Les Israélites du Maroc se divisent en deux classes: ceux des régions soumises au sultan, Juifs de blad el makhzen; ceux des contrées indépendantes, Juifs de blad es siba.
Les premiers, protégés des puissances européennes, soutenus par le sultan, qui voit en eux un élément nécessaire à la prospérité commerciale de son empire et à sa propre richesse, tiennent par la corruption les magistrats, auxquels ils parlent fort haut, tout en leur baisant les mains,
acquièrent de grandes fortunes, oppriment les Musulmans pauvres, sont respectés des riches, et parviennent à résoudre le problème difficile de contenter à la fois leur avarice, leur orgueil et leur haine de ce qui n’est pas juif. Ils vivent grassement, sont paresseux et efféminés, ont tous les vices et toutes les faiblesses de la civilisation, sans en avoir aucune des délicatesses. Sans qualités et sans vertus, plaçant le bonheur dans la satisfaction des sens et ne reculant devant rien pour l’atteindre, ils se trouvent heureux et se croient sages.
Les Juifs de blad es siba ne sont pas moins méprisables, mais ils sont malheureux : attachés à la glèbe, ayant chacun leur seigneur musulman, dont ils sont la propriété, pressurés sans mesure, se voyant enlever au jour le jour ce qu’ils gagnent avec peine, sans sécurité ni pour leurs personnes ni pour leurs biens, ils sont les plus infortunés des hommes. Paresseux, avares, gourmands, ivrognes, menteurs, voleurs, haineux surtout, sans foi ni bonté, ils ont tous les vices des Juifs de blad el makhzen, moins leur lâcheté. Les périls qui les menacent à toute heure leur ont donné une énergie de caractère inconnue à ceux-ci, et qui dégénère parfois en sauvagerie sanguinaire
J’écris des Juifs du Maroc moins de mal que je n’en pense. Parler d’eux favorablement serait altérer la vérité. Mes observations s’appliquent à la masse du peuple. : dans le mal général il existe d’heureuses exceptions. À Fâs, à Sfrou,
à Meknâs, à Tâza, à Tazenakht, à Debdou, en d’autres lieux encore, j’ai vu des Israélites donner l’exemple de la vertu. Le grand rabbin de Fâs était, aux yeux des Musulmans mêmes, un des hommes les plus justes de son temps. Mais ces modèles sont rares et on les imite peu.
1. – Israélites de blad el makhzen.
Le Juif se reconnaît à sa calotte et à ses pantoufles noires : il ne lui est pas permis de les porter d’une autre couleur. Dans la campagne, il peut aller à âne et à mulet, mais s’il rencontre un religieux ou une chapelle, il met pied à terre ou fait un détour. Aux péages et aux portes, il est soumis à une taxe comme les bêtes de somme. En ville, il se déchausse et marche à pied; les rues voisines de certains sanctuaires lui sont interdites. Il demeure hors du contact des Musulmans, avec ses coreligionnaires, dans un quartier spécial appelé mellah : le mellah est entouré de murs ; une ou deux portes lui donnent entrée ; on les ferme à 8 heures du soir. Dans le mellah, le Juif est chez lui : en y entrant, il remet ses chaussures, et le voilà qui s’enfonce dans un dédale de ruelles sombres et sales; il trotte au milieu des immondices, il trébuche contre des légumes pourris, il se heurte à un âne malade qui lui barre le chemin ; toutes les mauvaises odeurs lui montent au nez;
des sons discordants le frappent de toutes parts; des femmes se disputent d’une voix aigre dans les maisons voisines, des enfants psalmodient d’un ton nasillard à la synagogue. Il arrive au marché : de la viande, des légumes, beaucoup d’eau-de-vie, quelques denrées communes, tels sont les objets qu’on y trouve ; les belles choses sont dans la ville musulmane. Le Juif fait ses achats et, reprenant sa route, il gagne sa maison ; s’il est pauvre, il se glisse dans une chambrette où grouillent, assis par terre, des femmes et des enfants : un réchaud, une marmite forment tout le mobilier ; quelques légumes la semaine, des tripes, des oeufs durs et un peu d’eau-de-vie le samedi, nourrissent la famille. Mais notre Juif est riche. Au moment où il pousse la porte noire, surmontée de mains pour préserver du mauvais oeil, qui ferme sa demeure, il pénètre dans un monde nouveau. Voici le jour, la propreté, la fraîcheur, la gaieté. Il entre dans une cour carrée entourée de deux étages de galeries donnant accès aux chambres. Le ciel apparaît, d’un bleu ardent. Les derniers rayons du soleil font briller comme des miroirs, au faite de la maison, les faïences coloriées dont tout est revêtu, murs, colonnes, sol de la cour, plancher des chambres.
