Pendant qu’il s’en retournait, il fit la rencontre du jurisconsulte Abou Amran el-Fasi, qui lui demanda des renseignements sur son pays, sur ses principes de conduite et sur les doctrines religieuses dont ses compatriotes faisaient profession. Ayant reconnu, à travers l’extrême ignorance du voyageur, un grand désir de s’instruire, joint à de bonnes intentions et à une foi sincère, il lui adressa ces paroles : « Pourquoi ne pas étudier la loi divine, sous son vrai point de vue? Pourquoi ne pas ordonner le bien et défendre le mal?»
Yahya répondit : « Les maîtres qui viennent nous enseigner n’ont aucun sentiment de piété, aucune connaissance de la sunna; aussi je vous prie de me laisser emmener celui de vos disciples dont vous pouvez garantir le savoir et la piété ; c’est lui qui instruira notre peuple, chez lequel il maintiendra les prescriptions de la loi. » Abou Amran s’étant assuré qu’aucun des élèves à qui il voulait confier cette mission ne consentirait à partir avec Yahya, lui adressa ces paroles : «Ici, à Cairouan, je n’ai point de personne qui vous convienne; mais vous trouverez à Melkous un jurisconsulte qui est venu assister à mes leçons et dont j’apprécie hautement l’intelligence et la piété. Il se nomme Oaaggag, fils de Zeloui. Allez le voir, et vous trouverez probablement en lui tout ce que vous cherchez. » Yahya prit la résolution de suivre ce conseil avant de s’occuper d’autre chose, et s’étant rendu auprès de Ouaggag, il lui raconta sa conversation avec Abou Amran. Ouaggag lui désigna un de ses confrères qui portait le nom d’Abd Allah ibn Yacîn, et dont la mère, Tîn Izamaren, appartenait à une famille guezoulienne qui habitait Temamanaout. Ce bourg est situé sur le bord du désert de la ville de Ghana. Yahya emmena cet homme dans son pays, où bientôt 70 personnes se réunirent avec l’intention d’étudier sous ce maître et de lui témoigner une parfaite obéissance. Quelque temps après, les nouveaux prosélytes marchèrent contre la tribu des Lemtuna, la bloquèrent dans une de ses montagnes, et, l’ayant mise en pleine déroute, ils retinrent comme un butin légal tous les troupeaux qu’ils étaient parvenus à lui enlever. Ce parti religieux, voyant sa puissance augmenter de jour en jour, prit pour chef Yahya ibn Omaribn Telaggaguîn. Quant à Abd Allah ibn Yacîn, il demeura parmi eux, tout en évitant, par un scrupule de conscience, de goûter de la chair ou du lait de leurs troupeaux; il prétendait que ce qu’ils possédaient était, sans exception, impur ; aussi sa nourriture ne se composait que de gibier pris dans le désert. Ensuite il leur ordonna de bâtir une ville, qui fut nommée Aretnenna, et leur prescrivit de n’y point construire de maisons dont les unes dépasseraient les autres en hauteur. Ils se conformèrent à ses ordres et continuèrent à lui montrer une obéissance parfaite jusqu’au moment où ils se fâchèrent contre lui pour des raisons qu’il serait trop long de rapporter. Il paraît qu’ils avaient remarqué quelques contradictions dans les jugements qu’il prononçait. Alors un de ieurs compatriotes, le jurisconsulte El-Djouher ibn Segguem, parvint, avec l’aide de deux de leurs chefs, nommés, l’un Eïyar et l’autre Integgou, à priver Ibn Ya-cîn du droit d’imposer ses opinions et ses conseils à la communauté. Ils lui enlevèrent l’administration du trésor public, le chassèrent du pays, démolirent sa maison et livrèrent au pillage tout ce qu’elle renfermait de meubles et d’effets. Ibn Ya-cîn quitta secrètement le pays des tribus sanhadjiennes, et alla trouver Ouaggag ibn Zeloui, le jurisconsulte de Melkous. Celui-ci adressa de vifs reproches aux Sanhadja à cause de leur conduite envers Ibn Yacîn, et leur fit savoir que toute personne qui refuserait d’obéir à ce docteur serait retranchée du corps des vrais croyants et mise hors la loi. Ibn Yacîn, auquel il signif1a l’ordre de retourner à son