Livre I : V, 4
4. Il y eut autrefois une guerre opiniâtre qui dura trente-deux ans entre les Perses et les Arméniens, tandis que ceux-ci étaient commandés par Arsace descendu des Arsacides, et ceux-là par Pacurius. La continuation de cette guerre causait une infinité de maux à ces deux peuples, mais surtout aux Arméniens. Leur défiance mutuelle était venue à tel point, qu’ils n’osaient plus s’envoyer d’ambassadeurs. Les Perses ayant entrepris, dans le même temps, une autre guerre contre un certain peuple voisin de l’Arménie, les Arméniens, pour témoigner leur affection envers les Perses, et le désir d’avoir la paix avec eux, résolurent de faire irruption sur les terres de ces Barbares, et ayant donné avis aux Perses de leur dessein, ils firent passer ces misérables par le tranchant de l’épée, sans distinction de sexe, ni d’âge. Pacurius, ravi de cette expédition, envoya prier Arsace de le venir voir. Il le reçut très civilement, et le traita comme son frère, et son égal. Ensuite, il lui fit promettre avec serment et lui promit aussi de même, que les Perses et les Arméniens entretiendraient une paix inviolable: après quoi il le renvoya; Arsace fut accusé, peu de temps après, d’avoir formé de nouveaux projets de guerre. Pacurius ajoutant foi à cette accusation, le manda, comme pour tenir conseil sur les affaires publiques. Arsace le vint trouver incontinent accompagné des plus braves hommes qui fussent parmi les Arméniens, et entre autres de Basicius qu’il avait choisi à cause de la grandeur de son courage, et de la sagesse de sa conduite pour commander les troupes, et pour présider à ses conseils. Pacurius leur reprocha à tous deux leur trahison, et d’avoir violé leur ferment presque aussitôt qu’ils l’avaient fait. Ils nièrent constamment le crime dont il les accusait. Il les fit mettre d’abord dans une honteuse prison ; puis il consulta les Mages touchant ce qu’il en devait ordonner. Les Mages répondirent que l’on ne les pouvait condamner, puisqu’ils n’avouaient rien, et qu’ils n’étaient pas convaincus; mais qu’ils lui donneraient un moyen de forcer Arsace à se dénoncer soi-même. Que pour cela, il n’y avait qu’à couvrir la surface de sa tente avec de la terre, dont une moitié fût tirée du pays des Arméniens, et l’autre de celui des Perses. Quand cela eût été exécuté, les Mages firent quelques cérémonies de leur art, dans toute l’étendue de la terne, et dirent au Roi qu’il s’y promenât avec Arsace, et qu’en se promenant, il l’accusât d’avoir contrevenu aux traités : Qu’il fallait qu’ils fussent présents à tout ce qui se dirait de part et d’autre. Pacurius ayant mandé Arsace, le promena avec lui dans la tente, en la présence des Mages, et lui demanda, pourquoi il avait violé son serment, et tâché de jeter les Perses, et les Arméniens dans de nouvelles misères. Tandis qu’Arsace parla sur la terre qui avait été tirée de la Perse, il nia tout ce qui lui était imposé, et assura qu’il était toujours demeuré attaché aux intérêts de Pacurius. Mais lorsqu’en parlant il arriva au milieu de la tente, et qu’il toucha la terre d’Arménie, soudain, comme s’il eût été violenté par je ne sais quelle puissance, il changea de langage, et menaça hautement de se venger dès qu’il en aurait le pouvoir. Il continua les menaces tant qu’il marcha sur la terre d’Arménie ; mais aussitôt qu’il fut revenu sur celle des Perses, il devint soumis à Pacurius, et lui parla avec des termes pleins d’honneur, et de respect. Quand il retourna sur la terre d’Arménie il recommença les menaces ; et ayant plusieurs fois changé de la sorte, il découvrit ce qu’il avait dans le cœur. Alors les Mages le condamnèrent comme un violateur de ses promesses, et comme un parjure. Pacurius commanda d’écorcher Basicius, de remplir la peau de paille et de l’attacher à un arbre : Pour ce qui est d’Arsace comme il n’était