Arrien, IIème s. n-è, Epopée d’Alexandre en Transoxiane

Caucase :

Cependant Alexandre arrivé au pied du Caucase, y bâtit une ville qui porte son nom ; sacrifie à la manière accoutumée, et franchit les sommets de cette montagne. Il nomme le persan Proexès satrape de la contrée, sous la surveillance de Niloxenus qu’il y laisse avec des troupes.

Le Caucase est, au rapport d’Aristobule, la montagne la plus élevée de l’Asie. En effet il s’étend dans une longueur immense, et l’on regarde comme en faisant partie cette longue chaîne de montagnes dont le nom varie avec celui des nations qui les habitent, et qui se prolonge jusqu’au Taurus, frontière de la Cilicie et de la Pamphylie ; sa cime paraissait à l’ordinaire aride et dépouillée ; il ne croit sur cette partie éloignée du Caucase que le térébinthe et le silphium. Il ne laisse cependant pas d’être habité, et couvert de nombreux troupeaux qui se nourrissent de ces plantes, attirés par l’odeur du silphium dont ils broutent la fleur et la tige jusque dans ses racines. Voilà pourquoi les Cyréniens, auxquels il est précieux, l’environnent de haies pour le soustraire à la dent des troupeaux qu’ils en écartent.

 

De Bactriane en Sogdiane :

 

Alexandre, malgré la hauteur des neiges et la difficulté des convois, poursuit sa route, Bessus pressé, traverse l’Oxus, brûle ses bâtiments de transport, et se retire à Nantaque, dans la Sogdiane, suivi des Dahes, de la cavalerie Sogdiane, sous la conduite de Spitamène et d’Oxyarte. Les cavaliers Bactriens abandonnent Bessus au moment où ils le voient chercher son salut dans la fuite.

Alexandre, après avoir fait rafraîchir son armée à Drapsaque, prend le chemin de Bactres et d’Aorne, villes principales de la Bactriane, les emporte du premier assaut, jette une garnison dans Aorne, commandée par Archélaüs l’un des Hétaires.

Le reste de la Bactriane cède bientôt ; le persan Artabaze en obtient le gouvernement.

On s’avance vers l’Oxus. Ce fleuve prend sa source dans le Caucase ; c’est le plus considérable qu’Alexandre ait eu à traverser dans l’Asie, après ceux des Indes les plus grands des fleuves connus : il se jette dans la mer Caspienne, près de l’Hyrcanie.

Nul moyen de le traverser alors : sa largeur est de six stades ; son lit est encore plus profond et plein de sable ; son cours extrêmement rapide ; il est également difficile d’y fixer ou d’y retenir des pilotis. On manquait de bois pour y jeter des ponts : tirer de plus loin ces matériaux, les rassembler aurait perdu un temps précieux ; on a recours à l’expédient suivant. On remplit de paille et de sarments secs les peaux qui formaient les tentes des soldats, on les coud de manière à les rendre imperméables, on les attache entre elles, on s’aide de ce moyen, et l’armée traverse le fleuve en 5 jours.

 

Avant de le passer il renvoya les Thessaliens qui restaient et les Macédoniens que l’âge ou leurs blessures rendaient inhabiles au combat. Stazanor, l’un des Hétaires, est nommé satrape des Arriens à la place d’Arzames qui paraît vouloir remuer et dont il doit s’assurer.
Cependant Alexandre s’avance rapidement pour atteindre Bessus. Des courriers de Spitamène et de Datapherne, viennent lui annoncer que s’il veut envoyer quelques chefs, avec un détachement ; ils lui remettraient Bessus qu’ils ont arrêté.

À cette nouvelle, Alexandre ralentit sa marche, mais détache en avant Ptolémée, fils de Lagus, avec trois compagnies de la cavalerie des Hétaires, toute celle des archers, et un gros d’infanterie, composé de la troupe de Philotas, de mille Hypaspistes, de tous les Agriens, et de la moitié des hommes de trait. Ptolémée part, et ayant fait, en quatre marches, le chemin de dix journées, arrive au lieu où les Barbares avaient campé la veille avec Spitamène. Il y apprend que Spitamène et Datapherne balancent dans leur résolution. Laissant en arrière l’infanterie qui doit le suivre en ordre de bataille, et, poussant avec sa cavalerie, il arriva à une bourgade où Bessus était retenu par quelques soldats : car Spitamène s’était retiré avec les siens, n’osant le livrer lui-même. Ptolémée fait cerner la place (elle était fortifiée), et annonce aux habitants qu’ils n’ont rien à craindre s’ils veulent lui livrer Bessus. Ptolémée et ses troupes sont introduits dans les murs ; Bessus est pris. On députe vers Alexandre pour l’en informer, et prendre ses ordres sur la manière dont Bessus doit lui être présenté. Il sera exposé nu, attaché avec une corde à droite de la route que tiendra l’armée. Ptolémée exécute l’ordre. Alexandre venant à passer sur son char, s’arrête, et interrogeant Bessus : « Pourquoi as-tu trahi, chargé de fers et massacré ton roi, ton ami, ton bienfaiteur ? » Et Bessus : « Ce ne fut point de mon propre mouvement, mais de l’avis de tous ceux qui accompagnaient alors Darius et qui croyaient à ce prix trouver grâce devant vous. » Alexandre le fait frapper de verges : Un hérault répète à haute voix les reproches que le roi vient de lui adresser. Après ce premier supplice, Bessus est traîné à Bactres, où il doit subir la peine capitale. Tel est le récit de Ptolémée. Celui d’Aristobule varie ; il prétend que ce fut dans cet état d’humiliation que les persans Spitamène et Datapherne livrèrent Bessus à Ptolémée et le conduisirent devant Alexandre.

 

Vers Maracanda :

 

Celui-ci ayant remonté sa cavalerie des chevaux qu’il trouva, car il en avait perdu un grand nombre en traversant le Caucase et l’Oxus se dirigea d’abord vers Maracanda, capitale de la Sogdiane, et ensuite vers le Tanaïs, qui prend sa source dans le Caucase, et va se jeter dans la mer d’Hyrcanie.