Une odeur de bois de cèdre remplit et parfume la demeure. Des enfants rentrant de l’école jouent et crient. Des femmes, bras nus et poitrine découverte, vêtues d’une jupe de couleur éclatante et d’une petite veste de velours brodée d’or, un mouchoir de soie sur la tête, se délassent et causent, assises dans la cour. Au fond des chambres, des vieillards, à figure pâle, à longue barbe blanche, attendent, le livre à la main, l’heure de la prière du soir. Dans les galeries, des servantes, accroupies près des réchauds, apprêtent le repas. Il y a trois ou quatre pièces à chaque étage :
elles sont immenses, très élevées, à plafonds de bois de cèdre, à grands murs blancs garnis dans le bas de faïences ou de tentures; portes, placards, plafonds, toutes les boiseries sont peintes d’or et de couleurs éclatantes. Peu de meubles : deux vastes armoires tenant la largeur entière de la chambre à ses deux extrémités ; au-dessus de chacune, un lit de fer ; à terre des matelas, des tapis, des coussins ; sur les murs, quatre ou cinq pendules dont aucune ne marche et autant de grandes
glaces couvertcs de rideaux de mousseline pour les protéger. Dans chacune de ces pièces vit une famille entière, le père, ses épouses, ses enfants non mariés, ses hôtes. C’est une animation, un bourdonnement continuel ; ce sont aussi, entre femmes, des disputes de toute heure. « La femme querelleuse, » dit Salomon, « est semblable à un toit d’où l’eau dégoutte sans cesse au temps d’une grosse pluie ». Il faut avoir habité avec des Juifs pour bien comprendre ce proverbe. Tout à coup
le silence se fait, les femmes parlent bas, les enfants se taisent. Le soleil vient de se coucher.
Chaque homme se lève et, se plaçant devant un mur, récite, en se balançant, sa prière : tantôt il remue les lèvres en silence, tantôt il psalmodie à mi-voix ; le voici qui fait une inclination profonde, la prière est finie ; les causeries éclatent de nouveau : à table, le dîner est prêt. Le Juif a un hôte ; il s’assied avec lui sur un tapis ou sur des coussins, le reste de la famille mange à part, dans un coin. On place une petite table devant les deux hommes, on apporte le thé ; il y a du thé à l’ambre, à la verveine, à la menthe ; on en boit trois tasses, puis se succèdent un potage très épicé, des quartiers de mouton bouilli, des boulettes de viande hachée au piment, des tripes et du foie au piment, un poulet, des fruits confits dans le vinaigre, d’autres frais ; c’est un repas distingué. Une carafe pleine d’un liquide incolore est entre les deux Juifs ; ils s’en versent de grands verres et, tout en mangeant, en boivent un litre à eux deux ; on pourrait croire que c’est de l’eau : c’est de l’eau-de-vie. Au milieu du dîner entrent trois musiciens ; deux sont des Juifs; ils portent, le premier, une flûte, l’autre, une sorte de guitare ; le dernier est Musulman, il chante. Les chansons sont si légères qu’on n’en peut rien dire, pas même les titres. Les instruments accompagnent. Les femmes et les enfants répètent les refrains et battent des mains en cadence. Le bruit attire les voisins; bientôt on est vingt-cinq ou trente en cercle autour des artistes. Quel contraste entre ce pauvre chanteur musulman et les Juifs qui l’entourent ! lui, beau, la figure éveillée, spirituelle, grands yeux expressifs, dents superbe, cheveux bien plantés et rasés, barbe courte, bien fait, souple, mains et pieds charmants, et, quoique misérable, brillant de propreté. Eux, laids, l’air endormi, presque tous louchant, boiteux ou borgnes, crevant de graisse ou maigres comme des squelettes, chauves, la barbe longue et crasseuse, mains énormes et velues, jambes frêles et arquées, pas de dents, et, même riches, d’une saleté révoltante.
