’apporte les biens ou les étoffes du sultan, ainsi que son cadeau. » Je me levai, pensant que c’étaient des vêtements d’honneur et des sommes d’argent ; mais je ne vis autre chose que trois pains ronds, un morceau de viande de boeuf frit dans le gharti et une gourde contenant du lait caillé. Or je me mis à rire, et je ne pus m’empêcher de m’étonner beaucoup de la pauvreté d’esprit, de la faiblesse d’intelligence de ces individus, et de l’honneur qu’ils faisaient à un présent aussi méprisa-ble. p413

DES PAROLES QUE J’ADRESSAI PLUS TARD AU SULTAN ET DU BIEN QU’IL ME FIT

Après avoir reçu le don susmentionné, je restai deux mois sans que le sultan m’envoyât la moindre chose. Nous entrâmes ainsi dans le mois de ramadhân 781 ; dans l’intervalle, j’étais allé souvent dans le lieu du conseil ou des audiences, j’avais salué le souverain, je m’étais assis en compagnie du juge et du prédicateur. Ayant causé avec le drogman Doûghâ, il me dit : « Adresse la parole au sultan, et moi j’expliquerai ce qu’il faudra. » Le souverain tint séance dans les pre-miers jours du mois de ramadhân, je me levai en sa présence et lui dis : « Certes j’ai voyagé dans les différentes contrées du monde ; j’en ai connu les rois ; or je suis dans ton pays depuis quatre mois, et tu ne m’as point traité comme un hôte ; tu ne m’as rien donné. Que pourrai-je dire de toi aux autres sultans ? » Il fit : « Je ne t’ai jamais vu ni connu ! » Le juge et le fils d’Alfakîh se levèrent ; ils lui répondirent en disant : « Il t’a déjà salué, et tu lui as envoyé des aliments. » Alors

781 A partir du 11 octobre 1352. Ibn Battûta — Voyages 349 III. Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan

il ordonna de me loger dans une maison, et de me fournir la dépense journalière. La vingt-septième nuit du mois de ramadhân, il distribua au juge, au prédicateur et aux jurisconsultes une somme d’argent ap-pelée zécâh 782 ou aumône ; il me donna à cette occasion trente-trois ducats et un tiers. Au moment de mon départ, il me fit cadeau de cent ducats d’or.

DES SÉANCES QUE LE SULTAN TIENT DANS SA COUPOLE

Le sultan a une coupole élevée dont la porte se trouve à l’intérieur de son palais, et où il s’assied p414 fréquemment 783. Elle est pourvue, du côté du lieu des audiences, de trois fenêtres voûtées en bois, recou-vertes de plaques d’argent, et au-dessous de celles-ci, de trois autres, garnies de lames d’or, ou bien de vermeil. Ces fenêtres ont des ri-deaux en laine, qu’on lève le jour de la séance du sultan dans la cou-pole : on connaît ainsi que le souverain doit venir en cet endroit. Quand il y est assis, on fait sortir du grillage de l’une des croisées un cordon de soie auquel est attaché un mouchoir à raies, fabriqué en Égypte ; ce que le public voyant, on bat des tambours et l’on joue des cors.

De la porte du château sortent environ trois cents esclaves, ayant à la main, les uns des arcs, les autres de petites lances et des boucliers. Ceux-ci se tiennent debout, à droite et à gauche du lieu des audiences ; ceux-là s’asseyent de la même manière. On amène deux chevaux sel-lés, bridés, et accompagnés de deux béliers. Ces gens prétendent que les derniers sont utiles contre le mauvais oeil. Dès que le sultan a pris place, trois de ses esclaves sortent à la hâte et appellent son lieutenant, Kandjâ Moûça, Les ferâris 784, ou les commandants, arrivent ; il en est

782 Le zakât, qui est l’aumône légale du droit musulman, signifie aussi dans les pays de l’Afrique occidentale don, cadeau.

783 La salle d’audience construite sous Mansa Musa (1312-1337) par Abu Ishak al Tuwaydjin. Ce fut « une salle solidement bâtie et enduite à la chaux, ce qui était inconnu dans le pays. Abu Ishak réalisa cette nouveauté en bâtissant un édifice carré construit en voûte. […] D’habiles artisans revêtirent la salle de chaux et la rehaussèrent d’arabesques coloriées […] [elle] faisait d’autant plus l’admiration du sultan que l’architecture était inconnue dans leur région » (IBN KHALDOUN, 1382).

784 Fari : chef en mandingue. Ibn Battûta — Voyages 350 III. Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan

ainsi du prédicateur, des jurisconsultes, qui tous s’asseyent devant les porteurs d’armes ou écuyers, à droite et à gauche de la salle d’audience. L’interprète Doûghâ se tient debout à la porte ; il a sur lui des vêtements superbes en zerdkhâneh 785, etc., son turban est orné de franges que ces gens savent arranger admirablement. Il a à son cou un sabre dont le fourreau est en or ; à ses pieds sont des bottes et des épe-rons p415 personne, excepté lui, ne porte de bottes ce jour-là. Il tient à la main deux lances courtes, dont l’une est en argent, l’autre en or, et leurs pointes sont en fer.

Les militaires, les gouverneurs, les pages ou eunuques, les Messoû-fites, etc., sont assis à l’extérieur du lieu des audiences, dans une rue longue, vaste et pourvue d’arbres. Chaque commandant a devant lui ses hommes, avec leurs lances, leurs arcs, leurs tambours, leurs cors (ceux-ci sont faits d’ivoire, ou de défenses d’éléphants), enfin avec leurs instruments de musique, fabriqués au moyen de roseaux et de courges, que l’on frappe avec des baguettes et qui rendent un son agréable 786. Chacun des commandants a son carquois suspendu entre les épaules, il tient son arc à la main et monte un cheval ; ses soldats sont les uns à pied, les autres à cheval. Dans l’intérieur de la salle d’audience, et sous les croisées, se voit un homme debout ; quiconque désire parler au sultan s’adresse d’abord à Doûghâ ; celui-ci parle au-dit personnage qui se tient debout, et ce dernier, au souverain.

DES SÉANCES QU’IL TIENT DANS LE MILIEU DES AUDIENCES

Quelquefois, le sultan tient ses séances dans le lieu des audiences ; il y a dans cet endroit une estrade, située sous un arbre, pourvue de trois gradins et que l’on appelle penpi 787. On la recouvre de soie, on la garnit de coussins, au-dessus on élève le parasol, qui ressemble à un dôme de soie, et au sommet duquel se voit un oiseau d’or, grand comme un épervier. Le sultan sort par une porte pratiquée dans un an-gle du château ; il tient son arc à la main, et a son carquois sur le dos.

785 Étoffe brochée de soie fine, à dessins d’animaux fabriquée à Alexandrie. Le terme est toutefois persan.

786 Des xylophones (balas).

Benbé en mandingue : estrade en terre pour le trône royal. 787 Ibn Battûta — Voyages 351 III. Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan

Sur sa tête est une calotte d’or, fixée par une bandelette, également en or, dont les extrémités sont effilées à la manière des couteaux, et lon-gues de plus d’un empan. Il est le plus p416 souvent revêtu d’une tuni-que rouge et velue, faite avec ces tissus de fabrique européenne nom-més mothanfas 788, ou étoffe velue.

Devant le sultan sortent les chanteurs, tenant à la main des kanâ-birs 789 d’or et d’argent ; derrière lui sont environ trois cents esclaves armés. Le souverain marche doucement ; il avance avec une grande lenteur, et s’arrête même de temps en temps ; arrivé au penpi, il cesse de marcher et regarde les assistants. Ensuite, il monte lentement sur l’estrade, comme le prédicateur monte dans sa chaire ; dès qu’il est assis, on bat les tambours, on donne du cor et on sonne des trompettes. Trois esclaves sortent alors en courant, ils appellent le lieutenant du souverain ainsi que les commandants, qui entrent et s’asseyent. On fait avancer les deux chevaux et les deux béliers ; Doûghâ se tient de-bout à la porte, et tout le public se place dans la rue, sous les arbres.

