[21] La chasse finie, Cyrus arrive sur les frontières d’Arménie, et y fait prendre le repas. Le lendemain, il chasse de nouveau, en s’avançant vers les montagnes qu’il voulait gagner ; puis, la chassa terminée, il fait prendre le repas. Informé de l’approche des troupes de Cyaxare, il leur fait dire de prendre leur repas à la distance d’environ deux parasanges, jugeant qu’il couvrirait mieux par-là ses desseins, et il mande à celui qui les commande, le repas fait, de venir vers lui. Pour lui, après le repas. Il convoque les taxiarques, et, quand ils sont réunis, il leur dit :
[22] « Mes amis, l’Arménien était autrefois l’allié et le tributaire de Cyaxare. Aujourd’hui, voyant l’approche des ennemis, il le méprise, il n’envoie plus de troupes, et ne paye plus le tribut. Il faut donc lui donner la chasse si nous pouvons. Or, voici ce que je crois bon de faire. Toi, Chrysantas, après quelques instant de sommeil, tu prends la moitié des Perses qui sont avec nous, tu suis la route des montagnes, et tu t’empares des montagnes elles-mêmes, où l’on dit que, quand il a peur, l’Arménien s’enfuit ; [23] des guides, je t’en donnerai. On dit donc que ces montagnes sont boisées, de sorte qu’il y a espoir qu’il ne vous verra point. Cependant si tu envoyais devant l’armée quelques hommes armés à la légère, ayant l’air d’une troupe de voleurs et par leur marche et par leurs habits, peut-être ces hommes-là rencontreraient-ils quelques Arméniens qu’ils prendraient et empêcheraient ainsi d’aller répandre l’alarme. Ceux qu’ils ne pourraient prendre, ils les mettraient en fuite, ce qui les empêcherait de voir l’armée tout entière et de croire à autre chose qu’à une attaque de voleurs. [24] Voilà ce que tu as à faire. Moi, au point du jour, je m’avance avec l’autre moitié de l’infanterie et tous les cavaliers, et je marche, à travers la campagne, droit à la demeure du roi. S’il se met en défense, il est clair qu’il faudra combattre ; s’il se retire de la plaine, il est clair qu’il faudra courir après ; et s’il fuit vers les montagnes, là c’est ton affaire qu’il n’en échappe pas un. [25] Figure-toi que c’est une chasse que nous allons faire ; nous, nous faisons la battue ; toi, tu te tiens aux filets. Souviens-toi qu’il faut attendre que les passages soient bouchés, avant de commencer la chasse, et n’oublie pas que ceux qui sont aux échappées doivent se cacher, afin de ne pas effaroucher les bêtes qu’on leur pousse. [26] Cependant, Chrysantas, ne fais pas ici ce que tu fais parfois, vu ta passion pour la chasse. Souvent tu passes toute une nuit sans dormir. Aujourd’hui, laisse prendre à tes hommes ce qu’il leur faut de sommeil, afin qu’ils puissent y résister ailleurs. [27] Ne te laisse pas non plus égarer à travers les montagnes, non pas faute de guides, mais parce que tu suis la bête où elle t’entraîne : ici ne te jette point dans des pas impraticables ; ordonne aux guides dé te mener par le chemin le plus facile, à moins qu’un autre ne t’abrège de beaucoup ; [28] pour une armée, le plus facile est le plus court, Enfin, comme c’est ton habitude sur les montagnes, ne te mets pas à courir et à te faire suivre à la course ; prends un pas que tout le monde puisse suivre, et hâte-toi lentement. [29] Il est bon aussi que quelques-uns des plus dispos et des plus robustes demeurent quelquefois derrière, pour entraîner les autres : l’aile une fois passée, c’est un stimulant pour tout le monde de voir courir auprès de soi quand on marche. »
[30] Chrysantas, après avoir entendu ces recommandations, tout fier de la mission de Cyrus, prend des guides, sort, donne les ordres nécessaires à ceux qui doivent le suivre, et va se reposer. Quand ils ont dormi le temps convenable ils s’avancent vers les montagnes. Cyrus, au point du jour, envoie un messager à l’Arménien avec mission de lui dire ;
« Arménien, Cyrus te prie de t’arranger de manière à lui amener au plus vite le tribut et l’armée. Et s’il te demande où je suis, dis-lui la vérité : que je suis sur les frontières. S’il te demande si je viens en personne, dis-lui la vérité : que tu n’en sais rien. S’il s’informe combien nous sommes, dis-lui d’envoyer quelqu’un s’en assurer. »
[32] Le messager ainsi stylé, Cyrus l’envoie avec la pensée qu’il était plus amical d’agir ainsi que d’entrer sans avis préalable. Lui-même, après avoir assuré tout au mieux pour la route et pour le combat, s’il était nécessaire, se met en campagne. Il fait défendre à ses soldats de commettre aucun dégât ; et, si l’on rencontre quelque Arménien, de l’engager à avoir confiance, et à venir sans crainte vendre des vivres, partout où l’on serait, s’ils désiraient faire acheter de quoi manger ou de quoi boire.