Les Barbares, selon Aristobule, appellent ce fleuve Orxante. Ce n’est point le Tanaïs dont parla Hérodote, ce 8è fleuve de la Scythie qui prend sa source dans un grand lac et va se perdre aux palus Méotides. Celui-ci sépare l’Europe de l’Asie, comme le détroit au-delà de Cades sépare l’Afrique de l’Europe, et le Nil l’Afrique de l’Asie.

 

De ce côté, quelques Macédoniens s’étant écartés pour fourrager, furent tués par les Barbares ; qui se retirèrent ensuite sur une montagne escarpée, qui paraissait inaccessible. Ils étaient au nombre de trente mille. Alexandre court sur eux avec toutes ses troupes légères ; plusieurs fois les Macédoniens tentent d’escalader la montagne ; ils sont repoussés par les Barbares et criblés de traits. Alexandre eut lui-même la jambe percée d’une flèche, et une partie du tibia entamée. Cependant le poste fut emporté ; un grand nombre de Barbares périt sous le fer des Macédoniens ; à peine dix mille échappèrent.

 

CHAPITRE PREMIER.

 

Guerre des Scythes :

 

Peu de jours après Alexandre reçoit une députation des Scythes de l’Asie, surnommés Abiens ; les plus justes des mortels, au rapport d’Homère, et les plus libres, grâce à cette vertu et à leur pauvreté. La famille nombreuse des Scythes de l’Europe députe également vers lui. Alexandre renvoie les premiers avec quelques Hétaires, sous prétexte de traiter d’alliance, mais en effet pour reconnaître la nature du pays, le nombre, les moeurs et les armes de ses habitants.

Il projette de bâtir une ville près du Tanaïs : la position du lieu, lui paraît des plus avantageuses pour une place d’armes, s’il en a besoin, dans une expédition contre les Scythes, et pour la défense du pays contre les incursions des Barbares établis au-delà du fleuve. Il fonde la grandeur de cette ville sur l’éclat de son nom qu’elle doit porter et sur l’affluence des indigènes.

 

Cependant les Barbares, voisins du fleuve, tombent sur les garnisons macédoniennes, les égorgent, et mettent leurs villes en état de défense. À la sollicitation de ceux qui avaient livré Bessus, beaucoup de Sogdiens s’étaient réunis à eux, et avaient entraîné dans ce parti quelques Bactriens qui craignaient Alexandre, ou du moins quelques résultats fâcheux des délibérations de leurs chefs, dont il avait convoqué l’assemblée à Zariaspe, capitale du pays.

Instruit de leur défection, Alexandre donna ordre à son infanterie de se munir d’échelles, et marche lui-même sur Gaza. Des sept villes occupées par les Barbares, c’était la plus proche. Il détache Cratérus contre Cyropolis, la plus grande du pays, où beaucoup d’entre eux s’étaient retirés ; lui ordonne de camper sous les murs, de les cerner par une circonvallation, de dresser des machines, afin que les habitants, occupés à le repousser, ne pussent venir au secours de leurs voisins.

Arrivé devant Gaza, il fait de suite approcher les échelles et attaquer les murailles bâties en terre et peu élevées. Les archers, les gens de trait, les frondeurs mêlés à l’infanterie ou élevés sur les machines, font pleuvoir une grêle de traits sur les assiégés, les forcent d’abandonner le rempart ; on dresse les échelles ; les Macédoniens escaladent les murs ; Alexandre fait passer tous les hommes au fil de l’épée ; partage les femmes, les enfants et le butin, entre ses soldats. Il marche sur une seconde ville aussi peu fortifiée que Gaza, y entre le même jour ; elle subit le même sort. Le lendemain il en prend une troisième d’assaut. Cependant il envoie sa cavalerie cerner deux autres villes peu éloignées, pour empêcher que leurs habitants, instruits de sa marche et de la défaite de leurs voisins, ne prissent la fuite et lui ôtassent tous les moyens de les poursuivre.

Il ne s’était point trompé, les détachements de cavalerie arrivèrent très à propos ; car les Barbares voyant la fumée des villes embrasées, informés d’ailleurs de leur désastre par quelques fuyards, sortent précipitamment de leurs murs, et donnent tête baissée dans la cavalerie qui les attendait en bon ordre, et qui en tue un grand nombre.

Ces cinq villes prises et détruites en deux jours, Alexandre marche sur Cyropolis. Cette place, bâtie par Cyrus, avait des murs plus élevés et plus solides que les autres. En outre les Barbares les plus belliqueux s’y étaient retirés en grand nombre. Les Macédoniens ne purent la prendre du premier abord. Alexandre, ayant fait approcher les machines, se disposait à battre le mur et à pénétrer par la première brèche ; il observe que, le canal du fleuve qui traverse la ville est à sec, et livre un passage facile aux siens ; il prend avec lui ses gardes, les Hypaspistes, les archers et les Agriens, et tandis que les Barbares sont occupés sur leurs murailles, il se glisse par le canal, avec un petit nombre des siens, dans la ville, dont il fait briser les portes ; ses troupes y entrent sans résistance. Les Barbares, voyant l’ennemi au milieu d’eux, se réunissent contre ceux d’Alexandre ; l’action la plus vive s’engage. Le roi reçoit un coup de pierre à la tête ; Cratérus et plusieurs autres chefs sont atteins de flèches : enfin les Barbares sont chassés de la place publique, tandis que les assaillants forcent le mur abandonné. Huit mille tombèrent sous le fer du vainqueur ; dix mille qui restaient se retranchent dans la citadelle, où ils sont assiégés par Alexandre ; mais comme ils manquaient d’eau, ils se rendirent dès le lendemain.

La septième ville fut prise d’emblée, si l’on en croit Aristobule, et ses défenseurs mis à mort ; mais Ptolémée prétend quelle se rendit ; qu’Alexandre distribua les prisonniers dans son armée, et les fit garder étroitement jusqu’à son départ de la contrée, ne voulant y laisser aucun de ceux qui avaient pris part à la révolte.

 

Passage du Tanaïs et Alexandrie-Tashkent :

 

Cependant à la nouvelle de la défection des Barbares, l’armée des Scythes Asiatiques s’avançait jusqu’au Tanaïs, prête à fondre sur les Macédoniens, pour peu que le désordre fût considérable ; d’un autre côté, Spitamène assiégeait la garnison de Maracanda. Alexandre détache contre lui Andromaque, Ménédème et Caranus, avec soixante Héthaires, quinze cents stipendiaires à pied, et huit cents à cheval, dont Caranus était le chef. Tout ce détachement marche sous les ordres d’un interprète Lycien, nommé Pharnuque, instruit de la langue des Barbares, et par là propre aux négociations.
Alexandre cependant bâtissait la ville sur le Tanaïs ; ses murs élevés le vingtième jour de travail, reçoivent les Grecs à sa solde, ceux des pays voisins qui voulurent y habiter, et quelques Macédoniens hors d’état de servir.