DE LA MANIÈRE DONT LES NÈGRES S’HUMILIENT DEVANT LEUR ROI, DONT ILS SE COUVRENT DE POUSSIÈRE PAR RESPECT POUR LUI, ET DE QUELQUES AUTRES PARTICULARITÉS DE CETTE NATION

Les nègres sont, de tous les peuples, celui qui montre le plus de soumission pour son roi, et qui s’humilie le plus devant lui. Ils ont l’habitude de jurer par son nom, en disant : Mensa Soleïmân kî. Lors-que ce souverain, étant assis dans la coupole ci-dessus mentionnée, appelle quelque nègre, celui-ci commence par quitter ses vêtements ; puis il met sur lui des habits usés ; il ôte son turban et couvre sa tête d’une calotte sale. Il entre alors, portant ses habits et ses caleçons le-vés jusqu’à mi-jambes ; il s’avance avec humilité et soumission ; il p417 frappe fortement la terre avec ses deux coudes. Ensuite il se tient dans la position de l’homme qui se prosterne en faisant sa prière ; il écoute ainsi ce que dit le sultan. Quand un nègre, après avoir parlésouverain, en reçoit une réponse, il se dépouille des vêtements qu’il portait sur lui ; il jette de la poussière sur sa tête et sur son dos, abso-lument comme le pratique avec de l’eau celui qui fait ses ablutions 790. Je m’étonnais, en voyant une telle chose, que la poussière n’aveuglât point ces gens.

Lorsque dans son audience le souverain tient un discours, tous les assistants ôtent leurs turbans et écoutent en silence. Il arrive quelque-fois que l’un d’eux se lève, qu’il se place devant le sultan, rappelle les actions qu’il a accomplies à son service et dise : « Tel jour j’ai fait une telle chose, tel jour j’ai tué un tel homme » ; les personnes qui en sont informées confirment la véracité des faits. Or cela se pratique de la façon suivante celui qui veut porter ce témoignage tire à lui et tend la corde de son arc, puis la lâche subitement, comme il ferait s’il voulait lancer une flèche 791. Si le sultan répond au personnage qui a parlé : « Tu as dit vrai » ou bien « Je te remercie », celui-ci se dépouille de ses vêtements et se couvre de poussière ; c’est là de l’éducation chez les nègres, c’est là de l’étiquette.

Ibn Djozay ajoute : « J’ai su du secrétaire d’État, de l’écrivain de la marque, ou formule impériale, le jurisconsulte Aboû’l Kâcim, fils de Rodhouân (que Dieu le rende puissant !), que le pèlerin Moûça Alouandjarâty s’étant présenté à la cour de notre maître Aboû’l Haçan (que Dieu soit content de lui !), en qualité p418 d’ambassadeur de Men-sa Soleïmân 792 ; quand il se rendait à l’illustre endroit des audiences, il se faisait accompagner par quelqu’un de sa suite, qui portait un pa-nier rempli de poussière. Toutes les fois que notre maître lui tenait quelques propos gracieux, il se couvrait de poussière, suivant ce qu’il avait l’habitude de faire dans son pays. »

COMMENT LE SOUVERAIN FAIT LA PRIÈRE LES JOURS DE FÊTE ET CÉLÈBRE LES SOLENNITÉS RELIGIEUSES

Je me trouvai à Mâlli pendant la fête des Sacrifices et celle de la Rupture du jeûne 793. Les habitants se rendirent à la vaste place de la prière, ou oratoire, située dans le voisinage du château du sultan ; ils étaient recouverts de beaux habits blancs. Le sultan sortit à cheval, portant sur sa tête le thaïléçân 794. Les nègres ne font usage de cette coiffure qu’à l’occasion des fêtes religieuses, excepté pourtant le juge, le prédicateur, et les légistes qui la portent constamment. Ces person-nages précédaient le souverain le jour de la fête, et ils disaient, ou fre-donnaient : « Il n’y a point d’autre Dieu qu’Allâh ! Dieu est tout-puissant ! » Devant le monarque se voyaient des drapeaux de soie rouge 795. On avait dressé une tente près de l’oratoire, où le sultan en-tra et se prépara pour la cérémonie ; puis il se rendit à l’oratoire ; on fit la prière et l’on prononça le sermon. Le prédicateur descendit de sa chaire, il s’assit devant le souverain et parla longuement. Il y avait là un homme qui tenait une lance à la main et qui expliquait à l’assistance, dans p419 son langage, le discours du prédicateur. C’étaient des admonitions, des avertissements, des éloges pour le sou-verain, une invitation à lui obéir avec persévérance, et à observer le respect qui lui était dû.

Les jours des deux fêtes, le sultan s’assied sur le penpi aussitôt qu’est accomplie la prière de l’après-midi. Les écuyers arrivent avec des armes magnifiques : ce sont des carquois d’or et d’argent, des sa-bres embellis par des ornements d’or, et dont les fourreaux sont faits de ce métal précieux, des lances d’or et d’argent, et des massues ou masses d’armes de cristal. A côté du sultan se tiennent debout quatre émirs, qui chassent les mouches ; ils ont à la main un ornement, ou bijou d’argent, qui ressemble à l’étrier de la selle. Les commandants, les juges et le prédicateur s’asseyent, selon l’usage. Doûghâ, l’interprète, vient, en compagnie de ses épouses légitimes, au nombre de quatre, et de ses concubines, ou femmes esclaves, qui sont une cen-

793 Le 10 novembre 1352 et le 18 janvier 1353.

794 Voile en mousseline noire insigne des cadis, imams et jurisconsultes.

Le rouge était couleur royale dans l’empire de Ghana (VIIIee-XI siècles). 795 Ibn Battûta — Voyages 354 III. Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan

taine. Elles portent de jolies robes, elles sont coiffées de bandeaux d’or et d’argent, garnis de pommes de ces deux métaux.

On prépare pour Doûghâ un fauteuil élevé, sur lequel il s’assied ; il touche un instrument de musique fait avec des roseaux et pourvu de grelots à sa partie inférieure 796. Il chante une poésie à l’éloge du sou-verain, où il est question de ses entreprises guerrières, de ses exploits, de ses hauts faits. Ses épouses et ses femmes esclaves chantent avec lui et jouent avec des arcs. Elles sont accompagnées par à peu près trente garçons, esclaves de Doûghâ, qui sont revêtus de tuniques de drap rouge et coiffés de calottes blanches ; chacun d’eux porte au cou et bat son tambour. Ensuite viennent les enfants, ou jeunes gens, les disciples de Doûghâ ; ils jouent, sautent en l’air, et font la roue à la façon des natifs du Sind. Ils ont pour ces exercices une taille élégante et une agilité admirable ; avec des sabres, ils escriment aussi d’une manière fort jolie.

Doûghâ, à son tour, joue avec le sabre d’une façon étonnante, et c’est à ce moment-là que le souverain ordonne de lui faire un beau présent. On apporte une bourse renfermant deux cents mithkâls, ou deux cents fois une drachme et demie, de poudre d’or, et l’on dit à Doûghâ ce qu’elle contient, en présence de tout le monde. Alors les commandants se lèvent, et ils bandent leurs arcs, comme un signe de remerciement pour le monarque. Le lendemain, chacun d’eux, suivant ses moyens, fait à Doûghâ un cadeau. Tous les vendredis, une fois la prière de l’après-midi célébrée, Doûghâ répète exactement les céré-monies que nous venons de raconter.

DE LA PLAISANTE MANIÈRE DONT LES POÈTES RÉCITENT LEURS VERS AU SULTAN

Le jour de la fête, après que Doûghâ a fini ses jeux, les poètes arri-vent, et ils sont nommés djoulâ, mot dont le singulier est djâli 798. Ils font leur entrée, chacun d’eux étant dans le creux d’une figure forméeavec des plumes, ressemblant à un chikchâk 799, et à laquelle on a ap-pliqué une tête de bois pourvue d’un bec rouge, à l’imitation de la tête de cet oiseau. Ils se placent devant le souverain dans cet accoutrement ridicule, et lui débitent leurs poésies. On m’a informé qu’elles consistent en une sorte d’admonition et qu’ils y disent au sultan : « Certes, sur ce penpi sur lequel tu es assis maintenant a siégé tel roi, qui a ac-compli telles actions généreuses ; tel autre, auteur de telles nobles ac-tions, etc. Or fais à ton tour beaucoup de bien, afin qu’il soit rappelé après ta mort. »

Ensuite, le chef des poètes gravit les marches du penpi et place sa tête dans le giron du sultan ; puis il monte p421 sur le penpi même et met sa tête sur l’épaule droite, et après cela sur l’épaule gauche du souverain, tout en parlant dans la langue de cette contrée ; enfin, il descend. On m’a assuré que c’est là une habitude très ancienne, anté-rieure à l’introduction de l’islamisme parmi ces peuples, et dans la-quelle ils ont toujours persisté.

