10. Esclavage occidental. — Les progrès que le christianisme a fait faire à la morale ont à jamais condamne le principe même de l’esclavage, comme un crime de lèsehumanité. Les atrocités que l’on a commises, soit dans l’antiquité, soit dans les temps modernes, contre les malheureux que le sort avait poussés dans cette condition dégradante , en ont rendu le nom odieux à tous les hommes de cœur. Aussi, ne sera-ce pas l’un des moindres titres de gloire de notre siècle, que l’abolition du hideux trafic qui alimentait et alimente encore les marchés à esclaves des colonies européennes, et l’initiation à la liberté de ces Africains , transplantés en Amérique, au milieu de si horribles circonstances.
11. L’esclavage en Orient. — La cruelle soif du gain, qui a créé et entretenu l’esclavage des colonies, lui a imprimé un cachet si repoussant, que je ne voudrais pas me servir du mot esclavage en parlant de la servitude en Orient; il y a, en effet, une énorme différence entre l’esclavage américain et la servitude des Orientaux. Chez ceux-ci, cette institution n’est ni cruelle ni flétrissantc; elle ne considère pas l’esclave comme une chose, un objet matériel, ainsi que le faisait la loi romaine; elle n’en fait pas non plus un article d’importation ou d’exportation, sur la livraison duquel on peut spéculer; une simple machine au fond, dont on évaluerait volontiers la puissance en forces de chevaux. Le colon occidental n’estime dans le nègre que sa valeur matérielle , il oublie en lui l’homme moral, il le dénature. Le musulman, au contraire, voit toujours un homme dans son esclave, et il le traite de telle manière, qu’on pourrait dire de l’esclavage oriental, qu’il est souvent une vraie adoption, et toujours une admission au cercle élargi de la famille.
12. Esclaves blancs. — On voit en Egypte des esclaves blancs et des esclaves de couleur. Les premiers, pris à la guerre ou vendus par leurs parents, viennent de la Géorgie et de la Circassie. On en trouve fort peu dans les bazars, depuis que la Russie a étendu ses conquêtes jusque dans ces contrées. On dirait que cette puissance est destinée à châtier les peuples du Caucase qui, au mépris des lois les plus sacrées, s’étaient faits depuis si longtemps les vils pourvoyeurs du harem. Il y a aussi, en Egypte, des esclaves grecs; ils ont été pris dans la guerre de l’indépendance.
13. Esclaves noirs. — Les nègres et les Abyssiniens sont très-nombreux. Ce sont des prisonniers que se font réciproquement , dans leurs luttes intestines, les peuplades de l’intérieur de l’Afrique. On n’a jamais entendu dire qu’ils fussent vendus par leurs parents : ainsi le sentiment des lois naturelles est plus profondément gravé au cœur de ces sauvages que dans celui des Géorgiens et des Circassiens, que des écrivains récents ont voulu cependant nous réprésenter comme une race de magnanimes héros.
14. Condition des esclaves.—La condition de ces esclaves est bien loin d’être malheureuse; souvent même elle les élève beaucoup au-dessus de celle dont la servitude les a tirés. Les blancs peuvent parvenir aux premiers rangs de la société et aux. postes les plus considérables. Les nègres, quoique presque toujours condamnés par leur couleur aux postes inférieurs (1), obtiennent plus de bonheur qu’ils n’eussent pu en espérer dans l’état de nature.,Cependant il n’est pas sans exemple d’en voir arriver aux grades supérieurs, même jusqu’à la dignité de bey. L’esclavage est d’abord pour eux comme une seconde naissance, car il les sauve de la mort; si, après avoir été faits prisonniers, ils n’étaient pas vendus, ils seraient impitoyablement massacrés.
J’ai dit que la servitude est souvent, en Orient, une adoption ou du moins une incorporation à la famille. Le musulman qui achète un esclave en bas âge- le prend en effet dans le bazar, nu, sale, privé de tous les soins sous lesquels s’abrite l’enfance; c’est comme s’il recueillait un enfant abandonné. Il ne se contente pas au reste de l’autorité matérielle que lui donne le droit de propriété qu’il a acquis sur son jeune esclave en l’achetant; il légitime en quelque sorte ce droit par les soins qu’il apporte à son éducation. C’est par la religion qu’il la commence; il lui fait apprendre ensuite à lire et à écrire. Lorsqu’il l’a formé, il en fait son chiboukchi ou son cavedji (celui qui donne la pipe ou celui qui présente le café); il en fait encore son farâch (son valet de chambre). Chez un homme riche, l’esclave devient kasnadar (trésorier), kiatib(secrétaire), selickthar (porte-épée), kiayha (intendant); on le marie avec une esclave de la maison, quelquefois même il épouse la fille de son maître.
