IBN HAUQAL, Notice Arménie, Surat-al-Ard, v. 950 n-è

Description des Trois Provinces d’Arménie, Ar-Ran et Adhurbaijan

Revenons maintenant vers l’ouest à la frontière de l’empire romain pour décrire les régions voisines en poursuivant jusqu’aux limites du Domaine de l’Islam à l’est. Commençons par l’Arménie, l’Arran et l’Azerbaijan. J’en ai fait un groupe unique car il s’agit d’une principauté gouvernée par un seul homme, ce que j’ai souvent constaté moi-même au cours de mon existence et ce que j’ai vérifié dans les annales de mes prédécesseurs. Ce fut le cas d’Ibn Abi-l-Saj, de Muflih son serviteur, de Daysan b. Shadhalawayh, de Marzuban b. Muhammad, connu sous le nom de Sallar, en dernier lieu, qui succédèrent à des hommes comme Fadl b. Yahya, ‘Abd Allah b. Malik Khuzâ’î et bien d’autres.

Cet ensemble est borné à l’est par le Jibal, le Daylam et la rive occidentale de la mer des Khazars (Caspienne), à l’est, par les frontières des Arméniens et des Alains et une partie de la frontière de la Jazîra, au nord, par les Alains et les Mts du Caucase ; et au sud par les frontières de l’Iraq et une partie de celles de la Jazîra.

[…Ardabil-Maragha]

(Khuy et Salmas chez le copiste du XIIè s. (Kurdistan iranien nord))

Khuy est une ville moyenne, mais prospère et peuplée, où les denrées et les fruits sont abondants, entourée de vergers, ceinte d’une solide muraille en briques. Les habitants ont un caractère plus accueillant que ceux de Tabriz. Salmas n’est pas non plus une grande ville, elle est fertile et populeuse, et l’on y trouve des fruits à profusion, elle est pourvue d’une rempart en pierre très solide.

(Dvin chez le copiste du XIIè s.)

Duwin est une grande vile, riche en produits agricoles, en vergers, en fruits et en céréales ; elle est entourée d’une muraille de terre ; on y trouve des fontaines et des eaux courantes. La majeure partie des récoltes consiste en riz et en coton. La condition des habitants est devenue médiocre à cause du voisinage des Géorgiens, qui ont pillé et incendié la ville ; ils ne manquent d’ailleurs aucune occasion de lancer des raids contre elle. Toutefois, on a construit récemment un Jâmi’ au centre de la cité, et on a édifié une autre muraille longée de douves en eaux. Les habitants se réfugient à l’intérieur de la mosquée lorsque les milices géorgiennes surgissent à l’improviste. Duwin est à 2 frs de l’Ar-Ras (Araxe).

[Barda’a, capitale de l’Ar-Ran, esturgeon du Kour et de l’Araxe, vers à soie, vergers, vignes, mention des Rus’]

[(Janza-Ganja)]

[Derbent]

[Tiflis]

(Situation de Tiflis-Tbilissi au XIIè s.)

La ville est maintenant aux mains des géorgiens qui s’en sont emparés dans la première décade des années 500 (en fait en 515/1122). Le prince des Géorgiens, en dépis de son infidélité, traite convenablement ses sujets, les protège contre toute atteinte, et les cérémonies de l’Islam y ont été maintenues comme par le passé. Le Jâmi’ est préservé de toutes souillures : le prince fournit cierges et lampes, ainsi que tout ce qui est nécessaire ; l’appel à la prière s’y fait publiquement dans toutes les mosquées, sans que personne ne s’y oppose jamais. En fait, les populations musulmanes et géorgiennes sont maintenant mélangées.

[De l’hospitalité obligatoire de Tiflis]

Dvin et Nakhichevan

Si nous passons à Dabil (Duwin) et à Nashawa (Nakhichawan), nous dirons que Dabil est plus grande qu’Ardabil, c’est là le canton et la localité qui ont la plus d’importance en Arménie Intérieure ; c’est la capitale de l’Arménie et, de toutes ces régions de l’Arménie, c’est la ville qui abrite la Dar al-Imara, de même que la Dar al-Imara de l’Ar-Ran ets à Bardha’a et celle de l’Adhurbaijan est à Ardabil. Dabil est entourée d’une muraille. Les chrétiens y sont nombreux ; le Jâmi’ est contigue à l’église, tout comme la mosquée de Homs est comme associée à l’église, voisine et mitoyenne.