ANECDOTE

Je me trouvais un jour à l’audience du sultan, lorsqu’un juris-consulte de ce pays-là se présenta, et il arrivait alors d’une province éloignée. Il se leva devant le souverain, il tint un long discours ; le juge se leva après lui et confirma ses assertions ; ensuite le sultan dit qu’il était de leur avis. A ce moment, tous les deux ôtèrent leur turban et se couvrirent de poussière en présence du prince. Il y avait à côté de moi un homme blanc qui me demanda : « Sais-tu ce qu’ils ont dit ? — Non. — Le légiste a raconté que, les sauterelles s’étant abattues dans leur contrée, un de leurs saints personnages se rendit sur les lieux, fut effrayé de la quantité de ces insectes et dit : “Ces sauterelles sont en bien grand nombre !” L’une d’elles lui répondit : “Dieu nous envoie pour détruire les semailles du pays où l’injustice domine.” Le juge et le sultan ont approuvé le discours du légiste. »

A cette occasion, le souverain dit aux commandants : « Je suis in-nocent de toute espèce d’injustice, et j’ai puni ceux d’entre vous qui

799 Cigogne à Tlemcen, merle à Grenade, moineau d’après Defremery ! Ibn Battûta — Voyages 356 III. Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan

s’en sont rendus coupables. Quiconque a connu un oppresseur sans me le dénoncer, qu’il soit responsable des crimes que ce délinquant a commis. Dieu en tirera vengeance et lui en demandera compte. » En entendant ces paroles, les commandants ôtèrent leurs turbans de des-sus leurs têtes, et déclarèrent qu’ils n’avaient à se reprocher nul acte d’oppression, nulle injustice. p422

ANECDOTE

Une autre fois, j’assistais à la prière du vendredi, quand un mar-chand messoûfite, qui était en même temps un étudiant ou un homme lettré, et qui était appelé Aboû Hafs, se leva et dit : « O vous qui êtes présents dans cette mosquée, soyez mes témoins que je prends à partie Mensa Soleïmân [le sultan] et que je le cite au tribunal de l’envoyé de Dieu, ou Mahomet. » Alors plusieurs personnes sortirent de la tribune grillée du souverain, allèrent vers le plaignant et lui demandèrent : « Qui est-ce qui a commis une injustice à ton égard ? Qui t’a pris quelque chose ? » Il répondit : « Menchâ Djoû d’Îouâlâten 800, c’est-à-dire le gouverneur de cette ville, m’a enlevé des objets dont la valeur est de six cents ducats, et il m’offre, comme compensation, cent du-cats seulement. » Le sultan envoya quérir tout de suite ce fonction-naire, qui arriva quelques jours après, et il renvoya les deux parties devant le juge. Ce magistrat donna raison au marchand, qui recouvra ses valeurs, et le gouverneur fut destitué par le souverain.

ANECDOTE

Il arriva, pendant mon séjour à Mâlli, que le sultan se fâcha contre son épouse principale, la fille de son oncle paternel, qui était appelée Kâçâ ; le sens de ce mot, chez les nègres, est reine. Or elle est dans le gouvernement l’associée du souverain, d’après l’usage de ce peuple, et l’on prononce son nom sur la chaire 801, conjointement avec celui du roi. Son mari la mit aux arrêts chez l’un des commandants, et don-na le pouvoir, à sa place à son autre épouse, la nommée Bendjoû, qui

800 Voir p. 402 et n. 28 ci-dessus.

C’est-à-dire le khutba, le sermon du vendredi. 801 Ibn Battûta — Voyages 357 III. Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan

n’était pas au nombre des filles de rois. Le public parla beaucoup sur ce sujet, et il désapprouva la conduite du sultan. Les p423 cousines pa-ternelles de ce dernier se rendirent chez Bendjoû, pour la féliciter d’être devenue reine ; elles mirent des cendres sur leurs bras, mais ne se couvrirent point la tête de poussière. Plus tard, le monarque ayant fait sortir Kâçâ de sa prison, les mêmes filles de son oncle paternel entrèrent auprès de cette princesse pour la congratuler sur sa mise en liberté ; elles se couvrirent la tête et le corps de poussière, comme d’habitude. Bendjoû se plaignit au sultan de ce manque d’égards, et celui-ci se mit en colère contre ses cousines paternelles, qui eurent peur de lui, et cherchèrent un refuge dans la mosquée cathédrale. Ce-pendant, il leur pardonna, et les invita à venir en sa présence. C’est l’usage, quand elles se rendent chez le sultan, qu’elles se dépouillent de leurs vêtements et qu’elles entrent toutes nues ; elles firent ainsi, et le sultan se déclara satisfait. Elles continuèrent à se présenter à sa porte durant sept jours, matin et soir, comme doit le pratiquer toute personne à qui le sultan a fait grâce.

Kâçâ montait donc à cheval tous les jours en compagne de ses es-claves des deux sexes, ayant tous de la poussière sur la tête ; elle s’arrêtait dans le lieu des audiences, étant recouverte d’un voile, de sorte que l’on ne voyait point son visage. Les commandants parlèrent beaucoup au sujet de cette princesse, et le sultan les ayant fait venir dans l’endroit des audiences, Doûghâ leur dit de la part du souverain : « Vous vous êtes entretenus longuement sur Kâçâ ; mais sachez qu’elle s’est rendue coupable d’un grand crime. » Alors on fit venir une de ses filles esclaves avec des entraves aux jambes, les mains at-tachées au cou, et on lui dit : « Expose ce que tu sais. » Elle raconta que Kâçâ l’avait expédiée près de Djâthal 802, un cousin paternel du sultan, qui était en fuite à Candborn ; qu’elle l’avait invité à dépouiller le souverain de son royaume, et qu’elle lui p424 disait : « Moi et tous les militaires, nous te sommes entièrement dévoués. »

Lorsque les commandants entendirent ces propos, ils s’écrièrent : « C’est là un crime énorme, et, pour ce motif, Kâçâ mérite la mort. » Cette princesse éprouva des craintes à ce sujet, et elle chercha asile

802 Il s’agit peut-être de Mari Djata, petit-neveu et deuxième successeur de Su-leyman (1360-1373). Ibn Battûta — Voyages 358 III. Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan

dans la maison du prédicateur ; car c’est un usage reçu chez ce peuple que l’on se réfugie dans la mosquée, ou, à son défaut, dans l’habitation du prédicateur.

Les nègres avaient en aversion Mensa Soleïman, à cause de son avarice. Avant lui a régné Mensa Maghâ, et avant celui-ci, Mensa Moûçâ 803. Ce dernier était un prince généreux et vertueux ; il aimait les hommes blancs et leur faisait du bien. C’est lui qui a donné en un seul jour à Aboû Ishâk Assâhily quatre mille ducats 804. Une personne digne de confiance m’a raconté aussi qu’il a fait présent à Modric, fils de Fakkoûs, de trois mille ducats, d’un seul coup. Son aïeul, Sârek Djâthah 805, s’était fait musulman par les soins de l’aïeul du même Modric.