Il sacrifiait aux Dieux selon le rite accoutumé, et faisait célébrer des jeux gymniques et des courses à cheval, quand il vit sur la rive opposée, des Scythes qui, loin de se retirer, harcelaient les Grecs à coups de traits, le fleuve ayant très peu de largeur. Ils ajoutaient la provocation à l’outrage. « Alexandre, tu n’oses te mesurer aux Scythes ; si tu l’osais tu sentirais combien ils diffèrent des Barbares de l’Asie. »

Irrité de ces injures, Alexandre veut traverser le fleuve et ordonne pour le passage les dispositions accoutumées. Le ciel consulté par des sacrifices n’annonce rien de favorable. Ce présage déplaît au roi ; cependant il cède, il s’arrête. Mais les Scythes continuant à le provoquer, il ordonne de nouveaux sacrifices. Aristandre lui annonce le danger du passage. « Il n’en est point que je n’affronte, plutôt que de me voir, moi vainqueur de presque toute l’Asie, insulter par des Scythes, comme le fut autrefois Darius. – Mon devoir est de vous révéler la volonté des Dieux, et non ce qu’il vous plairait d’entendre. »
Néanmoins tout étant disposé pour le passage, les troupes sous les armes aux bords du fleuve, Alexandre fait jouer les machines : quelques Scythes sons blessés ; un d’entre eux, atteint par un trait terrible qui perce le bouclier et la cuirasse, tombe de cheval ; épouvantés, les autres reculent.

Alexandre, profitant de leur désordre, fait sonner les trompettes, se jette le premier dans le fleuve, toute son armés le suit : il fait traverser d’abord les frondeurs et les archers pour empêcher, à coups de traits, les Scythes d’approcher la phalange dans son passage, avant que toute la cavalerie fût à l’autre bord.

 

Toute l’armée ayant traversé le fleuve, il détache contre les Scythes un corps de chevaux alliés, et quatre escadrons de Sarissophores. L’ennemi bien plus nombreux soutient leur choc, les tourne avec sa cavalerie, les accable de traits, et se replie en bon ordre. Les archers, les Agriens et l’infanterie légère, sous les ordres de Balacre, volent à leur secours. Dès qu’on en fut aux mains, trois corps d’Hétaires et les archers à cheval viennent les soutenir. Alexandre donne lui-même de front avec toute sa cavalerie ; l’ennemi serré de près par les hommes et les chevaux, ne pouvait plus voltiger et se développer nomme auparavant. Il prend la fuite, laisse mille morts sur le champ de bataille, dont Satrace, un de leurs chefs, et cent cinquante prisonniers. L’armée qui se met à la poursuite des fuyards, souffre beaucoup de la chaleur et de la soif. Alexandre lui-même ayant calmé la sienne avec l’eau malsaine du pays, en fut très incommodé ; les Macédoniens furent arrêtés par cet accident auquel les Scythes durent leur salut.

Alexandre, dangereusement malade, fut reconduit au camp : ainsi se confirma le présage d’Aristandre.

 

CHAP. 2.

 

Attaque des Scythes et rébellion de la Sogdiane :

 

Peu de temps après le roi des Scythes députe vers le conquérant pour réparer l’outrage fait aux Grecs : on ne devait point l’attribuer au corps de la nation Scythe, mais à quelques brigands qui ne vivent que de rapines ; du reste, on lui offre toute satisfaction. Il eût été d’abord honteux pour Alexandre de paraître soupçonner la sincérité du roi Scythe sans en tirer vengeance, ensuite le moment n’était point favorable pour en appeler aux armes ; il reçut donc avec bienveillance les députés.

Cependant les Macédoniens assiégés à Maracanda, pressés par l’ennemi, font une sortie, en tuent quelques-uns, repoussent les autres et rentrent dans la place sans aucune perte.
Spitamène apprend l’approche des Grecs qui venaient au secours des leurs, lève le siège et se retire vers les frontières de la Sogdiane. Pharnuque, empressé de l’en chasser, vole à sa poursuite avec les siens, et, contre son attente, rencontre les nomades Scythes réunis à Spitamène, au nombre de six cents chevaux. Ranimé par ce renfort, Spitamène range les siens en bataille dans une plaine déserte de la Scythie, non qu’il y voulût attendre Pharnuque, ni fondre sur lui, mais pour harceler l’infanterie ennemie avec les voltigeurs de sa cavalerie. Il évite facilement l’approche des chevaux grecs, les siens étant plus légers, plus frais et plus robustes que ceux d’Andromaque, déjà épuisés par de longues routes, et par le manque de fourrages.

 

Il presse donc vivement les Grecs, soit qu’ils résistent, soit qu’ils reculent ; quelques-uns tombent percés de flèches, beaucoup d’autres étant blessés, les Macédoniens se retirent en formant le carré long (Plésion), près du fleuve Polytimète vers une forêt qui en était voisine, pour éviter les traits de l’ennemi, et disposer leur infanterie avec plus d’avantage. Caranus, chef d’un corps de cavalerie, sans consulter Andromaque, tente le passage du fleuve, croyant trouver au-delà une position plus favorable. L’infanterie, sans en avoir reçu l’ordre, s’ébranle, la terreur les précipite dans le fleuve, la difficulté d’aborder redouble le désordre.
Les Barbares, profitant de la faute des Macédoniens, les pressent et s’avancent sur eux jusque dans le fleuve, y rejettent ceux qui sont passés, écartent les autres du rivage à coups de traits, le prennent en tète, en flanc et en queue. Les Macédoniens enveloppés cherchent à se rallier dans une île du fleuve ; les Scythes et la cavalerie de Spitamène les cernent ; ils sont tous percés à coups de flèches ; on égorge le petit nombre d’entre eux faits prisonniers. Aristobule prétend que les Macédoniens donnèrent dans une embuscade disposée par les Scythes dans un jardin, qu’alors Pharnuque voulut se démettre du commandement et le céder aux autres chefs, comme s’entendant mieux au métier d’interprète qu’à celui de général ; mais qu’il réclama en vain les généraux macédoniens au nom de leur amitié pour Alexandre ; qu’Andromaque, Caranus et Ménédème refusèrent de céder à ses instances, soit qu’ils craignissent de désobéir au roi, ou de se charger d’une si grande responsabilité, n’ignorant pas qu’ils auraient alors personnellement à porter tout le poids de la défaite ; que les Scythes, profitant de ce trouble, les avaient alors accablée et massacrés, sans qu’il pût se sauver plus de quarante chevaux et de trois cents fantassins.

