Il m’a été permis d’observer la féodalité marocaine, c’est-à-dire une sorte de Saint-Empire, figé dans l’Islamisme, avec sa fédération incohérente de tribus, ses coutumes d’un autre âge et son jeu compliqué d’influences religieuses; toutes choses qui font du Maroc le plus extraordinaire des États musulmans et lui impriment un caractère si déconcertant pour le nouveau venu. J’ai vécu plusieurs années au Caire et à Constantinople ; il m’a été donné de parcourir la plus grande partie des terres musulmanes, l’Algérie et la Tunisie, la Syrie et l’Egypte, les Indes, la Crimée et le Caucase, les pays balkaniques, les Turquies d’Europe et d’Asie; je n’ai rien rencontré nulle part qui ressemblât au Maroc et j’ai eu tout à apprendre en abordant l’Extrême Occident de l’Islam.
ZAWYA T SIDI RHAL(exemple rural)
Si nous n’avons pu aller à la zaouïa, celle-ci a pris la peine de venir à nous. Une délégation de tolba, étudiant à la médersa, est venue présenter une belle adresse, sollicitant la munificence des étrangers. —
« Louange à Dieu seul. — De la part des tolba de la zaouïa de Sidi-Rehal. (Que Dieu le fasse jouir de ses faveurs !) — à — Nous vous annonçons que nous sommes réunis pour faire la nzâha, et nous espérons que vous voudrez bien nous envoyer de quoi mettre le comble a, notre joie. Votre offrande vous attirera l’essence de notre bénédiction, et nous vous souhaitons un joyeux retour dans votre pays. — Salut ! — 6 du mois béni de Ramadan 1320. — Nous comptons sur une réponse de votre part. — Que Dieu vous bénisse ! — Nous sommes 500 tolba ! »
Nous avons même reçu la visite d’un descendant du marabout. Sidi el-Fathmi est un vieillard mince et d’apparence ascétique ; ses. traits émaciés, sa figure pâle, lui donnent sous son capuchon blanc, l’aspect le plus monastique. Ce pieux personnage avait eu un rêve : une voix inspirée l’avait invité a se rendre chez le caïd pour demander à des chrétiens, qui venaient d’y arriver, le prix d’un taureau à distribuer entre les pauvres de la zaouïa; docile, il était venu, et voici qu’il rencontrait les étrangers annoncés, dont le noble visage révélait la bienfaisance.
Sidi Rehal est un marabout de distinction ; son influence n’est pas très étendue, mais il a pour fils tous les habitants de la ville et quelques zaouîas, éparpillées à une certaine distance, se réclament de lui. Les serviteurs du saint homme jouissent d’une réputation déplorable, dont une légende propice explique doucement la raison. Quand Sidi Rehal voulut demander pour son peuple la bénédiction céleste, il s’apprêtait à dire : « Que tous mes fils soient savants et toutes mes filles vertueuses! » Mais, se trompant dans sa prière, et en proie à une inconcevable erreur, il invoqua: « Que tous mes fils soient des voleurs et toutes mes filles des prostituées ! »
Son descendant et moqaddem, Sidi Azzouz, est un vieillard qui ne sort point de la zaouïa, où il vit dans la piété et dans le rêve mystique; on lui attribue le don de prophétie. On affirme qu’il s’exprimerait en termes sévères sur les penchants réformateurs du jeune sultan : « Moulay Abdelaziz », aurait-il dit dans son langage imagé, « est monté sur un chameau, dont le bât n’a ni sangle ni poitrail »; et les gens qui traversent la tribu se transmettent pieusement cet oracle.
DELIRES CHERIFIENS :
Dans ces derniers temps, les fantaisies du jeune sultan ont fait voyager sur la route de
Fez une quantité d’objets anormaux et particulièrement lourds. Les expéditions se sont faites à la grâce de Dieu : des pièces ont été expédiées à Fez, d’autres sont demeurées sur place. La moitié d’un ballon dirigeable, le chariot d’un canot à vapeur, tout un amas de rails, des caisses de verreries, des affûts de canons, des machines agricoles, gisent encore, vaguement répandus sur le débarcadère et dans les magasins de la douane, lamentables témoins des égarements chérifiens.
BU HMARA :
Donc, au cours de l’été passé, on entendit parler à Fez d’un certain chérif, qui parcourait les marchés de la vallée de l’oued Innaouen, à l’est de la capitale, en réconciliant les tribus. On apprit aussi que les notables Deraber et Djébala de la région s’entendaient entre eux pour ne point accepter la réforme fiscale du gouvernement et faisaient échange de selhams. Or, pareille coutume passe en pajs berbère pour une marque d’alliance et c’étaient signes fâcheux pour le makhzan, dont la faiblesse vit de la division des tribus. Tout d’abord, on ne prit point garde à ces symptômes alarmants, mais l’agitation
s’étendit. Une fraction des Aït-Youssi, qui sont dans la montagne, au-dessus de Sfrou, à quelques heures de Fez, pilla la kasbah du caïd. Dans la région accidentée, qui borde à l’Ouest la plaine du Sais, les Ghérouan et les Zemmour s’agitaient à leur tour et saccageaient le souk de Miknâs. C’était donc un état de trouble qui s’étendait en demi-cercle et gagnait de proche en proche tout autour de Fez.
Non point qu’il y eût cohésion entre ces mouvements divers. Les tribus sont d’humeur indépendante, aussi bien entre elles que vis-à-vis du makhzan ; si elles se rapprochent les unes des autres, c’est par simples ententes locales, et il est très rare qu’un intérêt collectif en rassemble un certain nombre. Mais, si le makhzan est affaibli, quand les divisions s’y multiplient et que l’opinion devient hostile au pouvoir central, l’anarchie, qui est la base de la vie marocaine, prend le dessus sur l’organisme précaire de l’État; l’agitation s’établit spontanément, sans idée générale, sans plan préconçu, plus ou moins violente dans chaque tribu, selon le degré de leur soumission ou de leur insoumission d’habi-
tude. Ce n’est donc ni une révolution qui surgit, ni une guerre civile qui éclate ; c’est une évolution normale de la politique intérieure du Maroc ; de même que, dans les petites Républiques de l’Amérique du Sud, les révolutions sont un phénomène inhérent à
la vie parlementaire.
MAHALLA :
La guerre au Maroc est chose très particulière. Pour réduire l’agitation des tribus, le makhzan a coutume d’installer sur le territoire désigné une mahalla qui s’applique consciencieusement à le « manger ». Tandis que l’armée ruine ainsi le pays, et se livre, de temps à autre, à des fantasias inofîensives, plusieurs chorfa, appelés par le makhzan comme jouissant d’une réelle influence locale, s’abouchent avec d’autres chorfa réquisitionnés par les tribus et s’emploient à une série de négociations, pour dissocier entre elles les fractions agitées. L’accord à peu près établi, les conditions de la soumission achetées ou posées, et le pays complètement ruiné, la mahalla se décide à une
action décisive ; elle accomplit une Sûga, c’est-à-dire une reconnaissance offensive, qui lui permet de surprendre quelques douars et de couper quelques têtes de paysans imprévoyants. Ce glorieux butin est un signe de triomphe, qui sera promené à travers les
villes impériales, et la mahalla se retire, avec le sentiment du devoir accompli et de la besogne achevée.
D’ordinaire, la tâche des mahallas chérifiennes ne rencontre point de sérieuses difficultés. Mais celle de My l-Kbîr échappa à la loi générale, et se vit arrêtée, sans pouvoir avancer vers Taza. Faute de mieux, la mahalla se contenta de piller les tribus
soumises, sur le territoire desquelles elle campait ; et elle finit même par esquisser une légère souga, qui lui valut quelques têtes et provoqua au faible mouvement de retraite de Bou Hamara.
MZAWG : DBIHA :
Quand le makhzan réside dans une ville impériale, les délégués de la tribu, qui se prête à ladite formalité, se rendent dans une mosquée quelconque servant d’asile… En colonne, les délégués se contentent de traverser la mahalla pour se placer auprès des canons alignés devant l’Afrag chérifien. Puis ils prononcent la formule sacramentelle :
« Chekoua alik ya Moulay Abdelaziz ! Je me plains h toi, ô Moulay Abdelaziz ! »
En même temps, ils coupent les jarrets de plusieurs taureaux qu’ils ont amenés avec
Eux (dbiha). Alors un mchaouri, son bâton à la main, sort solennellement de la tente impériale : « Sidna gâlkoum ma Ikoum. Notre Seigneur tous demande ce qu’il y a. » Quand les délégués ont brièvement expliqué leur requête, un secrétaire, ou même un vizir, dans les cas graves, entame avec eux les négociations définitives sur les bases primitivement convenues avec les chorfa. Et ces mêmes chorfa doivent encore intervenir au dernier moment; car le makhzan fait toujours mine de se refuser à un accommodement et déclare n’y consentir, en fin de compte, que par considération à l’égard des vénérables intermédiaires.
SALAGE DE BAB MAHRÛQ :
Aussitôt déballées, les quarante têtes furent, selon la coutume, salées par des juifs réquisitionnés à cet effet par le cheikh du mellah ; dans l’après-midi, elles furent accrochées aux créneaux de Bab el-Mahrouq, qui est le lieu ordinaire de ces sortes d’exhibition. Vers le tard, une demi-douzaine de Juifs, aux vêtements noirs, montèrent au-dessus de la porte, en décrochèrent les vieilles têtes, qui, par leur décomposition même, témoignaient des longs insuccès du makhzan ; puis, lentement, méthodique-
ment, ils les remplacèrent par les têtes nouvelles, qu’ils fixèrent aux interstices des pierres.
SULTAN-SHRIF :
Dans ces conditions, il est impossible d’envisager un souverain lié par des traditions plus strictes que le sultan du Maroc. Avant d’être sultan, il est un chérif, et c’est parce qu’il est chérif qu’il est sultan. Non point qu’il soit un pontife, ni même, .à proprement parler, un chef religieux. Les sultans du Maroc […] ont pris celui de Prince des croyants — Emir el-Mouminin, — et, pour bien en établir la filiation, ce titre est sept fois répété dans leurs documents officiels. Dans l’empire, le sultan est bien l’imam par excellence, qualifié pour faire la prière au nom de tous ; mais la base réelle de son pouvoir reste son caractère chérifien.
De ce chef, il est considéré comme ayant hérité de ses ancêtres une baraka, c’est-à-dire une faculté de bénédiction. Dans les croyances du Maghreb, cette bénédiction héréditaire et indivisible est l’onction céleste, qui sacre le sultan du Maroc et en fait le chérif el-baraka de la dynastie. De là émane toute la conception dynastique sur laquelle s’appuie la souveraineté marocaine.
En Orient, la succession au trône se produit en ligne collatérale et revient à l’aîné de la famille.
Telle est la règle appliquée à Constantinople.
Au Maroc, au contraire, le trône doit revenir au chérif, supposé l’héritier de la baraka paternelle, donc au fils préféré, qui, en règle générale, est l’aîné. Mais il s’en faut que cela soit indispensable, car le successeur se trouve désigné par le choix du père, qui en
fait son khalifa et l’autorise, de son vivant déjà, à porter le parasol, insigne de la souveraineté ; en effet, plus l’enfant a vécu dans l’intimité du sultan défunt, plus le peuple est porté a croire qu’il a reçu communication de sa baraka.
Cette même baraka rend jusqu’à un certain point le sultan inattaquable ; on excuse volontiers ses fautes, en les attribuant à une inspiration divine, inexplicable aux simples mortels, et en prêtant à tous ses actes, même les plus fâcheux, un certain caractère surnaturel. Si les erreurs du souverain dépassent la mesure, il devient l’objet de ritiques
sévères, mais il n’a guère à redouter les violences coutumières aux cours orientales ; les principaux du makhzan reculeraient à l’idée d’une solution tragique, de peur d’avoir à en répondre, au jour du jugement, devant les ancêtres de la victime, c’est-à-dire devant le Prophète lui-même. Le seul danger qui puisse menacer le chérif couronné est qu’il se
présente en face de lui un individu, considéré comme chérif, apparaissant muni d’une baraka supérieure et témoignant par ses succès que la vengeance céleste s’est abattue sur le sultan coupable et qu’il a perdu sa propre baraka. Mieux vaut, assurément,
que le sultan soit un grand chef de guerre et un homme d’État expérimenté ; mais il doit se manifester, avant tout, comme un grand bénisseur, élu pour prodiguer à son peuple les effluves de la bénédiction chérifienne, qui s’échappent inconsciemment de toute sa personne. Chez lui, l’accueil se traduit par la fatiha, c’est-à-dire par le geste de bénédiction, en usage chez tous les personnages vénérables, chorfa ou marabouts, qui rapprochent leurs deux mains ouvertes, puis les portent vers la poitrine ou le visage, tandis que les lèvres bredouillent la pieuse formule du premier verset du Coran… En vertu du même principe, quand les caïds, se rendant à la cour, apportent au sultan les cadeaux d’usage, qui doivent toujours être des sommes en or, parfois en livres anglaises, le plus souvent en louis français, ces versements sont considérés comme des ziaras et effectués, de ce chef, non point au trésor public, mais dans la bourse particulière du chérif couronné.
De semblables offrandes, qui peuvent atteindre un chiffre fort élevé, sont appelées la mlaqiya (la rencontre).
SULTAN ABDLAZIZ :
A l’égard des visiteurs officiels, le sultan est visiblement gêné, ses paroles sont rares, ses gestes contraints, et il n’a d’amabilité que dans son sourire. Reçoit-il dans l’intimité, il passe, au contraire, à un excès de gaieté et de familiarité. Tous ceux qui rapprochent en disent du bien ; il est fin, intelligent, bien doué, bien élevé; il paraît désireux de s’instruire et animé de l’ambition de bien faire. Mais, par malheur, il n’est connu que des membres les plus élevés de son makhzan et d’une minuscule coterie d’Européens ; les Marocains, qui ne l’aperçoivent qu’aux trois fêtes annuelles dans ses apparitions
hiératiques, font circuler sur sa vie, ses intentions et ses habitudes les plus extravagantes légendes.
Il faut reconnaître que l’intérieur d’un sultan du Maroc n’a par lui-même rien de raffiné ni d’enchanteur ; et la solitaire existence que lui impose la coutume peut excuser, dans une certaine mesure, les débordements d’un souverain aussi jeune que My Abdelaziz. Comme de juste, il doit soigneusement garder l’intimité de la famille musulmane, et le seuil de ses appartements privés n’est accessible à aucun homme. A chaque porte veille un eunuque, chargé d’en interdire l’accès. Non point que l’on n’ait jamais fabriqué d’eunuques au Maroc ; il faut les importer d’Orient; aussi est-ce un luxe inusité, réservé au seul palais impérial et, très rarement aussi, aux maisons de quelques grands Shurfa.
Dans l’enceinte familiale, préservée de toute pénétration masculine, le sultan habite, au premier étage, une grande pièce, sur laquelle s’ouvre une véranda, d’où la vue embrasse les jardins impériaux et la plaine du Saîs. C’est là qu’il travaille et prend ses repas. A côté se trouve un bain pour l’usage particulier du souverain, et, aux quatre coins, sont les chambres des quatre femmes légitimes, chacune possédant son installation propre et sa propre domesticité. Dans le palais vivent disséminées un nombre plus ou moins grand de concubines, en activité ou en retraite, qui se réunissent en groupes sympathiques, servies par des négresses. Ce personnel féminin est strictement enrégimenté sous l’autorité de arifas, qui sont des négresses pleines d’expérience, favorites d’anciens sultans et ayant ainsi fait leur situation au harem chérifien. Les femmes légitimes du sultan régnant et les veuves des sultans défunts disposent d’une arifa spéciale, pour veiller à leur entretien, à leur habillement et à leurs affaires personnelles. Quelques-unes se trouvent sans doute en mesure de compter assez sur la tendresse du maître pour lui présenter directement leurs exigences ; mais, en principe, c’est la arifa, qui recueille l’expression des plaintes et des désirs et se charge de les faire accueillir. Les concubines sont groupées sous la férule d’une arifa particulière.
D’habitude, les femmes légitimes du sultan sont des chérifas choisies dans les diverses branches de la dynastie régnante ; les concubines arrivent de tous côtés, envoyées par les caïds, qui ont coutume de faire parvenir au souverain ce qu’il y a de mieux dans leurs tribus en fait de filles, de chevaux et de mules. Parmi ces envois, le sultan retient ce qui lui convient et l’introduit dans son harem ; il s’y ajoute des négresses, dont le recrutement est facile sur le marché local, et des femmes de race et de couleur variées, que les pourvoyeurs, amis du prince, vont acheter en Orient, par commission chérifienne.