ANECDOTE

Ce jurisconsulte Modric m’a raconté qu’un homme natif de Tilim-sân, ou Trémecen, et appelé Ibn Cheïkh Alleben, avait fait don à Men-sa Moûçâ, dans son jeune âge, de sept ducats un tiers. Alors ce dernier n’était qu’un enfant, et il ne jouissait pas de beaucoup de considéra-tion. Plus tard, il arriva qu’Ibn Cheïkh Alleben se p425 rendit, à cause d’un procès, chez Mensa Moûçâ, qui était devenu sultan. Celui-ci le reconnut, l’appela, le fit approcher et asseoir avec lui sur le penpi. En-suite, il le força à mentionner la bonne action que ce personnage avait commise à son égard, et dit aux commandants : « Quelle récompense mérite celui qui a pratiqué ce bienfait ? » Ils lui répondirent : « Un bienfait dix fois aussi considérable. Or donne-lui soixante et dix du-cats 806. » Le souverain lui fit cadeau immédiatement de sept cents ducats, d’un habillement d’honneur, de plusieurs esclaves des deux

803 Mansa Moussa (1312-1337), le plus grand des empereurs du Mali, célèbre pour avoir dépensé une tonne et demi de poudre d’or pendant son pèlerinage à La Mecque en 1324. Son fils Mansa Magha Ier (1337-1341) lui succéda, mais le frère de Moussa, Suleyman, prit le pouvoir en 1341.

804 Ramené par Mansa Moussa au Soudan et mort à Tombouctou en 1346.

Sun Dyata ou Mari Dyata (1230-1255), le premier souverain du Mali men-tionné par les chroniques. 805

806 « Celui qui se présentera avec une bonne action recevra une récompense dix fois autant » (Coran, VI, 160). Ibn Battûta — Voyages 359 III. Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan

sexes, et lui dit de ne point le quitter. Cette même histoire m’a encore été rapportée par le propre fils du susdit Ibn Cheïkh Alleben, qui était un homme de lettres, et qui enseignait le Coran à Mâlli.

DE CE QUE J’AI TROUVÉ DE LOUABLE DANS LA CONDUITE DES NÈGRES ET, PAR CONTRE, DE CE QUE J’Y AI TROUVÉ DE MAUVAIS

Parmi les belles qualités de cette population, nous citerons les sui-vantes :

Le petit nombre d’actes d’injustice que l’on y observe ; car les nè-gres sont de tous les peuples celui qui l’abhorre le plus. Leur sultan ne pardonne point à quiconque se rend coupable d’injustice.

La sûreté complète et générale dont on jouit dans tout le pays. Le voyageur, pas plus que l’homme sédentaire, n’a à craindre les bri-gands, ni les voleurs, ni les ravisseurs.

Les Noirs ne confisquent pas les biens des hommes blancs qui viennent à mourir dans leur contrée, quand même il s’agirait de trésors immenses. Il les déposent au contraire, chez un homme de confiance d’entre les Blancs, jusqu’à ce que les ayants droit se présentent et en prennent possession. p426

Ils font exactement les prières ; il les célèbrent avec assiduité dans les réunions des fidèles, et frappent leurs enfants, s’ils manquent à ces obligations. Le vendredi, quiconque ne se rend point de bonne heure à la mosquée ne trouve pas une place pour prier, tant la foule y est grande. Ils ont pour habitude d’envoyer leurs esclaves à la mosquée étendre leurs nattes qui servent pendant les prières, dans le lieu auquel a droit chacun d’eux, et en attendant que le maître s’y rende lui-même. Ces nattes sont faites avec les feuilles d’un arbre qui ressemble au palmier, mais qui ne porte pas de fruits.

Les nègres se couvrent de beaux habits blancs tous les vendredis. Si par hasard, l’un d’eux ne possède qu’une seule chemise, ou tunique usée, il la lave au moins, il la nettoie, et c’est avec elle qu’il assiste à la prière publique. Ibn Battûta — Voyages 360 III. Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan

Ils ont un grand zèle pour apprendre par coeur le sublime Coran. Dans le cas où leurs enfants font preuve de négligence à cet égard, ils leur mettent des entraves aux pieds et ne les leur ôtent pas qu’ils ne le sachent réciter de mémoire. Le jour de la fête, étant entré chez le juge, et ayant vu ses enfants enchaînés, je lui dis : « Est-ce que tu ne les mettras pas en liberté ? » Il répondit : « Je ne le ferai que lorsqu’ils sauront par coeur le Coran. » Un autre jour, je passai devant un jeune nègre, beau de figure, revêtu d’habits superbes, et portant aux pieds une lourde chaîne. Je dis à la personne qui m’accompagnait : « Qu’a fait ce garçon ? Est-ce qu’il a assassiné quelqu’un ? » Le jeune nègre entendit mon propos et se mit à rire. On me dit : « Il a été enchaîné uniquement pour le forcer à apprendre le Coran de mémoire. »

Voici maintenant quelques-unes des actions blâmables de cette po-pulation :

Les servantes, les femmes esclaves et les petites filles paraissent devant les hommes toutes nues, et avec les parties sexuelles à décou-vert. J’en ai vu beaucoup de p427 cette manière pendant le mois de ra-madhân ; car c’est l’usage chez les nègres que les commandants rom-pent le jeûne dans le palais du sultan, que chacun d’eux y fasse servir ses mets, qu’apportent ses femmes esclaves, au nombre de vingt ou plus, et qui sont entièrement nues.

Toutes les femmes qui entrent chez le souverain sont nues, et elles n’ont aucun voile sur leur visage ; ses filles aussi vont toutes nues. La vingt-septième nuit du mois de ramadhân, j’ai aperçu environ cent femmes esclaves qui sortaient du château du sultan, et elles étaient nues. Deux filles du souverain, douées d’une forte gorge, les accom-pagnaient, et elles n’avaient non plus aucun voile sur elles.

Les Noirs jettent de la poussière et des cendres sur leur tête pour montrer de l’éducation, et comme signe de respect.

Ils pratiquent une sorte de bouffonnerie quand les poètes récitent leurs vers au sultan, ainsi que nous l’avons raconté.

Enfin, un bon nombre de nègres mangent des charognes, des chiens et des ânes. Ibn Battûta — Voyages 361 III. Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan

DE MON DÉPART DE MÂLLI

J’étais entré dans cette ville le 14 de mois de djoumâda premier de l’année 753, et je l’ai quittée le 22 de moharram de l’an 754 de l’hégire 807. Mon départ eut lieu en compagnie d’un marchand nommé Aboû Becr, fils de Ya’koûb. Nous nous dirigeâmes par la route de Mîmah 808 ; je montais un chameau, car les chevaux sont très chers dans ce pays, un de ces animaux valant cent ducats. Or nous arrivâmes à un large canal qui sort du Nil, et que l’on ne peut traverser que dans des barques. p428 Il y a dans cet endroit une quantité énorme de mous-tiques, et personne n’y passe, si ce n’est pendant la nuit. Lorsque nous atteignîmes le canal, c’était au premier tiers de la nuit, qui était éclai-rée par la lune.

DES CHEVAUX OU HIPPOPOTAMES QUI SE TROUVENT DANS LE NIL

Arrivés que nous fûmes au canal, je vis près de la rive seize ani-maux d’une forte dimension ; j’en fus étonné, et je pensai que c’étaient des éléphants ; car il y en a beaucoup dans ce pays. Ensuite je vis ces animaux entrer dans le fleuve, et je demandai à Aboû Becr, fils de Ya’koûb : « Quelles bêtes sont celles-ci ? » Il répondit : « Ce sont des chevaux marins ou de rivière qui étaient venus à terre pour y paître. » Ils sont plus gros que les chevaux, ils ont des crinières, des queues, leurs têtes sont comme celles des chevaux, et leurs jambes comme les jambes des éléphants. Je vis de ces hippopotames une se-conde fois, quand nous voyageâmes sur le Nil en bateau, depuis Ton-boctoû jusqu’à Caoucaou 809. Ils nageaient dans l’eau du fleuve, ils levaient la tête et soufflaient. Les hommes de l’équipage eurent peur, et ils s’approchèrent de la terre, pour éviter d’être noyés.

Les gens de cette contrée se servent pour prendre les hippopotames d’un joli expédient. Ils font des lances percées, dans les trous desquels on a passé de fortes cordes. Ils frappent l’animal avec ces armes. Si le

807 Donc, du 28 juin 1352 au 27 février 1353.

808 Mema, au nord de la région de Macina.

Gao. 809 Ibn Battûta — Voyages 362 III. Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan

coup atteint soit la jambe soit le col, il pénètre dans les parties amphi-bies, qu’ils tirent, au moyen des cordes, jusqu’au rivage, où ils le tuent et mangent sa chair. On voit au bord du fleuve une grande quantité d’os de ces hippopotames.