Profondément affligé de ce revers, Alexandre vent conduire l’armée contre Spitamène ; prenant avec lui la moitié de ses Hétaires à cheval, tous les Hypaspistes, les archers, les Agriens et le corps le plus léger de la plalange, il marche vers Maracanda devant laquelle Spitamène était retourné mettre le siège. Il parcourt l’espace de quinze cents stades en trois jours ; le matin du quatrième, il arrive près la ville.

 

Victoire contre les Scythes : pays de Maracanda :

 

Instruit de l’approche d’Alexandre, Spitamène, sans attendre son arrivée, lève le siège et prend la fuite. Alexandre le poursuit vivement : il arrive sur le théâtre de la défaite des siens, fait ensevelir les morts à la hâte, et pousse les Scythes jusque dans leurs déserts. Revenant ensuite sur ses pas, il ravage tout leur territoire ; extermine les Barbares qu’il trouve sur les hauteurs, et qui avaient pris parti contre les Grecs. Il parcourt ainsi tout le pays qu’arrose le Polytimète jusqu’à l’entrée du désert où ses eaux disparaissent, ce qui lui est commun avec plusieurs autres grands fleuves, tels que l’Epardus qui arrose le pays des Mardes, l’Arius qui donne son nom à celui des Ariens, et l’Etymandre qui coule chez les Évergètes, fleuves qui ne le cèdent point en grandeur au Pénée dont les ondes, après avoir baigné la Thessalie, se précipitent dans la mer. Le Polytimète est encore plus considérable. Après cette excursion, Alexandre vient à Bactres pour y prendre ses quartiers d’hiver.

 

Phratapherne, satrape des Parthes, et Stazanor envoyé dans le pays des Ariens pour s’assurer d’Arzame, l’amènent chargé de fers, ainsi que Barzanes, élevé par Bessus au rang de satrape des Parthes, et quelques-uns de ses partisans.

On vit arriver des côtes Épocille, Mélamnidas, et Ptolémée, général des Thraces, qui venaient d’escorter jusqu’aux bords de la mer les alliés et l’argent donné à Ménès, tandis qu’arrivant de la Grèce, Asandre et Néarque amenaient de nouvelles recrues : Asclépiodore commandant de la flotte et le satrape de Syrie les suivent avec d’autres bandes.

Alexandre ayant convoqué tous les chefs de l’armée, fait amener Bessus en leur présence, lui reproche sa perfidie envers Darius, lui fait couper le nez et les oreilles, et l’envoie pour être suppliecié à Ecbatane, où le commerce rassemblait en foule les Mèdes et les Perses.
Je suis loin d’approuver cette vengeance horrible, cette mutilation atroce à laquelle Alexandre ne se fût jamais porté, s’il n’y eût été entraîné par l’exemple des souverains Mèdes, Perses ou autres barbares dont il revêtit l’orgueil avec les dépouilles. Je n’approuve pas non plus le changement de costume en un prince de la race des Héraclides, qui préfère celui des Mèdes à celui de ses pères, et qui ne rougit pas de remplacer le casque du vainqueur par la tiare des Perses vaincus.

 

Au reste, les hauts faits d’Alexandre nous donnent une grande leçon. Qu’un mortel soit comblé de tous les dons de la nature, qu’il brille par l’éclat de sa naissance, que sa fortune et ses vertus guerrières l’emportent sur celles d’Alexandre, qu’il subjugue l’Afrique et l’Asie comme celui-ci se l’était proposé, qu’il joigne l’Europe à son empire, il n’aura rien fait pour le bonheur, si, même au milieu des succès les plus inouïs, il ne conserve la plus grande modération.

 

CHAP. 3.

Ces réflexions amènent naturellement le récit du meurtre de Clitus, quoi qu’il n’ait eu lieu que quelque temps après.

