CHAPITRE IX. De la province de Dara
C’est ici une des principales provinces de la Numidie.
Elle prend son nom d’une grande rivière qui descend du mont Atlas au quartier d’Askûra, et court vers le Midi à travers cette province, d’où elle se rend dans les sablons de la Libye, et se convertit en plusieurs lacs, autour desquels les Arabes du désert errent avec leurs chameaux.
Elle a 90 lieues (350 km) de long et est assez étroite, parce que les habitants demeurent presque tous sur les bords de cette rivière où ils font des levées pour empêcher ses débordements qui font grands en hiver, au lieu qu’en été on la passe à pied en plusieurs endroits, et quand il fait grand chaud, elle sèche tout à fait et l’eau en est amère. Elle commence à croitre au commencement du mois d’Avril, et arrose tout le pays. Quand son inondation est grande on recueille beaucoup de blé ; mais si elle vient à manquer, la récolte est fort petite.
Il y a plusieurs villes et bourgades fermées avec leurs châteaux ; mais les murailles ne sont que de pierre et de carreaux de terre, et le bois des maisons de palmier, dont on fait aussi des planches ; mais ce bois dure fort peu.
La rivière est bordée de part et d’autre à quelque distance de l’eau d’une forêt de palmiers, où les habitants ont chacun leurs héritages, et les dattes en sont excellentes et fort grosses, et se conservent plus longtemps que partout ailleurs ; de sorte que c’est le principal revenu. On plante ces arbres d’une façon que le mâle et la femelle sont proches l’un de l’autre ; car les mâles ne jettent que des fleurs et des branches, et les femelles du fruit : mais pour faire qu’il soit bon, il faut avant qu’il s’ouvre lorsqu’il est en fleur, prendre un brin de la fleur du mâle et l’entrer dans celle de la femelle ; parce qu’autrement le fruit seroit trop menu, et le noyau trop gros, et lorsqu’il est entré, les dates sont grosses et charnues, et n’ont qu’un petit noyau ; outre que le goût en est plus agréable. Ceux qui demeurent dans cette province s’en nourrissent la plus grande partie de l’année et non feulement eux ; mais leurs chevaux et leurs chameaux. Il y en a de diverses sortes tant en goût qu’en couleur , aussi ne sont-elles pas toutes d’un même prix ; mais on donne les moindres aux bêtes au lieu d’orge.
La nourriture la plus ordinaire des habitants est un certain manger fait de farine d’orge et d’autres choses semblables. Ils ne mangent point de pain de froment qu’aux jours de fêtes et de réjouissances. I
l n’y a pas beaucoup de police parmi eux. On y voit force Juifs tant artisans que marchands, et particulièrement des Orfèvres.
Le plus grand trafic de la province est aux lieux qui regardent la Mauritanie, sur le chemin de Fàs à Tumbuktu. Les marchands du pays se retirent dans les villes principales avec leurs correspondants pour le commerce. C’est là qu’ils ont leurs boutiques, leurs magasins, et leurs temples parez et fournis de tout ce qui est nécessaire.
Il y a dans la contrée grande quantité d’Indigo, qui est une couleur comme le pastel, et les marchands de Fàs et des autres villes de la Barbarie en prennent beaucoup en échange d’autres marchandises. Le pain est fort cher en cette région, quoique les Arabes y portent beaucoup de blé des Royaumes de Fàs et de Murrakush, et prennent des dates en payement.
Il y a peu de chevaux dans la contrée, et on les y nourrit de dattes au lieu d’orge avec de l’herbe et du sain foin. Il y a peu de chèvres, et on les nourrit de noyaux de dattes que l’on casse, ce qui les engraisse beaucoup et leur fait avoir quantité de lait ; mais les habitants mangent de mauvaises viandes de bouc ou de vieux chameaux. Ils nourrissent des troupeaux d’autruches comme on fait en Castille des oies ; mais la chair en est fort dure, puante, et visqueuse, particulièrement celle des jambes.
Les femmes sont belles, fraiches, grasses, douces, et souffrent volontiers toutes les privautés que les hommes veulent prendre avec elles.
Ils ont quantité d’esclaves Nègres de l’un et de l’autre sexe, tant ceux que l’on amène de loin, que ceux qui naissent sur les lieux, outre les Métis ; de sorte que la plupart sont fort basanéz, et qu’il y en a peu de blancs.
Cette province est bornée du côté du Couchant de celle de Sûs et de Gesûla, au Levant de celle de Sugulmessa, au Midi des Senega et des déserts de la Libye, et au Septentrion des montagnes du grand Atlas qui bordent la province et le Royaume de Murrâkush.