Ce sont des négresses qui assurent l’entretien du palais ; elles lavent les carrelages , balaient les chambres, s’occupent de la cuisine, de la laiterie, de la beurrerie ; elles sont réparties en autant de corporations qu’il y a pour elles de besognes à remplir. Il n’y a d’hommes qu’à la cuisine, où les nègres cuisiniers, les moualin-el-couchina, servent également d’exécuteurs des hautes œuvres, chargés d’administrer la bastonnade aux servantes et aux concubines récalcitrantes.
Le service personnel du sultan est confié h certaines d’entre les concubines. Les moualin-ettas (femmes de l’aiguière), la moulet-essaboun (femme du savon) et la moulet-ezzif (femme de la serviette) l’aident à faire sa toilette ; les tnoualin-el-oudhou (femmes des ablutions) l’assistent aux bains ; la moulet-el-makla (femme des plats) le sert à table ; la moulet-el-ber-rada (femme de la gargoulette) lui donne h boire, et la moulet-etlaï (femme du thé) lui sert le thé. Il est de tradition que le sultan mange seul ; il dîne l’wli (un peu après midi) et soupe légèrement le soir. Pour la nuit, le sultan est libre de s’adresser à l’une de ses quatre femmes légitimes, ou, si le cœur lui en dit, à l’une quelconque de ses concubines, dont une équipe de douze est journellement préparée par les soins de laarifa Compétente, selon un roulement déterminé.
Le petit contingent de ces dames passe la nuit dans une pièce contiguë à la chambre impériale, prêt à répondre au premier appel du monarque.
Moulay Abdelaziz n’a point encore consenti à se conformer exactement à ces usages dynastiques. Bien qu’il ait déjà dépassé l’âge normal du mariage pour un homme de sa position, il ne s’est pas encore décidé jusqu’à ce jour à épouser de femme légitime. Tant que sa mère vécut, il prit ses repas avec elle, et l’on affirme que ses concubines marocaines sont lamentablement négligées. A l’heure actuelle, le souverain vivrait surtout avec trois femmes importées de Constantinople. On attribue à ces étrangères l’introduction d’allures nouvelles au harem chérifien et des façons indépendantes qui y ont provoqué grand scandale ; ce serait leur influence qui aurait développé chez Moulay Abdelaziz ses goûts de dépense et de désordre. En tout cas, aucun enfant ne serait encore né d’elles.
[…]
À Rabat, Moulay Abdelaziz se trouvait au bord de la mer, d’où son imagination pouvait
l’entraîner, par une courte traversée, vers la réalisation de ses désirs européens. Une mission française et une mission anglaise, qui se rendirent alors à la cour, constatèrent, selon leurs intérêts, avec plaisir ou stupeur, les transformations de ce chérif couronné, do cet imam par excellence du nord-ouest africain, devenu affolé d’Europe et livré aux plus extravagantes impulsions. Le plein épanouissement des nouvelles tendances chérifiennes se produisit au cours de Tannée dernière. Profitant d’une occasion
aussi inespérée, des groupes d’aventurière européens s’étaient spontanément formés, en vue d’exploiter le jeune souverain, et l’agence Cook commençait à amener à Fez un certain afflux de touristes, désireux de s’amuser au spectacle, jusqu’alors inconnu, d’un
sultan du Maroc s’exerçant gauchement à notre civilisation.
[…]
Dans son ardeur à piétiner les traditions, d’ailleurs peu séduisantes, de sa dynastie, les fantaisies et les impulsions de Moulay Abdelaziz, ont paru jusqu’ici dominées par un triple principe. L’idée directrice de la conduite du jeune sultan est un penchant immodéré à l’amusement et au plaisir, penchant qui no raisonne point et ne veut connaître aucun obstacle, s’il s’agit de la réalisation d’un désir. Moulay Abdelaziz ne marque encore aucune prédisposition à devenir, comme ses ancêtres, soit un sultan religieux, soit un sultan batailleur ; il préfère jouir de la vie et des avantages temporels de sa situation chérifienne; et, dédaignant la fête orientale, ce descendant d’une famille religieuse, élue naguère pour défendre l’Islam au Maghreb contre les empiétements chrétiens, s’est livré de tout son cœur aux goûts européens. A mesure que s’est développé chez lui le goût des choses européennes, le sultan s’est senti davantage animé de l’idée de réformer son empire et d’y procéder avec la brusquerie que comportent l’absolu pouvoir et l’irréflexion de la jeunesse. Et c’est ainsi que Moulay Abdelaziz est apparu, depuis deux ans, au peuple le plus fermé de tout le nord-ouest africain, comme le sultan du bouleversement universel et comme le seul Marocain de son espèce…
[…]
Les achats, que ses familiers européens ont ainsi surpris au sultan, sont souvent inimaginables. 11 va sans dire que les bijoux ont absorbé la plus grande part des commandes ; mais le transport d’un billard anglais à dos de chameau entre Larache et Fez est une glorieuse invention de sir Harry Mac-Lean ; on lui doit également un carrosse de gala rouge et or avec des coussins verts. Sont venus également de nombreuses variétés d’automobiles, de bicyclettes, un cab, plusieurs chevaux ; un chemin de fer Decauville reste à moitié posé, aux abords du palais, attendant des jours meilleurs ; des embarcations à vapeur, des ballons, des machines à glace, tous les appa-
reils photographiques connus, des cinématographes, des télégraphes sans fils, etc., les désirs les plus multiples et les plus désordonnés ont été successivement suggérés h l’imagination de Moulay Abdelaziz, et des agents intéressés ont pieusement recueilli les impulsions souveraines.
[…]
Du moment que le sultan se mettait à entrer dans la voie des gaietés européennes, il devait se sentir plus spécialement attiré par Tune des deux nations, l’une des deux idées, l’une des deux cultures, entre lesquelles évolue le Maroc à l’heure actuelle. C’est ainsi qu’il a marqué jusqu’ici une recherche empressée vers l’Angleterre et un certain éloignement pour la France. Non point qu’un tel éloignement paraisse irrémédiable; car les gens qui approchent Moulay Abdelaziz n’ont jamais constaté chez lui la moindre antipathie irréductible contre la France ou les choses françaises. Mais, jusqu’à une époque récente, la politique anglaise au Maroc a été mieux servie que la nôtre par les circonstances et par les hommes, et il était naturel qu’elle en tirât parti.
[…]
Comme le souverain est volontiers familier, quelques-uns de ses amis européens lui ont souvent répondu par des familiarités de mauvais goût. Un beau jour, ses amuseurs anglais trouvèrent drôle de lui enlever sa djellaba, de lui mettre sur la télé un énorme tarbouche et de l’affubler d’un uniforme militaire de fantaisie. Qui pis est, on s’empressa de le photographier dans ce lamentable accoutrement, si bien qu’aujourd’hui on vend, au mcllah de Fez, la triste image de Moulay Abdelaziz vêtu d’un costume de cirque et regardant, hagard, l’effet produit sur ses contemporains par cette monstrueuse plaisanterie. Comme les musulmans éprouvent un certain scrupule religieux à toute reproduction de la figure humaine, rien, plus qu’une telle photographie, ne pouvait déconsidérer le sultan aux yeux de ses peuples.
En effet, bien qu’en sa qualité de favori du jeune sultan Si el-Mehdi el-Menebhi couvrit chaque jour de sa musulmane présence les divertissements chérifiens, l’opinion publique éventa promptement l’aspect peu orthodoxe de ce qui se passait au Dar l-makhzan. Or cette opinion publique, représentée, non point par un quelconque, mais par la masse des oulémas, des marabouts et des chorfa, prétend diriger et contrôler le sultan ; et ces gens veulent, avant tout, être sûrs que le prince se maintient dans la voie rigide, en vue de laquelle ont été appelées au trône les dynasties chérifiennes. Les Fasis, qui ont l’esprit aigu et la critique facile, se chargèrent d’aviser les tribus et d’exciter l’opinion contre les nouveautés dangereuses, avec lesquelles Moulay Abdclaziz se mettait à jouer si imprudemment. De fait, on les troublait tout à coup dans leurs idées et dans leurs habitudes. Toutes les inventions bizarres introduites au palais leur apparurent comme autant de présages d’une perte prochaine de leur indépendance. Alors qu’ils supportaient péniblement, depuis une dizaine d’années, la présence de trois consuls, îivec une poignée d’Européens, et le passage rapide de touristes peu nombreux, l’afflux subit d’employés et de visiteurs, pénétrant en maîtres chez leur souverain et bousculant dans les rues les pauvres Fasis avec une seigneuriale arrogance, leur sembla le prélude de la conquête étrangère.
Un jour vint même, en juillet 1902, où, pour célébrer la circoncision de l’un de ses frères, le sultan put réunir en un banquet une quarantaine d’Européens présents à Fez. D’autre part, les fantaisies du prince ne ménageaient guère les commodités du peuple. À certains jours, des nègres armés de bâtons chassaient la foule hors des passages et des méchouars avoisinant le palais, afin d’assurer le parcours secret des automobiles qui entraînaient le sultan vers le progrès, avec ses amis ou ses épouses ; et, pendant des heures, les passants se morfondaient derrière les portes closes, attendant le rétablissement des communications entre Fez el-Djedid et Fez el-Bali. Le sultan ayant décidé de réunir, par un petit chemin de fer Decauville, son palais au jardin du Dar Debibagh, situé h trois kilomètres de Fez, dans la plaine du Sais, on coupa les chemins sans hésiter par des haies de branchages épineux et les gens durent faire un énorme détour. Pour comble, Moulay Abdelaziz sembla prendre plaisir à rompre avec toutes les traditions de sa dynastie ; et cela fit grand scandale dans l’une des principales villes de l’Islam, fière de son rôle dans l’histoire marocaine et attachée au respect des coutumes. Quand le jeune monarque dut donner audience à des Marocains, il dissimulait a peine son ennui par quelques brèves paroles et congédiait aussitôt les personnages les plus qualifiés avec une nonchalante fatiha. Les solennités les plus essentielles auxquelles devait participer Sa Majesté Chérifienne furent envisagées comme barbares par le chéri f couronné ; désormais, les hédiyas s’expédièrent en vingt minutes, pour permettre à Moulay Abdelaziz de ne point renoncer aux amusements du jour. Lors du dernier Aïd el-Kébir, le sultan arriva à la msalla fort en retard sur l’heure accoutumée, et, pendant toute la matinée du grand jour, les familles scandalisées attendirent, avec une croissante impatience, le signal du sacrifice annuel. Non point que la ville ait par elle-même une dangereuse faculté d’agitation.
LES FWÂSÂ :
Les Fasis sont devenus gens paisibles, desquels il n’y a plus guère à craindre d’émeute. Mais ils représentent le centre historique du Maghreb ; ils gardent le tombeau de Moulay Edriss; ils forment le groupe le plus compact de population maure et constituent, de ce chef, le plus puissant foyer de culture arabe dans tout le nord-ouest africain. Fez est une ville de savants et de commerçants; on y est trop porté sur la pente du raffinement et de la décadence pour y avoir la moindre idée de recourir à la force ; mais la langue y est agile, les critiques sont aiguisées, les plaisanteries mordantes ; tout ce verbiage est recueilli par les gens des tribus, plus frustes, mais plus énergiques, et colporté dans les montagnes berbères. Sur les dires des gens de Fez, les montagnards du
voisinage se sont mis à s’entretenir avec horreur du sultan chrétien ; ils se réunirent pour la guerre sainte ; et ce sont les vaines paroles des Fasis qui se trouvent avoir armé pour l’insurrection les Djebala et les Béraber.
TRIBUS MAKHZENS :
Ainsi par une évolution lente, se trouva peu à peu constitué, le système actuel du makhzan, pour se substituer, sous les dynasties chérifiennes, à l’ancienne domination d’une tribu ou d’une secte. Longtemps il resta douteux si quelqu’une des nouvelles tribus makhzan ne parviendrait point à la prépondérance, en s’imposant aux autres et au sultan lui-même. Il fallut aux chorfa alaouites un siècle et demi de luttes pour dissocier ces tribus trop favorisées, les
opposer entre elles, réduire leurs prétentions réciproques et les amener à leur état présent, qui les équilibre, en les groupant docilement autour du pouvoir central. Ainsi domestiquées, les tribus makhzen continuent à former, en théorie, le fondement de l’autorité chérifienne, la garde de la dynastie, la garnison des villes impériales et la principale réserve du personnel gouvernemental.
Comme on l’a vu, les quatre tribus makhzan fondamentales, qui sont toutes arabes ou arabisées, provenant du Sahara ou du Sharg (orient), sont les Shraga, les Bûakhar, les Udaya et les Shrârda. Les Chéraga, les Chérarda et les Oudaïa de l’oued Mekkes sont groupés autour de Fez ; le guich d’Ehl-Sous occupe Fez el-Djedid; les Bouakhar garnissent Miknâs; une fraction des Oudaïa couvre Rabat. Enfin, outre la fraction des Oudaïa installée dans le Haouz, les Rhamna, Ahmar, Abda, Menahba et Harbil protègent Marrakech. Mais ces cinq dernières tribus, bien qu’ayant un caractère quasi-
makhzan, ne forment pourtant pas de véritables tribus de guich, elles n’en possèdent pas les privilèges et le concours, sollicité d’elles, reste strictement limité.
Fez el-Djedid, Miknâs, les kasbahs de Marrakech et de Rabat sont makhzan. Il en est de même de Larache et de Tanger, avec sa banlieue, le Fahs. A la fin du xvn e siècle, ces deux villes avaient été reconquises sur les Espagnols et les Anglais, grâce au concours des Moujahidin, des volontaires pour la guerre sainte, recrutés dans toute la région . Quand
ces places eurent été évacuées par les infidèles, elles furent repeuplées de Riffains et de Jbala, et la population fut constituée en guich. Telles sont les forteresses disséminées à travers le pays, avec leurs garnisons prévues, sur lesquelles s’appuient, en vue d’assurer le gouvernement de l’Empire, le sultan et on makhzan.
Il va sans dire que les tribus makhzan possèdent une organisation différente de celle des autres tribus soumises. Ce sont, en fait, colonies militaires, dont tous les membres sont gens makhzan, restent leur vie entière à la disposition du souverain. En échange de cette servitude, ils vivent sur les terres que la munificence de la dynastie a attribuées à leurs ancêtres, sont exemptés d’impôts et ont une chance, plus grande que dans les autres tribus, de parvenir aux premiers rangs de l’Etat.
Le gouverneur des villes makhzan est un pacha de guich, c’est-à-dire un gouverneur militaire.
MAKHZEN :
Bien que Si el-Mehdi el-Menehbi ait paru travailler dans l’intérêt anglais et Si Abdelkérim ben Sliman dans celui de la France, il faut se garder de toute illusion sur leurs sentiments intimes à l’égard de l’Europe. Bons musulmans, purs marocains, ils sont,
avant tout, retenus par le lien solide qui réunit entre eux les personnages makhzan. C’est, en effet, chose curieuse combien forte est l’empreinte makhzan chez ceux qui se rattachent, de près ou de loin, au gouvernement du Maroc. Le fait d’appartenir à cette collectivité dominante influe sur ses éléments les plus divers : mokhaznis, secrétaires, oumana et esclaves nègres, qu’ils soient permanents ou temporaires, qu’ils datent d’hier ou qu’ils aient derrière eux une
longue hérédité.
Pour mieux s’imposer au pays dont il est issu, le personnel makhzénien a adopté des usages, des façons de penser, des préjugés, des attitudes, des traditions, une politique, jusqu’à un vêtement et un style, qui doivent le différencier du commun, et mieux marquer sa séparation d’avec la masse gouvernée. Il en résulte que la classe privilégiée est la seule disciplinée au milieu de l’anarchie marocaine; elle acquiert, de ce chef, une cohésion qui assure son autorité.
Précarité des Makhzéniens :
L’existence môme, que doivent mener la plupart des gens makhzan, les déracine, les coupe de tout contact avec leur tribu ou leur ville d’origine, pour les rattacher exclusivement à l’institution dont ils dépendent. Le gros du makhzan, formé de la cour, du gouvernement et de l’armée, est concentré autour du sultan et devient nomade comme lui. La vie se passe sous la tente ou bien, par intervalles inégaux, dans une des villes impériales ; d’où mobilité constante, sans attaches nulle part. L’horizon se rétrécit ; tout ce qui est extérieur disparaît et les gens makhzan n’ont plus d’yeux que pour cette collectivité puissante, maîtresse de leur situation et de leur fortune.