Nous descendîmes près dudit canal dans un gros bourg, qui avait pour gouverneur un nègre, un pèlerin, homme de mérite, nommé Fer-bâ Maghâ. C’est un de p429 ceux qui avaient fait le pèlerinage de La Mecque en compagnie du sultan Mensa Moûça 810.

ANECDOTE

Ferbâ Maghâ m’a raconté que, lorsque Mensa Moûçâ arriva à ce canal, il avait avec lui un juge de race blanche surnommé Aboû’l ’Abbâs, mais plus connu sous le sobriquet d’Addocâly, ou natif de Doccâlah 811. Le sultan lui fit cadeau de quatre mille ducats pour sa dépense, et quand ils furent arrivés à Mîmah, ce juge se plaignit au sultan que les quatre mille ducats lui avaient été dérobés dans sa mai-son. Le souverain fit venir le commandant de Mîmah, et le menaça de mort s’il n’amenait pas le voleur. Alors le commandant se mit à le chercher, mais il ne le trouva point ; car il n’y avait aucun voleur dans le pays. Il entra dans la maison du juge, il insista près de ses domesti-ques, et leur fit peur. Or une des esclaves d’Addocâly dit : « Mon maî-tre n’a rien perdu ; seulement il a caché lui-même la somme d’argent dans cet endroit. » Elle indiqua le lieu au commandant, qui en tira les ducats, les porta au souverain, et lui fit connaître toute l’histoire.

Le sultan se fâcha contre le juge, qu’il exila dans le pays de ces nè-gres infidèles qui mangent les hommes. Il y resta quatre années, au bout desquelles le sultan le fit retourner dans son pays natal. Le motif pour lequel les indigènes anthropophages ne l’ont point mangé, c’est qu’il était blanc. En effet, ils disent que la chair des hommes blancs est nuisible, vu qu’elle n’est pas mûrie ; celle des Noirs est seule mûre, dans leur opinion. p430

810 Pour le titre de ferba, voir plus haut n. 25 pour Moussa et son pèlerinage, n. 89.

811 Probablement le même que l’informateur d’al-Umari, qui aurait vécu trente-cinq ans au Mali. Ibn Battûta — Voyages 363 III. Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan

ANECDOTE

Le sultan Mensa Soleïmân reçut une fois la visite d’une troupe de nègres anthropophages, accompagnés par un de leurs commandants. Ils ont l’habitude de mettre à leurs oreilles de grandes boucles, dont le diamètre est d’un demi-empan. Ils s’enveloppent le corps avec des manteaux de soie, et dans leur pays se trouve une mine d’or. Le sultan les honora et leur donna une servante, comme cadeau d’hospitalité. Ces nègres l’égorgèrent et la mangèrent ; ils se souillèrent la figure, ainsi que les mains, de son sang, et ils se présentèrent devant le souve-rain pour le remercier. J’ai su que toutes les fois qu’ils se rendent chez lui ils agissent de cette manière. On m’a dit aussi que ces anthropo-phages prétendent que les meilleurs morceaux des chairs des femmes sont les mains et les seins.

Nous partîmes de ce bourg situé près du canal, et arrivâmes ensuite à la ville de Kori Mensa 812. Ce fut ici que mourut le chameau qui me servait de monture, et quand son gardien m’informa de cet accident je sortis pour voir la bête. Je trouvai que les nègres l’avaient déjà man-gée, suivant leur coutume d’avaler les charognes. Or j’expédiai deux garçons que j’avais pris à mon service, afin qu’ils m’achetassent un autre chameau à Zâghari 813, localité qui se trouvait à la distance de deux jours de marche. Quelques compagnons d’Aboû Becr, fils de Ya’koûb, restèrent avec moi, tandis qu’il était parti pour nous attendre à Mîmah. Je passai donc six jours à Kori Mensa, durant lesquels je reçus l’hospitalité de plusieurs habitants qui avaient fait le pèlerinage de La Mecque ; puis arrivèrent les deux garçons avec le chameau. p431

ANECDOTE

Pendant ma demeure à Kori Mensa, je rêvai une nuit qu’un indivi-du me disait : « Ô Mohammed, fils de Bathoûthah ! pourquoi ne lis-tu point tous les jours la soûrah Yâ Sin 814 ? » Depuis lors, je n’ai jamais

812 Il faudrait plutôt lire les villages (qura) du Mansa (le souverain).

813 Voir plus haut, n. 42.

La sourate XXXVI, qui est aussi la prière des agonisants. 814 Ibn Battûta — Voyages 364 III. Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan

manqué d’en faire la lecture tous les jours, soit que je fusse en voyage, soit que je fusse sédentaire.

Je me rendis à Mîmah, où nous campâmes hors de la ville et auprès de divers puits.

De là, nous allâmes à Tonboctoû, ville qui se trouve à quatre milles de distance du fleuve Nil, et qui est habitée principalement par des Messoûfites porteurs du lithâm, voile ou bandeau qui couvre le bas du visage. Le gouverneur est appelé Ferbâ Moûçâ. Je me trouvai chez lui un jour qu’il nomma un Messoûfite commandant d’une troupe ; il le revêtit d’un habillement, d’un turban, de caleçons, le tout en étoffes de couleur, et il le fit asseoir sur un bouclier. Les grands de la tribu de ce Messoûfite le soulevèrent par-dessus leurs têtes.

On voit à Tonboctoû le tombeau du poète illustre Aboû Ishâk As-sâhily Algharnâthy 815, ou originaire de Grenade, qui est plus connu dans son pays sous le nom d’Atthouwaïdjin. On y remarque aussi le tombeau de Sirâdj eddîn, fils d’Alcouwaïc, un des principaux négo-ciants, et natif d’Alexandrie.

ANECDOTE

Lorsque le sultan Mensa Moûça fit son pèlerinage, il s’arrêta dans un jardin que ce Sirâdj eddîn avait à Bircat Alhabech, ou l’Étang des Abyssins, à l’extérieur de la ville du Caire ; c’est là que le sultan des-cend. Mensa p432 Moûça eut besoin d’argent, et il en emprunta à Sirâdj eddîn 816, ses émirs en firent autant. Sirâdj eddîn expédia son manda-taire avec eux, afin qu’il touchât la somme qui lui était due ; mais ce dernier séjourna à Mâlli. Alors Sirâdj eddîn partit lui-même pour de-mander son argent, et il se fit accompagner par son fils. Parvenu à Tonboctoû, Sirâdj eddîn reçut l’hospitalité d’Aboû Assâhily, et la mort l’atteignit fatalement dans la nuit. Le public s’entretint beaucoup de cet accident, et soupçonna que Sirâdj eddîn avait été empoisonné.

815 Voir plus haut n. 90.

Mansa Moussa, après avoir dépensé sa tonne et demie d’or, aurait dû encore emprunter au Caire, ce qui permit aux commerçants de faire de gros bénéfices, puisque pour 300 dinars prêtés ils obtenaient un gain de 700. 816 Ibn Battûta — Voyages 365 III. Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan

 

Or son fils dit à ces gens-là : « Certes, j’ai mangé des mêmes mets que mon père ; s’ils avaient renfermé du poison, ce poison nous aurait tués tous deux ; donc le terme de sa vie était arrivé. » Le fils de Sirâdj ed-dîn continua son voyage jusqu’à Mâlli ; il reçut son argent, et repartit pour l’Égypte.