Les Juifs sont très laids au Maroc. Les femmes, avec des traits réguliers, ont si peu de physionomie, des yeux si éteints, le visage si pâle, qu’il n’en est guère d’agréables, même de 14 à 18 ans. Les hommes, quelquefois bien dans leur extrême jeunesse, sont affligés de bonne heure de mille infirmités et sont vieillards avant d’avoir atteint l’âge mûr. Les difformes, borgnes, boiteux ou autres, sont si nombreux, dans les villes surtout, qu’ils y forment le quart peut-être de la population. A quoi attribuer une laideur et une décrépitude à ce point générales et excessives ? Est-ce à une malpropreté extrême, à une hygiène défectueuse, à des mariages prématurés et entre proches ? La nourriture est insuffisante chez les pauvres, mmodérée et composée uniquement de viandes chez les riches. Tout le monde fait un usage démesuré d’alcool ; on en boit en mangeant et entre les repas ; un litre par jour est la moyenne d’un grand nombre.
Les femmes mêmes en prennent plus ou moins. Le samedi surtout, on en absorbe une quantité prodigieuse : il faut en avaler assez au déjeuner pour dormir ensuite d’un trait jusqu’à la prière de 4 heures. Le Juif marche peu, ne se promène point ; il ne sort du mellah que pour aller à la ville vaquer à ses affaires et ne voyage que pour un motif grave. S’il n’est obligé de gagner sa vie par un travail assidu, il se couche à 11 heures, se lève à 10, et fait souvent la sieste dans la journée. On se marie entre aussi proches parents que l’on peut. Un Israélite qui a des neveux dont l’âge convient à celui de ses filles ferait injure à son frère et tort à lui-même en ne les demandant pas comme gendres. Les unions sont d’une précocité presque incroyable, surtout dans les villes de l’intérieur ; les jeunes filles, ou plutôt les petites filles, s’y marient entre six et huit ans, les garçons vers quatorze ans. A qui demande la cause d’un tel usage, on répond qu’un homme de quatorze ans a besoin de se marier et que, pour lui appareiller sa compagne, il faut la prendre très jeune ; d’ailleurs, pour les filles c’est chose indifférente : qu’est-ce qu’une femme ? « Kerch,
chouia djeld itmetted. »
Si la manière de vivre des Juifs est peu propre à leur conserver la santé, malades ils se soignent d’une façon déplorable. J’ai vu régner à Fâs une épidémie de rougeole qui, dans le seul mellah, enlevait quatre et cinq enfants par jour. On ne séparait pas les enfants sains des malades ; tous étaient atteints les uns après les autres. On les nourrissait de melons et de pastèques : puisqu’ils avaient la fièvre, il fallait les rafraîchir. Heureusement, point de remèdes. J’en vis pourtant administrer quelquefois. Un jour, à Demnât, un pauvre Israélite avait ses cinq enfants
malades, il était inquiet, la fièvre était ardente ; à tout prix, il fallait tenter de la calmer. Il possédait dans une vieille caisse divers paquets contenant des remèdes variés de provenance européenne; ils étaient de dix ou douze sortes ; il sortit ces médicaments, prit un peu de chacun, mêla le tout, en fit cinq parts égales et les distribua à ses enfants. Ils n’en sont pas morts !
