VI : D’ANZOUR A TAZERT
Le cheikh Hammou marche en tète de notre caravane, silencieux, enroulé dans ses haïks blancs que recouvre un selhani sombre. Derrière lui, deux cavaliers : puis quatre mules montées et un piéton ; puis moi, sur une petite mule grise, absorbé par le levé de mon itinéraire et par mes photographies que la dislocation de mes appareils rend difficiles.
Nous traversons, perpendiculairement à son axe, la vallée iYAnzonr, et nous escaladons le plateau qui en forme le flanc Est ; puis nous cheminons sur ce plateau pierreux, inculte, sans arbres, sans maisons. Au Nord les crêtes dentelées du Haut-Atlas émergent au-dessus des nuages qui roulent dans la vallée de l’oued Sous comme un immense fleuve de brumes, charié par le vent d’Ouest. Il fait un jour gris, triste.
Tout à coup le cheval du cheikh s’arrête et recule. L’escorte surprise se télescope ; les cavaliers arrachent précipitamment les housses de leurs fusils, les muletiers sautent à terre.
Alerte ! Cinq hommes, de sinistre mine, barrent notre chemin, embusqués derrière les rochers, le fusil haut. On se hèle, on se questionne : — Qui êtes-vous. Passez au large ou nous tirons !.
Ce sont des Oulad Jel/al de la fraction d Oulad Ali ; ils veulent tout simplement nous piller. Le bonheur veut que je les connaisse ; deux d’entre eux sont de mes clients, les autres m’ont souvent reçu sous leurs tentes. On se reconnaît, les fusils se relèvent, on se congratule, on me félicite, et nous nous séparons avec des vœux de bon voyage et de prompt retour.
Le reste de la route est infiniment monotone. Après deux heures de marche sur le plateau d’ Ounzin nous tombons à pic dans un cirque encaissé, bien cultivé, d’environ 5 kilomètres de diamètre. Une bourgade en pierres rougeâtres couronne l’un des pitons de la berge Ouest. C’est Teifst, village Zenaga, enclavé dans le territoire d’ Ounzin. Nous y faisons étape dans la maison d’un notable.
Teifst est bien campée sur son socle rocheux, sa face Ouest est pittoresque, sa face Est domine à pic un ravin de 60 à lOOmètres de profondeur ; et, peut-être parce que ce fut ma première étape de liberté, les gens m’en parurent moins rudes, plus sympathiques, que ceux avec qui j’ai vécu depuis mon entrée dans Y AntiAtlas. ■ –
10 avril
Les proverbes berbères sont curieux pour l’antithèse qu’ils forment avec les nôtres. On y peut mesurer la différence qui sépare nos mentalités.
Nous disons :
« Times is money. »
Les chleuh disent :
« Le temps ne coûte rien. »
Il coûte si peu qu’on le prodigue, on le perd. Nous avons _passé toute la matinée à lézarder dans la salle basse, noire, et enfumée, où notre hôte nous a installés sur ses plus belles nattes et ses meilleurs tapis. Personne ne dit mot ; chacun suit son rêve, vaque à ses occupations. L’un rapièce sa sandale ; un autre fume béatement son kîf ; le cheikh Hammou égrenne son chapelet ; j’achève de réparer mes instruments.
La bouilloire chante sur son fourneau de terre dont un enfant souffle la braise et fait voler la cendre. Le moid eç-çinia, l’hôte préposé à la confection du thé, veille avec un sérieux de faqir et des minuties de Japonais à la préparation du breuvage classi-que. Dehors le vent de Nord-Ouest fait rage et roule dans le ciel de gros nuages menaçants. Quelques gouttes de pluie donnent -aux cultivateurs de l’espoir, à nous des craintes.
On se met en route à 11 heures seulement. D’abord on descend dans le fond du ravin que Teifst surplombe, pour gravir ensuite sa berge Sud. Puis, pendant trois heures, on chemine sur un sol de grès érodés, à travers le même paysage, tourmenté, désolé, sans rencontrer âme qui vive.
Vingt-quatre hommes nous font escorte, car le hruit court que les lien Tahia ont lancé les Oulad Jellal à nos trousses.
En transversant une cuvette, au fond de laquelle se trouve le bourg de Tatguemuut, notre escorte nous abandonne et fait un crochet pour éviter ce territoire : Teifst ot Tatguemout sont en guerre, et Teifst doit huit vies humaines à Tatguemout. La paix ne sera possible que lorsque l’équilibre sera rétabli entre les crimes des uns et les meurtres des autres. Nos guides ne paraissent pas soucieux d’acquitter cette dette.
Une heure plus tard nous atteignons le njebel Aguinan, barrière rocheuse qui coupe notre route. I. oued Aguinan en longe le pied Ouest ; on voit d’ici des villages jalonnant la vallée ; le plus proche est Aguerd. Ensuite la rivière contourne un piton rocheux, sur le sommet duquel les gens de la tribu d’Ounzin ont construit une importante bourgade, nommée elJ/dinet. Nous y montons, car ce sera notre gite. La route grimpe, en lacets courts et roides, à travers de beaux jardins où prospèrent, côte à côte, oliviers, palmiers, figuiers, amandiers et peupliers.
De la maison du cheikh, vaste demeure au plafond soutenu par deux belles arches, on découvre vers le Sud, la crête bleue du Djebel Bani et, vers le Nord, le long ruban de verdure de la vallée de l’oued AglJinan, qui se déroule et serpente parmi les collines rocailleuses.
Toute la soirée se passe en visites. Chacun tient à honneur de recevoir l’amrar des puissants voisins Zenaga, alliés et suzerains CL el-Medinet. On nous fait visiter le tombeau de Sidi lassin, patron de la bourgade, dont la qoubba blanche surmonte un tertre rocheux.