pas permis de le faire mourir, à cause qu’il était de la maison royale, il le mit dans la prison de l’oubli. Il arriva dans le même temps, qu’un certain Arménien, ami intime d’Arsace, et qui l’avait suivi dans la Perse, combattit si vaillamment contre les Barbares, et se signala de telle sorte en présence de Pacurius, qu’il contribua beaucoup à la victoire des Perses. Pacurius lui promit en récompense tout ce qu’il lui voudrait demander. Il lui demanda permission de servir Arsace un jour entier de la manière qu’il lui plairait. Le Roi eut un extrême déplaisir de le voir obligé de violer une loi aussi ancienne qu’était celle du château de l’oubli. Néanmoins, pour ne pas manquer à là parole, il consentit à ce que lui demandent l’Arménien, qui alla aussitôt dans le château de l’oubli, où il salua Arsace. Ils s’embrassèrent si étroitement, en mêlant les larmes que chacun d’eux versait sur le mauvais état de leur fortune, qu’ils furent quelque temps sans pouvoir se séparer. Mais enfin, quand ils furent las de pleurer, l’Arménien lava Arsace, le couvrit d’un habit royal, et le plaça sur un lit magnifique. Arsace fit ensuite un festin fort superbe, et qui avait tout l’éclat, et toute la pompe de son ancienne grandeur. Il entendit pendant le repas divers discours, qui lui plurent extrêmement. Ce charmant entretien et la bonne chère ayant duré la plus grande partie de la nuit, les convives se séparèrent fort satisfaits d’un si agréable divertissement. On rapporte qu’Arsace dit alors, qu’après s’être si bien réjoui dans la compagnie du plus cher de ses amis, il ne pouvait plus supporter les outrages de la fortune; et qu’il se tua d’un couteau qu’il avait pris exprès sur la table. L’Histoire des Arméniens témoigne qu’il mourut de cette sorte, et qu’en cette occasion l’on contrevint à la loi qui est établie parmi les Perses touchant le château de l’oubli. Il faut retourner maintenant au sujet que j’avais quitté.
Livre I : X, 5 (Fondation de Theodosiopolis)
5. Il fit aussi dans l’Arménie sur les frontières de la Persarménie, d’un ancien village que Théodose n’avait élevé que de nom à la dignité de ville, en l’appelant Theodosîopolis, une autre ville égale à celle de Dara, l’entoura de fortes murailles, et la mit en état d’incommoder autant les Perses, que l’autre les commodait, étant toutes deux fort propres à faire des courses sur leurs terres.
Livre I : XII, 5-6
5. Les Romains étant entrés sous la conduite de Sitta, et de Bélisaire dans la Persarmenie y firent un grand dégât, et en emmenèrent un nombre incroyable de prisonniers. Ces deux capitaines étaient tous deux gardes de Justinien qui fut depuis associé à l’Empire par Justin, et ils paraissaient alors dans la première fleur de leur jeunesse.
6. Les Romains firent une seconde irruption dans l’Arménie, où ils rencontrèrent contre leur attente Narsez, et Aratius, avec qui ils en vinrent aux mains. Peu de tems après, ces deux hommes passèrent dans le parti des Romains et suivirent Bélisaire en Italie: mais pour lors ils remportèrent quelque petit avantage sur lui, et sur Sitta. Une autre armée romaine commandée par Licelaire qui était natif de Thrace entra dans le pays des Nisîbites ; mais ce chef s’enfuît sans être poursuivi des ennemis. Il perdit sa charge pour punition de cette lâcheté.
Livre I : XV, 1-5 En Persarménie :
1. Cavade envoie une armée en Arménie, 2. Les Perses sont défaits deux fois. 3. Description du pays, et des moeurs des Traniens. 4. Les Romains prennent sur les Perses les forts de Bolon et de Pharangion. 5. Narsez et Aratius embrassent le parti des Romains.
1. CAVADE envoya dans la partie de l’Arménie qui relève des Romains une autre armée composée de Persarrnéniens, et de Sunites, qui sont voisins des Alains. Trois mille Huns appelez Sabeiriens, qui sont des peuples fort belliqueux, se joignirent à eux.