Les Israélites, qui, aux yeux des Musulmans, ne sont pas des hommes, à qui les chevaux, les armes sont interdits, ne peuvent être qu’artisans ou commerçants. Les Juifs pauvres exercent divers métiers ; ils sont surtout orfèvres et cordonniers ; ils travaillent aussi le fer et le cuivre, sont marchands forains, crieurs publics, changeurs, domestiques dans le mellah. Les riches sont commerçants, et surtout usuriers. En ce pays troublé, les routes sont peu sûres, le commerce présente bien des risques; ceux qui s’y livrent n’y aventurent qu’une portion de leur fortune. Les
Israélites préfèrent en abandonner aux Musulmans les chances, les travaux et les gains, et se contentent pour eux des bénéfices sûrs et faciles que donne l’usure. Ici ni peine ni incertitude.
Capitaux et intérêts rentrent toujours. Un débiteur est-il lent à payer ? On saisit ses biens. N’est-ce pas assez ? On le met en prison. Meurt-il ? On y jette son frère. Il suffit pour cela de posséder les bonnes grâces du qaïd ; elles s’acquièrent aisément : donnez un léger cadeau de temps en temps, Fournissez à vil prix les tapis, les étoffes dont a besoin le magistrat, peu de chose en somme, et faites toutes les réclamations, fondées ou non; vous êtes écouté sur l’heure. Il ne reste alors qu’à prendre le titre de rebbi, à demeurer longtemps au lit et longtemps à table, et à encaisser tranquillement l’argent des goui, en rendant grâce au Dieu d’Israël.
Les Juifs de blad el makhzen dépendent des seuls gouverneurs du sultan et leur paient un impôt. Ceux qui ont quelque fortune sont sous la protection d’une puissance européenne ; les uns l’obtiennent par un séjour vrai ou fictif en Algérie, la plupart l’achètent des agents indigènes que les nations possèdent dans les villes de l’intérieur. Ces agents, peu ou point soldés, se font souvent de gros revenus par de mauvais moyens. Les Israélites du Maroc parlent l’arabe. Dans les contrées où le tamazirt est en usage, ils le savent aussi ; en certains points le tamazirt leur est plus familier que l’arabe, mais nulle part ce dernier idiome ne leur est inconnu. Tous les Juifs lisent et écrivent les caractères hébreux ; ils ne connaissent point la langue, épellent leurs prières sans les comprendre, et écrivent de l’arabe avec les lettres hébraïques. Les rabbins seuls ont appris la grammaire et le sens des mots et, en lisant, entendent plus ou moins.
Les rabbins sont nombreux ; sur cinq ou six Juifs, il y en a un. Ils se distinguent par leur coiffure : ils s’enveloppent la tête d’un long mouchoir bleu qui encadre leur figure et dont la pointe retombe sur leurs épaules. Le titre de rabbin équivaut à celui de bachelier; sur dix rabbins, un à peine peut officier; le rabbin officiant, ou rabbin sacrificateur, a pour principal service d’égorger suivant le rite les animaux destinés à la nourriture des fidèles ; puis il dit les prières à la synagogue, apprend à lire aux enfants, dresse les actes. On lui donne une légère rétribution et des
morceaux déterminés des animaux qu’il tue. Les villes renferment plusieurs synagogues et de nombreux officiants. Il n’est pas de village ayant six ou sept familles israélites qui n’ait sa synagogue et son rabbin. Les Juifs qui n’ont point de sacrificateur sont soumis à diverses privations, telles que celle de ne pouvoir manger de viande. Ceux qui vont isolément trafiquer parmi les Musulmans s’en passent parfois durant six ou huit mois. Les Israélites du Maroc observent avec la dernière rigueur les pratiques extérieures du culte. Mais, comme nous l’avons
dit, ils ne se conforment en rien aux devoirs de morale que prescrit leur religion : non seulement ils ne les suivent pas, mais ils les nient. Ils appellent sagesse la ruse, le mensonge, la violation des serments ; justice la vengeance, la haine, la calomnie ; prudence l’avarice et la lâcheté ; la paresse, la gourmandise, l’ivrognerie sont d’heureuses facultés données par Dieu aux mortels pour leur faire supporter les peines de la vie. Les Juifs sont les enfants bien-aimés du Seigneur : qu’ils lui
rendent les hommages dus, qu’ils prient, qu’ils jeûnent, qu’ils observent le sabbat et les fêtes, qu’ils mangent seulement la nourriture licite, qu’ils se lavent et se baignent quand il faut, et ils seront toujours chéris de Dieu ; ils peuvent, pour les autres choses, se permettre ce qui leur plaît. Haï soit le reste des hommes ! Il est maudit pour l’éternité. Le jour n’est pas loin où le Messie, tant de fois annoncé, viendra et mettra le monde sous les pieds du peuple d’Israël. Que dis-je ? Le voici peut-être. Rebbi Abnir, grand rabbin de Fâs, a reçu des lettres d’Égypte : le prétendu mahdi,
annoncent-elles, n’est point musulman, mais juif; c’est le Messie ; il chasse les chrétiens comme l’aquilon dissipe la pluie. « Qu’ainsi périssent, ô Seigneur, tous vos ennemis: mais que ceux qui vous aiment brillent comme le soleil lorsque ses rayons éclatent au matin. »