C’est ainsi que, au milieu des mœurs patriarcales des Orientaux, la servitude prend un caractère bien opposé à celui que nous lui avons fait en Amérique. La loi musulmane protége l’esclave contre l’injustice de son maître;
Elle lui donne des garanties contre sa violence, et appelle d’ailleurs sur lui la bienveillante protection que les fidèles doivent aux êtres faibles. Mais la différence de traitemenl n’est pas celle qui me frappe le plus. La servitude orientale se distingue avec honneur de notre esclavage , surtout par son respect pour la dignité humaine. L’esclave, en Turquie,: n’est pas humilié de sa condition; souvent il répète avec fierté qu’il est de la maison de tel bey ou de tel pacha, et il donne à son maître le titre de père. Il sait d’ailleurs qu’il n’est pas éternellement enchaîné à son état par un lien de fer; il a devant lui assez d’exemples pour exalter son ambition et grandir son âme à l’espoir des plus brillantes destinées. Cette fameuse milice des mameluks qui a si longtemps gouverné l’Egypte ne se recrutait que parmi les esclaves : Ali-Bey, Mourad-Bey,’ Ibrahim-Bey avaient été achetés dans les bazars; l’ancien sadrazam de l’empire ottoman, le vieux Khosrew, s’est élevé de la servitude à la puissante position qu’il occupe aujourd’hui; Khalil- Pacha et Saïd-Pacha, tous deux gendres du sultan Mahmoud, beaux-frères du padischah Abd-UI-Medjid et ministres de la Porte, ont été esclaves; le sultan Mahmoud ramassa dans les rues de Constantinople le Circassien Hafiz, dont il devait faire plus tard le séraskier de sa dernière armée. De même, en Egypte, les officiers supérieurs sont la plupart des affranchis. J’ai vu , dans les bazars du Caire, les esclaves grecs arrachés à leur pays au moment où il allait renaître à la liberté; je les ai revus ensuite occupant presque tous les emplois les plus élevés dans l’ordre civil et dans l’armée. On serait presque tenté de croire que leur servitude n’a pas été un malheur, si l’on pouvait oublier les douleurs de leurs parents , qui se les ont vu ravir au moment où ils croyaient pouvoir leur léguer une religion libre de persécutions et une patrie- régénérée.
15. Femmes eselaves.—La femme esclave est élevée dans l’intérieur de la maison et employée au service du harem;souvent son maître la prend pout épouse ou la donne à sou lils ou à l’un de ses officiers avec un trousseau et une dot. Le sultan n’épouse jamais que des esclaves; il en est de même du vice-roi d’Egypte et de ses fils.
On voit dans la même maison des esclaves noires et des esclaves blanches et le maître avoir pour femmes une Géorgienne , une Abyssinienne, une négresse du Darfour, et les entourer, elles et leurs enfants, des mêmes soins, des mêmes égards. Cependant il est rare qu’un blanc fasse son épouse d’une négresse; il y a même peu d’exemples qu’une fille de condition se soit mariée à un homme de couleur.
16. Religion des esclaves. — La servitude en Orient convertit à l’islamisme tous ces hommes et toutes ces femmes qui vont peupler les bazars. Le prosélytisme jaloux des musulmans nous explique qu’ils n’aient pas permis aux chrétiens d’avoir des esclaves. Cette sollicitude religieuse me plaît sous un point de vue : elle prouve que les Orientaux estiment que leurs esclaves sont dignes de partager avec eux les félicités futures que le prophète a promises aux fidèles;
t c’est reconnaître l’égalité devant Dieu, et cette égalité contient en germe toutes les autres. Cependant de tout temps , en Egypte, les rajahs, qui jouissaient de plus de liberté que dans aucune autre partie de l’empire turc , ont eu la faculté d’acheter et de vendre des noirs; quelques-uns même ont pu, en usant de précaution, introduire dans leur harem une Circassienne ou une Géorgienne.