Mermeroez, Perse de Nation, qui commandait toutes ces troupes, s’étant campé à trois journées de Théodosiopolis, le préparait à attaquer les ennemis.
Dorothée, qui était fort prudent, et fort expérimenté dans la guerre, avait alors le gouvernement de l’Arménie. Sitta y commandait les troupes. Il avait commandé autrefois celles de Constantinople. A la première nouvelle que ces chefs apprirent de l’arrivée des ennemis dans la Persarménie, ils choisirent deux soldats des gardes pour en aller reconnaître au vrai, le nombre et les forces. Ces deux soldats s’étaient glissés adroitement dans le camp des Barbares, et après y avoir tout considéré très exactement, ils se retiraient, lorsqu’ils furent rencontrés par les Huns. L’un d’eux, nommé Dagaris fut pris et chargé de chaînes. L’autre s’échappa, et rapporta fidèlement tout ce qu’il avait remarqué.
2. Les généraux commandèrent à l’instant aux soldats de prendre les armes, et de courir vers le camp des ennemis. Les Barbares, surpris d’une irruption si soudaine, n’osèrent se mettre en défense, et ne songèrent qu’à s’enfuir. Les Romains s’en retournèrent, après en avoir tué un grand nombre, et avoir pillé le camp.
Mermeroez ayant ensuite amassé toutes ses troupes, entra dans le pays des Romains, qu’il trouva campés dans le territoire d’Octabe à cinquante-six stades d’une petite ville nommée Satala, qui est assise dans une plaine toute entourée de collines. Sitta s’alla mettre en embuscade derrière une de ces collines, avec mille hommes, et ordonna à Dorothée de se tenir dans la ville, à cause que n’ayant que quinze mille combattants, ils n’osaient paraître à la campagne, où les ennemis étaient au nombre de trente mille. Le lendemain, comme les Barbares étaient déjà proche des murailles, et qu’ils commençaient à les investir, ils virent les Romains qui descendaient d’une hauteur, et qui venaient droit à eux. La poussière qui couvrait l’air, leur fit voir le nombre plus grand qu’il n’était, et les obligea de quitter le siège, et de serrer leurs rangs. Cependant les Romains arrivent, et s’étant séparés en deux bandes, attaquent vigoureusement les Barbares. Ceux de la ville surviennent au même moment, les chargent avec vigueur, et les contraignent de lâcher le pied. Il est vrai néanmoins, que comme ils avaient l’avantage du nombre, leur déroute ne fut pas telle, qu’ils ne fissent toujours quelque résistance, et qu’ils ne disputassent la victoire. Comme ils étaient tous à cheval, ils faisaient de fréquentes courses, et revenaient souvent à la charge les uns sur les autres. Un capitaine, nommé Florentius, qui était de Thrace, se signala en cette occasion ; car s’étant jeté au milieu des ennemis, il renversa leur enseigne, et comme il se voulait retirer, il fut taillé sur le champ en pièces. Ce fut lui cependant, qui par une action si hardie, donna la victoire aux Romains. En effet, quand les Barbares ne virent plus leur étendard, ils furent saisis d’un tel étonnement, qu’ils se retirèrent en désordre, et avec perte considérable. Le lendemain ils partirent pour s’en retourner dans leur pays. Les Romains ne les poursuivirent pas. Ils crurent que ce leur était assez de gloire de leur avoir fait fournir sur leurs terres, les maux dont j’ai parlé ci-devant, et de les avoir encore obligés, en cette rencontre, d’abandonner le siège qu’ils voulaient faire.
Les Romains tenaient alors dans la Persarménie deux forts, Bolon et Pharangion, qui avaient autrefois appartenu aux Perses, et dont ils avaient tiré de l’or, qu’ils portaient à leur Roi. Les Tzanieus, anciens habitants d’un petit pays renfermé dans les limites de l’Empire romain, perdirent un peu auparavant la liberté. Voici comment la chose arriva.