On exporte de Dabil des tissus en poil de chèvre et en laine, tels que tapis, oreillers, coussins, tapis de selle, lacets de pantalon et autres étoffes du même genre, de fabrique arménienne, teintes au kermès. Il s’agit d’une teinture rouge, qu’on utilise pour les étoffes en poil de chèvre et la laine ; elle provient d’un verre qui tisse autour de lui-même comme le ver à soie s’enveloppe de son cocon de soie grège. On y fabrique aussi des soies à dessins, dont on rencontre beaucoup l’équivalent dans l’empire romain, bien qu’elles soient importées d’Arménie. Parmi les produits arméniens, il y a des manteaux de dames, des coussins, des tapis, des tentures, des tapis étroits, des coussins ronds, des oreillers et des tapis de selle. Ces tapisseries ne sont égalées en aucun point de l’univers, d’aucune façon et en aucune technique.

Principauté des Arméniens

Autrefois, la principauté des Arméniens appartenait d’une manière absolue à Sunbat b. Ashut, comme elle avait été gouvernée par ses ancêtres, et elle continua ainsi de rester entre les mains des princes de cette famille. Abû al-Qasim Yûsuf b. Abi-al-Saj mit fin à leur pouvoir et leur arracha leur territoire. Ils détenaient pourtant des chartes datant des premiers temps de l’Islam, consacrant leur maintien dans l’état où les avait trouvé le Fath arabe et l’obligation de verser une Jiziya, en vertu d’un traité qui admettait donc leur gouvernement moyennant tribut. Omeyyades et Abbassides les avaient conservés dans leurs résidences et percevaient les diverses catégories de contributions qui leur étaient imposées. Mais ce Yûsuf fut inique envers eux et en fit l’objet de ses agressions. Depuis lors, leur bonne fortune d’autrefois cessa et nul redressement d’étendard n’est intervenu en leur faveur jusqu’à présent !

La population de l’Arménie est majoritairement chrétienne : chaque année, elle doit payer au prince une taxe en guise de Kharâj. Aujourd’hui, par rapport au passé, les Arméniens se trouvent donc sous le régime d’un pacte comme ils l’étaient antérieurement, mais, d’un pacte dont en réalité les effets sont nuls, car les princes voisins les attaquent et les réduisent en capitivité, les maltraitent et méprisent leur condition de Dhimmi dans l’Islam. Autrefois, on ne pouvait pas mettre en vente à Baghdad les esclaves provenant de leur pays et j’ai constaté moi-même que jusqu’en l’année 325/936, ils n’était pas licite de le faire parce que ces gens-là étaient des dhimmi reconnus par l’Islam et qu’ils possédaient plus d’un traité !

Les Deux Arménies

La province se divise en Deux Arménies, l’Intérieure et l’Extérieure. Dans l’Arménie Extérieure, certaines villes appartiennent aux musulmans et sont entre leurs mains : ils continuent à les diriger mais à plusieurs reprises, les Arméniens y ont gouverné moyennant tribut. Elles ont maintenant des princes musulmans, c’est le cas d’Arjish, de Manazjird et de Khilat.

Ses frontières sont clairement définies : à l’est, elle s’étend jusqu’à Barda’a, à l’ouest jusqu’à la Jazîra, au sud jusqu’à l’Adhurbaijan et au nord jusqu’au limes de l’empire romain dans la région de Qaliqala (Erzerum).

Cette dernière ville se trouvait jadis au milieu de l’empire romain et formait une importante marche frontière pour les populations de l’Adhurbaijan, du Jibal, de Raiyy et des régions adjacentes. C’est la capitale de l’Arménie Intérieure.

Je rappelle qu’il y a Deux Arménies, l’Arménie Intérieure comprend Dabil, Nashawa, Qaliqala et les régions voisines vers le nord. L’Arménie Extérieure renferme Barkri (Muradiya), Khilat (Akhlat), Arjish, Wastan, Zawazan ainsi que les domaines, forteresses, cantons et districts à l’intérieur du périmètre formé par ces localités.