Les Macédoniens avaient fixé la fête de Bacchus à un jour particulier, dans lequel Alexandre sacrifiait, chaque année, à ce Dieu ; mais alors, négligeant le culte de Bacchus, il consacra ce jour aux Dioscures, et depuis il institua en leur honneur des sacrifices suivis d’un festin. Après avoir vidé un grand nombre de coupes, selon l’usage des Barbares imités par Alexandre, toutes les têtes échauffées par le vin, on parla des Dioscures dont on faisait remonter l’origine à Jupiter et non pas à Tyndare. Quelques-uns uns des convives, quelques flatteurs (et cette peste fut et sera toujours la ruine des rois et des empires), avancèrent que les exploits de Castor et Pollux ne pouvaient se comparer à ceux d’Alexandre. D’autres osèrent blasphémer contre Hercule, et détestèrent le démon de l’envie qui empêche les héros de recevoir dès leur vivant les honneurs qui leur sont dus.
Clitus, irrité de longue main du changement d’Alexandre et des flatteries de ses courtisans ; animé par le vin et supportant d’ailleurs impatiemment l’offense faite aux Dieux, et l’abaissement injurieux de la gloire des anciens héros pour relever celle du conquérant. « Et qu’a-t-il donc fait de si grand, de si admirable pour mériter de tels éloges ? A-t-il acquis seul la gloire de ses conquêtes, n’en doit-il pas une grande partie aux Macédoniens ? »
Le discours de Clitus offense Alexandre. Je ne saurais ici l’approuver; dans une orgie, le plus sage était de garder le silence, et de ne point mêler sa voix à celle des flatteurs.
D’autres cependant rappellent les exploits de Philippe, les rabaissent et vont jusqu’à les contester pour rehausser ceux de son fils. Clitus, hors de lui, commence l’éloge de Philippe et la satire d’Alexandre, s’exhale en reproches amers ; et tendant vers lui la main en le bravant : « Alexandre, sans le secours de ce bras, tu périssais dès le Granique. »
Enflammé de colère par l’outrage et les injures de Clitus, Alexandre s’élance sur lui ; on le retient. Il appelle alors à grands cris ses Hypaspistes, et comme ils n’avançaient point, il s’écria : « Me voilà donc comme Darius retenu par d’autres Bessus ! Il ne me reste de roi que le nom. » Il échappe alors aux bras de ceux qui l’entourent, saisit ou reçoit la pique d’un de ses gardes, et perce Clitus.
Aristobule ne rapporte point l’origine de cette querelle ; il rejette tout le tort sur Clitus : il raconte qu’au moment où Alexandre, dans son transport, s’élança pour le tuer, Clitus avait été entraîné hors de l’enceinte par Ptolémée ; mais qu’il ne put rester dans le poste où il avait été contraint de se retirer, et qu’entendant Alexandre appeler Clitus à haute voix, il revint en disant : « Le voici Clitus. » À ces mots, il fut percé du trait mortel.
Je blâme Clitus d’avoir outragé son prince, je plains Alexandre de s’être livré à deux passions indignes du sage et du héros, la colère et l’ivrognerie ; et je le loue ensuite d’avoir, sur-le–champ, passé du crime au repentir.
Quelques historiens rapportent qu’appuyant de suite la base de la pique contre la muraille, et, tournant la pointe vers son coeur, il voulut terminer aussitôt une vie souillée par le meurtre de son ami. On ne trouve ce fait que chez un petit nombre ; le plus grand s’accorde sur les détails suivants. Retiré dans sa tente, il arrosa sa couche de larmes ; le nom de la victime sortait de sa bouche au milieu des sanglots, et s’adressant à la soeur de Clitus qui avait été sa nourrice : « Ma seconde mère ! que ton fils a bien reconnu tes soins ! ton fils a vu périr les tiens pour lui, et il a tué ton frère de sa main ! Je suis le meurtrier de mes amis. » Pendant trois jours il refusa toute nourriture, et ne prit aucun soin de sa personne.
Les prêtres de répandre qu’il l’allait ici reconnaître le courroux de Bacchus, indigné qu’Alexandre eût négligé ses honneurs. Trop heureux de pouvoir rejeter son crime sur la colère céleste, Alexandre sacrifie à Bacchus, aussitôt que ses amis l’eurent déterminé à accepter de la nourriture. Il faut le louer du moins de n’avoir point fait trophée de sa vengeance, de n’avoir point cherché à pallier cet excès, mais d’avoir reconnu en homme sa faiblesse. On ajoute que le sophiste Anaxarque s’avança pour le consoler, et à la vue de sa désolation, s’écria en souriant : « Les sages ont dit que la justice était éternellement assise à côté de Jupiter, ce qui nous annonce que la volonté des Dieux est toujours juste ; la volonté des rois ressemble à celle des Dieux. » L’orgueil d’Alexandre reçut cette consolation.
Pour moi je le regarde alors comme coupable d’une erreur plus grande encore que la première, s’il a cru qu’une pareille maxime pût être celle d’un philosophe. En effet, les actions d’un roi doivent moins régler la justice, que la prendre pour règle.

