Moise de Khorène, Mar Apas Katina (IIè s. av.) ouvre les archives de 'Ninive' (?), v. 480 (ou VIIIème s.)

III : Du manque de philosophie de nos premiers rois et princes.

Je ne veux pas laisser, sans le flétrir d’un blâme, le manque de philosophie de nos ancêtres; mais je veux dès à présent leur adresser un reproche sévère. Car si [on prodigue] des louanges méritées à ceux des rois qui ont confié à l’histoire écrite les époques de leurs règnes, en consignant chacun de leurs actes de sagesse et de courage dans des poésies traditionnelles et dans des annales, et ai les chanceliers occupés par l’ordre des rois à faire des compilations mentent aussi nos éloges; par leur moyen, disons-nous, nous acquérons une expérience plus complète des institutions humaines, en lisant avec plaisir les discours et les récits savants des Chaldéens et des Assyriens, des Egyptiens et des Hellènes, et nous aspirons à [conquérir] la sagesse de ceux qui se sont préoccupés de si nobles études.

Il est donc évident pour nous tous que nos rois et nos ancêtres se sont montrés très peu soucieux de la science, et que leur intelligence était très  bornée. Car, bien que nous sachions que nous ne sommes qu’un petit coin de terre, [un peuple] peu nombreux, d’une force limitée et souvent assujetti à une autre puissance, on signale souvent dans notre pays beaucoup d’actions de valeur, dignes d’être recueillies dans les annales, et aucun de nos [rois] n’a pensé à les faire enregistrer. Ils n’ont pas songé à se faire du bien à eux-mêmes, ni à laisser leur nom dans le monde, [ni à le confier] à la mémoire [des générations]; et nous poumons continuer la série de nos reproches, et leur réclamer de plus grandes choses et de plus anciennes.

Mais quelqu’un dira peut-être: Ce fut l’absence de caractères d’écriture et de littérature en ce temps-la, ou les guerres nombreuses qui se succédèrent sans relâche.

Cette objection n’est pas juste, car il y a toujours des intervalles entre les guerres; ensuite il existait des caractères perses et grecs, qu’on trouve encore aujourd’hui chez nous, transcrits sur de nombreux registres, où sont constatées les affaires des villages, des cantons et même de chaque maison, beaucoup de procès et de traités généraux, et principalement les registres relatifs à la succession des satrapies. Mais il me semble qu’anciennement, comme de nos jours, les Arméniens dédaignaient la science et les chants traditionnels; c’est pourquoi il est superflu de s’arrêter plus longtemps sur ces gens vulgaires, ignorants et grossiers.

[…]

VIII : Qui a trouvé ces récits, et d’où ils sont tirés.

Arsace (Arschag),grand roi des Perses et des Parthes, de nation parthe, ayant secoué, dit-on, le joug des Macédoniens, établi sa puissance sur tout l’Orient et l’Assyrie, tué Antiochus roi de Ninive, et soumis à son autorité tout l’univers, met son frère Valarsace (Vagharschag) sur le trône d’Arménie, croyant rendre son propre empire inébranlable. Il donne à Valarsace, Medzpin (Nisibe) pour capitale, une partie de la Syrie occidentale, la Palestine, l’Asie, toute la partie méditerranéenne et la Thétahie (Thidahia), la mer de Pont, jusqu’à l’endroit où le Caucase aboutit à la mer occidentale, en outre l’Adherbadagan (Adherbeidjan) et un autre pays « aussi étendu, dit-il à Valarsace, que tes pensées et ta valeur te le feront concevoir; car ce qui trace des limites à l’empire des forts, ce sont leurs armes, et plus elles acquièrent de territoires, plus ils en possèdent. »

Varlarsace (Vagharschag) ayant disposé et réglé d’une manière grande et digne toutes les parties de sa puissance, et organisé son empire, voulut savoir quels étaient les princes qui, jusqu’à lui, avaient régné sur le pays des Arméniens; si enfin il tenait la place de princes généreux ou fainéants. Ayant trouvé un Syrien, Mar Apas Catina, homme profond et très versé dans les lettres grecques et chaldéennes, il l’envoya avec de riches présents chez son frère séné Arsace (Arschag), en le priant de lui ouvrir les archives royales.

IX : Lettre de Valarsace, roi des Arméniens, à Arsace le Grand, roi des Perses.