17. Conduite des Européens envers leurs esclaves en Egypte. — Les Européens qui habitent l’Egypte peuvent avoir aussi des esclaves, ce qui est dû à la tolérance de Méhémet-Ali. On croirait volontiers, pour l’honneur de notre civilisation, que ce doit être un bonheur pour ceux-ci d’appartenir à des maîtres qui viennent de contrées où l’esclavage n’existe pas et dont le sol hospitalier donne la liberté à quiconque le touche; en général, on se tromperait. Ces Européens, qui, en parlant de la barbarie musulmane, ont toujours le mépris à la bouche, maintiennent peu souvent leur conduite au ton de leur verbeuse philanthropie; beaucoup vendent ou troquent leurs esclaves. Ces actes peuvent être justifiés jusqu’à un certain point et dans certains cas , tant qu’ils ne dégénèrent pas en trafic. Ce serait en effet une cruauté que de donner la liberté à un jeune esclave qui ne pourrait subsister par son travail et dont on serait forcé néanmoins de se débarrasser. En l’affranchissant, on serait aussi barbare qu’un père qui chasserait son enfant du foyer domestique. Mais vendre un esclave qui peut gagner sa vie en travaillant, c’est faire un marché qui déshonore; et pourtant bien des Francs spéculent sur cette infamie. On en voit qui vendent des femmes enceintes de leurs œuvres et qui abandonnent ainsi à l’esclavage leurs propres enfants , sur la naissance éventuelle desquels ils ne rougissent pas de percevoir une prime. Pour qualifier de si horribles immoralités, la langue est trop pauvre ou le cœur de l’homme d’honneur trop riche d’indignation. En les voyant*, les Orientaux doivent s’enorgueillir de leur vertueuse barbarie et prendre en mépris notre civilisation, souillée par des misérables qui couvrent leurs bassesses de ses oripeaux. Hâtons-nous de dire que des Européens, hommes de cœur, traitent leurs esclaves, hommes et femmes, avec bienveillance , adoptent tous les enfants qu’ils ont de celles-ci et ne poussent point jusqu’au crime une faute que condamnent nos mœurs et notre religion.
La légèreté de plusieurs des voyageurs qui viennent en Egypte amène quelquefois des résultats aussi fâcheux que ceux dont je viens de parler. En visitant les bazars d’esclaves , curiosité dont le touriste est très-avide, si une négresse ou une Abyssinienne leur plait, ils achètent avec un peu d’argent le moyen de satisfaire leur caprice; puis cette boutade sensuelle apaisée, ils croient être généreux envers l’infortunée sur laquelle ils ont assouvi leur passion éphémère en lui donnant la liberté. Mais, dans un pays où la femme ne peut vivre que sous la tutelle de l’homme , la liberté place l’esclave affranchie dans la déplorable alternative de la misère ou de la prostitution. C’est ainsi que l’étourderie égoïste de quelques Européens nomades contribue à entretenir cette espèce de mépris que les musulmans ont pour nos mœurs.
J’insiste sur les tristes conséquences que le contact des Occidentaux avec l’esclavage oriental produit sur cette condition envers laquelle les musulmans usent de ménagements religieux. Il importe en effet de stigmatiser les honteux écarts que des Européens se permettent au milieu d’une nation étrangère à nos mœurs. Il semble que, par respect pour la civilisation à laquelle ils sont fiers d’appartenir, et afin d’en montrer la supériorité, ils devraient, en face d’une
civilisation opposée, se tenir sur la plus grande réserve. Le nom de Francs veut être porté avec dignité devant les musulmans; c’est un crime que d’attirer sur lui le mépris que l’on ne craint pas d’appeler sur soi-même, et de l’éclabousser de sa fange.
Je termine par des passages extraits des livres du droit musulman. On y trouvera des détails intéressants: on y verra que, pour l’islamisme, le point de départ légal de l’esclavage, c’est la guerre, et qu’en principe il n’est qu’une de ses vicissitudes (1).
18. Extraits des livres du droit musulman, relativement à l’eselavage, à la traite et à l’affranchissement. — Si les chances de la guerre faisaient tomber entre les mains des musulmans des prisonniers infidèles, le sultan aurait le droit d’employer envers ces prisonniers un des quatre moyens qui seraient à sa disposition et qui vont être énumérés:
1° Il pourrait leur faire couper la tête, excepté aux insensés, aux femmes, aux jeunes enfants, etc.;
2° Il pourrait leur faire grâce, en leur donnant pleine liberté;
3° Il pourrait faire échange contre des prisonniers musulmans qui se trouveraient chez eux, ou bien traiter de leur liberté au moyen de l’argent;
4° Enfin il pourrait sanctionner l’esclavage.