L’indolence et la résignation facilitent cet abandon des individus ; ils sont déchargés de toute préoccupation d’entretien, du soin de se loger et de se nourrir, maintenus sous l’impression qu’ils appartiennent corps et âme au makhzan, incapables d’échapper à son formidable pouvoir. C’est un engrenage irrésistible, dans lequel, dès le début de sa carrière, est saisie la jeunesse makhzan ; elle n’a chance de développement que par le patronage de quelqu’un des grands, si bien que le principal effort tend à pénétrer, puis à plaire dans la Bniqa ou devant la porte d’un personnage influent. Ainsi débarrassé des soucis matériels, l’individu makhzan peut contempler sans excès d’envie le faste des puissants; il se console en pensant que ces splendeurs sont précaires et que le caprice du maître pèse également sur les grands et sur les
petits.
Pour loger son monde, dans les diverses villes impériales, selon les déplacements de la cour, le makhzan possède, de nombreux immeubles, administrés par les gouverneurs locaux. En l’absence du sultan, ces immeubles sont loués, mais il est spécifié que les locataires devront les évacuer au premier avis . Parfois aussi, le makhzan jette son dévolu sur les maisons de riches habitants, qu’il loue d’autorité pour y installer son haut personnel. — Le plus grand nombre est réparti dans les pauvres masures qui remplissent Fez el-Djédid et la kasbah de Marrakech.
L’avidité du makhzan prépare sournoisement la ruine de ceux des caïds ou des oumana, considérés comme trop puissants ou trop riches. La disgrâce chérifienne entraîne l’arrestation des plus illustres, leur déportation à Larache, Rabat, Mogador, surtout à Tétouan, la confiscation des biens, la dispersion de la famille, la mise en vente des esclaves. Depuis dix
ans, l’un des Jamâ‘î est enfermé dans la prison de Tétouan ; le prédécesseur du grand vizir actuel, Si l-Haj Mukhtar, est relégué à Miknâs ; il y est gratifié d’un petite pension et vit de ses leçons dans une mosquée de la ville. Si l-‘Abbâs b. Dawd, qui fut gouverneur de Marrakech, se traîne péniblement derrière le makhzan pour solliciter un retour en
grâce. Au reste, la situation de tout individu makhzan, inoccupé ou destitué, devient vite extrêmement pénible ; il est privé de toutes ressources et bien, que laissé libre de ses mouvements, doit accourir au moindre appel ; les gouverneurs ou les caïds sans place sont considérés comme trop importants pour être abandonnés à eux-mêmes; on les introduit, pour les surveiller, dans quelqu’une des corporations du palais. A l’heure de la mort, ceux-là même, qui ont réussi, leur vie durant, à se maintenir aux premiers rangs de l’Etat, ne sauraient échapper aux rigueurs du régime makhzénien ; leurs biens sont séquestrés et l’arbitraire souverain désigne la part de succession, attaibuée à leurs enfants. Il y a, à Fez et à Marrakech, plusieurs magnifiques jardins qui sont délaissés et des palais qui menacent ruine ; la dépouille des morts ou des disgraciés, de Ba Ahmed, des Djamaï, de Ben Daoud, qui, devenue la proie du makhzan, témoigne, par son délabrement, du néant des grandeurs marocaines. En fait, les grands personnages sont préservés de trop brusques soubresauts : la plupart demeurent longtemps en place et les changements sont assez rares dans le personnel dirigeant. Cette stabilité est due à la force des idées conservatrices, qui ont si longtemps dominé le makhzan. Si quelque imprudent inquiète par ses tendances, on essaie souvent de l’amener à la réflexion, en lui faisant faire à la Mecque un opportun pèlerinage.
Conscience de corps :
Malgré l’àpreté d’un tel système, les gens qui en font partie ressentent une extrême fierté d’appartenir au makhzan ; ils se savent les membres d’un corps privilégié et la conscience d’un tel avantage leur fait oublier leur misère. Le dernier des mokhaznis est aussi glorieux qu’un effendi de la Porte ou un clerc du Vatican. Il en résulte un état d’esprit spécial, caractéristique du monde makhzan. Associés au pouvoir, ils prennent volontiers des airs hautains. La supériorité de leur institution les pénètre à tel point qu’ils ne sauraient douter de sa toute-puissance ; les événements actuels ont révélé une classe gouvernementale, qui ne voulait jamais perdre confiance en elle-même, et dont l’optimisme irréductible était à
l’épreuve des plus graves échecs. Pénétrés d’une idée commune, tous les gens makhzan sont prêts à juger les choses sous le même jour et il s’établit parmi eux une incroyable discipline d’opinion. De la makhzéniya journalière, se dégage une opinion makhzan, une façon de présenter les nouvelles et d’en envisager les conséquences, qui tend à s’imposer à l’opinion du pays. Cette opinion est si impérieuse et si unanime qu’il faut des démentis aussi éclatants que les succès de Bû Hmâra pour faire douter la population marocaine du verbe makhzénien. Les discours des gens makhzan respirent tous la même foi et la même imperturbable assurance ; à peine les mécontents se permettent-ils dans le particulier quelques discrètes critiques.
Il existe un costume makhzan, avec un caftan aux larges manches et une farajiya, c’est-à-dire une chemise de linge fin, se boutonnant jusqu’au cou, au travers de laquelle transparait le drap du caftan. Naguère, les gens makhzan s’abstenaient de raser, au-dessus des oreilles, deux grosses touffes de cheveux, qui leur donnaient le plus féroce aspect; cet usage est maintenant abandonné au vulgaire des mokhaznis. Pour les gens makhzan, la djellaba n’est pas obligatoire, mais lo burnous est considéré comme indispensable. L’habitude de la sacoche pour les secrétaires et du poignard pour les mokhaznis est générale. Le haïk est autorisé pour les vizirs et les secrétaires ; une vieille tradition prévoyait une exception pour le hajib, le ministre de la Guerre et le caïd el-méchouar, qui notaient pas autorisés à porter ce vêtement dans l’enceinte du Dar el-makhzcn. En fait, les principaux du makhzan sont habillés de façon très recherchée; la plupart revotent des tissus légers, avec une djellaba de drap crème, qui est extrêmement seyante.
Les règles de la vie religieuse permettent également aux gens makhzan de se singulariser et ils ne peuvent pas appartenir aux mômes confréries que le commun des mortels.
Il n’y a plus guère parmi eux de Taibiyin, à peine quelques Derqawa ou Tijaniya.Suivant l’exemple de Ba Ahmed, qui jugeait utile à sa politique de concilier les influences sahariennes, la plupart se sont affiliés à la confrérie du chérif Ma el-Aînin, établi à Chenguit(sic), entre le Draa et la Séguiet el-Hamra. On dit Moulay Abdelaziz affilié à cette confrérie, qui, en dehors du makhzan, compte fort peu d’adeptes au nord de l’Atlas ; en ce moment même, une zawya lui est construite à Fez.
A part les vizirs, qui disposent de belles maisons et auxquels leur situation impose un certain train d’existence, le personnel makhzénien, sous l’influence des déménagements multiples que lui imposent les déplacements de la cour, est obligé de mener une vie très simple. Il y a plus de luxe et de raffinement dans la société maure que du côté makhzen, et les deux sociétés ne se mêlent point. Les tribus privilégiées ayant été le point de départ de l’institution gouvernementale, les coutumes bédouines ont naturellement prévalu au sein dumakhzan: les femmes makhzan se coiffent du foulard et non point du hantûz des femmes de Fez. On use dans ce milieu, non point du pur arabe des villes hadhariya, mais d’un dialecte campagnard, qui fait la joie des Maures, toujours enclins à l’opposition et prompts à mettre en parallèle leur propre culture avec la grossièreté du makhzan .
Si le langage ainsi usité est d’une pureté contestable, le style employé par la correspondance administrative est d’une extrême correction, inspirée de l’arabe le plus littéraire. Môme h l’époque où la plupart des fonctionnaires sortaient des tribus makhzan, on avait soin de choisir un lettré pour grand vizir. Plus récemment, l’introduction de l’élément maure a assuré le recrutement d’un personnel de secrétaires, d’une culture délicate et raffinée. Il s’est ainsi formé
un style makhzan, d’une allure légèrement condescendante, comme il convient à une aussi majestueuse institution, avec des tournures particulières, des formes de discussion et même un vocabulaire spécial, qui, à défaut de mots arabes appropriés, fait de larges emprunts à la langue espagnole.
« FEDERATION DU MAGHREB » :
En réalité, l’empire du Maroc est une fédération vague, englobant un grand nombre de tribus et de fractions, parfois minuscules. Chacun de ces organismes possède sa propre constitution, — chacun d’eux se montre, avant tout, jaloux de son indépendance et souhaite, pour la conserver, le maintien d’une anarchie propice. Il n’existe que deux liens, susceptibles de réunir entre eux ces atomes divergents, et de provoquer, par leur réunion, la constitution d’un état : un lien religieux, né des croyances musulmanes, spéciales au Maghreb, qui fait accepter aux tribus l’influence des zaouîas, l’action collective des chorfa, des marabouts et des oulémas, enfin l’autorité suprême du chérif couronné ; un lien politique, créé par le développement historique du makhzan, qui superpose un pouvoir central à l’éparpillement des groupes locaux.
L’exploitation prudente de ce double lien permet le gouvernement du Maroc. Encore la force centrifuge est-elle si puissante que le gouvernement doit se borner au maniement des organes essentiels, éviter toute intervention directe dans les affaires des tribus et faire de son administration une véritable diplomatie. Si les tribus avaient un sentiment quelconque de cohésion et parvenaient à s’entendre entre elles, le makhzan cesserait d’exister par le fait
même ; le fondement de la politique makhzan consiste donc à les diviser, à éterniser entre elles les querelles héréditaires et à exercer, dans chacune d’elles, le maximum d’autorité, compatible avec les circonstances. Le makhzan écrase et pressure les faibles, garde certains égards vis-à-vis de ceux qui sont capables de résistance et néglige prudemment les forts. Les villes et les plaines, exposées aux coups du pouvoir central, obligées de subir ses exigences, doivent lui fournir les ressources militaires et fiscales, destinées à contenir la montagne inaccessible. Le double fait de payer l’impôt et de fournir un contingent caractérise donc le blad l-makhzan, par opposition au blad es-siba, qui garde ses hommes et son argent. Certaines tribus sont constamment soumises, certaines autres vivent, au contraire, dans une perpétuelle insoumission ; il en existe bon nombre, sur les premières pentes de la montagne, qui demeurent dans une situation intermédiaire, apportent et retiennent leur soumission, selon les circonstances et la force du makhzan. C’est dans ces régions indécises que le sultan peut, de temps à autre, lancer quelques expéditions lucratives et exercer, grâce à son armée, une action
intermittente. Développer le blad el-makhzan jusqu’à ses limites extrêmes, réduire dans la mesure du possible le blad es-siba, a toujours été le but de la politique makhzan et les plus grands souverains du Maroc ont été ceux qui surent obtenir l’impôt du plus grand nombre de tribus.
Gestion des Tribus :
En dehors de l’impôt et du contingent, le makhzan ne peut pas avoir de grandes exigences. Il ne demande aux tribus que d’assurer sur leur territoire la sécurité du passage et les laisse se gouverner à leur guise ; elles n’ont pas de routes à entretenir, pas de travaux publics à exécuter ; le principe de la responsabilité collective leur garantit à elles-mêmes une police suffisamment efficace. En fait de fonctionnaires, le makhzan se borne à nommer les cadis, les gouverneurs des villes et les caïds des tribus.
Comme la population des villes est plus malléable, il est souvent indifférent de leur attribuer un gouverneur quelconque. Il en est de même des tribus modestes, dont il importe peu de ménager les convenances, ou bien de celles qui viennent d’être réduites et qu’il s’agit de maintenir sous une vigoureuse autorité.
QÂ’ÎD :
Dans la plupart des tribus de la plaine soumise, les caïds sont choisis parmi les
contributes ; parfois, quelque ancien Mshawri, issu de la tribu, que son séjour à la cour a imprégné des idées makhzan ; plus généralement de grands propriétaires, dont les familles détiennent cette dignité depuis plusieurs générations. Cependant la désignation ne saurait être tout à fait arbitraire, et le makhzan doit au préalable s’assurer de l’assentiment de la tribu. Autrement la kasbah du nouveau caïd risquerait d’être pillée par ses administrés, puis une délégation se hâterait de venir à la cour pour se réfugier dans quelque koubba et réclamer un autre choix.
Le caïd, une fois nommé par le makhzan et agréé par les siens, devient un potentat dans sa tribu, où il exerce le même pouvoir absolu que le sultan dans l’empire. C’est lui qui désigne ses cheikhs, répartit l’impôt et recrute le contingent; — c’est lui seul que connaît le makhzan pour l’accomplissement des obligations de la tribu et c’est avec lui que s’ouvrent une correspondance et une comptabilité.
Le soin de cette correspondance et de cette comptabilité avec les tribus revient à la bureaucratie makhzénienne, qui remplit les diverses Bniqa. La correspondance est considérable ; car, même dans les parties les plus reculées du blad es-siba, il n’est pas de tribu qui ne soit en rapport avec le makhzan. Bien que résolues h se soustraire à son autorité, elles
tiennent toutes à garder un contact avec lui et à ne point se détacher complètement d’un pouvoir musulman, qui maintient, aux yeux des étrangers infidèles, le symbole de l’unité impériale. Ce souci ne s’est jamais mieux manifesté qu’au cours de la présente agitation, où il n’est pas une des tribus rebelles, qui, tout en le combattant par les armes, ait interrompu
ses négociations avec le makhzan. La comptabilité est naturellement plus limitée, car on ne peut entrer en compte qu’avec les tribus soumises.
FISC : ‘Ushr, Zakat, Nâ’iba (Dayra et Kulfa)
Les obligations fiscales de ces tribus sont consignées dans un registre, qui fut établi, lors de la réorganisation de l’impôt par les Saadiens. Il contient, pour chaque tribu, le relevé des chefs de famille propriétaires, c’est-à-dire le nombre des unités imposables, calculé par tentes, par feux, par fusils ou par étendards. Le prince Almohade { Yacoub el-
Mansour avait été le premier à percevoir les deux impôts coraniques, ‘ashûr et zakât ; quant à la Nâ’îba c’est, en principe, un impôt supplémentaire, destiné à parer aux frais extraordinaires de la guerre, que les Almohades et les Mérinides avaient déjà commencé de percevoir. Quand le premier Saadien entreprit la lutte contre les Portugais, il demanda une contribution aux gens du Sous, et chacun d’eux dut apporter un dirham. Fort de ces précédents, lors de la constitution actuelle du makhzan, ce fut la naïba qui dut fournir des ressources permanentes pour les dépenses militaires ; elle reçut alors son nom et sa
forme définitive. Imposée d’abord à tous, en nature, puis en espèces, elle fut promptement épargnée aux groupes privilégiés. La dispense d’impôts, dont les chorfa bénéficiaient déjà sous les Mérinides par dahirs nominatifs, fut étendue aux tribus makhzan ; et les diverses zaouïas obtinrent successivement la même faveur. La naïba continue à peser sur la plèbe taillable à merci des tribus non privilégiées ; c’est devenu un impôt fort arbitraire dans sa perceptio, dont le makhzan exige le paiement, selon ses convenances, soit qu’il le réclame de toutes à propos d’une expédition chérifienne, soit qu’il l’impose à une tribu isolée, en punition de quelque méfait. La naïba, dont l’unité, prévue au registre, peut être doublée selon les besoins de l’Etat, se paie en nature ou en espèces ; la dâ’ira est la contribution en argent, la kûlfa l’apport de bêtes de somme, paille, orge et bœufs pour la fabrication de la viande conservée (khli‘). La Nâ’iba est intermittente et doit être acquittée en sus de l’achour et du zekkat, qui sont annuellement perçus.
En outre du registre fiscal, le makhzan détient un registre des obligations militaires, dont la première idée remonte à Moulay Sliman, qui se mit à envisager la réforme de son armée, lors de la dispersion des Bouakhar. Ce furent Moulay Abderrahman et ses successeurs qui donnèrent à ce registre sa forme actuelle; il contient la liste des tribus soumises et le contingent que chacune d’entre elles est en mesure de fournir, en fantassins et en cavaliers. Les fantassins sont destinés au recrutement de l’armée permanente, et il y a quelques tribus qui échappent encore à cette obligation. Par contre, toutes se prêtent à
envoyer des cavaliers, qui sont les Nû’âyb convoqués, dans le seul cas de harka, par un appel chérifien.
Chaque caïd reçoit une copie des registres fiscaux et militaires, en ce qui concerne les obligations de sa propre tribu et il est responsable vis-à-vis du makhzan de la façon dont elle les remplit. C’est un principe de la politique makhzan que le compte de chaque caïd reste débiteur en argent et en hommes. On pense influer ainsi sur leur docilité par la constante menace du règlement de l’arrivée ; le caïd fait le même raisonnement et suit un système analogue à l’égard de ses contributes. On s’arrange, d’ailleurs, pour laisser aux tribus le moins d’argent possible, de peur quelles ne remploient à l’achat de chevaux et d’armes ; car il est de règle, au Maroc, que la révolte soit la conséquence de la prospérité.