3. Lorsqu’on va d’Arménie en Persarménie, l’on a au côté droit le Mont Taurus, qui s’étend jusqu’en Ibérie, et en d’autres pays voisins. Il y a au côté gauche un long chemin, dont la pente est douce, et de hautes montagnes qui font couvertes de neiges en toute saisons. C’est de ces montgnes que le Phaze a sa source, et d’où il va arroser la Colchide. Ce pays a été de tout temps habité par les Tzaniens, appelés autrefois Saniens ; peuple barbare, et qui ne dépendait de personne. Comme leur terre était stérile, et leur manière de vivre sauvage, ils ne subsistaient que de ce qu’ils pillaient dans l’Empire. L’Empereur leur donnait chaque année une certaine somme d’argent afin d’arrêter leurs courses ; mais se souciant fort peu de leurs serments, ils ne laissaient pas de venir jusqu’à la mer, et de voler des Arméniens et des Romains. Il faisaient de promptes et de soudaines irruptions, et se retiraient aussitôt dans leur pays. Quand ils étaient rencontrés à la campagne, ils couraient risque d’être battus ; mais l’assiette des lieux était telle, qu’ils ne pouvaient être pris. Sitta les ayant autrefois défaits par les armes, acheva de les conquérir par ses caresses. Ils ont depuis adouci la rudesse de leurs mœurs, en s’enrôlant parmi les Romains, et en les servant dans les guerres. Ils ont aussi embrassé la religion chrétienne. Voilà ce que j’avais à dire à leur égard.
Quand on a passé la frontière de ces peuples, on trouve une vallée fort profonde, et pleine de précipices, laquelle s’étend jusqu’au Mont Caucase. Elle est extrêmement peuplée, et elle produit des vignes, et des arbres fruitiers en grande abondance. Il y a un espace d’environ trois journées de chemin qui relève des Romains. Le reste fait partie des frontières des Persarméniens. C’est là qu’il y a des mines d’or, dont Cavade avait donné la direction à un homme du pays nommé Siméon.
4. Comme il vit que la guerre s’échauffait entre les Romains et les Perses, il prit résolution de frustrer le Roi du tribut qu’il lui devait de ces mines. Il passa donc dans le parti des Romains, et leur livra le fort de Pharangion ; mais à la charge qu’il ne leur donnerait rien de l’or qu’il en droit. Ils consentirent volontiers à cette condition, et furent assez contents d’ôter à leurs ennemis un revenu si considérable. Pour les Perses, ils n’étaient pas en état de forcer les habitants, à cause de l’assiette du pays.
5. Ce fut en ce temps-là, que Narsez et Aratius, qui, comme je l’ai rapporté, avoient autrefois donné bataille à Bélisaire et à Sitta dans la Persarménie, passèrent volontairement avec leur mère dans le parti des Romains. Narsez qui était aussi Persarménien, et surintendant des Finances, leur fit un accueil fort favorable, et des présents fort magnifiques. Leur jeune frère, nommé Isac, n’eut pas plutôt appris les avantages, qu’ils avaient tirés de ce changement, qu’il conféra secrètement avec les Romains, leur livra le port de Bolon assis dans le territoire de Théodosiopolis, et s’en alla ensuite à Constantinople.
Livre II, III, 1-7
1. Symion est tué par les Arméniens. Amazaspe est envoyé en sa place. 3, Il est accusé injustement par Acace, et tué du consentement de Justinien. 4. La cruauté d’Acace envers les habitants du pays excite une sédition dans laquelle il est tué. 5. Sitta envoyé pour venger sa mort, meurt lui-même dans un combat. 6. Buzès lui succède, et use d’une grande perfidie contre Jean, de la race des Arsacides. 7. Bassace gendre de Jean est élu Chef des Arméniens, qui veut implorer la protection de Chosroes par une Harangue fort pathétique. 8. Chosroes, résout de faire la guerre aux Romains.
1. Il arriva dans le même temps un événement singulier que je crois devoir raconter; Ce Syméon qui avait remis Pharangion entre les mains des Romains, obtint de Justinien le don de quelques Bourgs d’Arménie. Mais il n’en eut pas sitôt pris possession, qu’il fut tué par les anciens propriétaires qui avoient été dépossédés. Les chefs de l’assassinat, qui étaient deux fils de Péroze, se sauvèrent incontinent chez les Perses.