Elle est partagée en deux gouvernements où il y avait deux Généraux [Mezwar] qui en étaient comme les Princes ; au lieu de cela, les Chérifs y tiennent deux Gouverneurs, l’un est en Timeskit, qui est le quartier d’en-haut, et l’autre en bas, dans Tinzulin, et ils entretiennent beaucoup de cavalerie et d’infanterie, pour tenir la province en bride, et la défendre contre les Arabes des Wuled Celim, qui sont riches et puissants, et vont trafiquer tous les ans au Royaume de Tombuktu. Les principaux, à qui ceux de Dara avaient accoutumé de payer tribut, sont ceux des Wuled ‘Amran, qui est une branche des Wuled Mansor, et du peuple de Ma‘qil, qui a beaucoup d’Adwar, et grand nombre d’infanterie, avec 3000 chevaux, et ce sont tous gens de courage. Les Commandants de ces Arabes vivent comme des Princes, et sont fort respectés en Afrique, parce qu’ils ont beaucoup de terres à eux, et qu’ils se font payer tribut par les Numides. Ces Arabes sont l’hiver dans les déserts, et au printemps ils errent par la Numidie, jusqu’à la province de Garet du Royaume de Fàs. Ils se mettent quelquefois au service du Chérif, et le plus souvent ils font ce qui leur plaît.
Parlons maintenant des villes de cette province.
CHAPITRE X : De Tefûf
C’était autrefois la capitale de la province de Dara, où il y avait grand trafic, tant du pays des Nègres, que de la Barbarie, et d’ailleurs. Elle fut bâtie par les anciens Numides, et ruinée par les Arabes schismatiques.
C’est de là qu’on transportait en Europe le fin laiton, le cuivre, le bronze, avec des esclaves Nègres, et du fin or (Gelel ou Naqnakî) de Tibar, que les habitants allaient quérir au pays des Nègres ; mais le plus fin vient de Taghaza à Murrâkush, où il y a 6 mois de chemin. Cette ville est maintenant détruite et il ne reste que quelques vestiges des anciens bâtiments.
CHAPITRE XI. De Bni Sabih [v. Tagounit]
Cette ville est divisée en deux, et fermée d’un simple mur: c’est l’une des principales de la province. Elle est sur le bord de la rivière en une plaine de sablons. Il y avoit autrefois 2 factions, qui étaient perpétuellement en guerre, particulièrement lorsqu’il fallait arroser les terres, parce qu’on s’entretuait pour avoir de l’eau. Les hommes sont braves, francs, et libéraux, qui se plaisent à loger les étrangers, et les traitent du mieux qu’ils peuvent, sans autre récompense que ce qu’on veut donner au départ. Quand ils étaient en division, chacun essayait de gagner à foi les Arabes, et leur donnaient de bons appointements, qui se payaient tous les jours, tant que duraient leurs divisions.
Cette ville est depuis passé fous la domination des Chérifs ; ce qui a fait cesser la discorde. Il y a aujourd’hui plusieurs arquebusiers et arbalétriers. Et pour le repos et la sûreté de Dara, le Chérif, Roy de Murrâkush, y tient un Gouverneur, avec garnison, qui défend les habitants des courses des Arabes des Wuled Celim, qui avaient accoutumé de régner en cette province.
CHAPITRE XII. De Kitewa [v. Tagounit]
C’est une grande ville, de plus de 3000 maisons, à un trait d’arbalète de la rivière de Dara. Elle a été bâtie par les anciens Numides dans une plaine, et a d’un côté un château sur un tertre un peu relevé. Les habitants sont Berbères, et parlent Africains on les appelle ordinairement « Darwi », et sont partagez en diverses communautés dont chacune a son nom particulier, puis de la famille ou des contrées où ils errent.
Les Arabes d’Wuled Celim avaient coutume de régner en ce pays, et en tiraient tribut. Mais il est aujourd’hui au Chérif, qui a 200 chevaux, et 300 arquebusiers dans la ville, avec quelque petite pièce d’artillerie au château. Il y a quantité de dates en ces quartiers, et c’est de là que vient l’Indigo, dont on teint les fins draps, et le Lik, dont on fait en Afrique une teinture pour la fine laine, à laquelle il donne une couleur de Nacarat, qui estimée au pays.
CHAPITRE XIII.De Tazarin
C’est une petite ville sur le bord de la rivière de Dara, entre des palmiers, qui sont en si grand nombre, qu’on ne la voit point qu’on ne soit dedans. Le château est assez fort, et il y a 100 chevaux, et 200 mousquetaires en garnison. Le pays est abondant en orge, et en chèvres mais il y a peu de blé. Les habitants sont Darwi, et trafiquent de ces fortes de choses, et sont quelque 1000 hommes.