Trebizonde, port romain de l’Arménie et des Pays d’Islam

Les habitants du pays ont une porte d’entrée dans l’empire romaine, qui est la cité de Trebizonde : les négociants des Pays d’Islam s’y groupent avant de pénétrer dans l’empire romain pour commercer, et c’est par là qu’ils sortent, ce port est baigné par un bras du canal de Constantinople, qui continue jusqu’à l’océan.

L’empereur de Byzance lève sur son agent résident à trébizonde d’immenses sommes d’argent et des redevances considérables qui étaient autrefois beaucoup moindre, nous y avons fait allusion dans notre notice sur l’empire romain. La majeure partie des exportations en direction des pays musulmans : brocarts, soies à dessins, tissus de lin grec, étoffes de laine, manteaux grecs, passent par Trébizonde.

Il n’y a pas de différence sensible, car leurs superficies sont proches les unes des autres, entre les villes de Nashawa, Barkri, Akhlat, Manazjird, Bidlis, Qaliqala, Arzan, Mayafariqin et Saruj. Elles ne peuvent pas soutenir la comparaison avec Dabil qui est beaucoup plus importante et plus grande. Toutes ces localités sontprospères peuplées et productives. Néanmoins, elles ont été atteintes par les miasmes de notre temps, comme bien d’autres provinces, c’est-à-dire par le désordre de la condition de l’Etat et l’altération des mœurs de notre époque.

La plupart des spécialistes des questions de délimitation de frontières estiment que Mayafariqin fait partie de l’Arménie ; toutefois, certains la placent dans les limites de la Jazîra. Elle est située à deux étapes à l’est du Tigre, et telle est la raison qui amène à l’inclure en Arménie.

Tout l’ensemble de ces régions produit des articles de commerce, qui sont exportés et recherchés, comme, par exemple des bêtes de somme, des moutons, des étoffes qu’on expédie un peu partout, des tissus d’ameublement, de fins lacets de pantalon dits d’Arménie, analogues à ceux qui sont fabriqués à Salmas, et qui se vendent à raison d’1 à 10 dn la pièce et dont on ne trouve nulle part l’équivalent, les coussins veloutés de Marand et de Tabrîz, des tapis fins qui n’ont guère de rivaux en quantité et en qualité, ou encore des mouchoirs, des tissus en laine pour rideaux, des foulards tissés à Mayafariqin et en d’autres endroits de l’Arménie.

[cours d’eaux]

L’Araxe

Ar-Ras ets également une rivière d’eau douce, légère et excellente, qui prend sa source dans la région de l’Arménie Intérieure, se dirige vers Bab et Warthan, puis poursuivant son cours se divise en deux branches, dont l’une se jette dans le Kur, et l’autre dans la mer des Khazars. C’est Ar-Ras dont Dieu signale les représailles exercées vis-à-vis de son peuple. Une personne clairvoyante qui considère avec attention ses deux rives à partir de la ville de Warthan, en montant comme en descendant, aperçoit les vestiges de cités renversées, détruites, en partie anéanties, dont les matériaux sont bouleversés sens dessus dessous. C’est un spectacle affreux, un point de vue qui vient confirmer cette parole : « Les ‘Ad et Thamûd, Ahl ar-Ras et bien des générations intermédiaires, à tous, nous avons proposé des exemples et nous les avons supprimés entièrement. »

[lac d’Urmiya-Kabudhan]

Lac de Van

Au sud de Barkri, Akhlat et Arjish s’étend un lac d’est en ouest, d’une longueur de quelque 10 frs. On y pêche de petits poissons de la longueur d’un empan, appelés Tirrikh (hareng) : on les sale puis on les expédie dans beaucoup de régions dont Mossoul, les cantons de Jazîra, d’Iraq et de Shâm. Sur les bords de ce lac, on trouve du borax (sel antiseptique) qu’on exporte aussi en Iraq et autre à l’usage des boulangers.

Près du lac, et plus précisémment dans une montagne au sud, on trouve des gisements d’arsenic, qu’on exporte dans le monde entier : il s’agit du sel d’arsenic et il en existe du rouge et du jaune.

