Apparition des Bathiniens dans le Khorassan et dans le MWN.
Hussayn b ‘Ali al-Marwazi, que Ghiath avait converti à ses doctrines pendant son séjour dans le Khorassan, confia, au moment de mourir, le soin de les propagera Mohammed ibn Ahmed Nakhcheby; il en fit son substitut. Ce Mohammed était un des libres-penseurs du Khorassan et il maniait fort habilement la parole. Housseïn, fils d’Aly, lui recommanda de tout mettre en œuvre pour établir un lieutenant dans le Khorassan, et quant à lui, de franchir le Djihoun et de se rendre à Boukhara et à Samarqand, afin de faire adopter, par la population de ces provinces, les croyances des Bathiniens. Il lui recommanda également de faire tous ses efforts pour convertir quelques-uns des grands personnages de la cour de l’émir Naçr, fils d’Ahmed. Mohammed ibn Ahmed Nakhcheby recueillit donc la succession de Housseïn, fils d’Aly el-Mervezy; il appela à lui et convertit un grand nombre d’habitants du Khorassan.
Il y avait alors à Merv er-Roud un individu, appelé le fils de Sevarèh, qui, s’étant enfui de Rey, s’était retiré auprès de Housseïn, fils d’Aly. Il était l’un des chefs des Bathiniens.
Mohammed Nakhcheby en fit son suppléant et lui-même passa le Djihoun et se dirigea vers Boukhara. Il n’y eut aucun succès et il se rendit à Nakhcheb, où il convertit Bou Bekr Nakhcheby, commensal de l’émir du Khorassan; il fit adopter ses doctrines à Abou Bekr Ba Achath, secrétaire intime de ce prince, et qui avait le rang d’un de ses commensaux, et il en fut de même pour l’inspecteur général, Bou Mansour Tchaghany, qui avait épousé la sœur d’Achath. Aytach, le chambellan particulier de l’émir, qui avait des relations d’amitié avec ces personnages, suivit leur exemple. Ceux-ci dirent ensuite à Mohammed Nakhcheby : « Il est inutile que tu demeures à Nakhcheb. Pars et rends-toi à la cour de Boukhara et nous agirons de telle sorte que ta situation s’y élèvera jusqu’au ciel, et que tes opinions seront adoptées par des personnages considérables. » Mohammed Nakhcheby partit donc et gagna Boukhara. Il y fréquenta les gens haut placés dont nous venons de parler et les endoctrina. Il détourna de leurs croyances les sunnites et les amena par degrés à celles des chiites, à tel point que le reïs de Boukhara, le percepteur de l’impôt, le Dèhqan et les gens du bazar embrassèrent ses idées, ainsi que Housseïn Melik, un des officiers du service particulier du prince, le gouverneur d’Aylaq et Zerad. Le plus grand nombre des personnes, que nous venons de citer, étaient des grands seigneurs et des gens jouissant de la confiance du souverain. Lorsque le nombre de ses partisans fut considérable, il résolut d’entreprendre la conversion de l’émir et il persuada, à tous ceux qui étaient admis dans son intimité, de faire son éloge dans toutes les circonstances qui se présenteraient. Ils parlèrent si souvent de lui et se constituèrent si bien ses agents que l’émir Naçr éprouva le désir de le voir. Mohammed Nakhcheby fut donc introduit auprès de l’émir du Khorassan, car on l’avait entretenu de ses connaissances dans les termes les plus flatteurs.
L’émir du Khorassan se laissa fasciner et lui témoigna les plus grandes attentions. Chaque fois qu’il s’adressait au prince, tous les courtisans approuvaient toutes ses paroles et toutes les explications qu’il donnait. Chaque jour, Naçr, fils d’Ahmed, lui témoignait plus d’égards et accueillait favorablement toutes ses idées. Il acquit sur son esprit un tel pouvoir que celui-ci faisait tout ce qu’il lui disait.