CHAP. 4. On dit aussi qu’Alexandre voulut se faire adorer comme un Dieu, et passer pour le fils d’Ammon, plutôt que pour celui de Philippe. Déjà plein d’enthousiasme pour ces usages et les peuples de l’Asie dont il avait emprunté le costume, il n’avait pas besoin, pour arriver à ce dernier excès, d’y être poussé par des sophistes, par un Anaxarque ou par le poète grec Agis.
Callisthène d’Olynthe, disciple d’Aristote et de moeurs sévères, le désapprouvait hautement, et avec raison : mais il faut cependant blâmer l’orgueil qui lui faisait dire, s’il faut en croire quelques récits, sans autorité, que ses propres écrits étaient au-dessus des exploits d’Alexandre, qu’il ne s’en était point approché pour acquérir de la gloire, mais pour lui en donner, et que ce prince devait attendre l’immortalité de l’histoire qu’il écrivait, et non des contes qu’Olympias avait faits sur sa naissance. D’autres racontent que Phitotas lui demandant un jour quel était le héros le plus honoré chez les Athéniens, il lui répondit : « Un tyrannicide, c’est Harmodius, c’est Aristogiton. » Philotas insistant : « Et dans quel pays des Grecs le tyrannicide pourrait-il trouver un refuge ? » « Chez les Athéniens. Les Athéniens ont défendu les fils d’Hercule contre la tyrannie d’Euristhée. »
Callisthène s’opposa aux honneurs divins que réclamait l’orgueil d’Alexandre. Voici les faits.
Alexandre était convenu avec les sophistes, et les grands de la Perse qui composaient sa cour, de faire tomber à table la conversation sur cet objet. Anaxarque prenant la parole, avance qu’Alexandre a plus de droits aux honneurs, divins qu’Hercule et Bacchus, dont il a surpassé les exploits par le nombre et la grandeur des siens ; que ce héros est leur prince, et que les autres étaient étrangers, l’un de Thèbes et l’autre d’Argos ; que le seul titre de ce dernier était de compter parmi ses descendants, Alexandre à qui la postérité élèverait des autels après sa mort ; qu’il était convenable de lui décerner, dès son vivant, des honneurs qu’il pourrait sentir et reconnaître.
Anaxarque ajouta plusieurs autres considérations à ce discours. Déjà les courtisans qui étaient dans te secret de cette proposition, commençaient à se prosterner pour adorer le prince : les Macédoniens gardent un silence de désapprobation ; et Callisthène le rompant le premier : « Oui, sans doute, Alexandre est digne des plus grands honneurs qu’un mortel puisse recevoir ; mais la sagesse a établi une différence entre ceux que l’on doit aux Dieux et ceux que l’on accorde aux hommes. On érige aux Dieux des temples, des autels ; aux hommes, des statues ; les sacrifices, les libations, les hymnes sont pour les Dieux, il reste aux hommes nos éloges. La Divinité est reculée dans le sanctuaire, on ne peut en approcher, on l’adore ; on aborde l’humanité, on la touche, on la salue. Au milieu de ces fêtes, de ces chants en l’honneur des Dieux, on assigne cependant, à chacun d’entre eux, un culte distinct, comment n’en séparerait-on pas les hommages rendus aux héros ? Il n’est point convenable de confondre tous ces rapports, soit en élevant les hommes jusqu’aux Dieux, soit en ravalant les Dieux jusqu’aux hommes. Alexandre permettrait-il qu’un particulier usurpât le titre et les prérogatives de la royauté ? Les Dieux doivent-ils être moins indignés de voir un simple mortel affecter ou obtenir leurs honneurs suprêmes? Qu’Alexandre soit le premier des héros, le plus grand des rois, le plus illustre des capitaines, qui peut en douter Anaxarque ? Mais n’était-ce pas à toi, dont il consulte l’éloquence et la philosophie, à le dissuader de cet excès. Tu devrais te souvenir que tu ne parles pas ici à quelque Cambyse, à quelque Xerxès, mais au fils de Philippe, mais au descendant d’Hercule et d’Achille, mais à un prince dont les ancêtres, venus d’Argos dans la Macédoine, n’y ont point obtenu l’empire par la force et la violence, mais conformément à» nos lois. Hercule ne reçut pas les honneurs divins pendant sa vie, et, même après sa mort, il ne les dut qu’à l’ordre d’un oracle. Que si, nous voyant en petit nombre au milieu des Barbares, tu veux en prendre les moeurs, Alexandre, souviens-toi de la Grèce. C’est pour soumettre l’Asie à la Grèce que cette expédition a été entreprise. Espères-tu à ton retour, forcer les plus libres des hommes, les Grecs à t’adorer ? ou, s’ils sont exempts de cette honte, est-ce aux Macédoniens seuls que tu la réserves ? ou bien ambitionnes-tu un double hommage, homme pour les Grecs et les Macédoniens, veux-tu être un Dieu pour les Barbares ? Cette loi des Perses et des Mèdes, je le sais, on la fait remonter au fils de Cambyse, à Cyrus, le premier que l’on ait adoré parmi les hommes ; mais tu sais aussi que l’orgueil de ce Dieu fut humilié par un peuple pauvre, mais libre, par les Scythes. D’autres Scythes ont châtié l’insolence de Darius; les Athéniens et les Lacédémoniens, celle de Xerxès ; Cléarque et Xénophon, à la tête seulement de dix mille hommes firent trembler Artaxerxès, et toi même, tu as vaincu Darius avant d’être adoré. »
Callisthène continua avec la même énergie : elle importuna Alexandre, mais plut aux Macédoniens. Alors les affidés d’Alexandre leur donnent le signal de l’adoration. On se tait, et les Perses, les plus avancés en âge et en dignité, se lèvent et l’adorent tour-à-tour. L’un d’eux, l’ayant fait d’une manière absolument abjecte, Léonnatus, un des Hétaires, se prit à rire. Alexandre s’en tint offensé, et ne pardonna que par la suite à Léonnatus.
Le fait est raconté différemment par d’autres. Alexandre couronnant une coupe d’or l’aurait présentée à la ronde, en s’adressant d’abord aux complices du projet d’adoration. Le premier, après avoir vidé la coupe, se serait levé, prosterné ensuite à ses pieds, et en aurait été embrassé. L’exemple suivi de proche en proche, Callisthène, à son tour, se serait avancé pour recevoir l’embrassement, mais sans se prosterner : Alexandre occupé à causer avec Hephæstion, n’y aurait pas fait attention, si l’un des Hétaires, Démétrius ne l’eût averti de la noble hardiesse de Callisthène qui, alors repoussé par Alexandre, se serait retiré en disant « Je n’y perds qu’un embrassement. »
Je n’insisterai point sur les fautes d’Alexandre ; mais je ne puis applaudir à ce que la philosophie de Callisthène eut d’excessif. Il suffit, dans ces circonstances, de se renfermer dans la modération ; pour être utile à un prince, il faut en savoir ménager les intérêts. La haine d’Alexandre contre Callisthène paraît justifiée par la rudesse de la franchise et de la vanité qu’il développa à contre-temps. De là cette promptitude d’Alexandre à croire aux délations qui accusaient Callisthène d’avoir pris part à la conjuration formée contre ce prince par les adolescents attachés à son service ; on allait jusqu’à accuser le philosophe de les y avoir excités. Telle fut l’origine de cette conjuration.

CHAP. 5. Selon un usage établi par Philippe, les enfants des Macédoniens élevés en dignité, étaient choisis pour remplir auprès du roi les fonctions d’officiers de l’intérieur pendant le jour, et de gardes de sa personne pendant la nuit. Ils lui amenaient ses chevaux que devaient leur remettre les hippopocomes ; ils l’élevaient sur son cheval à la manière des Perses, et l’accompagnaient à la chasse. On distinguait parmi eux Hermolaüs, qui paraissait attaché à la philosophie et particulièrement à Callisthène. On raconte que, suivant Alexandre à la chasse du sanglier, Hermolaüs prévint le prince et tua la bête. Celui-ci, irrité de se voir enlever l’honneur de la chasse, fit battre Hermolaüs de verges, en présence de ses camarades ; on lui’ ôta son cheval. L’adolescent communique son ressentiment à Sostrate, son égal, son amant : la vie lui est insupportable, s’il ne venge l’injure qu’il a reçue d’Alexandre ; l’amour de Sostrate lui fait partager la vengeance. Ils engagent Antipater, Epimène, Anticlès et Philotas. Le tour de la garde d’Antipater étant arrivé, on arrêta d’égorger Alexandre pendant la nuit ; mais ce soir-là même, Alexandre prolongea la débauche jusqu’au point du jour.
Aristobule diffère ; il prétend qu’une femme nommée Syra, qui se mêlait de divination, avait suivi Alexandre et les Grecs, qui s’en étaient d’abord amusés ; mais que l’événement ayant justifié plusieurs de ses prédictions, elle avait cessé d’être méprisée, et avait obtenu d’entrer jour et nuit dans la tente du roi, et même d’y rester pendant son sommeil. Le prince se retirait le soir du festin, lorsque accourant, et comme remplie de la Divinité, elle le conjura de retourner à table et d’y passer la nuit. Alexandre crut céder aux ordres célestes ; son absence trompe les conjurés ; l’un d’entre eux, Épiminène, conte tout le secret le lendemain à Chariclès son amant ; Charidés le redit à Euryloque. Euryloque se rend aussitôt dans la tente d’Alexandre, et révèle toute la conjuration à Ptolémée. Alexandre, instruit par ce dernier, fait arrêter tous ceux qu’Euryloque a dénoncés. Les douleurs de la question leur arrachent l’aveu du projet et les noms de tous leurs complices et même, selon Aristobule et Ptolémée, ils avaient été excités par Callisthène, mais, selon d’autres écrivains, Alexandre céda moins aux soupçons et à la délation qu’à sa haine contre Callisthène, redoublée encore par la liaison de ce philosophe avec Hermolaüs. Celui-ci conduit devant les Macédoniens : « Oui, j’ai conjuré contre Alexandre ; un homme libre ne peut supporter l’outrage. » Et rappelant alors tous les crimes du tyran, la mort injuste de Philotas, celle de Parménion et des autres, l’assassinat de Clitus plus affreux encore, cette affectation de revêtir la parure asiatique, cette adoration forcée, ces scènes de débauche et d’ivresse. « Voilà, ajouta-t-il, ce que je n’ai pu supporter, voilà ce qui m’avait inspiré le dessein de rendre la liberté aux Macédoniens. »
À ces mots Hermolaüs et ses complices sont saisis et lapidés. Selon Aristobule, Callisthène, chargé de fers, fut traîné à la suite de l’armée, y tomba malade et mourut. Selon Ptolémée, il finit sa vie dans les tortures et sur une croix, tant est grande la diversité des récits. Les historiens témoins des faits ne s’accordent pas même entre eux, l’incertitude est encore plus marquée chez les autres. Je crois avoir présenté assez de détails ; j’ai rassemblé tous ceux qui ont quelque analogie entre eux et j’ai rapporté à la mort de Clitus quelques événements qui la suivirent de près.