LIVRE III, Ch 1 :
1] Cyrus en était là. L’Arménien, en entendant le message de Cyrus, est saisi de peur, quand il songe au grief de n’avoir pas payé de tribut, ni envoyé d’armée ; mais ce qui l’effraye surtout, c’est qu’on va voir qu’il commence à fortifier sa capitale, pour la mettre en état de défense. [2] Tout cela le faisant trembler, il envoie de côté et d’autre rassembler ses troupes, et fait passer dans les montagnes le plus jeune de ses fils, Sabaris, sa femme et celle de son fils, ses filles, ses joyaux, ses meubles les plus précieux, le tout gardé par une nombreuse escorte. Il envoie en même temps épier ce que fait Cyrus, et il arme tous les Arméniens qu’il a autour de lui. Au même instant, on vient lui annoncer que Cyrus arrive en personne. [3] Alors, loin d’oser en venir aux mains, il s’éloigne. En le voyant faire ainsi, les Arméniens regagnent en hâte chacun leur demeure, pour mettre leur avoir en sûreté. Cyrus, voyant la plaine remplie de gens courant et se sauvant avec leurs bêtes, leur envoie dire qu’il ne fera la guerre à aucun de ceux qui demeureront, mais que tous ceux qui seront pris à fuir, seront traités en ennemis. Le plus grand nombre reste : il y en a qui se sauvent avec le roi. [4] Cependant l’escorte des femmes tombe au milieu de la troupe qui garde la montagne : ils jettent un grand cri et sont presque tous pris dans leur fuite. Enfin, on prend le fils du roi ses femmes et ses filles, avec tous les trésors qui sont avec eux. Le roi apprenant ce qui est arrivé, et ne sachant que faire, se sauve sur une hauteur. [5] Cyrus, qui avait vu le mouvement, investit la hauteur avec les troupes qu’il a sous la main, puis, envoyant vers Chrysantas, il lui ordonne de laisser la garde de la montagne et de venir.
Pendant que Cyrus rassemble son armée, il envoie à l’Arménien un héraut, chargé de lui faire cette question :
« Dis-moi, Arménien, préfères-tu rester là-haut, à lutter contre la faim et la soif, ou bien descendre dans la plaine pour combattre avec nous ? »
L’Arménien répond qu’il aimerait mieux n’avoir à lutter ni contre l’un ni contre l’autre. [6] Cyrus envoie une seconde fois lui demander :
« Pourquoi restes-tu là-haut et ne descends tu pas ? — Parce que je ne sais pas ce que je dois faire.
— Mais, répond Cyrus, il n’y a pas d’hésitation. Il ne tient qu’à toi de descendre pour te disculper.
— Et qui sera mon juge ?
— Ce sera naturellement celui auquel la Divinité a donné de disposer de toi à son gré, et sans autre forme de procès. »
Alors, l’Arménien, contraint par la nécessité, descend de la colline. Cyrus le reçoit, avec toute sa suite, au milieu de son armée, complétée par l’arrivée du reste de ses troupes.
[7] Sur ces entrefaites, le fils aîné du roi d’Arménie revient d’un voyage : il avait été souvent compagnon de chasse de Cyrus. Informé de ce qui se passe, il se rend, en équipage de voyage, auprès de Cyrus. Quand il voit prisonniers son père, sa mère, ses sœurs et sa propre femme, il se prend à pleurer, comme de juste. [8] Cyrus, en le voyant, ne lui fait pas d’autre accueil amical que de lui dire :
« Tu arrives à temps pour assister au jugement de ton père. »
Bientôt il assemble les chefs des Perses et ceux des Mèdes ; il fait mander également tout ce qu’il y a de grands d’Arménie, il ne fait point retirer les femmes, placées sur les chariots, [9] mais il leur permet d’écouter et commence ainsi :
« Arménien, je te conseille, avant tout, de ne rien dire que de vrai dans ta défense, afin d’éloigner de toi le plus odieux des crimes. Car le mensonge, sache-le bien, est le plus grand obstacle chez les hommes à obtenir un pardon. Et puis, tes enfants, ces femmes, savent tout ce que tu as fait, ainsi que les Arméniens ici présents. S’ils t’entendent dire autre chose que ce qui s’est fait, ils jugeront que tu te condamnes toi-même aux derniers supplices, quand je viendrai à savoir la vérité.
— Demande-moi, Cyrus, ce qu’il te plaira, je dirai la vérité, advienne que pourra.
[10] — Réponds donc. As-tu jamais fait la guerre à Astyage, père de ma mère, et aux autres Mèdes ?
— Je l’ai faite.
— Vaincu par lui, n’es-tu pas convenu de lui payer un tribut, de te mettre en campagne avec lui partout où il ta le dirait, et de ne point avoir de fortifications ?
— C’est vrai.
— Pourquoi donc n’as-tu envoyé ni tribut, ni soldats ? Pourquoi as-tu fait construire des fortifications ?
— Je désirais la liberté ; car il me semblait beau d’être libre et de léguer la liberté à mes enfants.
[11] — Il est beau, sans doute, dit Cyrus, de combattre pour échapper à l’esclavage ; mais si un homme, vaincu dans une guerre ou asservi de toute autre manière, essayait ouvertement de se dérober à ses maîtres, dis-moi toi-même, le récompenserais-tu comme un homme loyal et agissant bien, ou bien, si tu le prenais, le châtierais-tu comme un coupable ?