CHAPITRE XIV. De Tagumadert (v. Tagounit)
C’est une ville de 1500 habitants, sur la frontière de Libye, à 20 lieues de Kitewa. Elle n’a que de méchantes murailles ; mais il y a un château sur le haut d’une montagne. Ce sont Darwi, gens orgueilleux, et qui se piquent d’honneur, parce-qu’ils ont quelque connaissance des Lettres. C’est là qu’est le lieu d’où sont venus les Chérifs, dont les descendants règnent aujourd’hui dans Fàs et Murrâkush. C’est un pays fertile en blé, orge, dattes, et en gros et menu bétail. Le Chérif tient garnison dans le château à cause des Arabes du désert, et il y a quelques pièces d’artillerie. Cette place, et celle de Tanugumest dépendent du Gouverneur de Timeskit qui est le principal de ces quartiers.
CHAPITRE XV.De Tinzeda
C’est une ville bâtie sur la rivière, entre des palmiers.
La contrée est fertile en dattes, en blé et en orge ; mais le plus grand trafic du pays est le Lik et l’Indigo, qui y est en abondance et très fin. Il y a dans la place un magasin pour les marchands où se rendent ceux d’Afrique, et d’Europe, avec des draps de laine, et des toiles, et autres marchandises, qu’ils échangent contre l’Indigo, et du Lic ; et à cause de cela il y en demeure plusieurs de la Chrétienté et de la Barbarie. Nous fûmes là deux jours avec le Gouverneur de Meknès, et vîmes plus d’ordre et de police en cette ville qu’en pas une autre province.
CHAPITRE XVI. De Teraghal (v. Zagora)
C’est une des principales villes de cette province, et il y a 4000 feux, et une Juiverie, qui contient plus de 400 familles. Elle est sur le bord de la rivière de Dara, et a d’un côté un fort château, où le Chérif tient un Gouverneur, avec 400 chevaux, et 500 arquebusiers, pour escorter l’or de Tibar, que l’on apporte en poudre de Taghaza, et c’est là qu’on le fond, qu’on le pèse, et qu’on le marque, d’où on l’envoie à Kitewa, et de là à Murâkush. C’est une ville entre des palmiers, fertile en blés et en pâturages ; de sorte qu’on y vit splendidement, outre le grand revenu des dattes. Il y avait autrefois un Gouverneur (Ḥamū b. ‘Alī), de la lignée des Mezwar, anciens Seigneurs de cette province: il fut grand ami des Chérifs, et les servit beaucoup en leur conquête.
CHAPITRE XVII.De Tinzulin
C’est la plus grande ville de la province de Dara, à 10 lieues de la précédente, du cossé du Septentrion.
Elle est fermée de bonnes murailles, et a plus de 10 000 habitants, avec une grande Qasba, dont le Gouverneur est le principal de tous ces quartiers, et a 100 chevaux, et 200 mousquetaires. Il y a au pays quantité de blé, d’orge, de troupeaux, et de dattes. Les habitants y sont à leur aise, quoiqu’un peu incommodés des courses des montagnards. Un des Mezwar de Dara y résidait autrefois avant que les Chérifs s’en emparassent.
CHAPITRE XVIII.De Tamgrut.
C’est une petite ville à 10 lieues de Tagumadert. Elle est sur le bord de la rivière de Dara, et a un château assez bon, où il y a de l’artillerie, et un Gouverneur, avec quelques troupes. C’est une des principales demeures des Darwi, et la plus ancienne habitation de la province. Il y croit force dattes.
CHAPITRE XIX.De Tabornost.
C’est un fort château, sur la frontière de la Libye, où le Chérif tient un Gouverneur avec garnison, à cause des Arabes du désert, qui ravageaient tous ces quartiers. Il n’y a que des soldats qui y demeurent, qu’on nomme Makhazeni. Ce château a été bâti depuis quelque temps par les Chérifs. Il y a du blé aux environs mais quantité de dattes ou de chèvres.
CHAPITRE XX.D’Afra (v. Tansikht)
C’est un fort château sur la frontière du Sahara, bâti par le Chérif Muḥammad, lorsqu’il était Roi de Sus. Il y a de l’artillerie, où on y entretient garnison, tant de cavalerie que d’infanterie, pour arrêter les courses des Arabes du désert, parce que c’est l’entrée de la Numidie de ce côté-là. Il y a quantité de dattes et de chèvres au pays, peu d’orge, et encore moins de blé.
CHAPITRE XXI.De Timeskit (v. Tamnugalt)
C’est une des principales villes de la province de Dara, et qui est comme une forteresse du côté de Gezula, dont elle est en quelque sorte frontière. Il y a environ 2000 habitants, avec un faubourg de 400 maisons. C’est une habitation de la haute contrée, elle est ancienne, et il y demeure un Gouverneur, avec quantité de cavalerie et d’infanterie, pour arrêter les courses des Berbères de Gezula, et pour recueillir les contributions du pays, qui porte force dates, et abonde en blé, en orge, et en troupeaux.