 

Soumission des Scythes et alliance des Chorasmiens :

 

CHAP. 6.

Les envoyés d’Alexandre dans la Scythie reviennent accompagnés d’une nouvelle députation que le successeur du roi scythe lui envoyait à son avènement. Les députés venaient l’assurer d’une entière soumission, lui apportaient les plus grands présents, et lui offraient la fille de leur prince en mariage, comme un gage d’amitié et d’alliance. Que si cette offre n’était point acceptée, leur roi proposait aux officiers de l’armée, et à ceux qui étaient le plus chers au conquérant, les filles des premiers de la Scythie ; que, si on l’exigeait, il viendrait lui-même prendre les ordres d’Alexandre.

Pharasmane, roi des Chorasmiens, vint sur ces entrefaites trouver Alexandre avec quinze cents chevaux ; il annonçait qu’il était voisin de la Colchilde et de la contrée des Amazones ; que si le dessein d’Alexandre était de tourner ses armes de ce côté, et de soumettre les nations voisines du Pont-Euxin, il offrait d’être son guide et de le défrayer dans la route.Alexandre répondit d’abord à la députation des Scythes avec bienveillance ; et appropriant son discours aux circonstances, il écarte le projet d’un hymen étranger.

 

Après de justes éloges donnés à Pharasmane et l’avoir reçu au nombre de ses alliés, il lui dit qu’il n’entrait point dans ses vues de se diriger vers le Pont, mais vers l’Inde, dont la conquête rangerait toute l’Asie sous ses lois ; que, l’Asie soumise, il rentrerait dans la Grèce par l’Hellespont et la Propontide, et tournerait vers l’Euxin avec toutes ses forces de terre et de mer, qu’il réclamerait alors les promesses de Pharasmane. Il le renvoie et l’acoint au perse Artabaze, qu’il avait nommé satrape des Bactriens et des peuples voisins.

Répression de la Sogdiane :

 

Alexandre marche de nouveau vers l’Oxus, contre les Sogdiens retirés dans leurs places fortes, après avoir refusé d’obéir au satrape qu’il leur avait donné. Il campe aux bords du fleuve : on vit, dit-on, sourdre près de la tente d’Alexandre deux fontaines, l’une d’eau vive, et l’autre d’huile. Ptolémée, averti le premier de ce prodige en instruit Alexandre, qui sacrifie après avoir consulté-les devins. Aristandre lui prédit de grands travaux et la victoire.

Il pousse vers les Sogdiens avec une partie de l’armée, après avoir laissé Polysperchon, Attalus, Gorgias et Méléagre, avec une partie de ses troupes dans la Bactriane, pour prévenir les troubles, contenir les Barbares et combattre les révoltés. Il divise son armée en cinq corps ; le premier, sous la conduite d’Ephestion ; le second, sous Ptolémée ; le troisième, sous Perdiccas ; le quatrième, sous Coenus et Artabaze ; et, dirigeant lui-même le cinquième, il s’avance vers Maracanda. Les autres se portèrent de différents côtés, et, faisant le siège des places, contraignirent les révoltés à se rendre de force ou de composition. Ces différents corps, après avoir parcouru la Sogdiane, se réunissent sous les murs de Maracanda, Héphaestion est chargé de conduire des colonies dans les villes de la Sogdiane ; Coenus et Artabaze marchent vers les Scythes, chez lesquels Spitamène s’était réfugié.

Alexandre, avec le reste de l’armée entre dans la Sogdiane, dont il soumet facilement les villes occupées parles Barbares révoltés.

 