JUIFS :
Ce n’est point seulement l’origine et le rite religieux qui diversifient entre eux les juifs marocains : tous ne se servent pas de la même langue. Ceux du Nord, jusqu’à Casablanca sur la côte, et jusqu’à el Ksar dans l’intérieur, parlent un jargon espagnol, mélangé d’hébreu et d’arabe ; les autres juifs des pays arabes se servent d’un arabe vaguement hébraïsé; enfin, dans les régions berbères, les juifs parlent les divers dialectes usités par les tribus au milieu desquelles ils vivent.
Leur état social est également différent. Dans le blad el-Makhzan, ils vivent dans les villes, en hommes libres, sous la sauvegarde spéciale des autorités chérifiennes. Pour eux, l’obligation, jadis salutaire, d’habiter un mellah n’existe plus guère que dans l’intérieur ; elle a déjà disparu à el-Ksar et dans la plupart des villes de la côte. Dans les tribus berbères, au contraire, les juifs se répandent par toute la campagne: mais ils sont groupés dans de petits mellahs, soit auprès des grandes kasbahs, soit au milieu des agglomérations berbères, et ils demeurent dans un état de réel servage à l’égard des cheikhs qui les protègent.
Au Maroc, la population juive est uniformément très misérable. Chez les Berbères, où son sort est réglé par d’implacables nécessités, elle est réduite aux petits métiers et aux petits emplois, que lui imposent les seigneurs dont elle relève ; en pays arabe, elle a eu plus de chance de développement, et, de tout temps, certaines individualités ont réussi à s’élever de la misère des mellahs pour parvenir à la richesse et même à la puissance. Néanmoins, la grande masse israélite continue à vivre dans la pauvreté et dans l’ordure ; les mellahs sont surpeuplés
et dévastés par de constantes épidémies ; la plupart des juifs gagnent péniblement leur vie. Mais le nombre des commerçants aisés, correspondants des maisons de la côte, augmente de jour en jour ; dans certaines villes, comme Marrakech et Miknâs, les postes européennes ont leurs bureaux au mellah ; plusieurs gros capitalistes sont déjà susceptibles d’entrer en relations
d’affaires avec le makhzan et il n’y a point de caïd de tribu qui n’ait à la ville prochaine un juif, qu’il nomme sa chkara (sacoche), pour remplir les fonetions multiples de banquier, de commissionnaire et d’agent de renseignements.
Le degré de prospérité et de culture dans les communautés juives du Maroc diminue, en général, à mesure que l’on s’éloigne de la mer. Sur la côte, la protection européenne a été largement distribuée parmi les juifs. Ils ne sont presque plus soumis à aucune des mesures restrictives d’antan, la jeunesse s’habille de vêtements européens, s’occupe de plus en plus d’affaires commerciales et tend à émigrer vers l’Amérique du Sud. Sous ce rapport, les Juifs de Tétouan, de Tanger et de Larache sont devenus particulièrement expansifs : les principaux de Mogador se dirigent vers l’Angleterre, quelques-uns de Fez commencent à prendre la route du Sénégal ou de l’Algérie ; les autres restent encore sédentaires. 11 en résulte que l’on relève maintenant, chez les juifs de la côte, des traces assez répandues de bien-être européen ; dans les grandes villes de l’intérieur, on rencontre, chez les plus riches, certains raffinements
indigènes, avec bon nombre de commodités européennes ; mais, dans les localités écartées, c’est encore, même chez les mieux placés, l’abjection et la misère d’autrefois.
Certains traits communs réunissent, toutefois, le judaïsme, si divisé au Maghreb. Tout d’abord, le costume est uniforme dans tous les pays arabes ; pour les hommes, un fez noir sur la tête, une djellaba noire, qui, les jours de fête, recouvre parfois un caftan de couleur, et des babouches noires ; pour les femmes, un corsage, surchargé de broderies d’or chez les plus riches, une guimpe aux longues manches flottant en arrière, une large ceinture et les cheveux recouverts d’un foulard de soie.
Dans le Hawz, les hommes d’un certain âge portent tous sur la tête un mouchoir bleu à pois blancs, qui se noue sous le menton ; c’est là un ornement bizarre, qui n’est plus usité à Fez que par les vieillards et qui est tombé en désuétude dans le Gharb. Dans les pays berbères, le fez noir et les longues boucles, tombant le long des oreilles masculines, — coutume qui disparait de plus en plus chez les juifs de la plaine, — restent les seuls signes distinctifs de la race ; par ailleurs, hommes et femmes portent les mêmes vêtements blancs que les Berbères.
Mais ce qui unifie surtout et particularise, en même temps, le judaïsme marocain, c’est l’empreinte profonde qu’a marquée sur lui un étroit contact avec les tendances musulmanes spéciales au Maghreb. On sait, que, dans le Nord-Ouest africain, les Berbères ont constamment cherché, dans la forme la plus farouche de l’islamisme, le symbole et la garantie de leur indépendance, qu’ils ont déformé, d’autre part, les pures théories de l’Islam, en les imprégnant de leurs superstitions nationales.
Paganisme Berbère
Les juifs marocains se sont volontiers laissés aller à la même pente : le judaïsme s’est pénétré des usages et des superstitions berbères ; de plus, il s’est volontiers porté aux idées extrêmes et figé dans l’intransigeance religieuse. De même que les tolba du Maroc puisent leur science dans les commentateurs les plus stricts du Hadith, tout l’enseignement israélite repose sur le Talmud : les lamentables sellahs (petites écoles) juives la même apparence que les écoles coraniques et, dans les Talmud-thoras, les étudiants imitent, pour ânonner le Talmud, le ton et les attitudes de leurs camarades musulmans. Le culte des saints, si particulier à l’Islam, au Maghreb, a également pénétré le judaïsme : il y a, dans la plupart des cimetières Israélites de l’intérieur, des rabbins et des saints dont les tombes sont considérées comme miraculeuses. Les dévots israélites y viennent en ziara, ainsi que font les musulmans auprès des koubbas, et ils y apportent leurs malades. Un jour par an, le laghlaomer, qui est le trente-troisième après le lendemain de Pâques, est consacré à un pèlerinage général, à un moussem auprès des tombeaux vénérés ; le mellah entier vient alors camper au cimetière, et les plus ardents partent au loin, pour se rendre auprès des marabouts juifs les plus illustres, dont les restes sanctifient Ouazzan et le Sous. Il y a même à Taroudant, dans le Sous, une famille juive maraboutique qui administre une véritable zaouîa, et dont le chef, considéré comme l’héritier de la baraka ancestrale, fait de lucratives tournées au Nord et au Sud du grand Atlas. Il va sans dire que les tendances rêveuses et la crédulité coutumière au Maghreb, quant aux choses surnaturelles, se sont largement développées dans les mellahs.
Comportement comunautaire et national :
L’enthousiasme y est aussi prompt que la panique et les nouvelles les plus extraordinaires y prennent corps avec une excessive rapidité. C’est ce qui rend les communautés juives du Maroc toujours prêtes aux démonstrations les plus variées. Bou Hamara vient-il de marquer un mouvement offensif, ou bien encore la sécheresse menace-t-elle les récoltes, les rabbins prescrivent aussitôt des prières et des jeûnes, pendant deux jours de la semaine, les lundis et les jeudis; les boutiques se ferment, la population se réunit dans la rue ou à la porte du mellah, tout le mondé a la tête encapuchonnée en signe de deuil, et Ton se rend pieds nus au cimetière, en procession au tombeau des saints. S’agit-il, au contraire, d’une bonne nouvelle ou d’un succès du makhzan, ce sont les juifs qui sont les premiers à pousser des cris de joie, et,
dans les villes impériales, à en faire parvenir l’expression au Dar el-makhzan.
Orthodoxie :
Au Maghreb, l’orthodoxie juive est aussi stricte et aussi revêche que l’orthodoxie musulmane. Les formes religieuses y sont observées avec la plus âpre ardeur ; aucun juif marocain ne manquerait le service du sabbat, ni les trois prières prescrites chaque jour, — celle du matin, chahrith; celle de l’après-midi, à trois heures, minha, et celle du soir, au coucher du soleil, arvith. — Les rites du sabbat, les fêtes de Pâque et des Tabernacles, toutes les traditions minutieuses léguées par le judaïsme le plus étroit continuent à être scrupuleusement suivis dans les mellahs. Cette raideur religieuse met les juifs marocains en défiance aussi bien contre les chrétiens que contre les juifs venus d’autres pays. L’étranger est vu d’un aussi mauvais œil au mellah que dans la médina et relégué à la porte des synagogues comme à celle des mosquées.
Proto-Sionisme :
Au Maroc, l’hospitalité israélite ne se manifeste volontiers que pour les rabbins venus de la Palestine. On reconnaît les chalihim à leur longue lévite noire, au foulard qu’ils portent autour du cou et à leur bonnet rond, entouré d’une bande de soie noire. Les chalihim sont de simples mendiants qui viennent solliciter pour leur propre compte, ou, plus souvent, des envoyés, chargés de recueillir des fonds pour certaines communautés de la Judée. Ces derniers sont assurés du meilleur accueil dans les mellahs, qui, tous, leur affectent annuellement des fonds spéciaux sur leurs budgets. Il n’est pas rare que, dans les grands mellahs, ces quêteurs patentés emportent jusqu’à 1.000 douros dans une seule tournés, et leur bénéfice personnel est de 35 % de la recette.
La vie familiale a été également affectée par le contact des populations avoisinantes. En pays berbère, les juifs paraissent aussi berbérisés qu’il est possible; en pays arabe, ils se sont naturellement arabisés, bien qu’avec plus de discrétion. Dans les mellahs de l’intérieur, les plus riches maisons sont décorées à la mode arabe, selon la coutume locale de Fez ou de Marrakech ; toutes les maisons sont construites sur le même modèle que celles de la médina,
sauf que l’excès de population a obligé les juifs à multiplier les étages.
Costumes féminins juifs identiques aux autres :
Les costumes féminins se ressentent beaucoup de la mode ambiante ; qu’elles soient juives ou musulmanes, toutes les femmes du Maroc portent à peu près les mêmes ornements ou les mêmes bijoux : le foulard coloré sur la tête est, dans la plus grande partie du pays, commun aux diverses races, tandis qu’à Fez ce même foulard, noué sur une sorte de tiare — hantouz — avec un filet pour contenir les cheveux, se retrouve au mellah comme sur les terrasses de Fez el-Bali. Dans certaines villes, à Mogador par exemple, les femmes juives s’enveloppent, pour sortir, du même drap blanc que les musulmanes.
Les musiciens juifs se servent des mêmes instruments et jouent les mêmes airs que les musiciens arabes.
La famille est aussi précaire chez les juifs que chez les musulmans; les divorces sont également fréquents dans les deux communautés, et bon nombre d’israélites aisés, dont le bon cœur répugne à répudier leurs épouses défraîchies, préfèrent se constituer un harem par une honnête polygamie. J’ai même vu, dans une maison juive de Mogador, une petite négresse, venue du Sud, qui y grandissait pour les mêmes offices serviles que les esclaves achetées par
les familles musulmanes.
Mariages précoces chez les juifs :
Il y a, cependant, parmi les juifs marocains, certains usages déplorables, dont le contact avec les Berbères et les Arabes ne saurait porter la responsabilité. La plus fâcheuse coutume est assurément celle des mariages précoces : les petites juives sont mariées entre cinq et huit ans, et une enfant qui, passé cet âge, n’aurait point de mari, serait envisagée d’un mauvais œil par toute la communauté. On rencontre constamment de minuscules petites filles qui ont les mains et les pieds teints de henné, en signe de fiançailles, ou la tête déjà coiffée du foulard conjugal, à un âge où chez nous, elles n’auraient en tête que de jouer à la poupée… Aussi trouve-t-on, dans les meilleures maisons juives, des femmes de quatorze ans, qui sont déjà mères, et dont la vie s’engraisse dans l’immobilité et l’ignorance.
Vices et impuretés :
A côté de femmes, dont l’effort de séduction ne peut être que très limité, l’alcoolisme prospère chez les hommes : la mahia est la plaie du mellah ; c’est une eau-de-vie distillée sur place, avec des figues, des dattes et divers autres fruits, et qui forme la principale ressource de l’existence, en l’absence de toute distraction sociale ou intellectuelle. Ce sont là des conditions favorables pour qu’une population s’abandonne au laisser-aller le plus complet; aussi la saleté et la puanteur des mellahs en font-elles les foyers de fréquentes épidémies : la petite vérole, la fièvre typhoïde et la malaria déciment les communautés juives, tandis que les maladies de peau et les ophtalmies les abîment.
Pendant l’été de 1899, la petite vérole enleva, à Marrakech, 2.500 enfants ; en 1901, à Fez, une épidémie de typhus causa, en quatre mois, 3.000 décès.
L’abjection matérielle conduit aisément à l’abaissement des caractères. Les marques de servilité abondent chez les juifs marocains, surtout dans les petites villes du Hawz, où leur existence même est livrée à l’arbitraire des caïds locaux. Il est agaçant de voir, sur les grands chemins, les passants juifs s’incliner profondément et baiser la main de vos domestiques
en leur prodiguant des « y a Sidi ! ô mon Seigneur ! » et les formules les plus obséquieuses. Voilà autant de raisons pour justifier l’extraordinaire mépris marqué à l’égard des juifs par les musulmans du Maghreb et les critiques sévères formulées par tous les représentants de l’Alliance Israélite, qui aspirent unanimement à la « conversion » du judaïsme marocain.
Ma‘amad : Conseil :
Dans l’intérieur du mellah, la communauté juive jouit d’une complète autonomie. Elle est administrée par le maamad ou conseil de la communauté. Ce conseil dont le pouvoir est absolu, comprend le plus souvent le chiffre fatidique de sept membres, soit trois rabbins ou dayyanim et quatre laïcs, choisis parmi les plus riches. A Fez, ce conseil, qui se recrute
lui-même, impose au mellah l’autorité d’une petite oligarchie ; à Marrakech, la prépondérance de l’un de ses membres a installé une sévère autocratie ; sur la côte, grâce au progrès des temps, la forme est devenue plus démocratique ; en général, c’est la communauté elle-même qui élit le conseil, et c’est le conseil, à son tour, qui choisit son chef, le grand rabbin ; dans les petites villes de l’intérieur, le conseil se réduit à un chef de la communauté, qui doit sa situation à son entente avec l’autorité locale.
Le maamad administre les biens de la communauté provenant de donations ou de legs; il perçoit les revenus, qui sont fournis par la taxe sur la viande kacher ; il prend soin de l’édilité publique, veille h l’éclairage et au nettoyage des rues, et, ces dépenses une fois payées, il consacre le surplus des fonds à des œuvres de scolarité ou de bienfaisance. Naguère,
le chef de la communauté était chargé de porter la djézia au gouverneur, selon un cérémonial fort humiliant. Cette formalité est tombée en désuétude depuis plusieurs années ; le tribut lui-même a cessé d’être payé dans nombre de villes, et les juifs, désormais exemptés d’impôts, se bornent à offrir au sultan de modestes cadeaux, à l’occasion de certaines fêtes déterminées…
Bet-Din et Shykh al-Yhud
La communauté est soumise à la juridiction des trois dayyanim, qui forment le beit-ed-din, le tribunal rabbinique, chargé de juger en toutes matières, avec appel facultatif au gouverneur marocain. Ces juges sont assistés de notaires, sofférim, pour les actes et la procédure. La police est confiée à un israélite, le Cheikh el~Yehoud qui représente au mellah l’autorité makhzénienne, et peut requérir, en cas de besoin , les mokhaznis nécessaires au maintien de Tordre. Il partage avec le maamad le droit de faire emprisonner les gens dans la prison
du mellah.
Rabbinat :
Une intruction rudimentaire est donnée par les rabbins dans de multiples sellahs ; quant aux études talmudiques, elles sont poursuivies dans les Talmud-thoras, et, parfois aussi, chez des rabbins qui ouvrent un enseignement particulier. Devient rabbin qui veut, sans avoir besoin de diplôme, pourvu que l’on en ait acquis la situation, soit par hérédité, soit par des connaissances suffisantes. Un capuchon rouge devient le signe distinctif des grands rabbins. Un diplôme, Semecha, est toutefois exigé pour les égorgeurs rituels, Shohetim, et il leur est délivré par le Maamad, après examen.