11 avril
Ce ne furent, toute la matinée, que festins et causeries oiseuses. Une cinquantaine de plats, une centaine de convives, ont défilé devant nous. Le menu change peu ; la conversation varie moins encore : Tagoulla et keskous ; formules de courtoisies toutes faites et invocations pieuses. Heureux peuple à qui l’art culinaire et les frais de -conversation coûtent si peu de soucis 1 Vers 10 heures l’on se met en route longeant le flanc du Djebel Aguinan. Un peu plus tard nous en franchissons la crête ; la région désolée, aride, qui s’étend devant nous, se nomme Anari; je ne me souviens pas avoir vu pays plus triste que ce désert, hossué de collines chauves, sillonné de ravins desséchés.
A 2 heures nous atteignons la plaine des lenaga. Rien de plus imprévu que cette immense cuvette à fond plat, rouge et fertile, encastrée dans les parois escarpées de Y Anti-Atlas. On dirait d’un immense lac desséché.
Les villages y font des îlots de verdure autour desquels les champs d’orge étalent un tapis plus pâle. Quelques monticules, témoins géologiques de l’effondrement de cette plaine, portent des ruines dont on nous dit les noms et les légendes. Nous descendons en lacets dans les grès rouges et les micas, et nous nous dirigeons vers une agglomération adossée à la paroi sombre et brillante comme une falaise de minerai de fer qui borde la face orientale de la plaine. On la nomme Azdeïf, elle est la résidence du cheikh Hammou, et sa forteresse solidement accrochée à la roche, a l’aspect d’un burg carolingien.
12 avril
Ce matin le cheikh Hammou est venu me trouver dans la salle tendue de beaux tapis que l’on m’a réservée ; il était accompagné de ses fils, de ses gendres, de plusieurs notables et marabouts dont je ne sais pas encore les noms. Il m’a salué très solennellement en me disant : — Celui auquel Dieu nous permet de sauver la vie devient notre enfant. Sois le bienvenu, et, quand tu seras rentré chez toi, dis à tous les tiens que les Zenaga les accueilleront comme des frères.
Depuis cet instant je vis, je marche, je mange, je dors, escorté, gardé, observé par
On s’efforce (le nie dire en tamazirt de fort aimables et intéressantes choses que je ne comprends pas. Je mets la main sur mon cœur avec un sourire et un salut, et nous sommes quittes et enchantés les uns des autres.
Pour avoir une idée de la topographie du pays, j’ai fait l’ascension de la falaise noire et luisante contre laquelle Azdeif est accotée; les fils du cheikh Hanimou faisaient l’office de ciceroni, et j’ai pu écrire sous leur dictée les noms des moindres bourgades éparses dans l’immense plaine qui s’étale a nos pieds, et des montagnes qui l’encadrent.
Le roc, d’où j’observe ce paysage, porte une ruine informe, éboulis de grosses pierres assemblées sans ciment ; ou la nomme Agadir n’ Sfiha.
Le Djebel Siroua se dresse à une vingtaine de kilomètres au Nord. Derrière lui court l’immense chaîne du Haut-Atlas.
13 avril
Le territoire de la tribu des Zenaga s’étend surtout en hauteur, du Nord au Sud, des Ait Amer au Djebel Bani. De l’Est à l’Ouest il est resserré entre les Oulad rallia et Oiinzin.
La plaine où nous sommes est admirablement fertile ; dans les années de pluie elle est le grenier de toute la région. Les quelques sources qui font vivre les villages perdus sur sa surface ne suffisent pourtant pas à l’irrigation des champs. Les puits sont nombreux mais les Zenaga ne savent pas les utiliser pour l’arrosage. De toutes les questions qui m’ont été posées celles relatives aux pompes, aux conduites d’eau, furent les plus fréquentes. Les habitants semblent avoir conscience de la possibilité de transformer leur pays ; ils m’ont exprimé à maintes reprises leur désir de voir venir chez eux un mal le m el-ma un spécialiste des questions d’eau, qui leur enseignerait les travaux à faire, et leur vendrait l’outillage nécessaire.
La tribu des Zenaga est indépendante, mais elle paye régulièrement l’impôt au qaïd du Glaoui dont elle relève. Le qaïd est venu plusieurs fois à. Azdeif. La sécurité et l’ordre qui régnent dans le Sud-Est du Maroc sont les résultats de son énergie et de son activité.
Le cheikh Hammou se nomme, de son nom complet, Mohammed Ida ou l’Qaïd. Sa famille gouverne depuis longtemps les Zenaga. Le qaïd dont il est fait mention dans ce nom patronymique est Si Brahim, trisaïeul du cheikh Hammou, qui fut intronisé qaïd des Zenaga par un Sultan de la dynastie Filala.
Le titre de qaïd ne s’est pas transmis, mais le commandement de la tribu est demeuré dans la famille depuis cette époque. Le cheikh actuel, qui gouverne depuis plus de trente ans, a rehaussé le prestige des Ida ou l’Qaïd. Fils d’une juive convertie à l’islamisme, il a plusieurs femmes, dont la première est sœur du cheikh Ahd er-Rahman ben Tabia. Il à huit fils ; l’ainé, Abd er-Rahman, peut avoir 30 ans ; le dernier n’a que 4 ans.
Le frère cadet du cheikh Hammou, l’amrar Abd er-Rahman fut tué, il y a quelques années, au siège d’Agoulmin. Agoulmin est un nid d’aigle perché sur une aiguille de la falaise occidentale. Le dernier frère du cheikh est cet amrar Bella dont j’eus la visite à Anzour.
14 avril
J’ai eu la malencontreuse idée de déclarer que je n’avais aucune crainte des esprits, des jenoun, qui gardent les trésors enfouis dans les ruines. Depuis lors on me promène de grottes en citernes, partout où la légende veut qu’il y ait une cachette: hantée. Et, sans doute, on voit bien que les esprits ne me font aucun mal, mais, comme je ne découvre aucun trésor, il ne manque pas de gens défiants pour dire que j’y mets un mauvais Vouloir intéressé, que je reviendrai seul quelque jour prochain, et que, ce jour-là, je saurai retrouver les trésors dont on m’a bénévolement indiqué les gites.