Cependant Spitamène, avec une poignée de transfuges sogdiens qui s’étaient retirés en Scythie, et six cents chevaux Massagètes, attaque une place frontière des Bactriens, la surprend, égorge la garnison et en fait le commandant prisonnier. Enflé de ce succès, il s’approche peu de jours après de Bactres, et se contente, sans l’assiéger, de ravager les environs.
Les Grecs avaient laissé malades dans ces murs plusieurs cavaliers des Hétaires, Pithon, à la tête de quelques officiers domestiques et le Citharoede Aristonicus. Ils étaient convalescents ils pouvaient déjà porter les armes et monter à cheval. À la nouvelle de l’incursion des Scythes, rassemblant quatre-vingts chevaux stipendiaires laissés en garnison à Bactres, et quelques-uns des adolescents, ils courent sur les Massagètes. Cette sortie imprévue les rend maîtres de tout le butin des Scythes dont ils égorgent une grande partie. Comme ils se retiraient en désordre, sans chef, Spitamène et d’autres Scythes, sortent d’une embuscade, fondent sur eux, tuent sept Hétaires et soixante stipendiaires. Aristonicus périt dans cette action, où il montra la plus grande valeur. Pithon blessé tombe vivant au pouvoir de l’ennemi.
Instruit de cette défaite, Cratérus marche contre les Massagètes qui fuient aussitôt dans le désert : mille chevaux se réunissant à eux, Cratérus les atteint et les défait malgré la résistance la plus opiniâtre. Cent cinquante cavaliers scythes demeurent sur le champ de bataille, le reste se sauve dans les déserts où les Macédoniens ne peuvent les poursuivre.
Cependant Alexandre nomme Amyntas satrape de la Bactriane, emploi que la vieillesse d’Artabaze ne pouvait plus remplir. Il laisse près de lui, en quartier d’hiver, Coenus à la tête de sa troupe, de celle de Méléagre, de quatre cents chevaux Hétaires, de toute la cavalerie des archers, des Sogdiens et des Bactriens qu’Amyntas avait commandés : ils ont ordre de protéger le pays ; et de surprendre Spitamène s’il tentait quelque incursion.
Spitamène voyant les places remplies de garnisons macédoniennes qui lui ôtaient tous moyens d’échapper par la fuite, se porte sur les troupes de Coenus, dont l’attaque lui paraissait moins difficile. Arrivé à Gabes, place forte sur la frontière des Sogdiens et des Massagètes, il entraîne facilement dans son parti trois mille chevaux scythes. Ce peuple pauvre, sans villes, sans retraites fixes, n’ayant rien à perdre, est toujours prêt à guerroyer.
Coenus marche avec son armée au-devant de Spitamène, lui livre un combat sanglant ; l’avantage reste aux Macédoniens ; ils ne perdent que vingt-cinq chevaux et douze fantassins, tandis que l’ennemi laisse huit cents cavaliers sur le champ de bataille. Après cette défaite, les Sogdiens et les Bactriens ; qui avaient pris parti pour Spitamène, vinrent trouver Coenus et se rendre à discrétion. Les Scythes Massagètes fuient avec leur chef dans le désert après avoir pillé le bagage de leurs alliés ; mais apprenant qu’Alexandre marchait contre eux, ils lui envolent la tête de Spitamène, espérant ainsi le détourner de son projet.
Coenus et Cratérus rejoignent Alexandre à Nautaque où viennent aussi le retrouver, après avoir exécuté ses ordres, Phratapherne et Stasanor, satrapes, l’un des Parthes, l’autre des Ariens.
Pendant que l’armée se repose en quartier d’hiver à Nautaque, Alexandre envoie Phratapherne chez les Mardes et les Topiriens, chercher le satrape Phradatès qui ne s’était point rendu aux ordres réitérés du prince. Stasanor va commander les troupes laissées chez les Drangues Atropate succède, en Médie, à Exodate, dont Alexandre soupçonnait la fidélité ; Staménès remplace, à Babylone, Mazée dont on apprend la mort ; Sopolis, Epocillus et Menoedas, courent en Macédoine faire des recrues.

 

CHAP. 7.

Roche des Sogdiens :

 

Au printemps, on part pour assiéger la roche des Sogdiens. C’est dans cette place inexpugnable que s’étaient réfugiés une foule d’habitants, et Oxyarte avec sa femme et ses filles, après avoir abandonné le parti d’Alexandre. La prise de ce poste enlevait aux Sogdiens leur dernier boulevard. Alexandre s’approche mais il ne voit de tous côtés qu’une hauteur escarpée, couverte de neige ; inabordable. Les Barbares étaient approvisionnés pour un long siège, et ne manquaient point d’eau. Alexandre leur fait proposer d’entrer en composition, avec la facilité de se retirer chez eux ; mais les Barbares se prenant à rire, lui demandent si ses soldats ont des ailes ; qu’ils se croyaient au-dessus de toute atteinte. Irrité de cette réponse superbe, Alexandre, pour satisfaire à la fois sa vengeance et sa gloire, résolut d’emporter la place. Il fait publier par un héraut, que le premier de tous qui montera à l’assaut obtiendra douze talents ; le second, le troisième et tous ceux qui leur succéderont, des récompenses proportionnées, jusqu’au dernier, qui recevra trois cents dariques.

 

Des Macédoniens, excités à la fois par leur courage et la récompense, se présentent au nombre de trois cents, choisis parmi ceux exercés à ces sortes de travaux. Ils sont armés de crampons de fer qu’ils doivent ficher clans la glace ou dans la roche, et auxquels ils attachent de fortes cordes. Se dirigeant pendant la nuit du côté le plus escarpé et le moins gardé, à l’aide de ces crampons et d’efforts redoublés, ils arrivent de différents côtés sur le sommet. À cet assaut, trente roulèrent dans les précipices et dans les neiges ; on ne put retrouver leurs corps. Arrivés sur le sommet, les Macédoniens élèvent un drapeau, c’était le signal convenu. Alexandre députe un héraut vers les postes avancés des Barbares pour leur annoncer qu’ils aient à se rendre ; que ses soldats ont des ailes ; qu’ils lèvent les yeux, les hauteurs sont occupées par les Macédoniens. À cet aspect imprévu, s’imaginant que les assaillants étaient en plus grand nombre et mieux armés, les Barbares se rendirent.

Prise de Roxane :

 

Parmi les prisonniers on compta un grand nombre de femmes et d’enfants entre autres ceux d’Oxyarte ; l’une de ses filles, Roxane, nubile depuis peu était la plus distinguée des beautés de l’Asie, après la femme de Darius. Alexandre en est épris, et loin d’user des droits du vainqueur sur sa captive, il l’élève au rang de son épouse, action bien plus digne d’éloge que de blâme.

Il avait respecté autrefois la femme de Darius, la plus belle de celles de l’Orient, soit indifférence, soit modération, et cela dans la fleur de l’âge, au comble des succès, dans cette situation où les passions ne gardent plus aucune mesure : retenue louable, et que l’amour seul de la gloire pouvait conseiller.

Oxyarte instruit à la fois de la captivité de sa famille, et des dispositions d’Alexandre pour sa fille, reprenant l’espérance, vint trouver le prince qui le reçut avec tous les honneurs que sa nouvelle alliance commandait.