Funerailles :
Dans l’enceinte même du mellah, comme à Fez et à Marrakech, ou bien a proximité, se trouve toujours un cimetière spécial pour les israélites, où s’aligne la blanche maçonnerie des tombes. Les gens appartenant à la caste religieuse des Kohanim y sont enterrés à part ; à part également les rabbins et les saints, puis les hommes, les femmes et les enfants.
Il y a dans chaque mellah, des Sociétés instituées pour l’enterrement des morts. Il est d’usage que, pour les obsèques d’un savant rabbin, les boutiques se ferment et que toute la communauté accompagne le corps au cimetière, en psalmodiant des psaumes et en sonnant du cor. Au moment d’un décès, les femmes de la famille se répandent au dehors, en
poussant des cris déchirants; et quand l’enterrement s’achève, la foule se groupe autour du plus proche rent du défunt, qui fait, en pleine rue, la prière des morts — kadich.
Sabbat :
Il va sans dire que le samedi est jour de chômage ; le commerce est interrompu ; si grande est l’intolérance qu’aucune besogne n’est permise ; on ne peut ni écrire, ni même ouvrir une lettre, et la population oisive, traîne languissamment, à travers les rues et sur les terrasses, ses loisirs religieux.
FES
Le mellah de Fez a beau appartenir à, la ville la plus peuplée et la plus considérable de l’empire, il est loin d’être le plus important du Maroc. Sa population de 8.000 habitants est relativement restreinte, ot les Maures de Fez el-Bali sont à ce point les maîtres du commerce qu’ils ont laissé peu de place à leurs concurrents israélites. Les juifs de Fez sont donc, pour la plupart, de petits artisans; il y a bien aussi parmi eux quelques négociants, agents des maisons de la côte, qui s’occupent d’importation ; en outre, bon nombre d’usuriers, exploitant la ville et
les régions avoisinantes, en association avec les caïds. La communauté est plutôt à son aise, mais il n’y a aucune famille vraiment riche. On m’a cité, parmi les mieux placés, les frères Aflalo, les Bn Shim‘ôn, et les Bn-Shammas, qui travaillent avec le makhzan ; les premiers administrent la régie du kif et du tabac à priser.
Le mellah est contigu aux murailles de Fez el-Djedid, et ses maisons teintées de bleu descendent la pente vers le vallon verdoyant de l’oued ez-Zitoun. Il est traversé, dans toute sa longueur, par une assez large rue, où s’ouvrent des ruelles latérales, que recouvrent presque complètement les encorbellements des maisons. La rue principale est le centre de la vie juive à Fez ; elle contient les échoppes des boutiquiers, et la foule y flâne du matin au soir ; la
nuit, elle est timidement éclairée par quelques lampes à pétrole. Les fenêtres des maisons sont
entourées d’une couche incertaine de badigeon bleu, et leurs cadres en bois sont peints de couleurs violentes ; à côté des portes, une main, grossièrement marquée sur le mur, a pour effet de préserver du mauvais œil. Il y a bien à Fez quelques jolis intérieurs israélites ; mais, la manie des couleurs vives sévit aussi bien chez les riches que chez les pauvres, pour gâter les boiseries et les reliefs en plâtre. Les terrasses doivent former le principal agrément de la
vie pour une communaué, qui sort le moins possible de son mellah ; c’est là que l’on voit s’ébattre, aux jours de fête, la jeunesse dorée d’Israël, en caftans de soie aux teintes les plus tendres et en djellabas de fantaisie.
Deux médecins juifs, d’origine allemande, et un médecin espagnol assurent les soins médicaux. Avec leur bibliothèque et leurs sociétés annexes, les deux écoles de l’Alliance Israélite sont les seuls éléments de culture du mellah. Bien que la première école ait
déjà vingt ans d’existence, les idées sont encore farouches, les rabbins intransigeants.
Synagogue :
Le rite autochtone a à peu près disparu devant le rite espagnol, et il ne reste plus guère au premier qu’une très vieille synagogue, que l’on nomme la synagogue des Fasis où se réfugient quelques débris récalcitrants.
Cimetière
Le cimetière, qui est un amoncellement de tombes blanches, reste le foyer de la superstition du mellah. Il possède, en effet, deux saints illustres, le rabbin Abner, dont les fils vivent encore, et une femme Solika Hachuel, qui, il y a trois quarts de siècle, préféra, dit-on, le martyre, à une conversion musulmane, destinée à lui assurer l’accès du harem impérial. Les tombes de ces saints sont creusées de niches, où la dévotion publique fait constamment brûler les huiles et les cires ; et, tout auprès on a construit, en plein cimetière, de petites maisons destinées à recevoir les malades qui désirent passer plusieurs jours, en contact immédiat avec les saints, dans l’espoir d’obtenir de leur intercession une guérison miraculeuse.
Alliance Israelite :
L’Alliance Israélite Universelle s’est donne pour tâche d’introduire les premiers éléments de culture européenne dans ces milieux si disgraciés. C’est en créant une école juive à Tétouan, qu’en 1862, immédiatement après sa fondation, elle a inauguré son œuvre scolaire. Depuis lors, d’autres écoles se sont ouvertes, et, dans ces dernières années, elles se sont même multipliées. II existe, à l’heure actuelle, des écoles juives à Tanger, Tétouan, Larache, Rabat, Casablanca, Mogador, Fez et Marrakech, avec une population scolaire de 2.503 enfants, dont 1.699 garçons et 804 filles.
Les écoles de l’Alliance sont dirigées par des professeurs et des institutrices, venus de tous les points du judaïsme méditerranéen et formés par l’École normale israélite d’Auteuil. Ces gens sont, en général, parfaits de tenue et de bon vouloir. Ceux qui se trouvent être les seuls juifs européanisés, isolés dans les mellahs de l’intérieur, y remplissent, avec un extrême dévouement, leur rôle de Kulturträger ; ils s’arrangent pour supporter avec patience les intrigues des rabbins jaloux de cette concurrence scolaire et les résistances de l’orthodoxie locale contre le libéralisme importé d’Europe. Au reste, afin de ne point brusquer les sentiments des communautés, l’Alliance prend soin de n’ouvrir d’écoles que dans les villes où le maamad a témoigné au préalable de ses bonnes dispositions, en Rengageant à fournir une allocation convenable. Mais cette précaution même parait insuffisante, car l’école de Miknâs, ouverte il y a deux ans, chôme aujourd’hui, devant l’attitude récalcitrrante du mellah.
Malgré tout, les efforts de l’Alliance Israélite ont déjà donné des résultats appréciables ; à la côte, la transformation est en bonne voie de s’accomplir. Les juifs indigènes commencent à y prendre une allure tout à fait européenne, dont l’expression la plus heureuse n’est peut-être pas l’adoption de plus en plus fréquente de nos vêtements et de nos modes. Le changement de costume parait, d’ailleurs, être le symbole de l’évolution dans les esprits ; et, dans les mellahs de l’intérieur, les enfants des meilleures familles se mettent peu à peu à s’habiller comme les enfants de nos pays. Il est juste de reconnaître que ces modifications ne sont point seulement extérieures; elles entraînent, avec elles, des tendances meilleures dans les coutumes, dans le genre de vie, et même, jusqu’à un certaint point, dans le caractère.
Un Français ne saurait visiter sans plaisir et sans gratitude les écoles de l’Alliance Israélite au Maroc. On y consacre assurément une grande part à l’étude de l’hébreu, qui est usité comme langue liturgique dans les communautés juives ; on y apprend aussi l’espagnol, qui est la langue maternelle d’une bonne partie des juifs du Gharb et qui est utilisée par les commerçants israélites dans le nord du pays, pour leur correspondance commerciale, avec des caractères hébraïques ; enfin , l’anglais est enseigné comme langue vivante pour concilier les faveurs de l’Anglo-Jewish Association, branche purement britannique de l’Alliance, qui met à ce prix ses subventions aux écoles du Maroc.
Mais la langue d’enseignement général est le français, et cela suffit à faire de ces écoles de véritables écoles françaises ; les cartes murales proviennent de France ; on a choisi pour livres scolaires des livres français, publiés à Constantinople à l’usage des écoles du Levant; dans toutes les classes sont affichés, en gros caractères, les dix commandements en langue française; enfin, les bibliothèques ne contiennent guère que des ouvrages français. Ce sont donc notre langue et nos idées, que les jeunes Israélites du Maroc acquièrent de préférence dans les écoles de l’Alliance.
Grâce à elles, le français se répand déjà d’une façon fort appréciable dans tous les ports de la
côte, et même un peu à l’intérieur ; sous l’influence des anciens élèves de l’Alliance établis comme négociants, la correspondance commerciale, commence à se faire en français. Si bien que, toutes proportions gardées, l’Alliance Israélite parait en voie de nous rendre, à défaut d’écoles catholiques, qui sont espagnoles, et d’écoles franco-arabes, dont l’œuvre débute
à peine, des services analogues à ceux que nous devons en Orient, aux missions catholiques.
REVOLUTION :
Révolution Générale de 1903 :
Depuis plus de deux mois, la situation de tout le Maroc septentrional est devenue infiniment pittoresque. Aux épisodes de guerre s’est substituée une autre forme d’agitation, plus spéciale de sa nature et peut-être aussi plus dangereuse. Bou Hamara gagne du terrain de proche en proche, mais il le fait sans violence et ne menace plus la capitale. En même temps, le makhzan se décompose, son autorité s’effrite ; le peu d’ordre, qui régnait dans le pays, fait place à une anarchie universelle ; les brigands des-cendent de la montagne pour s’installer sur les grands chemins; les cavaliers Jbala ou Braber pillent aux abords des villes ; les temps deviennent propices pour régler les comptes arriérés entre familles ou tribus. Au lieu de se laisser diviser, comme d’habitude, par la politique du makhzan, les tribus s’entendent tacitement entre elles pour le jouer; les plus nombreuses réclament de l’argent et des fusils; d’autres, le changement d’un caïd déplaisant; quelques-unes, l’abolition d’un impôt qui les gêne. Elles peuvent, au reste, tout demander, car le gouvernement n’est plus en mesure de refuser la moindre chose. Non seulement, il n’est plus assez fort pour percevoir les taxes, mais il doit acheter la tranquillité de ses propres cards. C’est un soulèvement général contre le pouvoir central ; le blad el-makhzan se réduit de plus en plus à l’enceinte des villes et, progressivement, le blad es-Siba envahit le pays entier.
Non point que cet extraordinaire état de choses amène avec lui des troubles démesurés ; les communications sont quelque peu interrompues, les caravanes pillées ; les rixes suivies de mort deviennent plus fréquentes ; mais ce sont là incidents coutumiers de la vie marocaine. La population bédouine n’y attache pas une particulière importance, les gens des villes, qui, plus policés, s’en inquiéteraient davantage, prennent volontiers la situation par le côté gai; et l’opposition des Fasis se traduit, à ce propos, par des gorges chaudes sur le compte du
makhzan. Le quarteron d’Européens, qui se perd, h l’heure actuelle, dans l’intérieur du Maroc, a pris une telle habitude de ces soubresauts qu’ils sont les premiers à en rire et ne ressentent pas la moindre inquiétude pour leur sécurité. De leur côté, les éléments de désordre marquent une réelle modération ; une fois obtenu l’objet qui leur a fait prendre la campagne, ils ne poursuivent pas d’insistances superflues : est-ce une concession du makhzan, ils remercient poliment avant de rentrer chez eux ; s’agit-il, au contraire, de quelque pillage, ils se prêtent aux négociations en vue d’une restitution, dans les formes accoutumées.
Si toute cette agitation a bien, à sa base, une raison déterminante, il ne faut cependant pas lui attribuer une idée directrice. Chacun s’agite à sa manière, sans se préoccuper du voisin ; et l’on bénéficie le plus possible de ces périodes heureuses, mais intermittentes, où tout individu peut se laisser aller à ses goûts, tuer et voler à son aise, se rendre justice à soi-même, et ressentir l’ivresse d’une indépendance quasi absolue… C’est le débordement du Famtrecht, qu’a connu le moyen âge germanique. Aussi les Marocains s’en donnent-ils à cœur joie. — Les tribus
se battront pour aussi bien que contre le makhzan, viendront ou s’en iront à leur volonté; la question d’intérêt, ou bien encore leur fantaisie, va seule régler leur attitude.
C’est le retour de la mahalla, commandée par Si el- Mehdi el-Menehbi, qui a donné, dès les premiers jours de mars, le signal de ce nouvel état de choses. On sait, qu’aussitôt après le succès du 29 janvier, Si el-Mehdi avait été lancé à la poursuite de Bou Hamara, dont on escomptait le découragement, à la suite de son échec. L’agitateur fut assez habile pour
attirer la mahalla chérifienne dans une vallée du Jbel, chez les Sanhajà, où, pendant cinq semaines, elle fut harcelée par les montagnards; finalement, dénuée de vivres, fatiguée de cette campagne inutile, il fallut la ramener à Fez, aûn d’éviter une désertion générale. La nécessité de célébrer dignement l’Aïd cl-Kébir servit à couvrir la retraite; mais cet aveu
d’impuissance fut colporté de tribu en tribu, et celles-ci comprirent qu’il s’ouvrait désormais pour elles une de ces époques heureuses où l’on pouvait s’amuser à loisir.
Libre maintenant du côté du makhzan, le Rogui célébra la fête à Taza et multiplia ses appels dans la montagne. Il répandit partout un acte d’adoul, soi-disant signé de tous les oulémas de Fez, et déclarant légitime la guerre sainte contre Moulay Abdelaziz, coupable d’avoir livré l’empire aux Anglais. La légende de Bou Hamara continuait à s’établir. Les gens de Fez vous parlaient sans rire de cet homme extraordinaire, protégé par les démons, et qui avait grandi par la puissance de Moulay Edriss. Un jour était venu, où le saint fondateur de la ville avait jugé bon de le jeter en avant contre l’iniquité du sultan.
« Marche, et les hommes te suivront », lui avait-il dit, et tel était le point de départ de sa prodigieuse croissance. Dans la croyance populaire, la couleur de son visage changeait plusieurs fois par jour :’ vert, le matin, jaune, dans l’après-midi, le soir, il devenait noir. Ses jongleries provoquaient de plus en plus, autour de lui, l’enthousiasme des foules. Il feignait de recevoir de fausses lettres, qu’il communiquait à ses gens, et ces lettres l’assuraient du dévouement des principaux d’entre les Fasis, voire des membres du makhzan. Le sultan lui-même le suppliait d’intervenir et de l’arracher à la tyrannie de ses amuseurs européens.
MOUSSEM
Mwsm des ‘Aysâwâ et des Hmâdshâ
L’époque du Mwlûd également celle du Mwsm , que deux des plus importantes confréries religieuses du Maroc, les Aïssaoua et les Hamadcha, celèbrent au tombeau de leurs fondateurs. La koubba de Sidi M’hammed bn ‘Aîssa se trouve à Miknâs ; celle de Sidi ‘Ali bn Hamdûsh dans le Zerhoun, donc à une distance relativement faible de Fez ; c’est dire que leurs serviteurs Fasis se rendent en grand nombre au pèlerinage annuel, établi en l’honneur des deux marabouts, pour le premier, le jour même du Mwlûd, pour le second, l’octave de la fête. De l’enseignement de ces saints sont issues deux de ces répugnantes confréries, qui réunissent presque tout le bas peuple marocain en groupes, — Tayfa— de forcenés et d’énervés s’excitant par un ensemble, — HaDra — de chants, de danses et de cris religieux jusqu’à un paroxysme d’ardeur mystique, qui permet aux Aïssaoua de manger toutes sortes d’horreurs, aux Hamadcha de recevoir sur la tête des poids fort lourds et aux Droughiyin de se taillader
le crâne à coups de hache. Comme on sait, les Aïssaoua sont les plus nombreux parmi cette canaille extatique, et ils ont même débordé le Maroc pour se répandre dans tout le Nord-Ouest africain.