II. Israélites de blad el siba.
Tout Juif de blad es siba appartient corps et biens à son seigneur, son sid. Si sa famille est établie depuis longtemps dans le pays, il lui est échu par héritage, comme une partie de son avoir, suivant les règles du droit musulman ou les coutumes imaziren. Si lui-même est venu se fixer au lieu qu’il occupe, il a dû, aussitôt arrivé, se constituer le Juif de quelqu’un : son hommage rendu, il est lié pour toujours, lui et sa postérité, à celui qu’il a choisi. Le sid protège son Juif contre les
étrangers comme chacun défend son bien. II use de lui comme il gère son patrimoine, suivant son propre caractère. Le Musulman est-il sage, économe, il ménage son Juif, il ne prend que le revenu de ce capital; une redevance annuelle, calculée d’après les prix de la saison, est tout ce qu’il lui demande; il se garde d’exiger trop, il ne veut pas appauvrir son homme ; il lui facilite au contraire
le chemin de la fortune : plus le Juif sera riche, plus il rapportera. Il ne le moleste pas dans sa famille, ne lui prend ni sa femme ni sa fille, afin qu’il ne cherche pas à échapper à la servitude par la fuite. Ainsi le bien du sid s’accroît de jour en jour, comme une ferme sagement administrée.
Mais que le seigneur soit emporté, prodigue, il mange son Juif comme on gaspille un héritage : il lui demande des sommes excessives ; le Juif dit ne pas les avoir; le sid prend sa femme en otage, la garde chez lui jusqu’à ce qu’il ait payé. Bientôt c’est un nouvel ordre et une nouvelle violence ; le Juif mène la vie la plus pauvre et la plus misérable, il ne peut gagner un liard qui ne lui soit arraché, on lui enlève ses enfants. Finalement, on le conduit lui-même sur le marché, on le met aux enchères et on le vend, ainsi que cela se fait en certaines localités du Sahara, mais non partout; ou bien on pille et on détruit sa maison et on le chasse nu avec les siens. On voit des villages dont tout un quartier est désert. Le passant étonné apprend qu’il y avait
là un mellah et qu’un jour les sids, d’un commun accord, ont tout pris à leurs Juifs et les ont expulsés. Rien au monde ne protège un Israélite contre son seigneur ; il est à sa merci. Veut-il s’absenter, il lui faut son autorisation. Elle ne lui est pas refusée, parce que les voyages du Juif sont nécessaires à son commerce ; mais sous aucun prétexte il n’emmènera sa femme ni ses enfants ; sa famille doit rester auprès du sid pour répondre de son retour. Veut-il unir sa fille à un étranger qui la conduira dans son pays, force est au fiancé de la racheter du seigneur au prix qu’il plaira à ce dernier de fixer ; la rançon varie suivant la fortune du jeune homme et la beauté de la
jeune fille. J’ai vu à Tikirt une jolie Juive qui venait de l’Ouarzazât ; pour l’emmener, son mari avait payé 400 francs, grosse somme en un mellah où l’homme le plus riche possède en tout 1 500 francs. Le Juif, tout enchaîné qu’il est, peut s’affranchir et quitter le pays, si son sid l’autorise à se racheter ; le plus souvent celui-ci repousse sa requête ; si parfois il consent, c’est lorsque le Juif, par suite d’opérations commerciales, a la majeure partie de sa fortune hors de son atteinte. II fixe alors le prix du rachat, soit en bloc pour toute la famille, soit pour chaque membre en particulier : la somme exigée est la plus grande partie de la fortune présumée du Juif. Le marché conclu, la rançon payée, le Juif est libre ; il déménage avec les siens sans être inquiété et va s’établir où bon lui semble.