— Je le punirais, puisque tu ne veux pas que je mente.
[12] — Réponds nettement, dit Cyrus, à chacune de mes paroles. Si tu avais quelque homme en dignité qui fît une faute, lui laisserais-tu ses fonctions ou en mettrais-tu un autre à sa place ?
— J’y mettrais un autre.
— Ensuite, s’il avait de grande biens, le laisserais-tu riche ou le ferais-tu pauvre ?
— Je lui ôterais ce qu’il posséderait.
— Et si tu découvrais qu’il est d’intelligence avec tes ennemis, que ferais-tu ?
— Je le tuerais : eh ! ne vaut-il pas mieux que je meure, disant la vérité que convaincu de mensonge ? »
[13] A ces mots, son fils arrache sa tiare de dessus sa tête et déchire ses vêtements : les femmes poussent de grands cris et se meurtrissent le visage, comme si leur père n’était déjà plus et qu’eux tous fussent déjà perdus. Cyrus ordonne le silence et continue :
« Bien, dit-il ; voilà donc, Arménien, ta règle de justice. D’après cela, que nous conseilles-tu de faire ? »
L’Arménien, réduit à se taire, ne sait s’il doit conseiller à Cyrus de le condamner à mort ou lui conseiller le contraire de ce qu’il a dit lui-même.
[14] Alors son fils Tigrane s’adressant à Cyrus :
« Dis-moi, Cyrus, demande-t-il, puisque mon père a l’air d’hésiter, puis-je te conseiller ce que je crois être le meilleur ? »
Cyrus se rappelant que, quand Tigrane chassait avec lui il avait près de lui un certain sophiste que Tigrane admirait beaucoup, désira beaucoup savoir ce qu’il dirait en cette rencontre ; il l’engage donc volontiers à dire ce qu’il pense.
[15] « Pour moi donc, dit Tigrane, si tu approuves tous les desseins de mon père, toutes ses actions, je te conseille sincèrement de l’imiter ; mais, si tu crois qu’il est de tout point en faute, je te conseille de ne pas l’imiter.
— Eh bien, dit Cyrus, en pratiquant la justice, je n’imiterai point un coupable.
— C’est vrai.
— Ainsi, de ton propre aveu, il faut punir ton père, puisqu’il est juste de punir un coupable.
— Mais lequel vaut mieux Cyrus, selon toi, de punir à ton avantage ou bien à ton désavantage ?
— Dans le dernier cas, je me punirais moi-même.
[16] — Et cependant, dit Tigrane, ce sera un grand désavantage pour toi, si tu fais mourir des gens qui t’appartiennent, au moment où il t’importe le plus de les conserver.
— Et comment, dit Cyrus, peut-on compter sur des gens convaincus d’infidélité ?
— S’ils deviennent sages, je crois ; car, selon moi, Cyrus, il en va de la sorte ; sans la sagesse, les autres vertus sont inutiles. À quoi sert à un homme d’être fort et courageux, s’il n’est sage ? à quoi lui sert d’être bon écuyer, riche, puissant dans sa patrie ? Mais avec la sagesse, tout ami est utile, tout serviteur est bon.
[17] — Tu dis donc que, dans un même jour, ton père d’insensé est devenu sage ?
— Assurément.
— La sagesse, selon toi, est donc une affection de l’âme, comme la douleur, et non point une science acquise. Cependant, s’il faut être sensé pour devenir sage, jamais on ne peut dans un instant devenir sage d’insensé.
[18] — Comment, Cyrus ! N’as-tu donc jamais observé qu’un homme, qui ose se battre contre un plus fort, est aussitôt guéri de sa témérité par sa défaite ? N’as-tu jamais vu que de deux États en guerre, celui qui est vaincu cesse aussitôt de vouloir combattre contre l’autre ?
[19] — Quelle est donc cette défaite, dit Cyrus, que ton père a éprouvée, pour devenir aussi sage que tu le dis ?
— C’est, par Zeus, après avoir désiré sa liberté, de se voir plus esclave que jamais ; c’est, chaque fois qu’il a cru devoir ou tenir ses plans secrets ou attaquer de vive force, de voir échouer ses desseins. Il t’a vu toi, quand tu as voulu le tromper, le tromper aussi facilement qu’on trompe des aveugles, des sourds, des hommes dépourvus de sens. Quand tu as voulu rester impénétrable, il t’a vu demeurer si impénétrable pour lui, que les places qu’il croyait avoir fortifiées pour s’y défendre, tu en as fait, sans qu’il s’en aperçût, de vraies prisons : tu l’as si bien prévenu de vitesse, que tu es arrivé de loin avec une nombreuse armée, avant qu’il ait eu rassemblé ses troupes autour de lui.
[20] — Et tu penses, dit Cyrus, qu’un tel revers est capable de rendre un homme sage, ainsi que la conviction que les autres hommes valent mieux que lui ?
— Beaucoup mieux, dit Tigrane, que s’il est vaincu dans un combat. Car il peut se faire que celui qui est vaincu par la force, croie qu’en s’exerçant le corps il pourra se représenter à la lutte : une ville subjuguée espère qu’en prenant des alliés, elle pourra renouveler le combat. Mais, quand on reconnaît la supériorité d’un homme, souvent on consent à lui obéir sans contrainte.