poste, s’empressa de s’y rendre et de massacrer tous ceux qui s’étaient déclarés contre lui. Il tua, de plus, une foule de gens qu’il croyait mériter la mort, soit par leurs crimes, soit par leur impudicité. Devenu maître du désert entier, il rallia à sa cause toutes les tribus de cette région, les initia à ses doctrines, et leur fit prendre l’engagement de se conduire d’après ses ordres. Plus tard, tous ces néophytes marchèrent contre les Lemta, et, mettant en application la loi qu’Ibn Ya-cîn leur avait enseignée au sujet des propriétés dont l’origine était suspecte, ils exigèrent de cette tribu le tiers de ses biens, afin de rendre légitime la jouissance des deux autres tiers. Les Lemta, ayant consenti à cette demande, furent admis dans la confédération. Le premier des pays ennemis dont ils firent la conquête fut celui de Derâ. Dans cette guerre, ils déployèrent une bravoure et une intrépidité qui n’appartenaient qu’à eux seuls ; ils se laissèrent tuer plutôt que de fuir, et l’on ne se rappelle pas les avoir jamais vus reculer devant l’ennemi. Ils combattent à cheval ou montés sur des chameaux de race ; mais la plus grande partie de leur armée se compose de fantassins, qui s’alignent sur plusieurs rangs. Ceux du premier rang portent de longues piques, qui servent à repousser ou à percerleurs adversaires ; ceux des autres rangs sont armés de javelots; chaque soldat en tient plusieurs, qu’il lance avec assez d’adresse pour atteindre presque toujours la personne qu’il vise et la mettre hors de combat. Dans toutes leurs expéditions, ils ont l’habitude de placer en avant de la première ligne un homme portant un drapeau; tant que le drapeau reste debout, ils demeurent inébranlables ; s’il se baisse, ils s’asseyent tous par terre, où ils se tiennent aussi immobiles que des montagnes; jamais ils ne poursuivent un ennemi qui fuit devant eux. Ils tuent les chiens partout où ils les rencontrent, et ils n’en gardent jamais aucun parmi eux.
Yahya ibn Omar témoignait à Ibn Ya-cîn la soumission la plus profonde et l’obéissance la plus absolue. Plusieurs personnes ont raconté que, dans une de ses expéditions, Ibn Ya-cîn lui dit :
« Émir ! tu as encouru une peine correctionnelle. »
« Comment l’ai-je méritée ? » lui répondit Yahya.
« Je ne te le dirai pas, dit Ibn Ya-cîn, avant de t’avoir châtié et fait payer une dette que Dieu réclame. »
« Je suis prêt à t’obéir, répondit l’émir ; châtie mon corps à ta volonté. »
Ibn Ya-cîn lui appliqua plusieurs coups de fouet ; puis il lui adressa ces paroles : « Un chef ne doit jamais s’engager dans la mêlée du combat; car de sa vie ou de sa mort dépend le salut ou la perte de l’armée.»
Les Almoravides envoyèrent une sommation à Mesaoud ibn Ouanoudîn le Maghraouïen, seigneur de Sidjilmessa, et aux habitants de cette ville. N’ayant pas obtenu une réponse satisfaisante, ils se mirent en marche, au nombre de trente mille guerriers, montés sur des chameaux de selle, tuèrent Mesaoud, s’emparèrent de sa capitale et y laissèrent une garnison. En l’an /1A6/1o55, lorsqu’ils furent rentrés dans leur pays, les habitants de Sidjilmessa attaquèrent dans la mosquée les Almoravides [qui formaient la garnison], et les massacrèrent presque tous. Ils se repentirent bientôt de ce qu’ils avaient fait, et dépêchèrent successivement plusieurs envoyés vers Ibn Ya-cîn, pour l’engager à revenir avec ses troupes, «puisque, disaient-ils, les Zenata se sont mis en marche pour nous attaquer. » Ibn Ya -cîn appela les Almoravides à une seconde expédition contre les Zenata ; mais ils refusèrent d’obéir, et les Beni Djoddala, s’étant mis en révolte ouverte, se retirèrent vers le littoral de la mer. L’émir Yahya reçut alors d’Ibn Ya-cîn l’ordre de se retrancher dans le Djebel Lemtouna. Cette montagne, d’un abord très-difficile, abonde en eaux et en pâturages; elle s’étend en longueur l’espace de six journées de