2. Quand empereur eut appris cette nouvelle, il donna les bourgs, et le gouvernement de l’Arménie à Amazaspe neveu de Syméon, Quelque temps s’étant écoulé, Acace donna à l’Empereur, dont il était favori, de mauvaises impressions d’Amazaspe, comme s’il eût exercé des concussions sur les Arméniens, et qu’il eût en envie de livrer aux Perses Théodosiopolis, et d’autres villes du pays. Cette calomnie ayant réussi comme il souhaitait, il fit mourir Amazaspe par l’ordre de Justinien, de qui dans le même temps il obtint le Gouvernement de l’Arménie.
3. Cette nouvelle charge lui donna occasion de faire paraître ses mauvaises qualités. Il se rendit le plus cruel de tous les gouverneurs qui eussent jamais été. Il imposa aux peuples des tributs insupportables, et leva jusqu’à quatre cents marcs par an, si bien que ne pouvant plus vivre sous sa tyrannie, ils conjurèrent contre lui, et après l’avoir tué, se sauvèrent dans Pharangion.
4. Cette rébellion obligea Justinien d’envoyer contre eux Sitta, qui était demeuré à Constantinople depuis le traité de paix d’entre les Romains et les Perses. Quand il fut arrivé dans l’Arménie, il ne se prépara que lentement à la guerre, et tacha de gagner les esprits par la douceur, en leur promettant d’obtenir de Justinien la décharge des nouveaux tributs qui leur avaient été imposés. Mais l’Empereur pressé par les sollicitations d’Adolius fils d’Acace, le reprit aigrement de sa longueur; de sorte qu’il lui fut impossible de différer davantage d’en venir aux mains, s’efforça toutefois d*en attirer quelques-uns par les promesses, afin d’avoir moins de peine à réduire les autres par les armes. La Nation des Apétiens, qui est fort nombreuse, étroit en résolution de se rendre. Ils envoyèrent donc prier Sitta de leur donner assurance par écrit, qu’en quittant leur parti pour prendre celui des Romains, il ne leur serait point fait de mal, et que l’on les conserverait dans la jouissance paisible de leurs biens. Sitta leur donna très volontiers par écrit l’assurance qu’ils demandaient, et leur envoya l’écrit cacheté. Ensuite il alla dans un lieu appelé Oenocalabon, où les Arméniens s’étaient campés. Mais il arriva, par je ne sais quel malheur, que ceux qui portaient l’écrit de Sitta, s’étant égarés dans le chemin, ne le purent rendre aux Apétiens. Il survint encore un autre malheur qui fut, qu’un parti de Romains, qui n’étaient pas avertis de l’accord, exercèrent contre eux des actes d’hostilité. Sitta méme fit mourir des femmes et des enfants qui s’étaient cachés dans une caverne, soit qu’il ne songeât pas de quelle Nation ils étaient, ou qu’il fût en colère de ce qu’ils ne s’étaient pas rendus comme ils avaient promis. Les Apétiens irrités de ces outrages, se préparèrent à la guerre de même que les autres. Mais comme le pays est inégal, et rompu de précipices, ils ne purent joindre leurs forces, et surent obligés de les laisser dispersées en divers petits vallons.. Un parti de cavaliers arméniens rencontra Sitta, qui était aussi à cheval avec un petit nombre des siens. Quand ils furent vis à vis les une des autres, ils s’arrêtèrent sur deux hauteurs qui étaient séparées d’une vallée. Sitta y poussa, à l’heure-même son cheval, mais comme il vit que les ennemis lâchaient le pied, el s’arrêta aussitôt, et ne les voulut pas poursuivre. Dans le même moment la lance, qu’il avait appuyée contre terre, fut rompue par un Erulien de son parti qui courait à toute bride, ce qui lui fit beaucoup de dépit. Comme il n’avait point de casque, il sut reconnu par un Arménien, qui assura ses compagnons que c’était lui, qui s’était ainsi témérairement engagé avec si peu de ses gens. Quand il entendit ce que disait l’Arménien, il tira son épée, à cause, comme j’ai dit, que sa lance était rompue, et s’enfuit à travers le vallon. Les ennemis le poursuivirent avec furie, et l’un d’eux l’ayant atteint, lui donna un coup d’épée au derrière de la tête, dont la peau fut abattue, sans que l’os fût entamé. Il ne laissait pas de courir toujours nonobstant sa blessure, lorsqu’Artabane, fils de Jean, de la race des Arsacides, le perça de son javelot. . Ainsi mourut Sitta par une fin tout-à-fait indigne de la grandeur de son courage, et de la gloire de ses exploits. Il était le mieux fait de son siècle, et l’un des plus habiles dans la guerre. Quelques-uns disent que ce ne sut pas Artabane qui le tua, mais un simple soldat Arménien, nommé Salomon.