J’ai exploré ce matin la falaise calcaire de Tafeza qui s’avance comme un promontoire rocheux dans la plaine. Elle est formée de matériaux tendres très affouillés, creusée de grottes nombreuses qui furent habitées. Les troglodytes, qui en firent leurs demeures, les fermèrent par des murs en pierres sèches dont beaucoup sont encore en place. On y distingue les ouvertures, l’agencement des habitations, les sentiers d’accès. Il y eut là des forgerons dont on voit encore les fourneaux encombrés de scories ; preuve certaine qu’on exploitait alors les mines de fer voisines.
Mes guides nie certifient que ces ruines furent habitées par des chrétiens. Les Regraga les trouvèrent installés dans le pays quand ils en firent la conquête. Ces Regraga furent eux-mêmes chassés par les Zenaga, dont l’occupation remonte à 600 ans.
Les Zenaga sont chleuh, ils ont le type berbère, la tête ronde, les traits forts, la peau assez blanche mais basanée et ridée précocement. Ils ne conservent qu’un filet de moustache et une jugulaire de barbe. Rudes et pillards, ils sont, d’autre part, doux, gais et loyaux. Nul fanatisme, aucune intolérance religieuse, ne paraît les animer contre nous. On m’invite partout, je suis de toutes les fêtes, de tous les festins.
Il faut séjourner plusieurs jours pour entrer en relation avec les femmes. Elles semblent au premier abord assez farouches ; on regrette vite qu’elles ne le soient pas davantage.
Le premier jour je n’ai vu que les esclaves ; le deuxième j’aperçus des formes voilées qui fuyaient sur mon passage ; maintenant que l’on connaît mes habitudes, ma discrétion, l’on s’embusque pour m’attendre, pour me demander un remède, une amulette, un cadeau. J’ai eu l’honneur de voir, en rentrant de ma promenade, tout le personnel féminin du bordj de mon hôte. Les hommes étaient à une réunion, les femmes avaient envahi la cour intérieure. Il y avait 8 petites tilles ; 5 jeunes filles de 15 à 20 ans ; 4 femmes de 30 à 50 ans et une demi-douzaine de négresses. Les unes portent du khount, les autres du coton blanc, les négresses sont vêtues de haïks de laine brune. Toutes sont couvertes de colliers de perles et de boules d’ambres, de bijoux d’argent. La coiffure est la même qu’à Anzonr. On sépare les cheveux par une raie ; on les tresse en deux nattes, un peu en arrière et au-dessous des oreilles ; ces nattes pendent enveloppées d’un fichu, ou sont relevées et maintenues par deux macarons qui rappellent les pompons de parade de nos chevaux de carrousel.
Les Zenaga trouvent leurs femmes jolies. Question d’accoutumance, sans doute !
15 avril
On a parlé hier soir d’un voyageur Roumi qui faillit être massacré kMrimima il y a quelque vingt ans. Il était, déguisé en juif. A ce signalement j’ai reconnu le Vicomte de Fouoauld, et j’ai raconté au cheikh Hainmou sa rencontre avec le voyageur dans la plaine de Zenaga. Le cheikh n’en eut aucun souvenir, mais son cavalier de confiance Bou Nit s’en est immédiatement souvenu. Il m’a même rappelé que de Foucauld avait été, à Tissint, l’hôte d’un ami des Zenaga, el-Hadj Bou Rahim Abersaq avec lequel il fit un voyage à Mogador.
El-Hadj est mort il y a deux ans à Tissint. Il était tombé dans la misère, et avait été recueilli dans l’une des six maisons que les Zenaga possèdent au pied du Djebel Taïmzour. Ses fils, Mohammed et Abd er-Rahman se sont expatriés ; personne n’a pu me dire où ils vivaient.
Parmi les hôtes arrivés ce matin se trouvent le cheikh de la tribu de Hebban, beau-frère d’Abd er-Rahman ben Tabia et le cheikh des Aït Semmeg, neveu du cheikh Hammou. Les Hehban peuplent le Djebel Siroua ; la tribu des Ait Semmeg marque la limite occidentale du commandement du Glaoui. L’oued Aït Semmeg, affluent de l’oued Zagmousen, délimite les territoires du Glaoui et du Goundafi. J’apprends par ces personnages qu’un Roumi, habillé en musulman, est descendu de Telouel à Tikirt il y a une quinzaine de jours, il y a séjourné, et s’est dirigé vers le Djebel Siroua dont il a fait l’ascension. Il était à pied et accompagné de deux serviteurs ; ils ont loué des mules et ont rempli leurs chouaris de pierres.
Impossible, à ce dernier trait, de ne pas reconnaître mon collaborateur Louis Gentil. Exact au rendez-vous, il s’est trouvé au Siroua à la fin de mars, comme il était convenu, pendant que de Flotte arrivait à Merràkech. Sans ma mésaventure notre jonction se faisait avec une étonnante précision.
Elle s’opère sur la carte, et c’est là l’important. Nos itinéraires se raccordent ; désormais mon but est de gagner Tikirt et Telouet. Le passage de Gentil dans le Djebel Siroua rend inutile l’excursion que j’allais y entreprendre.
Je déclare au cheikh Hammou que mon intention est de me rendre immédiatement auprès du qaïd du Glaoui. Il se propose de m’accompagner jusqu’à Telouet, voulant faire de ma visite l’occasion d’un rapprochement entre les Zenaga et leur puissant suzerain. Cette détermination est un événement pour la tribu, car le cheikh n’a jamais été rendre hommage au qaïd. On décide que l’on ira en nombre, que l’on portera des cadeaux : un cheval, des tapis, de l’argent.
Chevaux et tapis sont deux spécialités des Zenaga. Les chevaux sont petits, trapus, laids, mais bien membrés et résistants. Les tapis sont admirablements tissés ; ils se vendent à raison de 2 rials la coudée ; le rouge y domine, ce beau rouge éclatant qui semble être une spécialité des teinturiers de Merrakech.
Pour célébrer dignement ces importants projets le fils aîné du cheikh Hammou nous a invités à déj euner dans le grand agadir qu’il habite avec ses frères et ses cousins. Le repas était servi dans une petite chambre, tout en haut du donjon. On y accède par un dédale de couloirs et d’escaliers sombres, en traversant la salle centrale, belle pièce carrée dont le plafond est soutenu par des arceaux et des colonnes en pisé. Du haut de cette tour on découvre toute la plaine rougeoyante de Zenaga qui flamboie sous l’ardent soleil de midi.