La position de Nakhcheby devint telle qu’il put se livrer publiquement à sa propagande. Les Turcs éprouvèrent un vif déplaisir en apprenant que l’émir était devenu qarmathe. Les docteurs de la loi de Boukhara se réunirent, se rendirent auprès des officiers et des soldats et leur dirent : « Revenez à vous, car l’islamisme a été anéanti. — Retournez chez vous, leur répondirent les officiers, car cette affaire recevra une bonne solution. »
Le lendemain, ils allèrent parler au prince, mais leur entrevue n’amena aucun résultat. Une discussion s’ensuivit et les officiers tombèrent d’accord sur ce point qu’il fallait dire au grand sipahsalar : « Nous ne voulons point d’un souverain infidèle; toi, qui es le général en chef, empare-toi du pouvoir et nous te suivrons. » Le grand sipahsalar accepta cette proposition, pour le salut de la religion et pour satisfaire en même temps son ambition. « Il faut, leur dit-il, nous réunir quelque part et nous mettre d’accord sur la manière dont nous entamerons cette affaire, sans que le prince en ait connaissance. » Parmi les chefs de l’armée se trouvait un vieil officier, nommé Thouloun Ouka. « Voici, dit-il, les mesures auxquelles il faut s’arrêter dans les circonstances actuelles : il faut que toi, qui es le général en chef, tu dises à l’émir : Les principaux officiers désirent que je leur offre un festin. Le prince ne le dira pas de refuser. Il te dira : Donne ce banquet si tu as tout ce qui l’est nécessaire. Réponds lui : J’ai tout ce qu’il me faut en fait de mets et de boissons, mais la vaisselle, les meubles de luxe, les vases d’or et d’argent et lès tapis me font défaut. Le prince le dira alors : Emprunte-les au trésor, à l’échansonnerie et au garde-meuble. Tu devras ajouter, afin de détourner tout soupçon : Ce banquet sera donné à la condition que les convives, après avoir fait leurs préparatifs pour la guerre sainte, m’accompagneront à Belassagoun,[118] car les Turcs infidèles se sont emparés de ce pays et les plaintes des opprimés ont dépassé toute limite. Occupe-toi alors des détails de ton festin, fixes-en le jour, donne rendez-vous aux officiers et dis-leur : Soyez, tel jour, exacts au rendez-vous. Transporte alors dans la demeure tout ce que le trésor renferme d’objets d’or et d’argent et, lorsque tous tes invités se seront rendus chez toi, ferme les portes, en prétextant l’encombrement et la foule, introduis les grands personnages dans une pièce réservée, en leur disant qu’ils vont boire du djulab, et fais savoir publiquement que ceux qui sont la racine, seront avec toi et ceux qui sont les branches, ne seront point avec toi. Lorsqu’ils nous entendront dire ce seul mot, ils se mettront d’accord avec nous et embrasseront noire parti. Tous prêteront serment, te jureront fidélité et le reconnaîtront pour souverain. Nous sortirons alors de l’appartement réservé, nous prendrons part au repas, puis nous formerons une réunion pour nous livrer au plaisir du vin : chacun de nous videra trois ou quatre coupes, puis après avoir abandonné aux officiers les objets en or et en argent, ainsi que les tapis et les meubles, nous sortirons, nous déposerons l’émir, nous parcourrons les villes et les campagnes, nous massacrerons les Qarmathes, partout où nous les rencontrerons et nous le placerons sur le trône. — Voilà ce que nous devons faire », répondit le grand sipahsalar.
Le lendemain, celui-ci dit à Naçr, fils d’Ahmed : « Les officiers de l’armée désirent que je leur offre un banquet. — Donne-le, si tu as tout ce qu’il le faut, répondit Naçr. — J’ai tout ce qui m’est nécessaire en fait de mets et de boissons, mais la vaisselle et les tapis me manquent, ajouta le sipahsalar. — Prends
Le sipahsalar remercia et fit porter chez lui, avec les tapis et la vaisselle, tout ce qui se trouva dans le trésor et l’échansonnerie, en fait d’objets d’or et d’argent ; il fit faire des provisions pour un festin tel qu’on n’avait jamais vu le pareil à cette époque, et il invita tous les chefs de l’armée avec leurs gardes et leurs suivants.