5. Busès succéda à Sitta. Quand il fut arrivé auprès des Arméniens, il envoya leur offrir de faire leur paix avec l’Empereur, s’ils voulaient députer des plus considérables d’entre eux pour conférer avec lui. La plupart rejetèrent les offres, et refusèrent de se fier à sa parole. Il n’y eut que Jean, père d’Artabane, qui, comme son ami particulier, voulut bien s’assurer sur sa bonne foi, et l’aller trouver avec Bassace son gendre, et quelques autres. Lorsqu’ils furent arrivés à un endroit où ils devaient passer la nuit, pour y commencer le lendemain la conférence avec Busès, ils reconnurent qu’ils étaient enveloppés de tous côtés. Bassace fit ce qu’il put pour persuader â son beau-père de le sauver. Mais n’en ayant pu venir à bout, il s’enfuit avec plusieurs autres par le même chemin qu’ils étaient venus. Busès ayant trouvé Jean seul, le fit mourir.
6. Depuis ce temps-là les Arméniens privés de l’espérance de s’accommoder avec les Romains, ou de les vaincre, élurent Bassace pour leur Chef, et allèrent implorer sous sa conduite la protection du Roi de Perse. Quand les premiers, et les plus considérables d’entre eux eurent été conduits à son Audience, ils lui parlèrent de cette sorte.
Seigneur, il y a parmi nous plusieurs descendants du grand Arsace, qui fut le Prince le plus illustre de son siècle, et qui ne saurait passer pour étranger dans la famille des Rois des Parthes, puisque les Perses relevaient autrefois de leur Couronne. Nous sommes maintenant réduits à une honteuse servitude, non pas par notre choix, mais en apparence par les armes des Romains, et en effet par votre volonté. Car ou peut apurement attribuer avec justice les violences que l’on souffre, à celui qui assiste ceux qui les exercent. Permettez-nous, s’il vous-plaît, de reprendre l’affaire de plus haut, afin que vous en puissiez connaître toute la suite. Arsace le dernier de nos Rois, se dépouilla de sa dignité pour en revêtir Théodose, à condition que sa postérité demeurerait libre, et exempte de toutes Charges. Nous avons joui de l’effet de cette clause jusqu’à cette paix fameuse que vous avez faite, et que nous pouvons appeler la ruine générale de toutes les Nations. Depuis ce temps-là votre ami de paroles, et votre ennemi en effet a méprisé également ses amis et ses ennemis, et a rempli toute la terre de confusion et de désordre. Lorsqu’il aura dompté l’Occident, il ne vous sera que trop connaître qu’il est votre véritable ennemi. N’a-t-il pas commis les injustices les plus horribles ? N’a-t-il pas violé les lois les plus inviolables ? Ne nous a-t-il pas accablés de charges, auxquelles nous n’avions jamais été sujets ? Et n’a-t-il pas imposé le joug de la servitude aux Tzaniens, qui avaient jusqu’alors conservé leur liberté ? Na-t-il pas établi un gouverneur au dessus du Roi des Laziens par une entreprise si étrange, qu’il n’est pas aisé de trouver des termes qui en égalent l’indignité ? N*a~t-il pas envoyé des Capitaines aux Bosphorites sujets des Huns, afin de se rendre maître d’une ville ou il n’avait point de droit? Na-t-il pas recherché l’alliance des Ethiopiens, dont le nom par le passé n’était pas seulement connu aux Romains ? Ν’a-t-il pas enfermé dans son Empire les terres des Omérites, la mer rouge, et le pays planté de palmiers.? Nous ne parlerons point des maux