A Tonboctoû, je m’embarquai sur le Nil, dans un petit bâtiment, ou canot, fait d’un seul tronc d’arbre creusé. Tous les soirs nous descen-dions dans un village, nous y achetions les vivres et le beurre dont nous avions besoin, en payant avec du sel, des épices et des verrote-ries. J’arrivai dans une localité dont j’ai oublié le nom, et qui avait pour commandant un homme de mérite, un pèlerin appelé Ferbâ So-leïmân. C’est un personnage célèbre pour son courage et pour sa vi-gueur ; nul n’est en état de bander son arc. Je n’ai point vu parmi les nègres d’individu plus haut ni plus corpulent que lui. Il arriva que je voulus me procurer ici un peu de millet ; par conséquent, je me rendis chez Ferbâ Soleïmân, et c’était le jour anniversaire de la naissance de Mahomet 817. Je saluai ce commandant, qui me questionna sur mon arrivée [sur le motif de ma visite]. Il y p433 avait en sa compagnie un jurisconsulte qui était son secrétaire ; je pris une tablette qui se trou-vait devant ce dernier, et j’y écrivis ces mots : « O jurisconsulte ! dis à ce commandant que nous avons besoin d’un peu de millet pour notre provision de route. Salut ! »

Je passai la tablette au légiste, afin qu’il lût à part lui ce qu’elle portait tracé, et qu’il parlât ensuite sur ce sujet à l’émir, dans sa lan-gue ; mais il lut, au contraire, à haute voix, et l’émir le comprit. Celui-ci me prit alors par la main ; il m’introduisit dans son michouer, ou le lieu de ses audiences, où se voyaient beaucoup d’armes, telles que des boucliers, des arcs et des lances. Je trouvai chez ce commandant un exemplaire du Kitâb Almodhich, ou du livre intitulé L’Etonnant, d’Ibn Aldjeouzy 818, et je me mis à le lire. On apporta une boisson en usage dans ce pays, et appelée daknoû : c’est de l’eau contenant du millet concassé, mêlé avec une petite quantité de miel ou de lait aigre. Ces gens s’en servent en place d’eau ; car, s’ils boivent celle-ci pure, elle

817 Le 12 rabi 1er 754 ou 17 avril 1353.

Abu’l Faradj Ibn Djwazi : traditionnaire et jurisconsulte hanbalite qui vécut à Bagdad (1116-1200). 818 Ibn Battûta — Voyages 366 III. Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan

leur fait du mal. A défaut de millet, ils ajoutent à l’eau du miel ou du lait aigri. Ensuite, on nous offrit une pastèque, dont nous mangeâmes.

Un jeune garçon, haut de cinq empans 819, entra ; Ferbâ Soleïmân l’appela, et, s’adressant à moi, il dit : « Celui-ci est ton présent d’hospitalité ; garde-le bien afin qu’il ne prenne pas la fuite. » Je l’acceptai, et désirai m’en retourner ; mais l’émir me dit : « Reste jus-qu’à l’arrivée des mets. » Une jeune esclave de Ferbâ Soleïmân vint à nous ; elle était de Damas, Arabe de naissance 820, et elle me parla dans ma langue. Sur ces entrefaites, nous entendîmes des cris dans la maison du commandant, qui fit partir cette femme pour en savoir la cause. L’esclave revint, et informa son maître qu’une fille à lui ve-nait de mourir. Alors il me dit : « Je n’aime pas les pleurs ; viens, marchons vers le bahr » ; il entendait parler du Nil, et il possède plu-sieurs maisons sur la rive de ce fleuve. On amena un cheval, et l’émir me dit : « Monte-le, » Je répondis : « Je ne le monterai pas, puisque tu es à pied. » Nous allâmes donc à pied tous les deux, et arrivâmes aux habitations qu’il a près du Nil. On apporta des mets, nous mangeâ-mes ; puis je pris congé de mon hôte et me retirai. Je n’ai jamais connu de nègre plus généreux ni meilleur que lui. Le jeune esclave qu’il m’a donné est encore en ma possession.

Je partis pour Caoucaou 821, grande ville située près du Nil. C’est une des plus belles cités des nègres, une des plus vastes et des plus abondantes en vivres. On y trouve beaucoup de riz, de lait, de poules et de poisson ; on s’y procure cette espèce de concombre surnommé ’inâny, et qui n’a pas son pareil. Le commerce de vente et d’achat chez les habitants se fait au moyen de petites coquilles ou cauris822, au lieu de monnaie ; il en est de même à Mâlli. Je demeurai à Caou-caou environ un mois, et je reçus l’hospitalité des personnages sui-vants : Mohammed, fils d’Omar, natif de Méquinez : c’était un

819 L’expression sert à désigner l’âge, ici un adolescent ; un jeune homme esclave s’appelait un « six empans » (suddasi) et un « sept empans » était un homme accompli. La hauteur se mesurait depuis la cheville jusqu’au bout inférieur de l’oreille.

820 Donc probablement d’origine chrétienne.

Gao, sur le Niger, à l’est de Tombouctou, reste toujours le point d’aboutis-sement de la route transsaharienne. 821

822 Voir plus haut chap. 2, n. 190. Ibn Battûta — Voyages 367 III. Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan

homme aimable ; folâtre et rempli de mérite ; il est mort à Caoucaou, après mon départ ; le pèlerin Mohammed Alouedjdy Attâry : c’est un de ceux qui ont voyagé dans le Yaman ; le jurisconsulte Mohammed Alfîlâly 823, chef de la mosquée des Blancs.

De Caoucaou, je me dirigeai par terre vers Tacaddâ 824, en compa-gnie d’une caravane nombreuse, formée par des gens natifs de Ghadâmès. Leur guide et leur chef était le pèlerin Outtchîn, mot qui, dans le langage des nègres, signifie le loup 825. J’avais un chameau pour monture, et une chamelle pour porter mes provisions ; mais, après le premier jour de chemin, cette dernière s’arrêta, s’abattit. Le pèlerin Outtchîn prit tout ce que la bête avait sur elle, il le distribua à ses compagnons pour le transporter, et ceux-ci s’en partagèrent la charge. Il y avait dans la caravane un Africain originaire de Tâdéla 826, qui refusa de porter la moindre de ces choses, contrairement à ce que les autres avaient fait. Un certain jour, mon jeune esclave eut soif ; je demandai de l’eau au même Africain, qui ne voulut pas en donner.

Nous arrivâmes dans la contrée des Bardâmah 827, ou tribu berbère de ce nom. Les caravanes n’y voyagent en sûreté que sous leur protec-tion, et celle de la femme est plus efficace encore que celle de l’homme. Les Bardâmah forment une population nomade qui ne s’arrête jamais longtemps dans le même lieu. Leurs tentes sont faites d’une façon étrange : ils dressent des bâtons de bois ou des perches, sur lesquels ils placent des nattes ; par-dessus celles-ci, ils posent des

823 De Tafilalet, la région de Sidjilmasa.

Le nom correspond à Teguidda n’Tesemt (Teguidda du Sel), au nord-ouest d’Agadès, dans la région d’Aïr. Toutefois, les fouilles ont fait apparaître une activité d’industrie du cuivre à Azelik à vingt-cinq kilomètres au nord-est de Teguidda, les mines elles-mêmes se trouvant à Azouza, treize kilomètres à l’est d’Azelik. 824

825 Ce serait plutôt le berbère uchchen, signifiant chacal.

826 Lire : un Marocain de Tadla.

« Les Baghama sont des berbères, des nomades qui ne se fixent dans aucun lieu. Ils font paître leurs chameaux sur la rive d’un fleuve qui vient du côté de l’orient et se déverse dans le Nil [le Niger]. Il y a chez eux beaucoup de lait, ils en font leur nourriture » (IDRISI, 1154). Les Baghama d’Idrisi doivent être les Bardama d’Ibn Battûta : ils correspondent aux Touareg vivant dans le Gao, le nord du Mali actuel, ceux de la Mauritanie étant nommés Messoufa par l’auteur. 827 Ibn Battûta — Voyages 368 III. Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan

bâtons entrelacés, ou une sorte de treillage, qu’ils recouvrent de peaux ou bien d’étoffes de coton.

Les femmes des Bardâmah sont les plus belles du monde et les plus jolies de figure ; elles sont d’un blanc pur et ont de l’embonpoint ; je n’ai vu dans aucun pays de l’univers, de femmes aussi grasses que celles-ci. Leur nourriture consiste en lait frais de vache et en millet concassé, qu’elles boivent, le soir et le matin, mêlé avec de l’eau et sans le faire cuire. Quiconque veut se marier avec ces femmes doit demeurer avec elles dans l’endroit le plus rapproché de leur contrée, et il ne peut jamais dépasser, en leur compagnie, Caoucaou ni Îouâlâten.