La bande des enfants d’Azdeil est une troupe singulièrement bruyante et joyeuse. Elle tourne et crie toute la journée autour de moi, disparait comme par enchantement, s’abat comme une volée de moineaux partout où l’on boit, partout où l’on mange.
Les chleuhs adorent leurs enfants ; ils leur laissent une entière liberté ; à peine exige-t-on qu’ils apprennent le Qoran pendant une heure ou deux par semaine, sous la férule d’un vieux feqih.
Pendant les soirées, qui se prolongent indéfiniment, les enfants sont vautrés au milieu des hommes, ils écoutent tout ce qui se dit, tout ce qui se chante, et Dieu sait si les chansons berbères sont obscènes !.
Il n’y a de trève à ce vacarme que vers la tombée du jour, à l’heure où la haute falaise d’Azdeif étend son ombre dans la plaine. On la voit s’allonger sans fin, gagner les montagnes roses qui ferment l’horizon du côté de l’Est. A cette heure-là, chaque soir, la population à! Azdeif, lasse de son labeur ou de son inaction, s’assied parmi les roches qui portent le Lordj, et regarde, les yeux perdus dans je ne sais .quel rêve, le- crépuscule envahir la plaine immense des Zenaga.
C’est aujourd’hui samedi, jour du sabbat. Les juifs d.Azdeil sont dehors, oisifs et sordides. Ils portent, sur une chemise longue, de couleur innommable, l’akhnif berbère élimé et crasseux ; ils sont chaussés de belleras noires et coiffés de la calotte noire, luisante de graisse, d’on émergent les nouader, ces longues mèches qui tombent des tempes en avant des oreilles.
Leurs femmes sont drapées d’une façon assez immodeste dans des pièces de cotonnade blanche ; elles sont très parées de bijoux d’argent et coiffées comme les musulmanes. Les enfants ne diffèrent guère des enfants chleuhs.
Détail singulier : sur une trentaine de juifs que j’ai vus, j’ai compté huit blonds et deux albinos.
Le sort des Israélites d’Azdeif est assez doux. Le cheikh est paternel et ne les pressure pas trop. Il ne prélève aucun impôt spécial sur eux, et leur laisse la liberté de vaquer à leurs affaires, de voyager, et même d’émigrer si bon leur semble. Ils n’en ont garde. A zdeif est un asile dont la sécurité leur est précieuse. Leur mellah, adossé à l’agadir du cheikh, n’a jamais été pillé. Je l’ai visité en compagnie des fils du cheikh et d’un marabout des environs. Tout ce monde disparate semble vivre en bonne intelligence.
16 avril
Nous nous mettons en route vers midi, non sans peine, car notre escorte est nombreuse et encombrante. De toutes les maisons, de tous les villages que nous traversons, les gens accourent saluer leur amrar. Notre marche est lente ; la plaine est monotone, et le décor montagneux qui l’enserre est d’une beauté sévère. Nous traversons deux zaouia : la première, Sidi elHossein, possède une jolie qoubba bien peinte et élégamment ornée ; l’autre est toute blanche, elle abrite le tombeau de Sidi Abd Allah ou Afhend, et jalonne la frontière entre Zenaga et A il Amer.
Un peu plus loin nous atteignons le district de Timjijt dont les tirremts bordent un ruisseau : l’Assif Timjijt. Ce district dépend du cheikh de Tazenakht avec qui le cheikh des Zenaga est en assez mauvais termes. Nous allons demander l’hospitalité à deux amis, le qadi Abd er-Rahman et son frère le feqih Sid Mohammed, au bourg de Tizi.
17 avril
Nous devions prendre la route de Tammasin, qui est la plus courte, mais notre escorte a grossi de telle façon que nous sommes obligés de passer par la route de Tazenakht, la seule où nous puissions trouver à nous ravitailler. Nous avons 40 animaux de selle et de bat, et plus de 60 hommes.
J’ai dit que les relations étaient tendues entre le cheikh des Zenaga et le cheikh de Tazenakht, l’amrar Abd el-Ouahad ezZanifi (des Aït Ouzanif). Nous longeons Tazenakht sans y entrer.
Les tours de guet, qui gardent la campagne, se hérissent de tireurs à notre approche. De part et d’autre, on s’observe, on se recueille, mais sans nulle envie d’en venir aux mains.
Nous longeons ensuite la vallée de l’assif Azguemerzgi, au bord duquel s’élèvent Tazrout, Assaka, Tafounent. Puis, la rivière pénètre entre des collines arides et laides, où elle coule, large à peine de 2 mètres, dans une vallée étroite qui s’ouvre seulement à Tislit, et s’emplit alors de jardins et de vergers.
Nous faisons halte devant la maison d’un notable, ami du cheikh, qui paraît aussi effrayé qu’honoré d’être l’hôte de cette imposante caravane.
18 avril
Nous apprenons ici que le qaïd du Glaoui a l’intention de se rendre à Merrakech. Cette nouvelle précipite fort opportunément notre migration que l’hospitalité de nos hôtes menaçait de prolonger outre mesure.
Nous sommes partis à 4 heures du matin, pour arriver à Irels à 8 heures. Un courrier nous avait précédé, et la jolie demeure d’Hamed n’Aït ba Hamed était prête à nous recevoir.
Irels, vue par un matin d’avril, est une plaisante bourgade en pisé brun, aux maisons artistement ornées de décoration en briques crues, figurant des colonnades surmontées de créneaux pointus.
Notre hôte est un homme riche. Il nous sert le thé dans deux services de faïence, l’eau bout dans deux samovars ; viandes, dattes, miel et beurre, lait aigre circulent à profusion. Les tapis sont épais, les nattes sont blanches, des coussins de cuir capitonnent les angles. Les armes avec leur matériel de poudrières, de sacs à balles, de dégorgeoirs, pendent aux murs en pittoresques panoplies de cuirs, de cuivres et d’aciers.