qu’il a sait souffrir à l’Afrique, et à l’Italie. La terre est trop petite pour le contenir. Il porte son ambition jusqu’au Ciel, et il voudrait posséder un autre monde au delà de l’Océan. Pourquoi donc, Seigneur, différez-vous davantage, et pourquoi entretenez-vous cette pernicieuse paix, qui ne peut vous produire aucun autre fruit, que d’être cause que vous ne soyez sacrifié que le dernier à l’ambition de votre ennemi ? Si vous désirez savoir quel est le traitement qu’il a fait à ses alliés, il vous est aisé de l’apprendre par notre exemple, et par celui des Laziens. Mais si vous êtes curieux de savoir comment il en use envers les étrangers, qui n’ayant jamais rien eu à démêler avec lui, n’ont pu aussi lui faire d’injure ; vous n’avez qu’à considérer les Goths, les Vandales, et les Maures. Ce que j’ai à dire est encore plus important. Quelles ruses n’a-t-il pas employées pour vous séparer d’avec Alomondare qui est votre allié et votre Sujet, et pour se joindre aux Huns avec qui il n’avait auparavant aucune habitude ? Y eut-il jamais d’entreprise plus extraordinaire et plus odieuse? Comme il voit que l’Occident, sera bientôt réduit sous sa puissance, il tourne ses pensées vers l’Orient, où il n’y a que les Perses qui puissent être le sujet de ses conquêtes. Pour ce qui est de la paix, il l’a déjà violée, et il a mis des bornes a cette alliance qui n’en devait point avoir. Car il ne faut pas croire que ce soient ceux qui prennent les premiers les armes, qui rompent la paix. Ce sont ceux qui dressent des pièges à leurs alliés dans le temps-même de l’alliance. On est coupable quand on a conçu le crime, bien qu’on ne l’ait pas encore exécutée. Personne ne peut douter du succès de cette guerre, puisque ce ne sont pas ceux qui attaquent, mais ceux qui demeurent dans les termes d’une défense légitime, qui ont accoutumé de remporter la victoire. Au reste les forces ne sont pas égales. La plupart des troupes romaines sont occupées aux extrémités du monde. Des deux généraux qu’ils avaient, nous en avons tué un, qui était Sitta. L’autre, je veux dire Bélisaire, ne verra jamais Justinien, et il se contente de commander le reste de sa vie dans l’Italie. Ainsi il n’y aura point d’ennemis qui puissent se présenter devant vous. Comme nous savons tous les chemins, et que nous voulons nous attacher inséparablement à vos intérêts, nous servirons de guides à Votre armée.
7. Après que Chosroes eut entendu ce discours, qui lui donna beaucoup de joie, il assembla les plus intelligents, et les plus fidèles de son conseil, leur exposai ce que Vitigis lui avait mandé, de ce que les Arméniens lui avoient dit, et mit en délibération ce qu’il fallait faire.. Il y eut plusieurs avis ; mais enfin on résolut de commencer la guerre contre les Romains au printemps. On n’était alors que dans l’automne de la treizième année du règne de Justinien. Les Romains ne se défiaient de rien, et. ne se doutaient point que Chosroes eût envie de rompre une paix que l’on appelait éternelle. Ils avaient seulement ouï dire, qu’il se plaignait des progrès que Justinien faisait dans l’Occident.
Livre II, XXIV, 1-4
1. Célèbre Pyrée des Perses, dans le pays d’Ardabigane. 2. Envoyés de Chosroes le trahissent. 3. Justinien commande de faire irruption sur les terres des Perses. 4. On assemble les troupes.