marche, et, en largeur, l’espace d’une journée. On y voit un château nommé Argd1, qui est entouré d’une forêt d’environ vingt mille dattiers. Cette forteresse fut construite par Yannou ibn Omar elHaddj, frère de Yahya ibn Omar. Pendant que celui ci se rendait a Djebel Lemtouna, Ibn Yacîn marchait sur la ville de Sidjilmessa, à la tête de deux cents hommes appartenant aux tribus sanhadjiennes, et avait pris position à Tameddollt, château auprès duquel on trouve beaucoup de ruisseaux et de dattiers. Cette place forte est dominée par une montagne dans laquelle est une mine d’argent, connue des habitants de la localité. Il parvint alors à rassembler une armée nombreuse, composée de Serta et de Targa, tribus qui possèdent quelques châteaux dans cette contrée. Abou Bekr ibn Omar se trouvait dans le Derâ avec Ahmed ibn Amedagnou, quand il reçut d’Ibn Ya-cîn l’ordre de prendre le commandement, en remplacement de son frère Yahya, que l’on avait laissé sur le Djebel Lemtouna. En l’an 1o56, les contingents des Beni Djoddala, au nombre d’environ trente mille guerriers, se retournèrent contre Yahya ibn Omar et le bloquèrent dans cette montagne. Yahya se trouvait alors à la tête d’une force imposante, et il avait auprès de lui Lebbi b. Ouarjaï et chef des Tekrour. Les deux armées se rencontrèrent dans un lieu de cette contrée nommé Tebferîlla (?) et situé entre TalîouIn et le Djebel Lemtouna. Yahya ibn Omar y trouva la mort, et beaucoup de monde périt avec lui. On raconte qu’aux heures de la prière on entend les voix des moueddîn dans cet endroit ; aussi chacun l’évite et personne n’ose y pénétrer. On s’est même abstenu d’enlever aux morts leurs épées, leurs boucliers, aucune pièce de leurs armures ou de leurs habillements. Depuis ce temps, les Almoravides n’ont pas tourné leurs armes contre les Boni Djoddala.
En l’an 1o55, Ibn Ya-cîn marcha sur Aoudaghast, pays florissant, dont la métropole est très-grande et possède plusieurs bazars, un grand nombre de dattiers et beaucoup d’arbres à henna, gros comme des oliviers. C’était la résidence d’un roi nègre qui portait le titre de ghana, avant que les Arabes eussent pénétré dans la ville de ce nom. 1
Aoudaghast renferme de belles maisons et des édifices solidement bâtis. Elle est à deux mois de Sidjilmessa et à quinze jours de la ville de Ghana. Naguère la population se composait de Zenatiens et d’Arabes, qui formaient deux partis et qui vivaient touj ours dans un état de haine et d’hostilité mutuelles. Ils possédaient de grandes richesses et de nombreux esclaves; on y trouvait des individus qui avaient chacun un millier d’esclaves et même davantage. Les Almoravides emportèrent cette ville d’assaut, violèrent les femmes et s’emparèrent de tout ce qui s’y trouvait, en déclarant que c’était un butin légal. Ibn Ya-cîn y fit mettre à mort un Arabe de sang mêlé, natif de Cairouan, qui s’était distingué par sa piété, sa vertu, son assiduité à réciter le Coran et l’avantage d’avoir accompli le pèlerinage de la Mecque. Cet homme se nommait Zebacra. Les Almoravides traitèrent la population d’Aoudaghast avec cette rigueur extrême, parce qu’elle reconnaissait l’autorité du souverain de Ghana.
En l’an ltkg ( 1o57-1o58 de J. C), Abd Allah ibn Ya-cîn fit une expédition du côté d’AGHmAT. L’année suivante, il soumit le pays des Masmouda, et l’an k51 ( 1 O5q de J. C.), il fut tué à Kerîfelt, dans le territoire des Béreghouata.Une chapelle très-fréquentée recouvre son tombeau et forme un ribat qui est toujours rempli de monde. Ibn Ya-cîn ne périt qu’après avoir conquis Sidjilmessa et ses dépendances, le Sous entier, Aghmat, Noul et le désert. Les sectateurs d’Ibn Ya-cîn le regardent comme un saint, et, pour justifier leur opinion, ils racontent avec une bonne foi parfaite que, dans une de leurs expéditions, ses compagnons, accablés par la soif, lui adressèrent de vives plaintes.