Les plafonds, les portes, les volets des fenêtres sont joliment peints de motifs roses et rouges sur fond vert tendre. Les jardins sont pleins de rosiers en fleurs; il n’est homme, si pauvre soit-il, qui n’ait une rose à la bouche ou à la main.
D’Irels à Tagenzalt on marche, pendant trois heures et demie, à travers un désert montagneux dont la laideur décourage toute description. Tagenzalt est une bourgade en terre rougeâtre, sans style. Une maison isolée, juchée sur le sommet d’un tertre, mérite seule une mention. Elle est neuve, joliment bâtie et bien située.
Tagenzalt a de beaux jardins où les palmiers prospèrent à souhait ; son climat est doux.
Le désert montagneux reprend ensuite. Mais, par delà ces collines arides, désolées, se dresse la splendide chaîne du HautAtlas. On la découvre sur une longueur immense ; je distingue, dans l’Ouest, le pic des Ida ou Mahmoud, et dans l’Est le Djebel Mqrour, au pied duquel s’étend, comme une large dépression fauve, la vallée de Thodra-Ferkla, bordée au Sud. par les collines bleues et dentelées du Sarro.
Nous entrons à Tikirt à l’heure où le soleil, disparaissant derrière les tours de ses châteaux, lui fait un fond d’apothéose.
Je n’ai rien vu dans tout le Nord de l’Afrique qui puisse être comparé à Tikirt. Ce n’est qu’une petite ville, mais ses hautes maisons lui donnent un singulier cachet de forteresse médiévale.
Personne ne sait ici d’où peuvent provenir ces types d’architecture si spéciaux. Les photographies que j’ai rapportées en diront, mieux qu’aucune description, l’élégance et la sveltesse.
La demeure du cheikh Hamed ou cl-Hadj, notre hôte, est la plus belle. La salle voûtée où nous sommes installés peut contenir jusqu’à cinquante convives.
Tout respire la prospérité. Les récoltes de la vallée de l’oued Iriri sont hautes et déjà mûres ; les champs sont pleins de travailleurs ; d’innombrables seguias brillent entre les orges et luisent, sous leur nappe blonde, comme un réseau de moire.
19 avril
Un nouvel hôte de marque est venu rehausser notre réception. Le cheikh Ahmed, de Tafounent, revient de Telouet, et nous conte les nouvelles de la cour du Glaoui. Les fils du cheikh de Tikirt me font visiter leurs maisons. On m’invite de tous côtés à revenir, à séjourner, à envoyer des amis, des médecins, surtout.
Vers 3 heures seulement, après un dernier repas, nous nous remettons en route, dans un terrible vent du Nord qui nous fouette au visage la poussière de notre propre caravane.
Nous traversons d’abord le lit de l’oued Iriri, puis nous remontons son affluent, l’oued Mellalt, qui coule dans une plaine désolée, jonchée de pierres. La rivière s’est creusée un lit profond dans ce sol friable. A 5 heures nous entrons dans le bourg des Aït Aïssa où nous rencontrons Sid Hammadi, frère du qaïd du Glaoui, qui retourne dans son khalifa de Ouarzazat.
20 avril
La route que nous suivons pénètre dans le Haut-Atlas par la trouée de l’oued Malleh qui porte aussi les noms d’oued Iounid et d’oued Merrad. Mon collaborateur Gentil est descendu par cette même vallée. Un de ses guides m’accompagne et me montre les endroits où il s’est arrêté pour prendre des photographies et ramasser des échantillons. L’étroite vallée argileuse est emplie de roches éboulées. L’oued est salé, comme son nom l’indique ; une mince couche blanche recouvre ses abords. On voit, de loin en loin un village et, plus souvent, une ruine. Ces débris sont les vestiges de la dure répression d’une révolte qui éclata il y a six ans, lors de mon premier séjour à Merrakcch.
Les parois escarpées sont, par endroits, percées d’ouvertures carrées, régulièrement alignées, dont quelques-unes même sont maintenues par un encadrement en bois. Sont-ce des sépultures ; sont-ce des magasins ; par qui furent-elles creusées, et surtout comment, puisqu’elles sont situées le plus souvent à mi-falaise ? Sont-elles de même origine que ces haouanet phéniciennes que l’on retrouve en Sicile, en Tunisie, en Algérie ?
Une étude approfondie pourrait seule le déterminer..
Après huit heures de marche nous atteignons le qaçba du qaïd du Glaoui. Le qaïd vient lui-même à notre rencontre accompagné d’un peuple de serviteurs. Les Zenaga déploient leurs étendars, dégainent leurs fusils, dégagent de leur selle et relèvent d’un grand geste leurs burnous sombres dont l’envol découvre les doublures éclatantes.
Lorsque les deux troupes sont à 20 mètres l’une de l’autre, elles s’arrêtent; tout le monde saute à terre, et l’on se porte avec empressement au devant les uns des autres pour donner et recevoir le baise-main de bienvenue.
21 avril
La qaçba du qaïd Sid el-Madani ben el-Mezouar, gouverneur du Glaoui, est une juxtaposition de plusieurs tirremts assemblées sans souci de la symétrie, et de styles différents. Vu du Sud l’ensemble est imposant et confus ; la façade Nord est ceinte d’un mur bas en pisé, flanqué de tours carrées. On y voit des détails modernes qui sont d’un étrange anachronisme.
La tour d’entrée porte de véritables fenêtres, protégées par des persiennes. Le qaïd habite une lourde bâtisse à trois étages qui donne sur un riad, un jardin intérieur entouré d’une colonnade sous laquelle sont situés les pavillons des hôtes. Au centre, un jet d’eau retombe dans une vasque de marbre blanc, quelques orangers ombragent des carrés où l’on cultive de la menthe et des roses.
Les fenêtres de la maison du qaïd sont grillées ; par les volets ouverts j’aperçois les plafonds enluminés, el, parfois, une figure de femme énigmatique et souriante.
Ce matin le Seigneur de ce lieu tient ses assises sous le porche qui sépare son logis de la première cour intérieure.