« A Arsace, souverain couronné de la terre et de la mer, toi, de qui la personne et l’image sont semblables à celles de nos dieux, dont la fortune et les destinées sont au-dessus de celles de tous les rois, dont les conceptions sont aussi vastes que l’étendue du ciel sur la terre, Valarsace, ton frère cadet et ton compagnon d’armes, par ta grâce roi des Arméniens, salut et victoire à toujours! L’ordre que tu m’as donné d’allier la sagesse à la vaillance, je ne l’ai jamais oublié; j’ai veillé sur tontes choses, autant que me l’ont permis mes forces et mon habileté. Maintenant que ce royaume est solidement établi par tes soins, il m’est venu l’esprit de connaître quels furent les princes qui avant moi ont régné sur le pays des Arméniens, et d’où viennent les satrapies qui y sont établies. Car ici, il n’y a point de règlements connus, ni de culte déterminé; on ne sait qui est l’homme le plus considérable du pays, et qui est le dernier. Rien n’est réglé; tout y est confus et à l’état sauvage.

Je supplie donc ta Majesté de faire ouvrir les archives royales à celui qui se présentera devant ta vaillante Majesté. Après avoir trouvé ce que désire ton frère, ton fils, il s’empressera de lui rapporter des documents authentiques. Notre satisfaction venue de l’heureux succès de nos désirs, est, je le sais, un sujet de joie pour toi. Salut, toi, illustré par ton séjour parmi les immortels. »

Arsace le Grand, ayant reçu la lettre des mains de Mar Apas Catina, ordonna avec plaisir et empressement de lui ouvrir les archives de Ninive ; heureux qu’une si noble pensée fut venue à son frère, auquel il avait remis la moitié de son empire. Mar Apas Catina, ayant examiné tous les manuscrits, en trouva un, en grec, sur lequel, dit-il, était cette suscription:

« Commencement du livre ».

« Ce livre fut, par ordre d’Alexandre le Macédonien, traduit du chaldéen en grec, et contient l’histoire des premiers ancêtres.

Le commencement de ce livre traite, dit-il, de Zérouan, de Titan et de Japhétos; chacun des personnages célèbres des trois lignées de ces trois chefs de race y est inscrit par ordre, chacun à sa place, durant de longues années.

De ce livre, Mar Apas Catina, ayant extrait seulement l’histoire authentique de autre nation, la porta au roi Valarsace à Medzpine, écrite en caractères grecs et syriens. Valarsace le beau, habile à tirer l’arc, prince éloquent, ingénieux et subtil, estimant cette histoire comme l’objet le plus précieux de ses trésors, la place dans son propre palais, pour qu’elle y soit gardée en sûreté, et en fait graver une partie sur la pierre.

Ainsi, assuré de l’authenticité et de l’ordre des événements, nous les répétons ici pour satisfaire ta curiosité. L’histoire de nos satrapies y est prolongée jusqu’au Sardanapale des Chaldéens, et même au delà. Voici dans ce livre le commencement des récits:

« Terribles, extraordinaires étaient les premiers dieux, auteurs des plus grands biens dans le monde, principes de l’univers et de la multiplication des hommes. De ceux-ci se sépara la race des géants, doués d’une force terrible, invincibles, d’une taille colossale, qui, dans leur orgueil, coururent et enfantèrent le projet d’élever la tour. Déjà ils étaient à l’œuvre: un vent furieux et divin, soufflé par la colère des dieux, renverse l’édifice. Les dieux, ayant donné à chacun de ces hommes un langage que les autres ne comprenaient pas, répandirent parmi eux la confusion et le trouble. L’un de ces hommes était Haïg, de la race de Japhétos, chef renommé, valeureux, puissant et habile à tirer l’arc. »

Un tel récit doit s’arrêter ici, car notre but n’est pas d’écrire l’histoire universelle, mais de nous efforcer de faire connaître nos premiers ancêtres, nos anciens et véritables aïeux. Or, en suivant ce livre, je dirai Japhétos, Mérod, Sirat, Taglat, c’est-à-dire Japhet, Gomer, Thiras, Thorgom; puis le même chroniqueur, poursuivant, mentionne Haïg, Àrménag et les autres par ordre, comme nous l’avons dit plus haut.