«Espérons, leur dit-il, que Dieu nous fera sortir de nos difficultés. »
S’étant alors avancé avec eux pendant une heure, il leur ordonna de creuser la terre devant lui. A peine se furent-ils mis au travail, qu’ils découvrirent une source d’eau parfaitement douce et d’une excellente qualité, dont ils purent étancher leur soif, abreuver leurs montures et faire une provision de voyage. On raconte aussi qu’il s’arrêta [un soir] dans un lieu de halte, auprès duquel était un étang peuplé de crapauds, dont les coassements ne discontinuaient pas. Aussitôt qu’il se fut installé sur le bord de l’étang, ces animaux ne f1rent plus entendre le moindre bruit. Encore aujourd’hui, une bande d’Almoravides choisira pour chef de la prière un individu qui a déjà prié dans une assemblée présidée par Ibn Ya-cîn, plutôt que de prendre un homme bien plus dévot et plus instruit dans le Coran, mais qui n’aurait pas eu l’avantage de faire la prière derrière cet imam. Telle était la passion d’Ibn Ya-cîn pour les femmes, qu’il en épousait et répudiait plusieurs chaque mois. Dès qu’il entendait parler d’une belle femme, il la demandait en mariage, et jamais il n’assignait un douaire plus fort que quatre mithcals (pièces d’or).
ÉTRANGES DOCTRINES ENSEIGNÉES PAR ABD ALLAH IBN YA-CIN.
Il prenait un tiers des biens dont l’origine était suspecte, sous le prétexte que cette contribution servait à purif1er les deux autres tiers, et à en rendre l’usage légitime. Lorsqu’un homme entre dans la secte et témoigne du repentir de ses fautes passées, on lui dit : « Tu as commis dans ta jeunesse de nombreux péchés; il faut donc que tu en reçoives le châtiment, afin d’être délivré de cette souillure. » La punition du fornicateur consiste en cent coups de fouet; celle du menteur en quatre-vingts coups, et celle de l’homme qui boit des boissons enivrantes en quatre-vingts coups. Quelquefois même on augmente le nombre de coups. Ils traitent de la même manière les peuples vaincus qui se font admettre dans la secte. Un meurtrier, connu comme tel, subit la peine de mort, soit qu’il vienne à eux de bonne volonté et en exprimant son repentir, soit que l’on s’empare de lui pendant qu’il affiche ouvertement son insoumission; sa conversion et son repenlir ne lui servent de rien. Celui qui arrive trop tard à la prière publique reçoit cinq coups de fouet. Celui qui omet un des prosternements qui font partie de la prière, en reçoit vingt coups. Chacun est obligé de répéter quatre fois la prière du dohor1 avant d’assister à la célébration publique de la même prière; cette règle s’observe aussi pour les autres prières; on dit aux néophytes : « Vous avez bien certainement manqué plusieurs fois à la prière dans votre vie passée; aussi faut-il suppléer à cette omission. » Presque tous les hommes de la classe inférieure assistent à la prière sans avoir fait l’ablution ; cela leur arrive lorsqu’ils se trouvent pressés par le temps et qu’ils désirent éviter le châtiment dû aux retardataires. Celui qui élève la voix dans la mosquée reçoit le nombre de coups que la personne chargée de le punir juge suffisant pour le corriger. Ceux qui perçoivent l’aumône de la rupture du jeûne l’emploient à leurs dépenses personnelles. Parmi les traits d’ignorance que l’on attribue celle déjà indiquée. En quittant cette montagne on entre dans une solitude (medjaba) où il faut marcher huit jours avant de trouver de l’eau. C’est là l’endroit qui porte le nom d’El-Medjaba-t-el-Kobra «la grande solitude. » Cette eau est dans le territoire des Ben1 Intecer , tribu sanhadjienne. De là on se rend à un bourg nommé Meddoeken, qui appartient aussi à des Sanhadja. Une distance de quatre journées de marche sépare cette localité de la ville de Ghana l.