Quand j’arrive, conduit par le moqaddem, Sid el-Madani est tout simplement assis sur une borne. Il fait apporter, pour me faire honneur, deux chaises cannées sur lesquelles nous nous juchons, fort empêchés tous deux d’être si haut perchés, dans une attitude si peu conforme aux usages, si peu seyante au costume musulman.
La conversation débute par des banalités, puis, tout de suite, avec volubilité, le qaïd me conte son émoi de mon aventure et me félicite d’en être sorti sauf.
— Quant à moi, dit-il, je me suis efforcé de te secourir, bien que les ben Tabia ne rélèvent pas de ma juridiction, non pour obéir au maghzen, mais uniquement parce que tu étais Français.
Et Sid el-Madani me raconte qu’il a commandé pendant quelques mois les contingents envoyés contre le Rogui. Il est passé par Oran, où il a séjourné assez longtemps pour connaître les Français, pour admirer leurs soldats, leur armement.
— Quel dommage, ajoute-t-il, que votre nouvelle religion ne.
vous permette plus de vous servir de ces armes merveilleuses !.
Pendant que nous causons un flot de serviteurs, de visiteurs, passe auprès de nous. Chaque homme baise au passage la main du maître qui, tout en causant, donne des ordres, reçoit des lettres, les parcourt d’un coup d’œil, écoute une réclamation. Ces interruptions ne détournent jamais sa pensée de l’idée qui l’occupe. Il reprend ses phrases au point précis où elles ont été coupées.
Voici venir sa meute de sloughis ; quinze beaux chiens de toutes robes, à poil ras, ou à poil rude comme des griffons, conduits par un Berbère barbu et sordide. Le qaïd me demande si j’aime la chasse, et m’offre d’en organiser une pour le lendemain.
Pendant cette entrevue, qui se prolonge jusqu’à l’heure du déjeuner, j’ai tout le loisir d’observer mon hôte. Sa physionomie est singulière ; il a le type kalmouk : teint safrané, yeux horizontaux, pommettes très saillantes, nez légèrement busqué.
La bouche est affreuse : une bouche de nègre avec de grosses lèvres, des dents mal rangées, une incisive tachée. La barbe est rare et les nouader courts. Sid el-Madani parle bas, vite, et pourtant de façon claire et précise ; il écoute admirablement, sans interrompre, avec un désir visible de bien comprendre.
Le qaïd est mis simplement mais la propreté et la qualité de ses vêtements dénoncent un raffiné. Mon accoutrement misérable le choque et le désole. Il n’a de cesse qu’il fie m’ait fait troquer les hardes sordides dont les ben Tabia m’ont affublé contre un caftan de drap rouge doublé de soie rose, une farajia de fine mousseline blanche et un selham. de drap gros bleu.
Le qaïd m’annonce qu’il m’accompagnera lui-même jusqu’à sa qaçba de Tazert, sise à l’issue Nord du col de Telouet et devant laquelle nous sommes passés en allant de Merrakech à Demnat.
23 avril
Vers 10 heures du matin le qaïd Sid el-Madani sort de sa qaçba escorté d’une foule compacte de clients, de serviteurs et d’esclaves. On l’arrête à chaque pas : l’un sollicite une bénédiction, l’autre tend un placet. Les remparts sont couverts de spectateurs et, par delà les remparts, sur les terrasses crénelées des corps de logis, les femmes contemplent le départ du maître et poussent des youlements d’adieu.
Le qaïd, toujours entouré, assailli, monte à pied jusqu’au marabout de Sidi Ouissadoun, où la tradition veut qu’il fasse une prière avant de se mettre en route.
Les tolbas l’attendent, et se précipitent pour baiser ses vêtements. Les cavaliers qui vont l’escorter, troupe bariolée et turbulente, font cercle autour du marabout. Les chevaux se traversent, se cabrent sous les brutalités du mors, ruent à l’éperon dont leurs cavaliers les chatouillent pour parader ; les grands étriers se choquent. Quelques piétons armés de moukhala font une fusillade enragée, en poussant des hurlements de fantasia.
Pendant ce temps un chérif des Naciria, mains jointes et capuchon rabattu, récite à voix haute la Fatiha, et clame les vœux de bonheur qu’il adresse au qaïd. Le peuple répond. Le qaïd prononce quelques paroles, souhaits et recommandations.
On amène une superbe mule baie dont la serija est couverte d’une housse de soie rouge. Sid el-Madani se met lestement en selle ; un esclave lui tend un négrillon de 3 ans qu’il installe à califourchon devant lui : c’est son dernier enfant, Si Abd el-Malek.
Il est 11 heures. La caravane se met en route ; on voit, sur le sentier qui s’engage dans la montagne, la longue file des mulets lourdement chargés qui composent notre convoi. Le moqaddem me raconte que l’effectif de notre troupe est de 500 hommes et autant d’animaux.
De loin en loin, assis parmi les roches, attendant le passage du qaïd, des groupes s’échelonnent le long de la piste. Quand le qaïd arrive à leur hauteur ces gens se lèvent, viennent baiser le genou du maitre, et formulent leur requête.
Solliciteurs, mendiants, sujets courtois qui s’empressent, vassaux importants qui briguent l’honneur d’une Fatiha spéciale, tous arrêtent le qaïd, sans souci de sa hâte ni de sa fatigue. Et, chaque fois, Sid el-Madani fait halte, écoute avec bienveillance, répond à voix basse, fait prendre des notes par ses secrétaires.
Nul ne l’aborde en vain : il distribue des conseils, donne des ordres, de l’argent. Pendant l’étape de Telouct à Zerkten il a distribué plus de 1.500 pesetas en aumônes.
Chacun emploie, selon son ingéniosité et sa qualité, un procédé différent pour solliciter la générosité légendaire du qaïd.