[21] — Tu me parais croire que les hommes violents n’admettent pas qu’on soit modéré, ni les voleurs qu’on ne vole point, ni les menteurs qu’on dise la vérité, ni les injustes qu’on pratique la justice. Ignores-tu que ton père, en nous trompant constamment, et en n’observant point nos traités, savait que nous, de notre côté, nous observions exactement ceux qui nous liaient avec Astyage ?
[22] — Aussi, je ne dis pas qu’il suffise, pour devenir sage, d’admettre qu’il y a des gens meilleurs, sans être sous le coup de la justice d’un plus fort, comme il arrive à mon père en ce moment.
— Mais, dit Cyrus, ton père n’a point encore éprouvé le moindre mal : cependant il craint, je le sais bien, d’être condamné à tout souffrir.
[23] — Crois-tu, dit Tigrane, qu’il y ait rien qui rende une âme plus servile qu’une crainte violente ? Ne sais-tu pas que des hommes, frappés par le fer de la loi, ce qui est la punition la plus forte, veulent encore résister, tandis que, quand on éprouve une forte crainte, on n’ose pas regarder en face ceux que l’on craint, même lorsqu’ils parlent avec bonté ?
— Tu dis donc que la crainte du châtiment punit plus les hommes que le châtiment réel ?
[24] — Et toi, tu sais par expérience que je dis vrai. Tu as remarqué que ceux qui craignent d’être exilés de leur patrie, qui, au moment de combattre, craignent d’être vaincus, manquent tout à fait de cœur : et de même pour ceux qui, en s’embarquant, redoutent le naufrage, pour ceux qui ont peur de l’esclavage et des chaînes ; tous ces gens-là ne peuvent prendre ni nourriture ni sommeil, à cause de leur crainte ; mais une fois exilés, une fois vaincus, une fois esclaves, on les voit manger et dormir mieux que des hommes heureux. [25] Voici qui prouve plus clairement encore quel fardeau c’est que la peur. On a vu des gens qui, dans la crainte de mourir, s’ils étaient pris, se donnaient la mort par crainte, les uns en se précipitant, les autres en s’étranglant, d’autres en s’égorgeant : ainsi, de toutes les affections la crainte est celle qui frappe le plus fortement les âmes. Et mon père, te figures-tu l’état de son âme, quand il doit craindre l’esclavage, non-seulement pour lui, mais pour moi, mais pour sa femme, mais pour ses enfants ?
[26] — Je n’ai pas de peine à croire, dit Cyrus, à cet état de son âme. Seulement, je sais aussi que le même homme, insolent dans le bonheur, est promptement accablé par le revers, et qu’une fois relevé, il revient à sa première arrogance et à ses anciennes manœuvres.
[27] — Oui, par Zeus, Cyrus, nos fautes sont des motifs pour que tu n’aies point de confiance en nous. Mais tu es libre de construire des forteresses, d’occuper nos places fortes, de faire tout ce qui peut t’assurer notre fidélité. 258 Et cependant jamais tu ne nous entendras nous plaindre. Nous nous souviendrons que nous nous sommes attiré nos malheurs. Si, en donnant ce gouvernement à quelque homme irréprochable, tu as l’air de te défier de lui, prends garde que ce bienfait.ne rompe en môme temps votre amitié. D’un autre côté, si, pour éviter sa haine, tu n’imposes pas un frein à son insolence, prends garde qu’il n’ait bientôt plus besoin que nous d’être ramené à la raison.
[28] — J’en atteste les dieux, dit Cyrus, j’aurais de la répugnance à user de serviteurs dont je ne devrais les services qu’à la contrainte : il me semble que je supporterais plus facilement les fautes d’un homme qui, avec de bonnes intentions, avec de l’amitié, m’aiderait à accomplir mon office, que de me sentir haï par un homme remplissant ses devoirs exactement, mais par contrainte.
— Mais cette amitié, dit Tigrane, de qui peux-tu mieux en ce moment l’obtenir crue de nous ?
— De ceux, je crois, qui n’ont jamais été mes ennemis, si je veux leur faire le bien que tu me presses de vous faire.
[29] — Y a-t-il donc, Cyrus, en ce moment, quelqu’un au monde à qui tu puisses faire autant de bien qu’à mon père ? Et d’abord crois-tu donc qu’un homme, qui ne t’aura point offensé, te. sache gré de lui laisser la vie ? Puis, si tu ne lui enlèves ni ses enfants ni sa femme, t’aimera-t-il plus pour ce bienfait que celui qui avoue que tu es en droit de les lui enlever ? Enfin, s’il ne doit plus avoir le royaume d’Arménie, sais-tu quelqu’un qui puisse en ce moment en être plus affligé que nous ? Il est donc évident que celui qui ressentirait le plus vif chagrin de ne plus être roi, celui-là, en reprenant le pouvoir, t’en aurait la plus vive reconnaissance. [30] Si tu as à cœur de laisser tout ici dans le meilleur ordre à ton départ, vois si tu crois que tout sera plus tranquille en introduisant une nouvelle autorité, ou bien en laissant subsister l’ancienne. Si tu songes à emmener d’ici le plus de troupes possible, qui sera plus capable, selon toi, de te les choisir, que celui qui en a fait un long usage ? Si tu as besoin d’argent, qui penses-tu qui soit en état de te le mieux fournir que celui qui connaît et qui a en main toutes les ressources ? Ainsi, mon bon Cyrus, prends garde, en nous perdant, de te faire plus de tort à toi-même que mon père n’a pu t’en faire. »
Ainsi parle Tigrane.