[borax d’orfèvre de Kabudhan]

On tire de Zawazan, de certaines régions d’Arménie et d’Ar-Ran des mulets de classe, réputés pour leur vigueur physique, leur endurance, leur agilité et leur ténacité : ils sont expédiés en Iraq, en Syrie, dans le Khorasan. […]

Zawazan est un canton, parsemé de châteaux-forts, qui vit sur ses domaines : c’est une région surtout montagneuse, où l’on élève une race spéciale d’excellents chevaux, renommés pour leur beauté et leur vitesse ; ils sont comparables aux chevaux du Tukharistan et leur sont peut être supérieurs ; en tout cas, ils valent mieux que ceux des élevages du Juzajan.

Ararat et Caucase

Les montagnes de l’Arménie sont, du côté des monts Harîth et Huwayrith (Ararat) contigus aux monts d’Ahar et de Warzaqan, elles se prolongent au nord vers Tiflis, où elles rejoignent le Mt Caucase, en face de Syah-Kuh. C’est une chaîne énorme, dans laquelle on parle 300 et quelques langues différentes !

[Connexion des montagnes, garance d’Ar-Ran exportées en Inde par la mer Caspienne]

Princes et Seigneurs montagnards

Au sein de toutes ces montagnes règnent des princes et des seigneurs immensément riches, possesseurs de domaines, de places fortes puissantes, de cavalerie, de gros bétail sans compoter les cités de leur résidence, les cantons ruraux très productifs, les districts prospères, qu’ils détiennent en toute propriété et qui leur procurent des récoltes et des revenus abondants.

Dans toutes ces montagnes, cantons, villes, plaines, on doit insister sur la vie à bon marché, la fertilité, les pâturages pleins de troupeaux et de bestiaux, les produits agricoles, richesses bénies, les arbres, les cours d’eau, les fruits de toutes sortes, frais et secs, les bois de toute espèce, comme le Khalanj, les bois de vigne, les noyers […]. Les princes y jouissent d’une vie large, profitent des ressources et des douceurs de la vie, et sont friands de parfums et de riches vêtements, ils disposent d’étriers en argent et en or, possèdent de jeunes esclaves, cultivées et jolies, chanteuses et cuisinières. Leurs revenus sont abondants, inépuisables, leur permettent de se procurer des objets en argent et en or, une lourde vaisselle, richement ciselée en noir, tels que plateaux, assiettes, bouteilles, bassins, aiguières et seaux ; tous d’un art consommé en argent et en or, ou autres matières riches, comme en verre massif, en splendide cristal de roche façonné au tour, en pierres précieuses et en rubis.

La plupart de ces princes versaient des tributs fixes et des taxes additionnelles qui étaient apportées chaque année aux princes de l’Adhurbaijan ; ces paiements étaient ininterrompus, sans qu’on y mît obstacle.

[… taxes]

Langues

La langue de la population de l’Adhurbaijan et de la majorité des habitants de l’Arménie est le Farsi, qui sert de langue vernaculaire, mais ils emploient entre eux l’arabe ; il est infiniment rare qu’un locuteur du persan ne comprenne pas l’arabe, langues que les commerçants et les seigneurs des domaines pratiquent avec élégance.

Quelques groupes des frontières de l’Arménie et des régions qui offrent avec elle des similitudes, parlent d’autres langages. C’est le cas de l’arménien pour les population de Dabil, Nashawa et des alentours, tandis que la population de Barda’a s’exprime en ar-Ranien.

[…monnaies]

La majorité de la population vit dans la tranquillité, elle est pacifique, soucieuse de faire le bien et honorant les honnêtes gens ; elle gagne bien sa vie, et montre une certaine pudeur devant les vicissitudes du sort et les malheurs qui peuvent l’accabler. A notre époque, on y rencontre des personnes qui suivent la doctrine des partisans de la tradition et ont des tendances anthropomorphistes ; enfin on compte des Ismaeliens Baqliya. Dans l’ensemble de l’Adhurbaijan, de l’Arménie et des deux Ar-Ran, il n’y a pas de théologien ni personne qui s’adonne avec passion à cette discipline, pas plus qu’à la spéculation philosophique ; il s’y trouve d’éminents médecins, que j’ai fréquentés, praticiens illustres, enrichis dans l’exercice de leur profession, qui étaient devenus de gros propriétaires de domaines et de troupeaux. Tous ces gens là estimaient que se livrer à la dialectique était une impiété, et que la spéculation détournait l’attention des choses nécessaires et fermait l’accès aux divers chemins de la conduite de la vie.