Les mendiants exhibent leurs infirmités, étalent leur misère. Une vieille femme couverte d’ulcères eut l’impudeur de dépouiller ses haillons et de se montrer nue. La maigreur de tous ces miséreux est chose effrayante. Les enfants apportent leurs planchettes d’écoliers soigneusement enluminées et calligraphiées. Les femmes présentent au qaïd un bol de lait ; il y trempe le doigt et y laisse tomber une pièce de monnaie. Cet usage est répandu dans toute la montagne. L’offre du lait constitue un souhait de la part de qui l’apporte, il est un heureux présage pour celui qui le reçoit, et l’offrande dont on le rétribue n’est ni un salaire ni une aumône, mais un remerciement.
Notre convoi et notre escorte s’égrennent pittoresquement sur les pentes du col de Telouet. Du haut de la crête la plus méridionale je découvre, une dernière fois, le vaste panorama montagneux qui s’étend du bassin de l’oued Ferkla au bassin de l’oued Sous : le Djebel Sarro, la région centrale de l’Anti-Atlas, le cirque des Zenaga, les sommets ébrëchés qui avoisinent Anzouî-, et, plus loin dans le Sud, à peine distinct à travers la brume bleutée qui monte à l’horizon, le Djebel Barri, rive septentrionale du Sahara.
Le qaïd s’approche de moi et, embrassant d’un large geste, sans nulle forfanterie, cet immense paysage tourmenté, il me dit :
– Voilà mon commandement !. La paix y règne à l’heure présente. Que le Dieu clément et miséricordieux en soit loué !
Combien cette accalmie, cette prospérité dureront-elles?.
Il faut être fort pour être le maître dans cette région turbulente ; et pour être fort, il faut être riche. Les soldats, les armes, les munitions, les chevaux, les mules se payent.
Le maghzen n’a souci que de lever des impôts. Il exige de ses qaïds des sommes énormes, et nous ne pouvons les arracher au peuple que par des procédés barbares. Qu’en résulte-t-il ?
Les qaïds dociles aux volontés du maghzen se font haïr de leurs administrés, épuisent le pays, sans profit pour personne, car leurs tribus se soulèvent, les cltassent ou les massacrent, et s’affranchissent du joug du maghzen. Ceux qui veulent ménager leurs administrés sont convoqués à FJZ. S’ils y vont on les jette en prison. S’ils refusent de s’y rendre, ils sont déclarés rebelles ; un autre qaïd est nommé : le plus offrant !. Il vient, à la tête d’une mahalla, prendre possession de son poste, en chasser son prédécesseur. et c ‘est la guerre ! Qui donc affranchira le maghzcll, de la concussion, delà prévarication, de la corruption ?.
Je sais par les secrétaires et les confidents de Sid el-Madani qu’il est de ceux qui refusent de pressurer leurs vassaux. Il est noté à Fez comme dangereux. Il paye mal ; et pourtant il se ruine. Il est criblé de dettes ; son plus gros créancier est le célèbre chef du mellah de Merrakech, l’Israélite J. Corcos. Mais le maghzen sait bien qu’il serait imprudent de lui susciter un compétiteur.
— Les Français ont prêté de l’argent au Sultan, poursuit le qaïd. Dans quel but ? Acheter le pays ? On ne vend pas ce dont on n’est pas le maître; le Sultan ne pourrait même pas disposer de Tanger. Réorganiser l’armée? Ltablir la sécurité ? Ouvrir le pays au commerce et aux industries du dehors ? C’est la tâche des gouverneurs, des qaïds. Il fallait traiter directement avec nous, et nous aider au prorata de nos commandements, car le maghzen est un gouffre, et les millions des chrétiens n’ont servi qu’à enrichir les vizirs. Pour le prix qu’elle a versé la France eut acheté tout le Maroc !.
Je demande au qaïd s’il croit que le Maroc puisse s’acheter.
Il réfléchit un instant et répond avec force :
-Non ! jamais le Maroc ne tolérera un maître chrétien, c’est la loi de l’Islam.
-Mais l’Egypte, la Tunisie, l’Algérie ?
– Le fidèle se soumet à l’épreuve que Dieu lui impose, mais il a le devoir de défendre la terre sainte tant qu’il lui reste une goutte de sang. Vous êtes les plus forts, et je sais que vous pourriez conquérir le Maroc, mais Dieu a détourné vos esprits de ce dessein. Vous ne songez, prétendez-vous, qu’à faire régner le bien, l’ordre, la sécurité ; qu’à faire du commerce avec nous, à créer des ports, des routes, des chemins de fer. Tous les musulmans de bonne foi et d’intelligence vous y aideraient, moi le premier. Mais comment pouvons-nous croire à votre parole après ce que vous avez fait de tous les pays d’Islam où vous avez pénétré par la force ou par la douceur ?
— Qu’avons-nous donc fait, Sid el-Madani ? Nous avons transformé des plaines arides en terres fertiles, des régions pauvres en pays riches, des brigands en cultivateurs honnêtes !
— La terre n’a qu’un maître : celui qui la tient de ses aïeux. Les musulmans possédaient l’Afrique, Dieu la leur avait donnée, ils étaient libres d’en disposer à leur guise. Vous les avez spoliés ! D’ailleurs à quoi bon disputer de ces choses, tout est écrit.
Et sur cette sentence, qui résume l’opinion de tous.les musulmans éclairés, le qaïd tire son chapelet et reprend sa route.
J’ai transcrit, aussi fidèlement que possible, ces arguments d’uii homme intelligent et sincère. Sid el-Madani est revenu dans la suite, à plusieurs reprises sur ce sujet qui le préoccupe visiblement pour m’affirmer que si nous savions persuader au Maroc — non pas seulement au Sultan et au maghzen — que nous respecterons l’intégrité du pays et sa foi, on accepterait nos conseils, et même notre concours, pour l’organisation et l’administration du pays.
La fin de l’étape est monotone ; notre route monte et descend parmi les schistes et les grès rouges, au milieu d’une région infertile, Zerkten, où nous couchons, est un agadir en pisé rose planté au bord d’un torrent. Cent hommes l’empliraient outre mesure.
Nous nous y entassons cinq cents ! Et c’est un pittoresque spectacle que le campement de notre horde nomade dans cette gorge de l’Atlas. Une soixantaine de feux empourprent la vallée, les chants se mêlent en une clameur discordante qui se prolonge jusqu’à l’aube, témoignage excessif de la vigilance avec laquelle on veille sur le sommeil du maître.