[31] Cyrus l’avait écouté avec plaisir, en voyant s’accomplir tout ce qu’il avait promis à Cyaxare. Il se rappelait avoir dit à celui-ci qu’il pensait faire de l’Arménien un ami plus fidèle que par le passé. Il s’adresse donc de nouveau à l’Arménien :
« Si je me laisse convaincre par toutes ces raisons, Arménien, lui dit-il, combien de troupes m’enverras-tu, combien d’argent me payeras-tu pour la guerre ?
[32] — Je ne puis, Cyrus, dit l’Arménien, te répondre avec plus de franchise et de vérité qu’en t’exposant l’état de nos forces actuelles, afin que, d’après ce que tu verras, tu emmènes ce qu’il te plaira de troupes, et que tu laisses le reste pour la garde du pays. Il me semble juste de t’exposer de la même manière l’état de nos finances ; quand tu le connaîtras, tu en prendras suivant ton bon plaisir, et tu nous en laisseras ce que tu jugeras à propos.
[33] — Eh bien, dit Cyrus, expose-moi l’état de vos forces, et dis-moi à quoi se montent vos finances.
— La cavalerie des Arméniens, dit le roi d’Arménie, est forte de 8000 hommes, et leur infanterie de 40 000 mille. Nos richesses, en y comprenant les trésors laissés par mon père, peuvent être évaluées en argent à la somme de plus de 3000 talents.
[34] — De tes troupes, dit aussitôt Cyrus, sans hésiter, puisque vous êtes en guerre avec les Chaldéens, vos voisins, tu ne me donneras que la moitié ; et pour tes richesses, au lieu de 50 talents que tu devais comme tribut à Cyaxare, tu lui en payeras 100, à cause de ton infidélité. Mais tu m’en prêteras 100 autres, et je te promets, si le ciel me seconde, en retour de ce que tu m’auras prêté, de te rendre de plus grands services ou de te compter la somme, si je puis. Si je ne puis pas, on pourra m’accuser d’impuissance, mais d’injustice, ce ne serait pas juste.
[35] — Au nom des dieux, dit l’Arménien, Cyrus, ne parle pas ainsi : autrement, tu ne me donnerais pas confiance. Songe que ce que tu me laisses n’est pas moins à toi que ce que tu emporteras.
— Soit, dit Cyrus ; mais, pour recouvrer ta femme, combien me donnes-tu ?
— Tout ce que je possède.
— Bien ! et pour tes enfants ?
— Encore tout ce que je possède.
— C’est, dit Cyrus, une fois de plus que ce que tu as réellement. [36] Et toi, Tigrane, que donnerais-tu pour recouvrer ta femme ? »
Tigrane était nouvellement marié et éperdument épris de sa femme.
« Moi, Cyrus, je vendrais ma vie, pour empêcher ma femme d’être esclave.
[37] — Reprends-la donc, elle est à toi. Je ne la regarde point comme captive, puisque tu n’as jamais abandonné notre parti. Et toi, Arménien, reprends aussi ta femme et tes enfants sans rançon ; ils sauront par toi qu’ils n’ont pas cessé d’être libres. Maintenant vous allez souper avec nous ; puis, après le souper, vous irez où il vous plaira. »
Ils restèrent.
[38] Après le souper achevé sous la tente, Cyrus reprenant la conversation :
« Dis-moi, Tigrane, où est donc cet homme qui 260 chassait avec nous et dont tu faisais tant de cas ? Eh ! mon père, ici présent, ne l’a-t-il pas fait mourir ?
— Pour quel crime ?
— Il a dit qu’il me corrompait. Cependant, Cyrus, il avait l’âme si belle et si bonne, que, près d’expirer, il me fit appeler et me dit : « Je t’en prie, Tigrane, quoique ton père me fasse mourir, ne t’irrite pas contre lui : ce n’est point par malveillance, c’est par ignorance qu’il agit ainsi. Or, toutes les fautes que les hommes commettent par ignorance, je les estime « involontaires »
[39] — Le pauvre homme ! s’écrie alors Cyrus.
— Cyrus, dit l’Arménien, tous ceux qui, surprenant un autre homme en commerce criminel avec leur femme, lui donnent la mort, n’allèguent point pour raison que cet homme affolait leur femme, mais, convaincus qu’il leur ravissait l’affection qui leur est due, voilà pourquoi ils le traitent en ennemi. Moi, de même, j’avais conçu de la jalousie contre cet homme.
[40] — Oui, dit Cyrus, j’en atteste les dieux, Arménien, ta faute est un effet de la faiblesse humaine. Et toi, Tigrane, pardonne à ton père. »
Après cet entretien et les marques d’amitié, suites naturelles d’une réconciliation, ils montent sur leurs chariots avec leurs femmes et s’en retournent la joie dans le cœur. [41] Arrivés à leur demeure, ils ne parlent que de Cyrus : l’un vante sa sagesse, l’autre sa valeur ; celui-ci sa douceur, celui-là sa beauté et sa taille. Là-dessus Tigrane dit à sa femme :
« Et toi, Arménienne, Cyrus fa-t-il semblé beau ?