1. Chosroes était passé de l’Assyrie dans un pays appelé Ardabigane, d’où il avait dessein, en traversant la Persarménie, d’entrer sur les terres de l’Empire. Dans ce pays est un célèbre Pyrée, que les Perses adorent comme le plus grand de leurs Dieux. Les mages y conservant toujours du feu, y offrent des sacrifices, et y consultent l’oracle. C’est le même feu que les Romains révéraient sous le nom de Vesta. Un envoyé de Constantinople vint dire en cet endroit à Chosroes, que Constantien et Sergius arriveraient dans peu de jours en qualité d’ambassadeurs, pour traiter des articles de la paix. Ils étaient tous deux intelligent et éloquents. Constantien était d’Illyrie, et Sergius d’Edesse.
2. Chosroes les attendait; mais leur voyage ayant été retardé par une indisposition survenue à Constantien, envoya par l’ordre de Chosroes Endubius, évêque des chrétiens, vers Valérien, gouverneur de l’Arménie, pour se plaindre de la longueur des ambassadeurs, et pour solliciter les Romains de faire la paix. Quand il fut arrivé avec son frère dans l’Arménie, et qu’il fut en présence de Valérien, il l’assura qu’il souhaitait de servir les Romains, en considération de la religion ; qu’il avait du crédit auprès de Chosroes, et que si on lui envoyait des ambassadeurs, on ne trouverait point d’obstacles à la paix. Voilà ce que dit l’évêque, mais son frère entretint Valérien en particulier, lui représenta le mauvais état des affaires du Roi des Perses ; que son fils méditait des desseins de révolte, et que la peste commençait à infecter son armée. Que c’était-là les seules et véritables raisons pour lesquelles il témoignait désirer terminer les différends par une conférence. Après que Valérien eut appris toutes ces choses, il donna congé à l’évêque, et lui promit que les ambassadeurs iraient bientôt trouver Chosroes.
3. Il n’eut pas sitôt mandé ce qu’il savait à Justinien, que ce Prince ravi d’une si bonne nouvelle, lui envoya ordre de faire incessamment, avec Martin, et les autres chefs, irruption sur les terres des ennemis, bien qu’il ne sût pas s’il y avait des troupes qui gardassent la frontière. Quand les gens de commandement eurent reçu cet ordre, ils réunirent toutes leurs forces, et entrèrent dans l’Arménie. Chosroes craignant d’être frappé de la maladie contagieuse, avait mené son armée dans l’Assyrie, qui jusqu’alors en avait été exempte.
4. Valérien s’était campé avec ses troupes proche de ThéodosiopoIis. Narsès qui commandait les Arméniens et les Eruliens s’était joint à lui.. Martin capitaine des troupes de l’Orient; était arrivé au fort de Citharise, où il s’était campé avec Isdigère et Théocdite. Ce fort est à quatre journées de Théodosiopolis. Pierre, Adolius et quelques autres chefs y arrivèrent peu de temps après. Isac frère de Narsès conduisit ses Troupes de ce pays-là, Philimuth et Verus allèrent dans la Chorsiantrie avec les Eruliens. qu’ils commandaient, et ils s’arrêtèrent tout proche de Martin. Juste, neveu de Justinien, Péranius, Jean, fils de Nicolas, Domentiole, et Jean surnommé le Mangeur, s’étaient campés auprès du fort de Physon, qui est bâti sur les limites de Martyropolis. Voilà de quelle manière s’étaient campés tous les commandants et toutes les troupes romaines, qui faisaient environ trente mille hommes. Elles n’étaient pas jointes ensemble pour ne faire qu’un corps d’armée, mais les chefs s’assemblaient pour conférer touchant l’irruption qu’ils voulaient faire. Pierre, sans avoir communiqué avec qui que ce fût, mena fort brusquement ses troupes sur les terres de l’ennemi. Philimuth et Verus en ayant eu avis le lendemain, le suivirent incontinent. Martin et Valérien y entrèrent pareillement, et ils se joignirent tous, à la réserve de Juste, qui, comme nous avons dit, s’était campé loin des autres. Il ne laissa pas néanmoins d’entrer dans un champ appartenant aux Perses, lequel était vis à vis de son camp. Il ne put cependant atteindre les autres, qui tous ensemble marchaient vers Dubio, sans piller les lieux par où ils passaient.