24 mai
De Zerkten à Tazert la route est longue. Le Djebel ??? surplombe le massif complexe de l’Atlas, et, de loin en loin, par l’échancrure du col, on aperçoit la plaine blonde des Zemran vers qui nous descendons en suivant les méandres du capricieux oued Rdat. La halte du déjeuner se fait au village lYArbalon, dans la maison de Sid Thami, frère cadet du qaïd.
Sid Thami, que je connaissais déjà, est un homme de 2ô ans, très noir de peau, mais de ligure fine et intelligente. Il arrive de la mahalla qui opéra contre les Srar/ia, prêtant main forte au qaïd Bel Moudden que ses vassaux assiégeaient dans sa qaçba lors de notre passage. Sid Thami administre, en ce moment, les Mesfioua dont les cheikhs sont tous assemblés autour de nous, à Arbalou. Ils bifurquent ici pour rentrer dans leurs foyers. Le qaïd les congédie avec des recommandations faites sur un ton qui n’admet aucune réplique. Quand ils sont hors de vue le feqih de Sid el-Madani Ille dit : « La poudre parlera ici avant que la récolte ne mûrisse. » Trois mois plus tard Mesfioua, Srarna et liltamna étaient en pleine insurrection !
Nous débouchons dans la plaine à la nuit. Un goum des Zemran forme la haie sur notre passage. Leurs qaïds mettent pied à terre, et viennent saluer leur puissant voisin. Ils lui rendent compte, en quelques brèves paroles, d’un différend grave qui s’est élevé entre eux, et dans lequel on le prend pour arbitre.
Ce différend devait être vidé de tragique façon la nuit suivante. Le qaïd Ben Qebbour égorgeait son rival et deux de ses fils, qui étaient venus lui demander l’hospitalité, et qu’il soupçonnait de vouloir s’emparer de lui.
Les vassaux de Sid el-Madani sont accourus au-devant de leur seigneur. Les ovations, les fantasias se déroulent dans l’obscurité profonde que déchirent les éclairs de la mousquetterie. Les femmes, reconnaissables à leurs haïks blancs, courrent et crient parmi les cavaliers. Tout à coup le cortège s’arrête, une vieille femme en larmes se suspend à la bride de la mule du qaïd en implorant justice.
Là, dans la foule, on vient de lui voler son enfant ! C’est un cavalier des Zemran ; elle l’a reconnu, il avait deux complices.
Le qaïd donne un ordre bref que le moqaddem répète. En un clin d’œil l’escorte s’envole comme par enchantement ; les chants se taisent, la fusillade cesse, et nous demeurons seuls dans la nuit, le qaïd, son secrétaire et moi.
Un quart d’heure après, l’escorte revenait dans un galop bruyant, ramenant une douzaine de cavaliers des Zemran, pris comme responsables, et nous entrions enfin dans la qaçba de Tazert.
Un peu plus tard, pendant que nous soupions sur les terrasses de la qaçba tendues de nattes et de tapis, les chefs des Zemran amenèrent les coupables. L’interrogatoire fut remis au lendemain, et Sid el-Madani, en Ille priant d’y assister, me conta que les vols d’enfants et de femmes étaient une odieuse et indéracinable coutume des Marocains. Le cas le plus fréquent est celui dont nous venons d’être témoin : on enlève une fille de 10 à 15 ans, les-volèurs la violent, et la vendent dans une tribu voisine. Ces crimes exaspèrent le qaïd à ce point que lui, l’homme froid et juste, que j’ai vu si paternel au milieu de ses admininistrés, a tué de sa main un nègre qui avait volé le fils d’une de ses servantes.
25 mai
Le qaïd est debout dès l’aube. On fait la prière, on déjeune, et, de suite, on fait amener les prisonniers. Ils s’accroupissent autour de Sid el-Madani. Six nègres énormes sont debout derrière eux. L’interrogatoire commence. Les Zemran essayent de nier, mais les témoins sont là qui affirment. Les captifs tentent alors une autre tactique : — Seigneur, dit le plus âgé, c’était une revanche.
Il n’a pas même achevé sa phrase que le qald lève la main.
Les nègres empoignent les trois hommes, les terrassent, les enlèvent et les portent dans la cour des exécutions.
Le qaïd donne l’ordre de leur administrer un nombre de coups de lanière qui équivaut presque à un arrêt de mort. S’ils survivent, ils seront enchaînés et emprisonnés à perpétuité.
Le supplice commence. Le patient est jeté à terre sur le ventre ; ses vêtements sont relevés ; deux nègres tiennent les jambes, deux autres tiennent les bras ; les exécuteurs, placés de chaque côté, frappent alternativement, à tour de bras, avec une forte lanière tressée. Le sang jaillit vers le dixième coup. Le patient hurle, supplie, invoque jusqu’à perdre haleine. II s’évanouit. On arrête le supplice, on lui verse de l’eau fraîche sur la tête ; dès qu’il reprend connaissance on recommence à frapper.
C’est un spectacle affreux, mais exemplaire ; et, devant l’énormité du crime, toute pitié disparaît. On comprend, on partage, l’indignation du qaïd. La colère anime les témoins et les acteurs de ce1 drame. On le sent bien à la violence des bourreaux qui s’épuisent à frapper avec acharnement, avec fureur.
Un incident comique a terminé cette exécution.
De la terrasse, d’où nous contemplions cette scène, le qaïd a vu l’un des nègres prendre et chausser les belleras de l’une des victimes. Il a dit un mot à l’oreille de son moqaddem, et, quand le dernier coup de lanière eut cinglé les jambes sanglantes du troisième Zemrani, le nègre, avant même d’avoir pu proférer un cri, fut terrassé et fouetté d’importance, pour la plus grande joie des assistants.
Une heure après j’ai aperçu des noirs qui traînaient les misérables voleurs d’enfants, toujours évanouis et pantelants, jusqu’au cachot, où le forgeron les attendait pour river leur chaîne.
Mes itinéraires se ferment à Tazert, et mon journal de route s’arrête là.