S’il ne veut ou ne peut donner ce qu’on lui demande, si toute proposition est rejetée de parti pris, et s’il a la ferme volonté de s’en aller coûte que coûte, il ne lui reste qu’un moyen, la fuite. Il la prépare d’avance, l’exécute dans le plus grand secret. Une nuit sombre, il sort à pas de loup suivi de sa famille ; tout dort, on ne l’a pas vu, il arrive à la porte du village. Des bêtes de somme, une escorte de Musulmans étrangers l’attendent. On monte, on part, on fuit à toute vitesse.
Courant la nuit, se cachant le jour, évitant les lieux habités, choisissant les chemins détournés et déserts, on gagne d’un pas rapide la limite du blad el makhzen ; là enfin on respire: on n’est en sûreté complète qu’arrivé dans une grande ville. Le Juif qui se sauve est en danger mortel. Sonseigneur, dès qu’il apprend son départ, se jette à sa poursuite ; s’il le rejoint, il le tue comme un voleur qui lui emporte son bien. Lorsque la fuite a réussi, le Juif évitera, lui et ses descendants, pendant plusieurs générations, d’approcher même de loin de son ancienne résidence ; il s’en tiendra au moins à trois ou quatre journées, et là même il sera inquiet. J’ai vu des Israélites de plus de cinquante ans, dont le père s’était enfui de Mhamid el Rozlân avant leur naissance, regarder comme périlleux de passer à Tanzida et à Mrimima, où ils pouvaient, disaient-ils, rencontrer des Berâber et être pris par eux. En quelque endroit qu’un sid retrouve son Juif ou un rejeton de celui-ci, il met la main sur lui.
Il est des exemples d’Israélites dont l’aïeul s’était sauvé et qui, à plus de quatre-vingts ans de distance, ont été ramenés enchaînés au pays de leurs ancêtres par le descendant de leur seigneur. Ce droit permet parfois d’étranges chose. Un jour arrivèrent au Dades deux rabbins quêteurs de Jérusalem. Comme ils passaient sur un marché, un Musulman leur saute à la gorge : « Ce sont mes Juifs, s’écrie-t-il, je les reconnais. Il y a quarante ans, tout jeunes encore, ils s’enfuirent avec
leur père. Enfin Dieu me les rend ! Qu’il soit loué ! » Les pauvres rabbins de se récrier : depuis dix générations leurs familles habitaient Jérusalem. Jamais eux-mêmes n’avaient quitté la ville sainte avant cette année, et plût au ciel qu’ils n’en fussent jamais sortis ! « Que Dieu maudisse votre voleur de père ! Je jure que je vous reconnais et que vous êtes mes Juifs. » Et il les emmène chez lui. Il ne leur rendit la liberté qu’au prix de 800 francs, que paya pour eux la communauté de
Tiilit.
Dans les tribus dont l’organisation est démocratique, chez les Berâber par exemple, chaque Israélite a un seigneur différent. Dans celles qui sont gouvernées par un chef absolu, comme le Mezgîta, le Tazeroualt, les Juifs appartiennent tous au chikh et n’ont pas d’autre sid que lui. Aux lieux où le chikh existe, mais avec une autorité limitée, à Tazenakht, chez les Zenâga, le Juif lui doit un tribut annuel, ne peut déménager sans se racheter de lui, mais n’en appartient pas moins à un seigneur particulier qui a sur lui les droits ordinaires.
