IV : des statues
18. Diodore de Malte, un des témoins que vous avez entendus ; s’est fixé à Lilybée depuis plusieurs années. Distingué dans sa patrie, il a mérité par ses vertus l’estime et l’amitié de ses nouveaux concitoyens. Verrès apprit qu’il avait de très beaux vases travaillés au tour, entre autres, deux coupes, de celles qu’on appelle Théricléennes, ouvrages admirables de Mentor. A peine en fut-il instruit, impatient de les voir et de s’en emparer, il fait venir Diodore, et les lui demande. Celui-ci, qui n’était pas fâché de les avoir, répond qu’elles ne sont pas à Lilybée, qu’il les a laissées à Malte chez un parent. Sans perdre un moment, Verrès envoie à Malte des commissaires affidés ; il écrit à quelques habitants de lui chercher les vases ; il prie Diodore d’en écrire à ce parent : les moments lui semblent des siècles. Diodore, homme économe et attentif, était bien aise de conserver ce qui était à lui. Il mande à son parent de répondre aux agents de Verrès qu’il vient de faire partir ces coupes pour Lilybée. Cependant il s’éloigne, aimant mieux s’absenter pour quelque temps que de perdre, en restant chez lui, ce qu’il avait de plus précieux. A la nouvelle de sa retraite, le préteur devient furieux. Tout le monde le croyait dans un accès de folie et de démence. Parce qu’il n’avait pu saisir les vases de Diodore, il disait que Diodore lui volait des vases admirables ; il menaçait Diodore absent ; il poussait des cris de rage ; des larmes même coulaient de ses yeux. Nous lisons dans la fable qu’Ériphyle à la vue d’un collier d’or enrichi de pierreries, fut éprise d’une passion si violente que, pour l’obtenir, elle trahit et sacrifia son mari. Telle et plus violente et plus furieuse encore était la passion de Verrès. Ériphyle du moins avait vu ce qu’elle désirait mais Verrès se passionnait sur un ouï-dire, et les désirs entraient dans son âme par les oreilles comme par les yeux.
[…]
46. Est-ce donc la seule fois que, sur un simple ouï-dire, il se soit enflammé pour ce qu’il n’avait pas vu ? non, certes ; mais parmi une foule de traits, je choisirai la spoliation d’un temple non moins révéré que celui de Catane. Les témoins vous en ont déjà parlé dans la première action. Je vais vous rappeler ce fait. L’île de Malte est séparée de la Sicile par un détroit assez large et d’un trajet périlleux. Dans cette île est une ville du même nom, où Verrès n’alla jamais, quoique pendant, trois ans il en ait fait une fabrique d’étoffes à l’usage des femmes. Non loin de la ville, sur un promontoire, s’élève un ancien temple de Juron tellement révéré, que dans les guerres Puniques, durant lesquelles tant de flottes occupèrent ces parages, que de nos jours où ces côtes sont infestées par un si grand nombre de pirates, il est resté toujours inviolable. On rapporte même que la flotte de Massinissa ayant abordé dans ces lieux, l’amiral emporta du temple des dents d’ivoire d’une grandeur extraordinaire, et qu’à son retour en Afrique, il les offrit au roi. Celui-ci les reçut avec plaisir ; mais dès qu’il sut d’où elles venaient, il fit partir une galère à cinq rangs de rames, pour les reporter à Malte. On y grava cette inscription en caractères phéniciens : Le roi Masinissa les avait revues imprudemment ; mieux informé, il les renvoya, et les fit replacer dans le temple. On y voyait encore une grande quantité d’ivoire, beaucoup d’ornements, entre autres deux Victoires d’un goût antique et d’un travail précieux. Abrégeons ce récit. Verrès envoya des esclaves du temple de Vénus et d’un seul coup de main, et par un seul ordre, tout fut enlevé à la fois.
47. Quel est donc l’homme que j’accuse, que je poursuis devant ce tribunal, et sur qui vous allez prononcer ? Les délégués de Malte déclarent, au nom de leur ville, que le temple de Junon a été pillé, que Verrès n’a rien laissé dans cette demeure sacrée ; que ce lieu, où les flottes ennemies ont abordé tant de fois, où les pirates hivernent presque tous les ans, que nul brigand, avant lui, n’a violé, que nul ennemi ne profana jamais, le seul Verrès l’a tellement dépouillé qu’il n’y reste absolument rien. Que faisons-nous ici ? accusé, accusateur, juges, quel rôle avons-nous à remplir ? Tous les faits portent avec eux leur évidence : on ne me laisse rien à prouver.