SI-MHAMMD BN ‘ÂYSÂIl
Il faut rendre cette justice à leur fondateur que sa doctrine ne paraissait point de nature à diriger ses disciples dans la voie de leurs jongleries actuelles. Sidi ben Aïssa était un excellent homme de chérif Edrissite, originaire de la tribu des Seffian, dans le Gharb, qui avait reçu la baraka de maitres renommés et fondé une zaouïa, à Miknâs, au début du xvi e siècle. — Ses habitudes étaient pieuses et douces ; il lisait constamment le Coran, priait beaucoup, se mortifiait au point de s’être laissé pousser sur le sommet de la tête une longue tresse de cheveux, avec laquelle il s’attachait au mur pour ne point s’endormir au milieu de ses méditations nocturnes, et les Aïssaoua portent encore, en sa mémoire, une semblable coiffure. Sidi ben Aïssa recommandait l’humanité, la politesse, la charité, l’amour de Dieu et du prochain, et l’admiration publique lui avait décerné le surnom de Shaykh l-Kâmil. Ses miracles et ses « générosités » témoignent de l’infinie bonté de son caractère. — La tradition veut qu’une femme des environs de Tanger (la ville était alors portugaise) se rendit un jour auprès du marabout pour lui demander de délivrer son fils, qui venait d’être enlevé par les
chrétiens. — Le cheikh la consola de son mieux et la congédia en lui disant qu’elle retrouverait le jeune homme à la maison. — En effet, dès son retour, son fils se jeta dans ses bras et lui raconta sa libération miraculeuse, due à l’intervention d’un inconnu, qui avait pénétré dans la prison et détaché ses chaînes. — La mère et l’enfant se rendirent incontinent à
Miknâs pour remercier le marabout, et dans Sidi ben Aïssa, le fils reconnut son libérateur. Il va sans dire que, de ce jour, la confrérie naissante compta deux adeptes de plus, et cette mère favorisée aurait même été la première femme introduite parmi les Aïssaoua. — Une autre fois, un groupe de gens de Fez se rendait en pèlerinage à la zaouïa ; sur le chemin, un juif se joignit à eux, pour faire avec plus de sécurité le voyage de Miknâs, et, une fois arrivé, on le laissa, gardant les bêtes à la porte du saint. Sidi ben Àïssa s’informa de la raison pour laquelle ses
serviteurs n’avaient pas fait entrer leur compagnon et, malgré qu’on lui répondit que c’était un juif, il donna l’ordre de l’introduire. Or, voici qu’à peine admis dans la présence du marabout, l’israélite prononçait par une impulsion subite, la profession de foi musulmane et devenait un nouvel Ayssaoui. — Du reste, la confrérie paraît avoir conquis, dès le début, une expansion extraordinaire; les ziaras devinrent si riches et les adhérents si nombreux que le sultan d’alors résolut d’expulser Sidi ben Aïssa de Miknâs ; car la population prenait la mauvaise habitude d’y vivre, aux dépens des pèlerins, dans une religieuse paresse. Il fallut un nouveau miracle pour retenir le marabout, qui s’apprêtait à quitter sa zaouïa devant les colères impériales. Un
thaumaturge fort connu dans la ville, Sidi Saïd bou Othman, voulut venir en aide à son confrère et lui apporta une outre, en l’invitant à souffler dedans. Or, au gonflement de l’outre se mit à correspondre une retoutable enflure dans le ventre du souverain ; il n’en fallut pas davantage pour amener le sultan à résipiscence, et c’est à cette circonstance que Sidi
ben Aïssa dut de ne point quitter son séjour de Miknâs.
Si des disciples dégénérés ont déformé la doctrine du maître, il importe assez peu aux descendants actuels de Sidi ben Aïssa, qui forment une de ces familles privilégiées, comme on en trouve tant au Maghreb, où la crédulité publique permet h d’indignes rejetons de cborfaetde marabouts d’exploiter imprudemment la baraka de leur auteur et de vivre, sans rien faire, des aumônes apportées par le menu peuple à la koubba de l’ancêtre. La zaouîa-mère est à Miknâs, ainsi que le tombeau du maître, et c’est dans cette ville que se trouve, en conséquence, le centre de l’exploitation des Ouled-Cheikh. L’administration en est confiée à un grand moqaddem, qui était choisi naguère parmi les descendants du marabout et qui n’est plus maintenant qu’un simple feqih, nommé par les participants. Le grand moqaddem actuel se nomme Sidi el-Abbès ben el-Hadj el-Alssaoui, et son père remplissait déjà les mêmes fonctions d’intendant du fonds religieux pour le compte de la famille. Sa charge consiste à administrer les biens « haboussés » à la zaouïa et d’assurer le service religieux dans la koubba, où les taïfas d’Àyssaoua, instituées à Miknâs, au nombre d’une douzaine, viennent, chaque vendredi, faire leurs contorsions.
Comme Sidi ben Aïssa était un chérif, sa descencendance a reçu la même organisation que les autres groupes de chorfa, c’est-à-dire qu’elle est réunie autour d’un mézouar choisi dans son sein et agréé par le makhzan. Ce mézouar est naturellement le président du conseil d’administration de la zaouïa, et son autorité s’étend sur tous les membres de la famille;
le plus grand nombre d’entre eux vit à Miknâs, mais on en compte deux à Fez, deux à Rabat et à Tanger, huit à Àrzila et un au Sous.
ZEMMOUR :
Les Zemmour sont une puissante tribu berbère, disposant de 4 à 5.000 cavaliers ; elle est, pour le makhzan, la plus gênante de toutes les tribus du blad es-siba. Ce sont en effet, les Zemmour, qui, avec les Zaîr, occupent la région accidentée, prolongeant jusqu’à la mer les derniers contreforts du moyen Atlas ; et leur insoumission permanente oblige le makhzan à faire un énorme détour par Rabat, afin de communiquer entre les deux royaumes de Fez et de Marrakech. Les Zemmour se divisent en deux grandes fractions, les Aît-Zekri et les Aït-Djébel-Eddoum, dont les subdivisions se ramifient à l’infini. Sauf deux petits groupes arabisés, toute la tribu parle un dialecte berbère. S’ils acceptent bien des caïds nommés par le sultan, ils ne leur laissent exercer aucun commandement effectif; et la seule autorité qu’ils reconnaissent volontiers est l’autorité religieuse des chorfa d’Ouazzan, dont ils sont presque tous les serviteurs. Ils ne paient point d’impôts ; c’est le makhzan, au contraire, qui doit, le plus souvent, acheter leur tranquillité. Quand les Zemmour se sentent en belle humeur à l’égard du sultan, ils lui envoient la hédiya, h l’occasion des fêtes religieuses, et quelquefois même ils fournissent des contingents, en cas d’expéditions dans la région de Fez.
Tels étaient les redoutables adversaires avec lesquels se mesurait la mahalla. Aussi, après deux ou trois sougas infructueuses, se hâta-t-on de faire intervenir les chorfa. — Grâce à l’intermédiaire d’un chérif ouazzani, les Zemmour voulurent bien accepter
une trêve. Quant aux Ghérouan, qui vivent dans un état mixte entre la soumission et l’insoumission, ils s’engagèrent à « remplir le pays », c’est-à-dire à réintégrer leurs villages et à assurer, sur leur territoire, la sécurité du passage; ils promettaient, en
outre, de restituer ce qu’ils avaient récemment volé aux gens de Miknâs aussi bien qu’aux tribus voisines… Afin de sauvegarder le prestige du makhzan, Ghérouan et Zemmour se prêtèrent h la formalité du « refuge » — mzaoug.
Quand le makhzan réside dans une ville impériale, les délégués de la tribu, qui se prête à ladite formalité, se rendent dans une mosquée quelconque servant d’asile… En colonne, les délégués se contentent de traverser la mahalla pour se placer auprès des canons alignés devant l’Afrag chérifien. Puis ils prononcent la formule sacramentelle :
« Chekoua alik ya Moulay Abdelaziz ! Je me plains h toi, ô Moulay Abdelaziz ! »
En même temps, ils coupent les jarrets de plusieurs taureaux qu’ils ont amenés avec
Eux (dbiha). Alors un mchaouri, son bâton à la main, sort solennellement de la tente impériale : « Sidna gâlkoum ma Ikoum. Notre Seigneur tous demande ce qu’il y a. » Quand les délégués ont brièvement expliqué leur requête, un secrétaire, ou même un vizir, dans les cas graves, entame avec eux les négociations définitives sur les bases primitivement convenues avec les chorfa. Et ces mêmes chorfa doivent encore intervenir au dernier moment; car le makhzan fait toujours mine de se refuser à un accommodement et déclare n’y consentir, en fin de compte, que par considération à l’égard des vénérables intermédiaires.
BNIQA :
Chacune des neuf beniqas, qui s’ouvrent sur la cour intérieure du Dar el-makhzan, représente un département ministériel ; ce sont de grandes pièces complètement nues, avec des nattes et des tapis étendus sur le sol. Vizirs et secrétaires y arrivent, leur feutre replié sous le bras, et s’accroupissent à la place accoutumée. Par terre, devant le ministre, se trouve un petit bureau, contenant un encrier, des plumes et du papier. Les secrétaires moins favorisés doivent tirer tout le nécessaire de leur propre chkara. Il n’y a point de table et tout le monde écrit sur sa main. Le seul gros meuble de la beniqa est un
casier, consacré aux archives, où le secrétaire-archiviste empile les registres destinés à la copie des minutes et les lettres reçues, qui sont groupées par petits dossiers, enveloppées dans des étoffes blanches à ramages. Le vizir se place au fond et au milieu de la pièce. Les secrétaires s’alignent à sa droite et à sa gauche, selon une stricte hiérarchie, qui détermine leur avancement, de gauche à droite, au fur et à mesure des vacances ; les deux premiers secrétaires, de droite et de gauche, sont les fonctionnaires les plus importants du département. Dans la beniqa du grand vizir, ce sont les deux directeurs du Midi et du Nord, celui de droite traitant les affaires du Hawz et celui de gauche celles du Gharb. Les autres secrétaires ne s’occupent pas d’affaires déterminées ;
On les emploie, selon leurs aptitudes, à tel ou lui compartiment de la littérature administrative ; l’un*st chargé de convoquer les harkas, l’autre sait mieux annoncer les victoires et faire ressortir le nombre à télés coupées ; un troisième a le remerciement aisé; un quatrième le reproche acerbe ; si bien que chacun d’entre eux se voit chargé de la
rédaction la plus conforme à sa manière. Ainsi s’accomplit la correspondance officielle de labeniqa,qui, contenant des ordres à exécuter, doit être soumise à la signature impériale. La correspondance particulière, dans laquelle le ministre fournit aux caïds des renseignements ou des indications, est confiée à trois ou quatre secrétaires, accroupis au-devant du grand homme ; ils sont appelés les secrétaires d’en face, en réalité le cabinet du vizir.
Chaque beniqa est constamment visitée par les gens qui y ont h. faire. Il est d’usage que les caïds des tribus fréquentent le Dar el-makhzan, quand ils sont présents à la cour ; ils en profitent pour régler les affaires de leur circonscription avec le département compétent ; ou bien ils s’installent dans la beniqa d’un vizir ami ; sinon, ils restent modestemcnt assis auprès d’une porte, sur un de ces sacs en paille, usités dans les maisons marocaines, et que Ton nomme des ferlalas. Les solliciteurs viennent assiéger le ministre des réclamations ; les caïds er-raha se rendent chez l’allef pour régler avec lui
tout ce qui concerne leurs troupes. Et cela fait toujours, aux heures de makhzéniya, un mouvement très intense dans la cour spéciale, consacrée au gouvernement du Maroc.
GOUVERNEUR et OPPOSITION :
La principale autorité de Fez el-Bali est le gouverneur; il descend chaque jour dans le bas de la ville, au Dar Bou Ali, où il rend la justice pour toutes les affaires qui ne relèvent point de la loi religieuse. Le gouverneur actuel est un superbe Rifain, originaire de Tanger et appartenant à une très vieille famille makhzan. Si Àbderrahman ben Àbdessadok est populaire à Fez, où son administration est extrêmement douce. Il a eu fort à faire, au cours de la récente
agitation, pour contenir les Fasis qui, par tempérament, sont toujours de l’opposition. Les critiques, répandues à Fez el-Bali contre le sultan, avaient ému le makhzan, qui s’en était plaint au gouverneur. Celui-ci dut se résoudre à défendre les attroupements dans la rue et les réunions nombreuses dans les maisons ; il convoqua donc les notables pour leur dire sa douleur d’être pris entre l’enclume de Fez-el-Bali et le marteau du makhzan; il les supplia de
faire tenir les langues plus tranquilles, faute de quoi il ne lui resterait qu’à se réfugier à la mosquée de Moulay Edriss et à demander d’être relevé de ses fonctions. Par considération pour leur gouverneur, les Fasis s’imposèrent quelques jours de silence : il va sans dire qu’après ce court délai accordé à Si Abderrahman, les racontars reprirent de plus belle.
MOSQUEES :
La division du temps en heures de jour et en heures de nuit compte assez peu pour les Fasis, qui se règlent plus volontiers sur les heures de prière. Dès l’aube, Fajr, vers une heure et demie, Duhr, entre trois et quatre heures, ‘asr, au coucher du soleil, maghreb, et à la nuit close, ‘asha, se répand sur toute la ville une immense acclamation : du haut des minarets, les muezzins appellent les croyants ; seule, la prière du matin — subh — n’est pas proclamée par eux. En même temps, sur une potence en bois, fixée au sommet de chaque minaret, est élevée une lanterne, s’il fait nuit, ou un drapeau blanc, s’il fait jour : « Allah akbar I Allah akbar ! Dieu est le plus grand ! Il n’y a de Dieu que Dieu et Mohammed est son prophète… Venez a la prière, venez faire le bien ! Allah akbar! Il n’y a de Dieu que Dieu ! »
Pendant les cinq dernières heures de nuit, par une coutume spéciale à Fez, ces chants se succèdent du haut du minaret de Karouiyin. Un riche Fasi, du nom de Ben Hayoun, qui vivait naguère dans le voisinage de cette illustre mosquée, fut frappé, durantune maladie, du silence et de la solitude des nuits. Il se décida, en conséquence, à faire une fondation pieuse ; il institua les « compagnons des malades ». Ces compagnons sont des muezzins, au nombre de dix, dont la charge se transmet héréditairement : de demi-heure en demi-heure, chaque nuit, dans le même ordre, ils se succèdent en chantant des prières;
le dernier d’entre eux, à la fin de sa demi-heure, hisse le fanal de l’aube. Les noms de ces muezzins sont connus de tous les Fasis ; leurs voix sont familières à tous, et les gens qui se réveillent la nuit savent les distinguer et reconnaître immédiatement l’heure exacte, d’après la voix du religieux chanteur. Les mosquées de Moulay Edriss, d’Erresif et des
Andalous entretiennent des muezzins de même espèce, pour les trois dernières demi-heures avant l’aube.
Un pavillon bleu, élevé, le matin, sur les mosquées, annonce le saint jour du vendredi. À dix
heures, il est remplacé par un pavillon blanc, qui demeure jusqu’à l’heure de la prière. Parmi les multiples mosquées et oratoires de Fez, il n’existe que 16 mosquées de khutba, où peut être faite la prière du vendredi. Dans chacune, elle est célébrée à des heures différentes, entre l’ouli et l’aser. Dès midi, la prière est dite dans la grande mosquée de Fez el-Djedid, où se rend le sultan, à Moulay Edriss et aux Andalous ; à une heure et demie, à Qaraouiyîn ;
vers trois heures, à la mosquée de Bab el-Guissa.
Dans toutes les mosquées, le service est assuré par un imam, qui fait les prières journalières, par des hassaba, lecteurs de Coran, et par des muezzins ; les mosquées de khotba disposent, en outre, d’un khatib ou prédicateur, qui est seul qualifié pour dire la prière du vendredi. En vertu d’un usage déjà vieux, les khatibs de Fez sont tous choisis par le makhzan, parmi les descendants d’un grand savant, Sidi ‘Abd-l-Qadr l-Fasi, qui vécut au xvii e siècle, et dont la
koubba se trouve enclose dans les maisons du quar- tier d’l-Qalqaliyin. Les membres de cette famille groupent leurs habitations autour du tombeau de l’ancêtre.
Sauf les oratoires qui sont de simples chambres de prières, les mosquées de Fez sont toutes construites sur un modèle uniforme : une cour intérieure, avec une fontaine centrale; sur les côtés, des arcades massives, blanchies à la chaux, formant une série de nefs. Les portes sont ornées d’auvents en bois travaillé, de sculptures sur plâtre, parfois même d’un portique extérieur, qui recouvre la faible largeur de la rue. Seuls, les minarets sont de forme et
de décorations variées. Les plus anciens sont très laids : ce sont des tours lourdes et blanches, sans ornements, que coiffe une disgracieuse coupole ; ils déparent les plus célèbres mosquées de la ville, el-Karaouiyin et les Andalous. Les minarets des Mérinides sont la gloire de Fez; ils se sont élevés et amincis ; leurs parois sont recouvertes de reliefs en brique et de mosaïques de faïence; ils sont surmontés d’une lanterne légère, terminée par des boules dorées ; tels
sontles minarets delà grande mosquée de Fez el-Djedid, de la médersa El-bou-Ananiya et de la mosquée d’Àbou el-Ilassan, à Fez el-Bali. Enfin, les minarets modernes gardent la même finesse de lignes, mais ils se reconnaissent aux plaques de céramique verte, qui les recouvrent et qui sont d’un art très inférieur ; on les voit à Moulay Edriss, aux mosquées d’Erresif
et de Sidi Ahmed ech-Chaoui, ainsi que dans les deux mosquées du Dar-l-makhzan.