Dans le choix qu’il fera d’un des quatre moyens dont il vient d’être fait mention, le sultan adoptera celui qu’il voudra, pourvu toutefois qu’il soit bon et conforme aux intérêts du gouvernement local. S’il se prononce pour l’esclavage, il devra, sous tous les rapports, bien traiter ces nouveaux esclaves. La tradition porte que, dans la mémorable journée de la grande bataille de Bâdre, des prisonniers, parmi lesquels se trouvait le nommé Abbas, se présentèrent devant le prophète, qui ordonna qu’on vêtit celui-ci sur le champ. On trouva par hasard les habits qui avaient servi au nommé Abdala Obey; comme ils n’étaient plus nécessaires et qu’ils lui allaient bien, on les lui donna. Le prophète a dit : Ayez pitié des deux faibles créatures. Il voulait, par ces paroles, faire allusion à la femme et à l’esclave. La tradition rapporte encore que, lors de la grande bataille de Bâdre, on demanda au prophète ses ordres relativement aux prisonniers, et qu’il répondit: « Dieu vous a donné plein pouvoir sur eux ! » Alors le calife Omar parla en ces termes : « 0 envoyé de Dieu, décapitez-les! » Le prophète, se tournant vers les musulmans qui étaient présents, leur adressa la parole en leur répétant : « Dieu vous a donné plein pouvoir sur eux. » Omar répondit dans le même sens en se servant des expressions que nous avons rapportees. Aboubekr se leva, et dit au prophète : « Mon opinion serait que vous leur fissiez grâce en les rachetant. » On vit alors la joie et le contentement éclater sur la figure du prophète , et il reçut la rançon. Dieu alors révéla au prophète.
Le passage suivant : Si vous n’eussiez pas agi d’après les volontés de Dieu, vous auriez été très-coupables et vousauriez mérité d’être punis rigoureusement. Mangez tout le butin que vous avez recueilli légalement et honnêtement,et craignez Dieu; car il est juste et elément. Comme le prophète exigea d’Abbas, son neveu, cent onces d’or pour rançon, tandis qu’il se borna à en demander quatre-vingts onces à un autre parent d’un degré inférieur, Abbas s’écria avec humeur: « Voilà les effets d’une bonne parenté! » Dans cette circonstance , Dieu révéla au prophète le passage suivant : Ô prophète! dites à ceux qui sont retenus chez vous comme prisonniers que, si je reconnais dans leurs cœursdes sentiments purs, non-seulement je leur pardonnerai volontiers leurs mauvaises actions passées, mais encore jeleur accorderai une récompense d’une valeur plus importante que ce qui leur a été enlevé.
Comme la liberté est l’état primitif des hommes, et que l’esclavage n’est qu’une chose accidentelle, la foi musulmane considère comme très-louable l’affranchissement des esclaves. Il est certaines fautes qui seront expiées par la mise en liberté des esclaves, telles que le parjure, par exemple, l’inobservance du jeûne, etc. Le prophète a dit: « Celui qui affranchira un esclave musulman , Dieu préservera des tourments qu’on endure à l’enfer autant de parties de son corps qu’il s’en trouve dans celui de l’esclave mis en liberté. » De son vivant, le prophète a affranchi soixante-trois esclaves; il est à remarquer qu’il a vécu le même nombre d’années; son épouse, fille d’Aboubekr, soixante-neuf; elle a vécu soixante-neuf ans. Un compagnon du prophète, appelé Zulkra, des tribus héméréites, a affranchi huit mille esclaves dans une seule journée; Abdala, fils d’Omar, mille; HaquimEbné-Hézan, cent, qui portaient à leur cou des colliers d’argent; Abdragman-Ebné-Of, trente-mille. Tous ces personnages étaient des compagnons du prophète.
La foi musulmane est tellement favorable à l’affranchissement des esclaves qu’elle ordonne expressément que, lorsqu’un homme achètera un esclave avec la condition qu’il lui donnera sa liberté, il «st forcé de mettre à exécution sa promesse immédiatement après l’avoir acheté. S’il se refusait à le faire, on pourrait même employer envers lui la contrainte par corps. Un infidèle peut et doit aussi affranchir un esclave, lors même qu’il serait ennemi juré des musulmans. Que l’affranchissement d’un esclave soit fait par un musulman ou par un infidèle, l’esclave affranchi sera toujours sous la protection de son maitre. Il y a en quelque sorte entre le maitre et l’esclave des liens de parenté : le maitre est le tuteur naturel de son affranchi, comme un père l’est de ses enfants.
Il existe plusieurs modes d’affranchissement. En suivant le premier, le maître doit déclarer par écrit, de son vivant, que l’esclave aura sa liberté après sa mort. Voici de quelle manière doit être conçue cette déclaration: « Après ma mort tu seras libre. »
D’après le second, l’esclave rachète sa liberté pour unecertaine somme, qu’il solde en deux payements.
Il peut aussi, après avoir fait le prix avec son maitre, luipayer peu à peu la somme convenue; dès qu’il a acquité sa dette, il obtient sa liberté.
Le dernier cas d’affranchissement, applicable seulement aux femmes, est celui où elles sont mères. Mais l’esclave qui sera dans une pareille position ne pourra jouir de sa liberté qu’après la mort de son maître.