Je devins malade dans ce pays, par suite de l’extrême chaleur et d’une surabondance de bile jaune. Nous hâtâmes notre marche, jus-qu’à ce que nous fussions arrivés à Tacaddâ ou Tagaddâ, où je logeai près du cheïkh des Africains, Sa’îd, fils d’Aly Aldjozoûly, Je reçus l’hospitalité du juge de la ville, Aboû Ibrahîm Ishâk Aldjânâty, un des hommes distingués. Je fus aussi traité par Dja’far, fils de Mohammed Almessoûfy. Les maisons de Tacaddâ sont bâties avec des pierres rouges 828 ; son eau traverse des mines de cuivre, et c’est pour cela que sa couleur et son goût sont altérés 829. On n’y voit d’autres céréa-les qu’un peu de froment, que consomment les marchands et les étran-gers ; il se vend à raison d’un ducat d’or les vingt modds, ou muids 830 ; cette mesure est ici le tiers de celle de notre pays. Le millet s’y vend au prix d’un ducat d’or les quatre-vingt-dix muids.

Il y a beaucoup de scorpions à Tacaddâ ; ces insectes venimeux tuent les enfants qui n’ont pas encore atteint l’âge de puberté, mais il est rare qu’ils tuent les hommes adultes. Pendant que j’étais dans cette ville, un fils du cheïkh Sa’îd, fils d’Aly, fut piqué un matin par les scorpions ; il mourut sur l’heure, et j’assistai à ses funérailles. Les ha-bitants de Tacaddâ n’ont point d’autre occupation que celle du com-

828 Les maisons sont en fait construites en boules d’argile recouvertes d’un enduit de la même matière.

829 Les eaux de Teguidda n’Tesemt sont chargées d’argile et de sel et quasiment imbuvables. De même dans la région d’Azelik, la localité d’Azelik Guélélé possède les mêmes caractéristiques.

830 Le muid, mesure de blé par excellence, varie d’un pays à l’autre, au Moyen-Orient ; il correspond à 513 kg. Quant au ducat d’or, c’est toujours le dinar d’or marocain de 4,46 g. Ibn Battûta — Voyages 369 III. Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan

merce ; ils font tous les ans un p437 voyage en Égypte, d’où ils impor-tent dans leur pays de belles étoffes, etc. Cette population de Tacaddâ vit dans l’aisance et la richesse ; elle est fière de posséder un grand nombre d’esclaves des deux sexes ; il en est ainsi des habitants de Mâlli et d’Îouâlâten. Il arrive bien rarement que ces gens de Tacaddâ vendent les femmes esclaves qui sont instruites ; et quand cela a lieu, c’est à un très haut prix.

ANECDOTE

En arrivant à Tacaddâ, je désirai acheter une fille esclave instruite ; mais je ne la trouvai pas. Plus tard, le juge Aboû Ibrâhîm m’en envoya une, appartenant à un de ses compagnons ; je l’achetai pour vingt-cinq ducats ; puis le maître de l’esclave se repentit de l’avoir vendue, et me demanda la résiliation du contrat. Je lui répondis : « Si tu peux m’indiquer une autre esclave de ce genre, je résilierai le marché. » Il me fit connaître une esclave d’Aly Aghioûl, de cet Africain de Tâdéla qui ne voulut se charger d’aucune partie de mes effets lorsque ma chamelle s’abattit, et qui refusa de l’eau à mon jeune esclave souffrant de la soif. J’achetai cette esclave, qui valait mieux encore que la pré-cédente, et j’annulai le contrat avec le premier vendeur. Cet Africain regretta aussi d’avoir cédé son esclave ; il désira casser le marché et il insista beaucoup sur cela auprès de moi. Je refusai, pour lui donner la récompense que méritait sa mauvaise conduite à mon égard, et peu s’en fallut qu’il ne devînt fou ou qu’il ne mourût de chagrin. Cepen-dant, je me décidai plus tard à lui accorder la résiliation du contrat.

DE LA MINE DE CUIVRE

La mine de cuivre se trouve au-dehors de Tacaddâ 831. On creuse dans le sol, et l’on amène le minerai dans la p438 ville, pour le fondre dans les maisons. Cette besogne est faite par les esclaves des deux sexes. Une fois que l’on a obtenu le cuivre rouge, on le réduit en bar-res longues d’un empan et demi, les unes minces, les autres épaisses.

831 Voir plus haut n. 110. Ibn Battûta — Voyages 370 III. Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan

Quatre cents de celles-ci valent un ducat d’or ; six cents ou sept cents de celles-là valent aussi un ducat d’or. Ces barres servent de moyen d’échange, en place de monnaie : avec les minces, on achète la viande et le bois à brûler ; avec celles qui sont épaisses, on se procure les es-claves mâles et femelles, le millet, le beurre et le froment.

On exporte le cuivre de Tacaddâ à la ville de Coûber 832, située dans la contrée des nègres infidèles ; on l’exporte aussi à Zaghâï 833 et au pays de Bernoû 834. Ce dernier se trouve à quarante jours de dis-tance de Tacaddâ, et ses habitants sont musulmans ; ils ont un roi nommé Idrîs 835, qui ne se montre jamais au peuple, et qui ne parle pas aux gens, si ce n’est derrière un rideau. C’est de Bernoû que l’on amène, dans les différentes contrées, les belles esclaves 836, les eunu-ques et les étoffes teintes avec le safran. Enfin, de Tacaddâ l’on ex-porte également le cuivre à Djeoudjéouah 837, dans le pays des Moûr-tébôun 838, etc. p439

DU SULTAN DE TACADDÂ

Lors de mon séjour à Tacaddâ, les personnages que je vais nommer se rendirent chez le sultan, un Berber appelé Izâr 839, et qui se trouvait

832 Gober, dans la région de Maradi, dans l’actuelle République du Niger.

833 Probablement un des sites proposés plus haut, n. 42.

Bornou, à l’est du lac Tchad ; il faisait à l’époque partie du royaume noir de Kanem. 834

835 Idris bin Ibrahim (1343-1366). « Le roi du Kanem ne se montre à personne excepté à l’occasion des grandes fêtes. […] durant le reste de l’année il ne parle à personne, fût-ce un émir, que derrière un rideau » (AL-UMARI).

836 D’autres témoins ont été plus prolixes sur les esclaves de Bornou : « Ils ont de jeunes esclaves qui sont belles à ravir et d’une grâce à soulever toutes les émo-tions du coeur ; leurs charmes troublent et bouleversent l’âme ; tournent la tête aux plus dévots ascètes et les plongent dans des désirs voluptueux » (Mu-hammad BIN UMAR AL-TUNISI : Voyage au Ouaday).

837 Peut-être Gaoga, à l’est de Kanem et au nord de Darfour, dans la République soudanaise actuelle. Ibn Saïd (1286) mentionne toutefois Djadja comme capi-tale des Kanem.

838 Non identifié.

« Le pays des Soudan compte aussi trois rois indépendants musulmans blancs appartenant à la race berbère : le sultan d’Aïr, le sultan de Damushush et le sultan de Tadmakta » (AL-UMARI). L’Aïr proprement dit se trouvant à l’est de 839 Ibn Battûta — Voyages 371 III. Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan

à ce moment-là à une journée de distance de la ville. C’étaient : le juge Aboû Ibrâhîm ; le prédicateur Mohammed ; le professeur Aboû Hafs ; le cheïkh Sa’îd, fils d’Aly. Un différend s’était élevé entre Izar, le sultan de Tacaddâ, et entre le Tacarcary 840, qui est aussi un des sul-tans des Berbers. Ces quatre personnages allaient auprès d’Izâr pour arranger l’affaire, et mettre la paix entre les deux souverains. Je dési-rai connaître le sultan de Tacaddâ ; en conséquence, je louai un guide, et me dirigeai vers ce monarque. Les personnages déjà nommés l’informèrent de mon arrivée, et il vint me voir, monté sur un cheval, mais sans selle : tel est l’usage de ce peuple. En place de selle, le sul-tan avait un superbe tapis rouge. Il portait un manteau, des caleçons et un turban, le tout de couleur bleue. Les fils de sa soeur l’accompa-gnaient, et ce sont eux qui hériteront de son royaume. Nous nous le-vâmes à son approche, et lui touchâmes la main ; il s’informa de mon état, de mon arrivée, et on l’instruisit sur tout cela.