— Mais, par Zeus, je ne l’ai point regardé.
— Et qui regardais-tu ? dit Tigrane.
— Par Jupiter, celui qui disait qu’il vendrait sa vie pour m’empêcher d’être esclave. »
Comme l’on doit croire, ils s’en allèrent tous se reposer les uns avec les autres.
[42] Le lendemain, l’Arménien envoie à Cyrus toutes ses troupes avec des présents hospitaliers, et ordre donné à tous ceux qui doivent entrer en campagne d’être prêts dans trois jours. En même temps il compte à Cyrus le double de ce que celui-ci avait dit. Cyrus prend ce qu’il a dit et renvoie le reste. Il demande qui conduira l’armée, le fils ou le roi en personne. Ils s’empressent de répondre tous deux, le père :
« Celui des deux que tu voudras ; »
— Le fils :
« Et moi, Cyrus, je ne te quitterai point ; non, quand même il faudrait te suivre comme skeuophore. »
[43] Cyrus se prenant à sourire :
« Et pour combien voudrais-tu, dit-il, que ta femme apprît que tu es skeuophore ?
— Il ne sera pas nécessaire de le lui apprendre ; car je l’emmènerai, afin qu’elle voie tout ce que je pourrai faire.
— Eh bien, alors, préparez-vous.
— Compte que nous serons prêts et que nous aurons tout ce que mon père doit nous donner. »
Les soldats, après une réception hospitalière, vont prendre du repos.
Ch 2 :
[1] Le lendemain, Cyrus, prenant avec lui Tigrane, les meilleurs cavaliers des Mèdes, et ceux de ses amis qu’il juge convenable d’emmener, parcourt à cheval le pays, pour examiner où il peut construire un fort. Arrivé à une éminence, il demande à Tigrane où sont les montagnes d’où les Chaldéens descendent pour marauder. Tigrane les lui montre. Cyrus lui demande :
« Et maintenant, sont-elles abandonnées ?
— Non, par Zeus ! il y a là leurs espions. qui donnent avis aux autres de tout ce qu’ils voient.
— Et que font-ils, ainsi avertis ?
— Ils arrivent à la défense des montagnes, chacun de son mieux. »
[2] Après cette réponse, Cyrus remarque qu’une grande partie du pays des Arméniens est abandonnée et inculte à cause de la guerre. Ils retournent alors au camp, soupent et vont.se reposer.
[3] Le jour suivant, Tigrane arrive avec tout son équipage ; il avait rassemblé environ 4000 cavaliers, près de 10 000 archers et autant de peltastes. Pendant que ces troupes se réunissent, Cyrus offre un sacrifice. Les présages ayant été favorables, il rassemble les chefs des Perses, ainsi que ceux des Mèdes, et leur tient ce discours :
« Mes amis, ces montagnes que nous voyons sont aux Chaldéens : mais, si nous en devenons maîtres, et si nous construisons un fort sur le sommet, il faudra bien que les Arméniens et les Chaldéens soient sages avec nous. Les présages sont favorables, Et d’ailleurs, dans une entreprise qui dépend de l’activité humaine, il n’y a pas de meilleur auxiliaire que la promptitude. Si nous atteignons le haut de la montagne avant que les Chaldéens s’y assemblent, ou nous nous y établirons sans coup férir, ou du moins nous n’aurons affaire qu’à des ennemis faibles et peu nombreux. [5] Il n’y a pas d’entreprise plus facile ni moins périlleuse, si nous 262 nous hâtons d’un zèle soutenu. Courez donc aux armes. Vous, Mèdes, avancez par la gauche ; et vous, Arméniens, marchez moitié à droite, moitié à notre avant-garde ; et vous, cavaliers, suivez pour nous pousser et pour hâter la marche : s’il y a des traînards, pressentes. »
[6] Cela dit, Cyrus se met à la tête de sa troupe formée en colonnes.
Les Chaldéens, voyant la marche se diriger vers la montagne, se donnent le signal, jettent des cris et se rassemblent. Cyrus, encourageant les siens :
« Perses, dit-il, ils nous font signe de nous hâter. Si nous arrivons là-haut avant eux, les ennemis n’y pourront rien. »
[7] Les Chaldéens avaient un bouclier d’osier et deux javelots. Ils passent pour les plus belliqueux de cette contrée : Ils se mettent à la solde de qui les demande, vu leur humeur guerrière et leur pauvreté, leur pays étant montagneux, stérile, et la partie qui offre des ressources, fort restreinte.