HUBÛS :
Ce sont les biens hubûs, qui font vivre la presque totalité des services urbains ; leurs revenus entretiennent le culte, la justice de Chraa, l’enseignement supérieur, l’assistance et l’édilité publiques. Certaines fondations pieuses sont créées dans un but déterminé : un hubûs spécial assure une distribution journalière de pain dans les prisons ; un autre,
la prière et la récitation du Coran dans les bastions extérieurs de la ville ; un troisième, le logement des ‘adûl, chargés du calcul des mois lunaires. Il y a également des hubûs consacrés à l’enlèvement des ordures et à l’éclairage de Fez el-Bali ; un employé est entretenu sur un habs fantaisiste, pour recueillir les rats et autres bêtes mortes, qui lui sont payées à tant par tête. Quelques habous, d’une générosité naïve, sont peu à peu tombés en désuétude : il existait naguère une œuvre de mariages, confiée à de vieux adoul, dont la boutique était transformée en agence matrimoniale; bien plus, afin de donner aux ménages pauvres de bonnes impressions au début de leur vie commune, on les hébergeait gratuitement pendant une semaine dans une maison très confortable, dont on ne voit plus aujourd’hui que les ruines. Un groupe de musiciens devait se rendre, tous les vendredis, à l’hôpital des fous pour distraire les pensionnaires ; sur l’effet produit par la
musique, on jugeait des progrès de la guérison.
A Fez, les propriétés des habous sont innombrables : on peut dire que presque tous les immeubles destinés à un usage public leur appartiennent. Leurs souks, fondaks, marchés, bains maures, fours, moulins et abattoirs sont loués à des marchands ou à des tenanciers. Leurs maisons font l’objet de baux très longs, consentis à des particuliers, qui peuvent en
acheter la clef : moyennant une somme déterminée, jointe à une faible redevance annuelle, ils deviennent ainsi de véritables propriétaires. Tous les Hubûs, à l’exception des biens appartenant à la zaouïa de Moulay Edriss, relèvent de deux administrations distinctes : ceux de toutes les mosquées et koubbas de la ville sont confiés aux deux nadirs chargés de l’administration des biens de la mosquée de Karaouiyîn. L’assistance publique incombe au nadir spécial, préposé aux biens des pauvres oubiens de Sidi Fraj.
La rémunération des services urbains dépendant étroitement des H, il s’en suit naturellement
que la principale autorité de Fcz-el-Bali revient, en fait, moins au gouverneur, représentant direct du makhzan, qu’aux fonctionnaires religieux, aux cadis, chefs réels du corps des oulémas.
QADI-S :
Naguère, l’unique cadi de Fez avait le titre de cadi des cadis et nommait lui-même à toutes les fonctions de l’ordre religieux ; depuis une cinquantaine d’années, ses pouvoirs ont été réduits par le makhzan, qui s’est réservé le droit de nomination, et la charge a même été dédoublée. Il y a aujourd’hui deux cadis à Fez-el-Bali, le premier et le second ; ils constituent le tribunal du Shr‘a et désignent eux-mêmes leurs suppléants, en cas d’absence ou d’empêchement. Le demandeur peut choisir celui des deux cadis qu’il préfère ; mais, le procès une fois commencé, il n’est pas permis de changer. Aucune juridiction d’appel n’est instituée ; le plaideur évincé peut s’adresser à des oulémas, qui sont des savants consultants; il réunit leurs avis sous forme de Fatwa et les présente à son juge. Si ces Fatwa paraissent offrir une suffisante valeur et si la partie adverse n’est point en mesure d’y répondre par des fetouas plus concluants, le cadi peut se résoudre à modifier son jugement primitif.
La procédure et les actes sont dressés par des ‘adûl, nommés par les cadis, dont les petites boutiques se multiplient autour de Karaouiyin et qui reçoivent leurs honoraires de leurs clients. Les deux cadis ont coutume de siéger dans des mqçûra, qui sont des pièces attenantes aux mosquées ; le premier se rend à Karaouiyin, le second à Erresif. D’ordinaire, leurs audiences se tiennent de l’ouli à la prière du dohr, parfois aussi, en cas de besoin, de l’aser au moghreb ; mais, quand il s’agit d’une affaire urgente, envoyée par le makhzan, les cadis n’hésitent pas à la trancher séance tenante dans leur propre maison. Les deux cadis actuels de Fez, Si Abdallah ben Khadra et Si Hoinéid Bennani passent pour gens intègres. Ce sont de puissants personnages qui contrôlent l’administration des hubûs, proposent au makhzan le choix du clergé des mosquées, des professeurs de Karaouiyin et des cadis pour tout le pays makhzan.
MURISTAN et HUBUS SIDI FRAJ :
Les institutions de bienfaisance, entretenues sur les habous de Sidi Fradj, secourent les pauvres de la ville, leur donnent nourriture et vêtements et pourvoient, après leur mort, à leur enterrement. Il n’existe aucune œuvre spéciale pour les enfants abandonnés
ou les malades ; on ne s’intéresse qu’aux aveugles, pour lesquels ont été fondés deux asiles. Le centre de cette administration et rétablissement principal sont dans le moristan de Sidi Fradj, dont le rez-de- chaussée est une maison de fous et le premier étage une prison de femmes. En bas, des cuisinières préparent les mets destinés aux pauvres qui se présentent quotidiennement; le matin, on distribue de la soupe, à midi, de la viande, et le soir, du couscous. Aux fêtes, on donne des aumônes en espèces et des
secours aux chorfa miséreux, quand ils ont la mauvaise fortune de ne pas être pensionnés par le makhzan.
MSID :
C’est l’administration des hubûs de Qarawin qui se charge d’assurer l’enseignement public. L’instruction coranique est prodiguée dans les multiples écoles de quartier — msid; — ce sont, en général, de petits recoins, situés au rez-de-chaussée, fermés par des paravents en bois découpé et d’où s’échappe le bourdonnement continu des enfants
anonnant les versets du livre sacré. Le local et le matériel sont entretenus par les habous; mais le feqih, préposé à l’école, est choisi par les gens du quartier et rétribué par ses élèves. Dès l’âge de cinq ans, les garçons commencent à fréquenter l’école ; ils y apprennent à lire, a écrire et à réciter le Coran ; selon leur mémoire, ils le repassent trois, quatre ou cinq fois, puis s’en vont, entre douze et dix-huit ans, leur éducation ainsi terminée. Il est d’usage
que l’élève apporte au maître une légère redevance tous les mercredis, à la fin de chaque mois et au moment des vacances pour les grandes fêles.Quand un enfant a achevé de lire un des chapitres du Coran, le feqih a l’habitude de tracer sur l’ardoise de l’écolier une figure ; les parents, ainsi prévenus, envoient aussitôt une gratification, qui peut devenir fort importante quand l’enfant a atteint le dernier chapitre.
Pour les filles, il existe à Fez une quinzaine d’écoles qui sont de véritables cours particuliers, tenus par des femmes instruites ; mais la présence des enfants y est assez irrégulière, et elles quittent l’école dès qu’elles ont treize ou quatorze ans. Il y a, en outre,
des écoles professionnelles, fonctionnant d’une façon analogue, pour la couture et la broderie. Les garçons ne disposent encore d’aucune école professionnelle. S’ils veulent apprendre un métier, ils doivent entrer comme apprentis, dès leur sortie de l’école primaire ; si, au contraire, ils recherchent une instruction supérieure, ils vont suivre, dans les mosquées et les koubbas, les cours des professeurs privés ou s’adressent à l’enseignement officiel, installé dans la mosquée de Qarawîn.
UNIVERSITE QARAWIN :
La mosquée de Karaouiyîn est la plus grande de Fez. Les étudiants et les fidèles pénètrent dans la cour par trois portes, dont les baies toujours ouvertes permettent aux chrétiens exclus d’admirer deux magnifiques fontaines; celles-ci, rattachées aux nefs latérales par de petits pavillons en pierre sculptée, sont de tous points semblables au fameux pavillon
de la cour des Lions, dans l’Alhambra. Au fond, se prolonge, obscure et mystérieuse, la longue enfilade des arcades de la mosquée, qu’embellit la piété des générations successives et dont les dimensions sont telles, dit le Roudh el-Qartas, que vingt-deux mille personnes y peuvent assister à la prière, sous les voûtes de deux cent soixante-dix colonnes. Karaouiyîn
est le seul foyer intellectuel au Maghreb. L’enseignement y est donné matin et soir. Le matin, de l’aube à l’ouli, se succèdent, en trois séances, les cours de droit; l’après-midi, du dohr à l’aser, les cours de grammaire, de syntaxe, de prosodie, de logique, d’éloquence et de rhétorique. Des professeurs de moindre importance enseignent l’astronomie et les mathématiques ; quant à l’histoire, les étudiants sont supposés l’apprendre dans les livres.
BIBLIOTHEQUE :
Il existe encore à Karaouiyin une bibliothèque, qui fut célèbre ; l’émir Mérinide y déposa, en 1285, un fonds de livres, qui faisait partie du butin conquis sur le roi chrétien de Séville. Aujourd’hui, cette bibliothèque délaissée n’a plus guère d’importance. Les étudiants, auxquels les livres étaient prétés jadis, s’abstinrent fréquemment de les restituer; ce qui restait d’ouvrages de quelque valeur fut pris d’autorité par Moulay el-Hassan et réparti dans les Dar el-makhzan des quatre villes impériales, où se trouvent les plus riches bibliothèques du Maroc. Il reste aujourd’hui un millier de volumes, contenus
dans une seule salle. Instruit par l’expérience du passé, le bibliothécaire ne prête plus ses livres; parfois seulement, il en débite des cahiers aux étudiants, qui désirent les copier.
LECTURE :
La plupart des feqihs possèdent quelques livres; mais on cite peu de grandes bibliothèques particuères : la plus célèbre de Fez est celle d’un chérif, oncle du sultan, Moulay Edriss bon Abdelhadi. Malgré le faible débit des livres, le mouvement littéraire est assez important : les savants écrivent volontiers sur l’histoire, le droit, la jurisprudence et surtout sur la religion, car les livres religieux sont assurés d’un public plus étendu que les livres de science. Les ouvrages sont imprimés par les trois lithographies qui existent dans la ville, ou bien au Caire : des négociants Fasis, en relations avec l’Egypte, achètent le manuscrit à l’auteur et se font éditeurs pour la circonstance. Il n’y a pas au Maroc d’imprimerie arabe
en dehors de Fez. Le commerce des livres se fait dans huit échoppes de libraires, groupées dans les Sbétriyin, derrière Karaouiyîn. A côté, se trouve un nombre à peu près égal d’échoppes de relieurs, qui confectionnent de jolies reliures en peau, mais sans
aucune des recherches d’art usitées dans certaines parties de l’Orient. Tous les vendredis, après la khotba, se tient à Karaouiyîn un marché de livres, où sont vendus à la criée les vieux bouquins des étudiants.
1. Certains ouvrages traditionnels forment la base de l’en geignement de Karaouiyin. Sidi Khalil, qui fut le grand jurisconsulte du rite malékite, constitue, avec ses commentateurs. le fondement de l’étude du droit. Les études littéraires reposent principalement sur deux ouvrages, YAdjroumiya et la Alfiya.
UNIVERSITE, suite :
Les cours ont lieu dans un coin quelconque de la mosquée, où les tolba se groupent autour de leurs professeurs. C’est la voix publique qui désigne les professeurs. Un taleb réunit autour de lui quelques étudiants; s’il réussit à plaire, il augmente son auditoire et la renommée lui attribue le titre de feqih ; enfin, il parvient à obtenir des cadis sa nomination de professeur de cinquième classe. Dès lors, il est fonctionnaire appointé par les Hubûs, et reçoit, à l’occasion des fêtes, une sila du makhzan, c’est-à-dire une somme d’argent et un habit, avec une mouna de blé et de viande.
Le professeur passe par les cinq classes successives : son traitement et sa sila augmentent avec son grade. Mais il n’est en réalité que professeur auxiliaire jusqu’à la première classe, qui,
seule, donne droit de s’asseoir sur la quatrième marche d’une estrade, du haut de laquelle on domine ses auditeurs. Le nombre des chaires de Karaouiyin oscille entre quinze et vingt; plusieurs d’entre elles ont été fondées par des habous spéciaux, qui déterminent les heures des cours et la nature de l’enseignement. Il existe actuellement dix-sept professeurs de première classe.
MADRASA et TULBA :
Les tolba originaires de Fez habitent dans leurs familles ; ceux qui arrivent de toutes les parties de l’Empire s’installent, pour la durée de leurs études, dans l’une quelconque des médersas de la ville. Il y avait, à Fez, neuf médersas : quatre ont été désaffectées. Les cinq, qui sont encore habitées et contiennent cinq cent quatorze chambres, sont : El-
Mesbahiya, El-Attarin, Ech-Sharratin, Es-Seffarin, Bab el-Guissa ; toutes appartiennent aux Hubûs. D’ordinaire, dès leur arrivée, les étudiants achètent la clef d’une chambre, qu’ils paient de vingt à deux cents douros ; ils en gardent la jouissance pendant la durée de leurs études, puis la donnent ou la revendent au moment de leur départ ; les plus pauvres s’accommodent avec un ami ou un contribute plus fortuné.
Chaque médersa est dirigée par un moqaddem qui n’est pas étudiant, mais doit être choisi par les étudiants; il préside au balayage, à l’éclairage et à la distribution quotidienne du pain fourni par les Hubûs. Dans les mosquées des médersas, un taleb fait
la prière et récite le Coran, à moins qu’il ne s’y trouve un imam, pris au dehors. Il est d’usage que la plupart des tolba de même origine se groupent dans une même médersa. Les gens du Hawz occupent El-Mesbahiya ; ceux du Tafllelt, quelque Jbala et les étudiants venus de l’Est, même de l’Algérie, vont Sh-Sherratin ; Bab el-Guissa reçoit le
gros des Jbala ; Saffarin, les gens du Sous ; enfin les étudiants des villes, Rabat, Casablanca, Tétouan, etc., se réunissent à el-Attarin. Les tolba vivent généralement par petits groupes et prennent leurs repas ensemble. En dehors du pain journalier, qui vient des habous, ils comptent sur la munificence des particuliers, dont la charité a coutume de pourvoir à leur subsistance; les étudiants savent dans quelles maisons magnifiques ils sont assurés de
rencontrer la harira et le couscous; certains connaissent un assez grand nombre de ces précieuses adresses pour pouvoir tirer quelque revenu de la vente des mets qu’ils y reçoivent.
Naguère, les tolba pouvaient rester dix ans en médersa ; la onzième année seulement, on leur supprimait le pain quotidien et on les expulsait de leurs chambres. Cette coutume est maintenant abolie : au bout de trois ans, on exige du taleb, qui a fréquenté Karaouiyin, quelque preuve de science. S’il la donne, sa renommée commence à s’établir et, en l’absence de tout examen, lui tient lieu de diplôme. Une fois dispersés par la vie, la carrière des tolba est fort incertaine. Peut-être resteront-ils toute leur vie de simples lettrés ou de modestes adoul ; peut-être aussi deviendront-ils imams et khatibs dans les grandes mosquées, cadis dans les villes ou les tribus, voire professeurs à Karaouiyin et même secrétaires au makhzan.
MY IDRIS :
Les revenus des habous de la mosquée de Moulay Edriss sont uniquement employés à la réparation et à l’entretien du sanctuaire ; les chorfa Edrissites, dont les générations successives s’enrichissent de la sainteté de leur ancêtre, se contentent des dons en
argent et des offrandes multiples, apportés parla piété publique.
Une grande mosquée est attenante h la koubba du saint fondateur de Fez, précédée d’une cour avec fontaine centrale : tous les entours de Moulay Edriss, qui contiennent des maisons et des souks, sont considérés comme Hurm, c’est-à-dire sanctifiés par le
voisinage du tombeau sacré ; une barre transversale en défend l’accès aux bêtes de charge, aux chrétiens et aux juifs.
Dans une koubba carrée, se trouve le tombeau, recouvert de draperies et d’étendards, autour duquel on entretient, la nuit, des lampes d’huile. Tout auprès, sont enterrés le fils de Moulay Edriss et de nombreux chorfa. Un tronc a été placé à la porte de la mosquée ; deux autres, les plus lucratifs de tous, aux deux extrémités du tombeau ; enfin, les passants jettent de l’extérieur des pièces de monnaie dans la koubba par une fenêtre. Les pèlerins viennent aussi
offrir des cierges, et les gens qui ont une faveur à demander à Moulay Edriss lui envoient, pour le sacrifice, des bœufs et des moutons.