La contrée où j’ai vu les Israélites les plus maltraités et les plus misérables est la vallée de l’Ouad el Abid, d’Ouaouizert à Tabia. J’y ai trouvé des Juives enfermées depuis trois mois chez leur seigneur parce que le mari ne pouvait payer certaine somme. Là les coutumes fixent à 30 francs l’amende du Musulman qui a tué un Juif. Il les doit au sid du mort, et n’a d’autre peine ni d’autre dommage. Dans cette région, les Israélites ne font point de commerce : dès qu’ils possèdent quelque chose, on le leur arrache; ils ne peuvent être orfèvres : l’argent manque ; tous sont cordonniers. Traités comme des brutes, le malheur en a fait des êtres sauvages et féroces; ils
se battent, se blessent, se tuent journellement ; à Aït ou Akeddir, j’ai vu un matin entrer à la synagogue un homme qui venait d’égorger son neveu dans une querelle et s’en vantait ; personne ne lui fit de reproche, la chose était commune. Moi-même, j’ai, deux fois en quinze jours, failli être assasssiné dans cette contrée, par des Juifs d’Ouaouizert, entre ce village et Qaçba Beni Mellal, par des Juifs d’Aït ou Akeddir dans leur mellah même. La première fois, j’étais parti avec un zetat musulman et une caravane d’Israélites d’Ouaouizert. Bientôt je vis mon Musulman donner des signes d’inquiétude ; il me prit à part et me rapporta que les Juifs tenaient entre eux
des propos inquiétants et semblaient comploter ; ils s’obstinaient, malgré lui, à vouloir prendre un chemin désert qui ne pouvait nous conduire qu’à une embuscade. Tout à coup se profila, au sommet d’une croupe, la silhouette de plusieurs cavaliers. « Ce sont des Ait Seri ennemis de ma tribu ! Les Juifs nous ont trahis. » Je tourne bride. Les Israélites veulent me retenir. Mais ils n’osent employer la force en présence de mon Musulman, je reprends à toute vitesse, avec lui, la direction de Qaçba Beni Mellal.
À peine étais-je dans la bourgade que j’appris, par des parents de mon zetat, que les Juifs de la caravane avaient fait pacte la veille avec des Ait Seri : ceux-ci devaient attaquer et tuer le zetat, pendant qu’eux-mêmes m’égorgeraient et me pilleraient. Je ne partis que plus tard de Qaçba Beni Mellal, avec une escorte de Musulmans, et sans Juifs du pays. La seconde fois, on s’ameuta contre moi à Aït ou Akeddir, et la majorité du mellah demanda à grands cris ma tête, Une scène tumultueuse eut lieu à la synagogue, on jura que je ne sortirais pas vivant du lieu. Le sang-froid et la fermeté de mon hôte me sauvèrent. Il se montra prêt à me défendre les armes à la main et empêcha les violences immédiates. Il y eut encore des scènes orageuses dans la journée : on me croyait chargé d’or et il semblait que ma mort dût enrichir le mellah entier ; cette idée affolait tous ces misérables. Mon hôte me fit évader le lendemain avant la jour avec un Musulman de confiance. Ce ne fut qu’en ces deux points, à Bou el Djad et à Tatta, que les Israélites me firent courir de graves dangers. A Bou el Djad et à Tatta, ils me devinèrent, me trahirent et excitèrent contre moi les Musulmans, par flatterie pour ces derniers, sans me menacer eux-mêmes. Sur l’Ouad el Abid, ils n’avaient pas soupçonné ma religion ; j’étais un frère étranger et riche qu’ils voulaient faire disparaître pour prendre son bien. Il n’y a aucune peine ni pour le meurtre ni pour le vol.
Une nuit que j’étais à Ouaouizert, couché à la synagogue avec dix ou douze autres personnes, un voleur m’éveilla en fouillant dans mon bagage. Je parvins à le saisir, on apporta de la lumière. Je demandai ce qu’on allait faire du prisonnier: « Le lâcher » ; puis on alluma les lampes et l’on chanta des prières pour se tenir éveillé. Dans ces pays, les Juifs d’un village ont-ils une querelle avec ceux d’un autre, on s’arme des deux côtés, on prend rendez-vous et on se livre bataille.