[8] Lorsque les troupes de Cyrus se sont rapprochées de la montagne, Tigrane, qui marchait à côté de Cyrus, lui dit :
« Cyrus, sais-tu qu’il nous faudra bientôt combattre ? Les Arméniens ne pourront pas tenir contre les ennemis. »
Cyrus lui répond qu’il le sait, et il encourage les Perses à poursuivre l’ennemi, « dès que les Arméniens, en fuyant, dit-il, l’auront attiré près de nous. » Les Arméniens continuent d’avancer. [9] Ceux des Chaldéens qui sont présents à rapproche des Arméniens, poussent le cri de guerre et fondent sur eux, suivant leur coutume. Les Arméniens, suivant leur coutume, ne peuvent tenir bon. [10] Les Chaldéens les poursuivent ; mais, quand ils aperçoivent le reste des troupes qui monte le sabre au poing, quelques-uns de ceux qui s’étaient trop avancés sont tués ou pris, les autres s’enfuient ; et l’on est maître des hauteurs. Dès que les troupes de Cyrus se sont emparées des hauteurs, ils découvrent les habitations des Chaldéens et voient ceux qui étaient le plus près d’eux abandonner leurs habitations. [11] Cyrus, quand tous ses soldats sort réunis, leur ordonne de dîner. Le repas fini, Cyrus ayant observé que le lieu d’observation des Chaldéens était fortifié et fourni d’eau, il veut y faire construire un fort. Il ordonne à Tigrane de mander à son père de venir joindre promptement l’armée avec tout ce qu’il pourra réunir de charpentiers et de maçons. Le messager se rend auprès de l’Arménien, et Cyrus se met à l’œuvre avec ceux qui sont présents.
[12] Sur ces entrefaites, on lui amène plusieurs prisonniers, les uns enchaînés, les autres libres ; il les voit, fait ôter les chaînes aux premiers, et met les blessés entre les mains des médecins, avec ordre de les soigner. Il dit ensuite aux Chaldéens qu’il n’est venu ni pour les détruire, ni par envie de guerroyer, mais pour établir la paix entre les Arméniens et les Chaldéens.
« Avant que je fusse maître de ces montagnes, ajoute-t-il, je sais que vous pouviez vous passer de la paix : votre avoir était en sûreté, et vous emportiez celui des Arméniens. Mais voyez maintenant où vous en êtes. Je vous laisse, vous prisonniers, retourner librement chez vous, et je vous permets à vous, ainsi qu’aux autres Chaldéens, de délibérer si vous voulez nous faire la guerre ou être nos amis. Si vous choisissez la guerre, ne venez pas ici sans armes, si vous n’avez pas perdu le sens ; si vous optez pour la paix, venez sans armes ; le bon état de vos affaires, si vous devenez nos amis, sera l’objet de mes soins. »
[14] A ces mots, les Chaldéens, applaudissant vivement Cyrus, lui serrent mille-fois la main en retournant chez eux.
Quand l’Arménien a entendu l’appel de Cyrus et appris ce qu’il a fait, il prend avec lui des ouvriers et tout ce qui lui est nécessaire, et se rend auprès de Cyrus le plus vite possible. [15] Dès qu’il est en sa présence, il lui dit :
« Cyrus, j’admire comment, avec si peu de connaissance de l’avenir, nous osons, faibles mortels, former tant de projets. Ainsi, moi, quand je m’ingéniais des moyens de conquérir ma liberté, je suis devenu esclave comme jamais je ne l’avais été. Depuis que nous avons été pris et que nous croyions évidemment tout perdu, nous nous sommes trouvés plus en sûreté que jamais. Car jamais ces ennemis n’avaient cessé de nous faire du mal, et maintenant je vois qu’ils ont ce que je souhaitais. [16] Sache bien, Cyrus, que, pour obtenir qu’ils fussent chassés de ces montagnes, j’aurais donné beaucoup plus que tu n’as exigé de moi. Ce que tu as promis de nous faire de bien, en recevant notre argent, tu l’as déjà payé ; nous avons même de nouvelles obligations envers toi, que nous ne pourrons oublier sans rougir, à moins d’être des lâches ; et d’ailleurs, quoi que nous fassions, notre gratitude ne nous acquittera jamais envers un tel bienfaiteur. »
[17] Ainsi parle l’Arménien.
Les Chaldéens reviennent supplier Cyrus de faire la paix avec eux. Cyrus leur adresse cette question :
«Et quel autre désir, Chaldéens, avez-vous, en faisant la paix, que d’y trouver plus de sûreté que dans la guerre, maintenant que nous sommes maîtres des montagnes ? »
[18] Les Chaldéens en conviennent. Alors Cyrus :
« Et si la paix vous procurait encore d’autres biens ?
— Alors, disent-ils, nous en serions encore bien plus charmés.
— Pour quelle autre raison, crue la stérilité de votre sol, vous regardez-vous comme pauvres ?
— Pour mille autres.
— Eh bien, dit Cyrus, voudriez-vous, à la charge de payer les mêmes redevances que les autres Arméniens, qu’il vous fût permis de cultiver autant de terrain en Arménie que vous en désireriez ?
[19] — Oui, dirent les Chaldéens, mais avec la certitude qu’on ne nous ferait point de tort.
— Et toi, Arménien, consentirais-tu à ce qu’on leur donnât à cultiver chez toi les terres incultes, à condition que les cultivateurs payent l’impôt régulier ?
— Je payerais beaucoup pour cela, dit l’Arménien, mon revenu s’en accroîtrait d’autant.
[20] — Et vous, Chaldéens, dit Cyrus, vous avez des montagnes excellentes. Voudriez-vous permettre aux Arméniens d’y faire paître, en vous payant un droit équitable ?