Lorsqu’ils furent arrivés, il fit fermer la porte et entrer les grands personnages et les officiers dans une chambre réservée, où il leur fit prêter serment et où ils lui jurèrent fidélité; puis ils sortirent et s’assirent autour de la nappe.
Un homme réussit à s’échapper de la maison en s’élançant du haut de la terrasse. Il alla prévenir Nouh, fils de Naçr, de ce que faisaient, en ce moment, les officiers de l’armée. Nouh sauta à cheval et se rendit en toute hâte au palais de son père : « N’as-tu point appris, lui dit-il, que les chefs de l’armée se sont engagés par serment vis-à-vis du sipahsalar, et qu’ils lui ont juré fidélité. Ils doivent, après le festin et après avoir vidé trois coupes de vin, mettre au pillage tout ce qui a été emprunté à ton trésor; puis, après leur sortie de la demeure du sipahsalar, ils assailliront notre palais et te mettront à mort, toi, moi et tous ceux qu’ils rencontreront. Ce festin n’a d’autre but que celui de consommer notre perte. — Quelle mesure devons-nous prendre dans cette conjoncture? demanda Naçr. — Voici, répartit Nouh, ce qu’il y a à faire. Envoie dès maintenant, avant que l’on ait pris place au banquet et qu’on ait commencé à se livrer au plaisir du vin, un eunuque qui dira à l’oreille du sipahsalar : Le prince le fait dire ceci : Tu as déployé aujourd’hui le plus grand luxe et tu as offert une hospitalité magnifique ; je possède les vases nécessaires à un service à vin, ils sont en or et enrichis de pierreries ; ils étaient déposés dans un endroit autre que le trésor ; hâte-toi de venir à l’instant auprès de moi, afin que je puisse te les remettre, avant que tes hôtes ne se mettent à boire le vin. Le sipahsalar viendra promptement ici, dans l’espoir de posséder ces objets précieux. A peine arrivé, nous lui trancherons la tête et je ferai savoir alors ce qu’il conviendra de faire. » Naçr fit partir, au moment même, deux eunuques chargés de transmettre ce message. Les convives prenaient encore part au banquet du sipahsalar. Celui-ci communiqua à une ou deux personnes l’avis qui lui était donné. « Rends-toi au palais, lui dirent-elles, rapporte ce service, car aujourd’hui, tout cela est profit pour nous. » Le sipahsalar courut en toute hâte au palais de l’émir; on l’introduisit dans une chambre secrète et l’ordre fut donné de lui couper la tête et de la mettre dans un sac. Nouh dit alors à son père : « Lève-toi, allons au palais du grand sipahsalar et portons-y ce sac. Tu abdiqueras en présence des grands et tu me constitueras ton héritier, afin que je puisse leur tenir tête et faire en sorte que le pouvoir souverain demeure dans notre maison, car tous ces officiers ne seront point d’accord. » Naçr et son fils montèrent donc à cheval et se dirigèrent vers le palais du sipahsalar. En les voyant franchir la porte, les officiers se levèrent et se portèrent à leur rencontre. Tout le monde ignorait ce qui se passait. L’émir, se disait-on, a probablement manifesté le désir d’assister à ce banquet. Naçr, fils d’Ahmed, s’avança et prit place ; les écuyers, chargés de ses armes, se rangèrent derrière lui et Nouh s’assit à sa droite. « Asseyez-vous, dit-il aux officiers et achevez votre repas, puis abandonnez la table au pillage. » Lorsque le banquet eut pris fin, que les reliefs eurent disparu, Naçr, fils d’Ahmed, leur adressa la parole en ces termes : « Sachez que je suis au courant de toute votre conduite ; lorsque j’ai appris l’attentat que vous méditiez, mon cœur s’est détourné de vous. Désormais, vous ne m’inspirez aucune sécurité et je ne vous en inspire aucune. Si j’ai dévié de la voie droite, si j’ai adopté des croyances perverses et si cette faute m’a valu votre inimitié, Nouh n’a eu, dans ces circonstances, aucune défaillance. — Certainement non, s’écria-t-on avec unanimité. — Désormais, reprit Naçr, Nouh sera votre souverain; je l’ai constitué l’héritier