Tous les lundis, le moqaddem de Moulay Edriss doit recueillir l’argfcnt des troncs, les cierges et le bétail offerts ; sous le contrôle des plus notables parmi les intéressés, il les distribue entre les cent vingt chorfa Edrissites, femmes et hommes, qui, habitant à Fez, ont participation héréditaire à cette prodigieuse aubaine. Il y a toutefois une quinzaine de jours pendant lesquels les chorfa Edrissites de Fez sont privés du produit des troncs. A l’époque du
Mouloud, leurs cousins de la zaouïa de Moulay Abdesselam, qui habitent le Djebel entre Tétouan et el-Ksar, descendent dans la capitale, s’installent d’autorité dans la mosquée et s’en approprient les offrandes. Afin de compenser les pertes causées par cette invasion de Jbala pillards, auxquels il faut passer toutes les fantaisies, le makhzan a coutume
d’attribuer aux usufruitiers légitimes une indemnité annuelle de cent douros.
Le moqaddem de Moulay Edriss est donc chargé d’une administration fort importante ; la tradition veut qu’il soit alternativement choisi dans les deux familles, d’origine andalouse, des Ouled-er-Rami et des Ouled-el-Goumi. 11 est nommé par le makhzan, qui désigne le personnage le plus qualifié de l’une des deux familles. Mais, si l’une fournit le moqaddem
officiel, l’autre y adjoint toujours un officieux ; tous deux doivent présider ensemble aux opérations de la communauté. Toutefois, ce sont les Ouled-el-Goumi qui possèdent la garde héréditaire des clefs, et il est d’usage que l’un d’eux habite une petite chambre, auprès de la koubba, afin d’ouvrir le sanctuaire, moyennant rétribution, aux gens qui désireraient y faire un pèlerinage nocturne.
Le sanctuaire de Moulay Edriss est, en réalité, le centre de la vie fasie. Quand le sultan entre dans sa capitale, sa première visite est pour le patron de la ville, et tous les nouveaux arrivants suivent cet exemple. Toutes les aspirations des Fasis, tous les embarras du makhzan se traduisent par des sacrifices au tombeau vénéré. Les familles sollicitent la bénédiction du saint pour un enfant qui naît ou pour un couple qui se marie ; c’est dans la mosquée que les circoncisions se pratiquent, et c’est au nom de Moulay Edriss que tous les mendiants de la ville implorent la charilé des passants. De plus, la zaouîa est le lieu d’asile le plus illustre du Maroc : l’ombre redoutable de Moulay Edriss intervient, a ce titre, dans toute la vie publique de l’Empire. Quand un criminel a commis quelque attentat, quand un débiteur est insolvable, quand un fonctionnaire a dissipé les fonds du makhzan ou quand un caïd se sent à la veille dune redoutable disgrâce, ils se précipitent vers ce refuge.
Jusqu’à ce jour, l’asile est demeuré inviolable, et cela par consentement unanime. Les grands d’aujourd’hui ne savent pas s’ils ne seront pas les persécutés de demain. A Fez, il y a nombre de saints, dont les tombeaux peuvent servir de refuge. Les plus fréquentés sont Sidi Ahmad sh-Shawi, Sidi ‘Abd-l-Qadr el-Fasi, Sidi Ahmad T-Tijani et Sidi ‘Ali bou Ghalb ; mais les gens, qui ne sont point serrés de trop près, prennent leur temps pour aller de préférence jusqu’à Moulay Edriss makhzan ou créanciers du réfugié sont alors contraints de négocier avec lui en vue d’une transaction. Cette procédure est si bien admise, que dans une maison dépendant de la mosquée, — le Dar l-Gitûn, la maison de la tente, ainsi nommée, parce qu’en ce lieu, Moulay Edriss aurait fait dresser sa tente, lors de son arrivée à Fez, — le rez-de-chaussée est assigné comme logement aux femmes réfugiées. Les hommes s’installent comme ils peuvent, dans la mosquée ou dans la koubba ; niais ils trouveront bientôt un logis convenablc, dans une maison que le makhzan leur fait en ce moment construire. Quand un cas de refuge se produit, le moqaddem est obligé d’en avertir aussi-
tôt le makhzan ou les individus intéressés. Si l’affaire en vaut la peine, on entre en négociations ; le réfugié a-t-il besoin de sortir pour la commodité de la discussion, il emporte avec lui, comme saufconduit, un vieux morceau de bois, où sont gravés
des versets du Coran, et qui aurait, dit-on, servi aux études de Moulay Edriss.
FUNDUQ :
Les transports sont assurés par les muletiers et chameliers qui logent, eux et leurs bêtes, dans les nombreux fondaks, affectés à cet usage et disséminés par toute la ville. La cour y est encombrée de chameaux, de mulets, de chevaux et d’ânes ; les hommes sont logés dans les chambres du premier étage; un chameau paie 20ct par jour, un cheval ou un mulet 12ct, un âne 6ct, un homme de 20 à 30 ct. C’est là que se forment les caravanes. Elles doivent, au préalable, acquitter des droits de sortie au F n-Njjârin, où fonctionne une administration, installée par le makhzan. Comme le blad es-siba touche presque aux portes de Fez et que plusieurs des tribus berbères, voisines de la capitale, s’obstinent à refuser l’impôt, on a imaginé de le percevoir indirectement par cette taxe sur les produits qui leur sont expédiés. Aucun convoi ne peut passer les portes de la ville, sans présenter une Nfûla, indiquant les droits acquittés; les convois à destination des ports sont pourvus d’une Nfûla
d’exemption. Les droits varient suivant la nature des marchandises.
Il existe à Fez 10 Funduq, appartenant aux Hubûs ; un onzième vient d’être construit par le niinislro des Finances Cheikh Tazi. Le plus grand est le fondak el-Qattanin (celui des
marchands de coton) ; on compte, en outre, le fondak et-Tattaouniyin, où résidaient naguère les marchands de Tétouan et le F. j-Jild (des peaux), où l’on vend, le matin, des peaux fraîches, et le soir des peaux tannées. Les rares négociants européens, ayant créé des dépôts à Fez, possèdent un dar s-Sl‘a, une maison de marchandises, qu’ils occupent tout entière à eux seuls.
Les négociants de Fez ont des relations fort étendues, et ils essaiment dans les principales villes du pays. Ils ont même fondé des colonies dans toute la Méditerranée et jusqu’en Angleterre. Ce sont des gens d’affaires fort entendus: à Fez, le commerce est
en honneur presque autant que la science ou la religion. Si bien que les Maures l’emportent de beaucoup sur les Juifs.
[…]
Les négociants Fasis n’ont pas attendu que l’Europe vînt chez eux. Les principaux, sont en relations directes avec les grandes maisons européennes ; ils ont même établi des comptoirs à Marseille et à Gènes. Pour Tachât des cotonnades, ils ont, à Manchester, une douzaine de comptoirs. De même, les maisons de Fez ont cherché le contact avec la clientèle. Elles ont plus de trente comptoirs au Sénégal, à Dakar et sur la ligne du chemin de fer jusqu’à Saint-Louis : quelques marchands ont même sollicité la naturalisation française, pour commercer au delà de Kaycs. En Algérie, la province d’Oran est inondée de boutiques marocaines, et il y en a jusqu’à Alger. En Egypte, un petit groupe marocain vit sous l’autorité d’une sorte de consul officieux, que l’on nomme Wkil l-Mghârba
[…]
Les métiers les plus délicats sont presque tous exercés par les gens de Fez; quelques Tlamçani sont cependant tisserands et fabricants de babouches. Quant aux métiers vulgaires, ils sont abandonnés aux étrangers, qui affluent pour gagner leur vie dans la capitale. La plupart des épiciers viennent du Sous, les maçons de Figuig, les savetiers duTafilelt ; les jardiniers sont Djébala, les portefaix Wulad-l-Haj, de la Moulouya, ou Béni-Hayoun, — petite tribu berbère
[…]
18 QUARTIERS
–Adoua : El-Keddan, Lagouas, El-Gézira, El-Adoua, El-Mokhfiya, Sid el-Oued (6)
– Qarawîn : El-Qalqaliyin, Ras el-Jnân, l-‘ayûn, Guerniz, El-Kattaniyin, Swîqat bn Salih (6)
– Lemitiyin : Talaâ, ‘Aïn ‘Âzliten, Zqaq Ezrroman, Fondak el-Yehoudi, Blida, Essagha (6)
[…]
Les 18 quartiers de Fez el-Bali sont administrés par autant de mqaddm l-hûma, que les habitants choisissent parmi eux et font agréer par le makhzan. Les moqaddems et leurs remplaçants sont généralement gens de peu et médiocrement payés des attributions multiples dont ils sont chargés : police et maintien de Tordre, justice de
paix et contrôle des eaux. Par leurs soins, les portes intérieures, qui barrent toutes les voies d’accès, doivent être closes pendant la nuit; en pratique, les portes sont fermées par le noctambule le plus notoire et ouvertes par les individus les plus matinaux du
quartier. La fermeture n’est vraiment assurée que si un propriétaire, voisin d’une porte, se charge du service. En outre, le moqaddem a sous Sa juridiction les femmes de mauvaise vie, qui lui fournissent bon gré mal gré le plus clair de leurs revenus. Enfin, en cas de harka, c’est lui qui, prévenu par le makhzan et assisté de quatre notables, préside aux opérations
du recrutement et de l’impôt. Pour prix de tant de peines, les moqaddems ont le privilège de déjeuner, tous les vendredis, dans la grande mosquée de Fez el-Djedid, après avoir assisté à la prière du sultan.
Deux Umana nommés par le makhzan, vaquent au service de la voirie; ils disposent d’employés pour faire procéder au balayage et à l’enlèvement des ordures. Quant au service des eaux, c’est une organisation particulière, qui n’est pas la moins curieuse des institutions de Fez. L’eau est la vie et le charme de la ville; les cascades de l’oued Fez la font circuler en tous sens, à, travers les maisons et les jardins; il n’est point d’orangerie qui ne soit sillonnée d’eaux courantes, point de patio qui ne possède sa fontaine ou son jet d’eau. Les fontaines publiques se multiplient dans les rues et, dans chaque quartier, des jours sont ouverts sur les canalisations pour recevoir les ordures ménagères, constamment entraînées par la rivière. Après avoir ainsi vivifié et purifié la ville, l’oued Fez devient un vulgaire égout collecteur, et ses eaux sales sont distribuées hors des murs, dans les jardins, qu’elles arrosent et fertili-
sent.
AMOUR des NEGRESSES
Les Maures sont, en effet, très friands des négresses ; chez un grand nombre d’entre eux, la couleur foncée trahit les goûts paternels. L’esclavage de ces concubines ou de ces servantes paraît, d’ailleurs, chose assez douce. La maternité les affranchit de droit; leurs enfants naissent légitimes. Le plus souvent, un Maure considère comme une action méritoire, au moment de mourir, d’affranchir quelques-uns de ses esclaves. Dans la vie journalière, les négresses sont beaucoup plus libres que les femmes blanches ; elles peuvent sortir à leur gré, mener au dehors la vie la plus irrégulière, et elles ne risquent,
au retour, qu’une raclée ou une décision radicale du maître, qui les fait mettre en vente, pour se débarrasser de leur inconduite. Du reste, cette mise en vente peut être exigée par toute négresse, qui aurait des motifs de plainte. Pour y contraindre son propriétaire, il lui suffit de se réfugier dans une koubba; la protection du saint lui garantit la possibilité de tenter une meilleure fortune dans une maison nouvelle.
RELIGIOSITE et FRATERNITES :
Les Maures ont un vif sentiment religieux, il y a parmi eux quelques indifférents par négligence : il n’y a certes pas d’incroyants. Chaque Fasi fait régulièrement ses prières, le plus souvent dans l’oratoire voisin, et, le vendredi, il ne manque pas la mosquée. Presque tous sont affiliés à l’une de ces confréries qui fournissent à leurs adeptes préceptes de vie et formules de prières.
Les plus recherchées sont les confréries purement marocaines ; tout le menu peuple se laisse séduire par les jongleries des Aîssaoua et des Hamadcha, dont les zaouïas-mères sont à Miknâs et au Zerhoun, mais qui possèdent, chacune, des zaouîas à Fez.
Les gens cultivés, et parmi eux la plupart des oulémas, sont Derqaoua, ou affiliés aux
diverses branches de cet ordre (Sqalliyin, Kettaniyin…); le principal cheikh Derqaoui réside dans le Djebel, chez les Béni-Zéroual, et un seul moqaddem administre, pour son compte, les cinq zaouîas de Fez.
Les Taîbiyin, qui relèvent des chorfa d’Ouazzan, comptent également bon nombre d’adeptes parmi les négociants et les propriétaires; ils absorbent presque toute la colonie des gens de Tlemcen, du Touat et du Tafilelt, établie dans la capitale, et leurs zaouîas comportent quatre moqaddems, groupant autour d’eux les affiliés de même origine.
Les confréries algériennes ont fait également de nombreuses recrues : on peut dire que les personnages les mieux placés de Fez sont Tidjaniya, et leur moqaddem actuel est un Algérien, Sidi el-Bachir;
on trouve aussi quelques membres de la confrérie des Yousfiyin, dont la zaouya-mère est à Milianah.
Il y a même quelques Qadriya qui relèvent de la zaouïa fondée à Bagdad, auprès du tombeau fameux de Sidi Abdelkader ed-Djilani.
TAKHRÎJA à la SORTIE du MSÎD
Quand le garçon est devenu assez grand pour fréquenter l’école, les moments où il achève la lecture de la moitié, puis de la totalité du Coran — Tkhrîja — sont célébrés par de grandes réjouissances dans les familles. Chez les gens aisés, de nombreuses invitations sont faites par les parents ; de son côté, le professeur de l’enfant a convié à la fête de la habibna ses collègues des autres msids. Il y a repas et musique ; des chanteurs psalmodient des versets du Coran ou des poèmes à la louange du Prophète. Après le repas, on étend dans la cour un grand drap blanc, on y place la planchette de Moulay Edriss, empruntée à la mosquée, et les invités y jettent des pièces de monnaie, qui seront le bénéfice du professeur.
FASSYAT :
Toute la vie sociale des femmes se passe dans les fêtes de famille ; du moins, il est assez rare qu’une fête sans objet précis soit donnée dans les milieux féminins. Il est rare aussi de rencontrer dans la rue une femme de rang élevé : parfois passe, à califourchon sur une mule, une forme enveloppée dans un burnous de fine étoffe : c’est une dame de haut parage qui va rendre visite à une amie ou distraire les loisirs de son seigneur et maître, installé dans quelque jardin. Les femmes du commun paraissent être plus libres dans leurs courses et dans leurs visites ; elles vont à pied par les rues, le bas de la figure voilé, la tête et le corps tout enveloppés d’un grand drap blanc, fixé à la taille par une ganse de couleur verte.
REPAS FASSI :
Il va de soi que les repas forment le principal prétexte des réunions. Les invités prennent d’abord le thé, s’accroupissent autour d’une table basse et se lavent les mains. Pendant ce temps, les serviteurs ont aligné, devant la porte, de nombreuses terrines en terre rouge, recouvertes de chapeaux en osier. Ce sont les plats nombreux, qui démoûleront à tour de rôle. La cuisine est excellente, mais se compose presque exclusivement de viandes de mouton, de poulets et de pigeons, préparés au beurre, à l’huile, ou en ragoût. Ces mets sont relevés d’olives, d’amandes, d’écorces de citrons ou d’amandes, de fèves, de pommes cuites, et, au printemps, de fonds d’artichauts sauvages, que l’on recueille dans la campagne : comme rôti, le mouton cuit entier devant le feu ou à la vapeur. Les Fasis ont coutume d’assaisonner ces plats avec des quartiers d’orange, des carottes confites dans le vinaigre, ou une salade coupée menue, laitues et radis. Vient le couscous, que l’on prend par- fois avec du lait, puis un dessert de fruits et de gâteaux de miel. Pour boisson, de l’eau pure, parfumée de bois de santal ; à la fin, une tasse de café. On se lave encore les mains, cette fois avec du savon, pour enlever la graisse, qu’a laissée le contact des mets ; comme les Maures n’ont point coutume de fumer, ils prennent une légère prise de tabac, puis chacun parfume longuement ses habits sur une cassolette, où brûlent des bois odorants, et tout le monde, silencieux, s’abandonne au plaisir du murmure des eaux dans la maison, de la verdure dans les jardins, et, le plus souvent aussi, de la musique.