— Oui, disent les Chaldéens, nous gagnerions beaucoup sans peine.
— Et toi, Arménien, voudrais-tu avoir la jouissance de ces pâturages, si, en accordant une légère indemnité aux Chaldéens, tu en retirais un grand profit ?
— Certainement, si j’espérais en avoir la tranquille jouissance.
— Est-ce que cette jouissance ne serait pas tranquille, si les hauteurs avaient une garnison alliée ?
— Oui, dit l’Arménien.
[21] — Mais, par Zeus, disent les Chaldéens, loin de pouvoir cultiver en sûreté les champs des Arméniens, nous ne pouvons pas même travailler aux nôtres, si ce sont eux qui occupent les hauteurs.
— Mais si, vous aussi, vous y avez une garnison alliée ?
— Alors nos affaires iront bien.
— Par Zeus, dit l’Arménien, les nôtres n’iront pas si bien si ce sont les Chaldéens qui gardent les hauteurs, et surtout les hauteurs fortifiées.
[22] — Voici donc, dit Cyrus, ce que je ferai : je ne confierai les hauteurs ni aux uns ni aux autres ; c’est nous qui les garderons ; et, si l’un de vous fait du tort à l’autre, nous serons avec les offensés. »
[23] Quand on a des deux parts entendu ces mots, on applaudit, et l’on convient que c’est l’unique moyen de rendre la paix durable ; puis l’on reçoit et l’on donne des gages de foi, aux conditions d’être indépendant l’un de l’autre, de s’allier par des mariages, de labourer et de faire paître en commun, de se secourir réciproquement, si l’on attaquait l’une des deux parties contractantes. Ainsi fut conclu ce traité, et il dure encore aujourd’hui entre les Chaldéens et celui qui gouverne l’Arménie. L’alliance faite, les deux peuples travaillent de concert et de tout cœur à la construction de la forteresse, et y transportent les objets nécessaires.
[24] Le soir venu, Cyrus invite les gens des deux pays à dîner avec lui, à titre déjà d’amis. Pendant le repas sous la tente, un des Chaldéens se met à dire que cette alliance comblerait les vœux de la majorité de la nation, mais qu’il y a des Chaldéens, vivant de maraude, qui ne savent et ne peuvent labourer, vu leur habitude de subsister par la guerre. Ils n’ont d’autre occupation “que de piller et de se mettre à la solde, tantôt du roi des Indes, qui est, ajoutent-ils, un homme tout cousu d’or, tantôt d’Astyage.
« Eh bien ! dit Cyrus, que ne se mettent-ils à la nôtre ? [26] Je leur donnerai autant et plus qu’aucun autre ne leur a jamais donné.»
Tous répondent que c’est au mieux, et prétendent qu’il y aura un grand nombre d’adhérents.
[27] Telles sont les conventions faites. Cyrus, apprenant que les Chaldéens se rendent souvent auprès de l’Indien, et se rappelant qu’il était venu des envoyés de ce roi chez les Mèdes pour examiner ce qui se passait, et que de là ils étaient allés chez les ennemis pour voir aussi ce qui s’y faisait, résolut d’instruire l’Indien de ce que lui-même venait de faire. [28] Il entre donc ainsi en propos.
« Arméniens et vous Chaldéens, dites-moi, si je dépêchais aujourd’hui quelqu’un des miens auprès de l’Indien, voudriez-vous lui adjoindre quelques-uns des vôtres, pour lui servir de guides dans la route et agir de concert avec lui, afin d’obtenir pour nous de l’Indien ce que je désire ? Je désirerais avoir plus d’argent pour accorder une bonne paye à ceux qui en ont besoin, ainsi que des honneurs et des présents à ceux de nos compagnons d’armes qui les méritent. C’est pour cela que je veux avoir des ressources abondantes, considérant que j’en ai besoin. Mais il me serait agréable de ménager vos fonds, car je vous regarde comme des amis, tandis que j’en recevrais volontiers de l’Indien, s’il m’en donnait. [29] Le messager, auquel je vous propose d’adjoindre des vôtres pour guides et pour seconds, doit parler ainsi de ma part : « Indien, Cyrus m’envoie vers toi : il dit qu’il a besoin de fonds, et qu’il attend une nouvelle armée venant de Perse (or, je l’attends, en effet) ; si donc tu lui envoies selon ton pouvoir, il dit que, pour peu que la Divinité mène les choses à bonne fin, il se conduira de sorte que tu croiras avoir travaillé pour toi en l’obligeant. » [30] Voilà ce qu’il dira de ma part. Quant à vos gens, chargez-les, de votre côté, de tout ce qui vous paraîtra de votre intérêt. Si nous recevons de lui, nous serons plus au large ; si nous ne recevons pas, nous ne lui saurons pas le moindre gré, et nous pourrons prendre avec lui le parti qui nous paraîtra le plus avantageux pour nous. »
[31] Tel est le langage de Cyrus, pensant bien que les envoyés arméniens et chaldéens diraient de lui ce qu’il voulait qu’on entendît et qu’on répétât parmi tous les hommes. Tout étant donc pour le mieux, on sort de la tente, et chacun va prendre du repos.