qui doit me succéder. Je veux, si j’ai bien ou mal fait, être occupé désormais à implorer le pardon de mes fautes, à faire acte de contrition et à faire tous mes efforts pour que Dieu m’accorde la remise de mes péchés. Quant à celui qui vous a incité à agir comme vous l’avez fait, il a déjà reçu sa punition », et il ordonna que l’on tirât du sac la tête du sipahsalar et qu’on la jetât devant l’assemblée. Il descendit alors de son siège et alla s’asseoir sur un tapis de prière. Nouh, de son côté, se dirigea vers le trône et y prit la place de son père. Témoins de ce spectacle et entendant ces paroles, les chefs de l’armée ne purent invoquer ni prétexte, ni excuse. Ils se prosternèrent sans exception devant Nouh, lui firent agréer leurs félicitations et tous imputèrent ce crime au sipahsalar. « Nous sommes tous vos esclaves, s’écrièrent-ils, nous obéirons à vos ordres. — Sachez, leur dit alors Nouh, que tout ce qui vient de se passer, à quelque titre que ce soit, est passé. Je tiens pour bonnes actions toutes les fautes que vous avez commises; vous avez obtenu de moi tout ce que vous désiriez, obéissez donc à mes ordres et soyez heureux de vivre. »
Nouh fit apporter ensuite des chaînes et les fit river aux pieds de son père, que l’on conduisit sur-le-champ au Kouhendiz où il fut emprisonné. « Levez-vous, dit alors Nouh aux officiers, et rendez-vous dans la salle où l’on boira le vin. Lorsqu’ils eurent pris place et que chacun eut vidé trois coupes, il ajouta ces mots : « Vous vous étiez faussement imaginés qu’après avoir bu trois coupes de vin, vous pourriez piller tout ce qui est dans cette salle. Je ne vous donnerai point l’ordre de faire main basse sur tous ces objets, mais je vous en fais cadeau ; enlevez-les et partagez-les également entre vous. » Les officiers se jetèrent sur tout ce qui se trouvait dans la salle ; ils en emplirent un sac qui fut scellé et confié à une personne sûre. L’émir Nouh leur dit ensuite : « Si le sipahsalar a conçu de coupables pensées, il en a été puni ; si mon père a dévié du droit chemin, il en a été châtié. Vous vous étiez accordés sur ce point qu’à la suite de votre festin, vous vous dirigeriez sur Belassagoun pour combattre les infidèles turcs. Nous avons à faire chez nous une expédition contre les mécréants. Marchons contre eux et exterminons tous ceux qui, dans le Mâ-vera-oun-nehr et dans le Khorassan, sont devenus des impies et font partie de la secte à laquelle mon père était affilié. Partout où nous rencontrerons un infidèle, ou un sectateur de Mazdek, nous les massacrerons jusqu’au dernier, et leurs biens et leurs richesses seront notre partage. Je vous ai fait don de ce qui se trouvait dans cette salle, en fait d’objets d’or et d’argent : demain, je vous ferai distribuer ce que renferme le trésor, car tout ce qui appartient aux Bathiniens ne peut qu’être livré au pillage. Lorsque nous aurons terminé cette expédition à l’intérieur, nous nous tournerons contre les Turcs. Je veux que vous fassiez périr Mohammed Nakhcheby et les commensaux de mon père. Parcourez donc la ville et ses environs. » Mohammed Nakhcheby, le day et tous les commensaux de l’émir Naçr furent massacrés, ainsi que tous ceux qui faisaient profession de communisme.
Le même jour, un émir fut envoyé à Merv er-Roud avec un fort corps de troupes, pour s’emparer du fils de Sevarèh et le mettre à mort; il devait faire subir le même sort à tous les missionnaires des Bathiniens, partout où on les découvrirait. L’émir Nouh ajouta : « Faites attention ! je vous recommande de ne point tuer un musulman de propos délibéré; si le fait vient à se produire, j’appliquerai la loi du talion. » On se livra à des recherches jour et nuit et on ne fit périr les hérétiques qu’à bon escient. Leur propagande prit fin dans le Khorassan et le Mâ-vera-oun-nehr, et leur secte ne subsista qu’à l’état de société secrète.