Teguidda et Tadmakta au nord-ouest de cette dernière ville (à l’est de la Ré-publique du Mali), le sultan de Tacadda d’Ibn Battûta pourrait correspondre à celui de Damushash d’al-Umari. En cette même année 1353, Ibn Khaldoun rencontre à Biskra un émissaire de ce sultan qui vante la prospérité de Takad-da.

Le sultan me fit loger dans une des tentes des Yénâthiboûn 841, qui sont comme les domestiques dans notre pays. Il m’envoya un mouton entier rôti à la broche, et une coupe de lait de vache. La tente de sa mère p440 et de sa soeur était dans notre voisinage ; ces deux princesses vinrent nous voir et nous saluer. Sa mère nous avait fait apporter du lait frais après la prière de la nuit close : c’est le moment où l’on a ici l’habitude de traire les bestiaux. Les indigènes boivent le lait à cette heure, ainsi que de bon matin. Quant au blé ou au pain, ils ne le man-gent ni ne le connaissent. Je restai dans cet endroit six jours, pendant lesquels le sultan me régalait de deux béliers rôtis, le matin et le soir. Il me fit présent d’un chameau femelle et de dix ducats d’or. Je pris congé de ce souverain et retournai à Tacaddâ.

840 Il faudrait lire al-Karkari de Karkar, région désertique située au nord-ouest d’Air.

841 Non identifiés. Ibn Battûta — Voyages 372 III. Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan

DE L’ORDRE AUGUSTE QUE JE REÇUS DE LA PART DE MON SOUVERAIN

Quand je fus retourné à Tacaddâ, je vis arriver l’esclave du pèlerin Mohammed, fils de Sa’îd Assidjilmâçy, portant un ordre de notre maî-tre, le commandant des fidèles, le défenseur de la religion, l’homme qui se confie entièrement dans le Seigneur des mondes 842. Cet ordre m’enjoignait de me rendre dans son illustre capitale ; je le baisai avec respect, et je m’y conformai à l’instant. J’achetai donc deux chameaux de selle, que je payai trente-sept ducats et un tiers, me préparant à par-tir pour Taouât. Je pris des provisions pour soixante et dix nuits ; car on ne trouve point de blé entre Tacaddâ et Taouât 843. Tout ce que l’on peut se procurer, c’est de la viande, du lait aigre et du beurre, que l’on achète avec des étoffes.

Je sortis de Tacaddâ le jeudi onze du mois de cha’bân de l’année cinquante-quatre 844, en compagnie d’une caravane considérable, où se trouvait Dja’far de Taouât, un des hommes distingués. Il y avait avec nous p441 le jurisconsulte Mohammed, fils d’Abd Allah, juge à Tacaddâ. La caravane renfermait environ six cents filles esclaves. Nous arrivâmes à Câhor 845 qui fait partie des domaines du sultan Car-cary : c’est un endroit riche en herbages, et où les marchands achètent, des Berbers, les moutons, dont ils coupent les chairs en lanières pour les faire ensuite sécher. Les gens de Taouât importent ces viandes dans leur pays.

Puis nous entrâmes dans un désert sans habitations, sans culture, sans eau, et de la longueur de trois jours de marche ; après cela, nous voyageâmes quinze journées dans un autre désert sans culture aussi, mais offrant de l’eau. Nous atteignîmes le point où se séparent le chemin de Ghât, qui conduit en Égypte, et celui de Taouât 846. Il y a là

842 Abu Inan.

843 Touat, le nord-ouest du Sahara.

844 Le 12 septembre 1353.

845 Identifié avec le pays de Kel Aïr, au nord-est de l’Aïr.

Peut-être In Ezzane, à l’extrémité sud-est de l’Algérie, d’où partent les che-mins d’une part pour Djanet et le Sahara algérien et de l’autre pour Ghat et le désert libyen. La nécessité de maintenir la caravane groupée, vu le butin de six cents esclaves qu’elle transportait, peut expliquer ce détour par l’est. 846 Ibn Battûta — Voyages 373 III. Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan

des puits, ou amas d’eau qui traverse du fer ; lorsqu’on lave avec cette eau une étoffe blanche, la couleur de l’étoffe devient noire.

Nous marchâmes encore dix jours, et arrivâmes au pays des Hac-câr, ou Haggâr 847, qui sont une tribu de Berbers, portant un voile sur la figure ; il y a peu de bien à en dire : ce sont des vauriens. Un de leurs chefs vint à notre rencontre, et arrêta la caravane, jusqu’à ce qu’on se fût engagé à lui donner des étoffes et autres choses. Ce fut pendant le mois de ramadhân que nous entrâmes dans le territoire des Haccâr ; à cette époque de l’année, ils ne font pas d’incursions en pays ennemi, et n’empêchent point les caravanes de passer. Leurs voleurs mêmes, s’ils trouvent quelque objet sur la route durant le mois de ra-madhân, ne le ramassent pas. C’est p442 ainsi qu’agissent tous les Ber-bers qui habitent sur ce chemin.

Pendant un mois nous voyageâmes dans la contrée des Haccâr ; elle a peu de plantes, beaucoup de pierres, et sa route est scabreuse. Le jour de la fête de la Rupture du jeûne 848, nous arrivâmes dans un pays de Berbers porteurs de ce voile qui recouvre le bas du visage, à la ma-nière de ceux que nous venions de quitter. Ils nous donnèrent des nouvelles de notre patrie ; ils nous apprirent que les fils ou la tribu de Kharâdj 849, ainsi que le fils de Yaghmoûr 850, s’étaient révoltés, et qu’ils résidaient alors à Téçâbît 851, dans le pays de Taouât. Les hom-mes de la caravane furent remplis de crainte quand ils entendirent ces récits.

Ensuite nous arrivâmes à Boûda 852, un des principaux villages, de Taouât ; son territoire consiste en sables et en terrains salés. Il y a ici beaucoup de dattes, mais elles ne sont pas bonnes ; cependant, les gens de Boûda les préfèrent à celles de Sidjilmâçah. Le pays de Boûda ne fournit ni grains, ni beurre, ni huile d’olive ; ces denrées y sont im-

847 Le pays est évidemment le Hoggar, les hommes les Touaregs.

848 Le 30 octobre 1353.

849 Tribu arabe du groupe des Ma’kil.

Les Abd al-Wadites, du Tlemcen, dont Abu Inan avait conquis la capitale en 1352. 850

851 Oasis située à soixante kilomètres au nord d’Adrar du Touat.

Oasis à vingt kilomètres au nord-ouest d’Adrar du Touat. D’après Ibn Khal-doun, c’était le point de départ des caravanes pour le Mali. 852 Ibn Battûta — Voyages 374 III. Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan

portées des contrées du Maghreb. Les habitants se nourrissent de dat-tes et de sauterelles ; ces insectes y sont aussi en grande abondance ; ils les emmagasinent comme on le pratique avec les dattes, et s’en servent pour aliments. La chasse des sauterelles se fait avant le lever du soleil, car alors le froid les engourdit et les empêche de s’envoler.

Après avoir demeuré quelques jours à Boûda, nous partîmes avec une caravane, et arrivâmes à Sidjilmâçah p443 au milieu du mois de dhoû’l ka’dah 853. Je sortis de cette ville le second jour du mois de dhoû’l hiddjah 854 ; c’était au moment d’un grand froid, et la route était remplie de neige. J’avais vu dans mes voyages des chemins diffi-ciles, ainsi que beaucoup de neige, à Bokhâra, à Samarkand, dans le Khorâçân et les pays des Turcs ; mais je n’avais pas connu de route plus scabreuse que celle d’Oumm Djonaïbah 855, La nuit qui précède la fête des Sacrifices, nous atteignîmes Dâr Atthama’ 856 ; j’y restai le jour de la fête, et partis le lendemain.

Enfin j’entrai dans la capital Fez, résidence de notre maître le commandant des fidèles (que Dieu l’assiste !) ; je baisai sa main au-guste, j’eus le bonheur de voir son visage béni, et je demeurai sous la protection de ses bienfaits, après un très long voyage. Que le Dieu très haut le récompense pour les nombreuses faveurs qu’il m’a accordées et pour ses grâces généreuses ! Que le Très Haut prolonge ses jours et réjouisse les musulmans par la longue durée de son existence !