En partant des [trois] puits déjà indiqués, l’on entre dans une solitude où il faut marcher quatre jours avant de rencontrer de l’eau. Arrivé ensuite à Eïzel, montagne située dans le désert, on passe chez une tribu sanhadjienne nommée les Beni Lemtouna. Ces gens-là vivent en nomades et parcourent le désert. La région qu’ils fréquentent s’étend en longueur et en largeur jusqu’à une distance de deux journées de marche, et sépare le pays des noirs de celui des musulmans. Ils passent l’été dans une contrée nommée Amatlous, et dans une autre nommée Tal1odîn. Ils sont proches voisins du pays des noirs, dont ils se trouvent à une distance de dix journées. Ils ne savent ni labourer la terre, ni l’ensemencer; ils ne connaissent pas même le pain. Leurs troup?aux forment toutes leurs richesses, et leur nourriture consiste en chair et en lait.
Plusieurs d’entre eux passeraient leur vie sans voir ni manger du pain, si les marchands venus des contrées musulmanes ou du pays des noirs ne leur en faisaient goûter ou ne leur donnaient de la farine en cadeau.Ils professent la religion orthodoxe et font la guerre sainte en combattant les noirs.
Ils eurent naguère pour chef Mohammed ibn Taresna, homme rempli de mérite et de piété, qui avait fait le pèlerinage et combattu les inidèles. Il mourut dans le pays des noirs, à un endroit qui porte le même nom que les Gangâra, peuple nègre, et qui est situé à l’occident de la ville de Banklabîn. Cette dernière localité est habitée par une bande de musulmans appartenant à la tribu des Sanhadja et nommés les Beni Ouareth.
Au delà des Beni Lemtouna se tient une tribu sanhadjienne, nommée les Beni Juddala; elle demeure dans le voisinage de la mer, dont elle n’est séparée par aucune autre peuplade.
Telles sont les tribus qui, postérieurement à l’an 1018, entreprirent de maintenir la vérité, de réprimer l’injustice et d’abolir tous les impôts. Elles professent la doctrine orthodoxe et suivent le rite institué par Malik ibn Anas. Celui qui leur fraya cette voie et qui appela les peuples au ribat et au maintien de la vérité se nommait Abd Allah ibn Yasin
A cette époque ils eurent pour chef Yahya ibn Ibrahîm, membre de la tribu des Juddala. Une certaine année, il fit le pèlerinage de la Mecque et, à Ibn Ya-cîn, nous pouvons signaler celui-ci : Un homme qui avait une contestation avec un marchand étranger le fit comparaître devant ce magistrat. Le marchand, dans une de ses répliques, employa ces mots : « A Dieu ne plaise que cela soit ! » Ibn Ya-cîn donna aussitôt l’ordre de lui administrer plusieurs coups de fouet, «parce que, dit-il, ii s’est servi d’une expression horrible, une phrase scandaleuse, qui mérite le châtiment le plus rigoureux. » Un natif de Cairouan, qui se trouvait à l’audience, prit la parole et lui dit : « Que trouves-tu de blâmable dans cette expression? Dieu lui-même ne l’a-t-il pas employée dans la partie de son livre où il raconte l’histoire de Joseph et rapporte l’exclamation des femmes qui se coupèrent les doigts? il dit : «A Dieu ne plaise! ce « n’est pas là un mortel ; ce ne peut être qu’un ange «glorifié1. » Ibn-Ya-cîn rétracta son ordre.
Aujourd’hui, en l’an 46o ( 1067-1068 de J. C), les Almoravides ont pour émir Abou Bekr ibn Omar; mais leur empire est morcelé et leur puissance divisée. Ils se tiennent maintenant dans le désert.
Chez toutes les tribus du désert on porte constamment le niqab au dessus du litham, en sorte qu’on ne leur voit que l’orbite des yeux; jamais, dans aucune circonstance, ils n’ôtent ce voile, et l’homme à qui on l’aurait enlevé serait méconnaissable pour ses amis et pour ses parents. Si un de leurs guerriers est tué en bataille et qu’on lui ôte son voile, personne ne peut dire qui il est, jusqu’à ce que cette partie de l’habillement soit remise à sa place. Le voile est une chose qu’ils ne quittent pas plus que leur peau. Aux autres hommes qui ne s’habillent pas comme eux, ils appliquent un sobriquet qui, dans leur langue, signifie bouches de mouches. Leur nourriture consiste en franches de viande séchée que l’on pile, et sur laquelle on verse de la graisse fondue ou du beurre. Chez eux le lait remplace l’eau comme boisson; ils passent souvent des mois entiers sans avaler une goutte d’eau, ce qui ne les empêche pas d’être fortement constitués et’bien portants. Chez les peuples du désert, lorsqu’un homme est soupçonné de vol, on lui serre la tête entre deux morceaux de bois fendu, dont on applique l’un sur le front et l’autre sur l’occiput. Il ne peut alors s’empêcher d’avouer son crime ; car il ne saurait supporter, même pour un instant, une compression aussi violente.
Parmi les animaux qui habitent le désert on remarque le lamt, quadrupède moins grand qu’un bœuf, et dont les mâles, ainsi que les femelles, portent des cornes minces et effilées. Plus l’individu est âgé, plus ses cornes sont grandes; quelquefois elles atteignent une longueur de quatre empans. Les boucliers les meilleurs et les plus chers sont faits de la peau de vieilles femelles, dont les cornes, avec l’âge, sont devenues assez longues pour empêcher le mâle d’effectuer l’accouplement.
Ce désert abonde en féneks, animaux dont on exporte [la fourrure] dans tous les pays. On y trouve aussi des béliers damaniens1. Cet animal est de la taille d’un mouton, mais d’une forme plus belle; il n’a point de laine, mais un poil semblable à celui de la chèvre ; par l’élégance de ses formes et la beauté de sa couleur, il tient le premier rang dans ce genre de ruminants. L’arbrisseau nommé mercin, qui est le même que le myrte, ne croît pas dans ce désert, ni dans le territoire d’Aghmat, ni dans celui du Sous. Comme il est très-recherché par les habitants de ces régions, on leur en expédie d’autres pays. Parmi les objets remarquables qui se trouvent dans ce désert, on peut signaler la mine de sel qui est à deux journées de la grande solitude (El-Medjaba t-el-Kobra) et à vingt journées de Sidjilmessa. Pour arriver au sel, il faut enlever la couche de terre qui le couvre, ainsi que cela se pratique aux mines qui renferment des métaux ou des pierres précieuses. A une profondeur de deux toises tout au plus, on trouve le sel, que l’on détache par blocs, comme on coupe des pierres dans une carrière. Cette mine se nomme Tatental. Elle est dominée par un château dont les murs, les salles, les créneaux et les tourelles sont construits de
1 Le daman (hyrax des naturalistes) est un petit mammifère du genre ‘des pachydermes, qui demeure dans les rochers, et qui n’a aucune ressemblance avec les animaux de la famille des ruminants. Rien ne nous autorise à l’identifier avec le daman dont il est fait mention ici et qui doit appartenir à la famille des antilopes.
morceaux de sel. De là on exporte ce minerai à Sidjilmessa, à Ghana et dans tous les pays des noirs. Les marchands ne cessent d’affluer vers cette mine, dont les travaux ne s’interrompent jamais et dont le revenu est énorme. On trouve une autre mine de sel dans le pays des Beni Djoddala, à l’endroit nommé Aoulîl (Argain), qui est situé sur le bord de la mer. Des caravanes partent de là avec du sel pour toutes les contrées voisines. Tout auprès d’Aoulîl est une péninsule nommée Aïouni. Au moment de la haute marée, ce lieu devient une île où l’on ne peut arriver de la terre ferme; mais lors du reflux, l’on s’y rend facilement à pied. L’ambre gris s’y trouve en grande quantité. La principale nourriture des habitants est la chair de tortues qui abondent dans cette mer et qui atteignent une grosseur énorme. Un homme prend quelquefois la carapace d’un de ces animaux et s’y embarque comme dans un bateau pour aller à la pêche. Quand nous parlerons des tortues qui se trouvent sur la route de Tîrca, nous aurons à raconter, au sujet de leur grosseur, des faits plus extraordinaires que celui-ci. Les habitants de cette localité possèdent des moutons et d’autres bestiaux. Cette île forme un port de mer. Pour se rendre de là à Noul on suit constamment le rivage de la mer pendant l’espace de deux mois. Les caravanes qui entreprennent ce voyage marchent presque toujours dans une région dont le sol est recouvert d’une couche de pierre qui résiste au fer et qui émousse les pics employés pour la briser. L’on s’y procure de l’eau douce en creusant des trous dans les endroits que la mer laisse à découvert lors du reflux. Si un voyageur meurt en route, on ne peut l’enterrer à cause de la dureté du sol et de l’impossibilité d’y creuser une fosse; aussi l’on se borne à couvrir le cadavre avec de l’herbe et des arbrisseaux desséchés, ou bien on le jette à la mer.