Cependant, en mai 1774, Louis XVI était monté sur le trône et s’était entouré des hommes les plus éclairés et les plus vertueux, Turgot, Malesherbes, Vergennes. Le premier des trois fut nommé ministre de la marine, et suivit avec intelligence l’impulsion donnée par M. de Choiseul. Sartine, son successeur, ne pouvait faire différemment; tandis que M. de Vergennes, ministre des affaires étrangères, après avoir été excellent ambassadeur à Constantinople, était plus capable que personne de bien mener les négociations avec les puissances musulmanes. Tous les cœurs, passionnés pour la gloire du pays, s’ouvraient alors à l’espérance, et l’activité croissante des esprits annonçait un règne fécond en événements.
Le nouveau roi fit notifier son avénement au vieux Sidi-Mohamet, et celui-ci commença une correspondance curieuse entre toutes celles des empereurs de Maroc. Il fit répondre à Louis XVI
« Au nom du Dieu clément et miséricordieux. Il n’y a de force et de pouvoir que dans le Dieu très-haut et très-grand.
De l’ordre du très-grand empereur, l’empereur de Maroc, Fez, Miquenez, Tafilet, Sus, Déra, et de toutes les provinces du Magreb, notre maître et notre seigneur.
Mohammed, fils d’AbdAllah, fils d’Ismaët Dieu est son protecteur et son seigneur. Que Dieu lui accorde l’assistance continuelle de son secours; qu’il rehausse son empire; qu’il rende perpétuelle son exaltation et sa gloire, et qu’i! fasse luire le soleil et la lune de sa puissance souveraine de t’éctat le plus parfait.
Au chef de la nation française, qui est aujourd’hui à la tête du gouvernement, le roi Louis seizième du nom.
Salut à quièonque marche dans la droite voie !
Votre lettre en date du m mai 1774 par laquelle vous nous donnez avis de la mort de votre aïeul le roi Louis XV, a été remise à Notre Majesté très-élevée par la grâce de Dieu, par votre vice-consul Barthélémy de Potonnier. Le souvenir de votre aïeul Louis est fortement gravé dans notre esprit, parce qu’il avait beaucoup d’amitié pour nous ; c’était un prince qui gouvernait son peuple avec sagesse, qui était plein de tendresse pour ses sujets, et fidèle à garder ses engagements envers ses alliés.
<c Nous avons appris avec beaucoup de joie’qu’il restait quelqu’un de-ses descendants pour succéder à son royaume et le remplacer sur le trône.
Nous souhaitons que vos sujets jouissent, sous votre gouvernement, d’un bonheur encore plus grand que celui dont ils ont joui du vivant de votre aïeul ; et pour nous, nous entretiendrons avec vous la paix et la bonne intelligence sur le même pied que du temps de votre aïeul »
Trois ans après, au moment où la guerre de l’indépendance américaine était près d’éclater, Sidi Mohamet écrivit de nouveau à Louis XVI
« De la part de l’Émir des croyants qui combat pour la cause du souverain maître de l’univers, du serviteur de Dieu qui met sa confiance en lui et ne s’appuie que sur lui, Mohammed, fils d’AbdAllah, fils d’Ismaël Dieu est son protecteur et son seigneur
«Au chef des Français, Louis seizième du nom. Salut à quiconque marche dans la droite voie Nous vous donnons avis que quelques Français ayant échoué dans le désert, vers les limites les plus éloignées de notre heureuse domination, tous les chrétiens qui ont échappé au naufrage ont été dispersés parmi les Arabes, qui les ont retenus. Cette nouvelle nous étant parvenue, nous avons expédié un de nos officiers dans le désert pour retirer les chrétiens français qui se trouvaient entre les mains des Arabes. Notre intention était de leur donner des marques de notre bienveillance et de vous les renvoyer ensuite, en faveur de la paix et de la bonne intelligence qui régnent entre vous et nous. Mais votre consul qui réside dans nos États, ne s’est pas comporté avec honnêteté il nous a écrit de lui envoyer les chrétiens, offrant de rembourser les frais faits à leur occasion par notre susdit officier. Les expressions dont il s’est servi nous ont déplu. Certainement, s’il eût fait cette demande d’une manière décente, nous les lui aurions remis, dans la supposition même que nous eussions été en guerre avec vous, et à bien plus forte raison étant en paix et en bonne intelligence. En conséquence de cela, nous vous les avons envoyés directement de la part de Notre Majesté très-élevée par la grâce de Dieu. Ils sont au nombre de vingt, et arriveront de notre pays dans vos États.
Nous vous avons aussi envoyé en ambassade notre serviteur l’albaide Taher Féniseh, qui a sous sa conduite les susdits chrétiens. II est chargé de vous communiquer une proposition que nous jugeons convenable, et d’en conférer tant avec vous qu’avec tous les consuls des nations chrétiennes avec lesquelles nous sommes en paix, qui résident dans vos États, et avec les autres par votre médiation. Elle a pour objet d’arrêter que tout chrétien, quel qu’il soit, qui sera fait captif dans toute l’étendue de nos États, sera racheté par la mise en liberté d’un musulman, tête pour téte, que dans le cas où il ne se trouverait point de captifs musulmans, on donnera cent piastres pour la rançon de chaque chrétien; de même, quand il se trouvera des musulmans captifs chez les chrétiens, on donnera pour la rançon de chaque musulman un chrétien de la nation chez laquelle le musulman sera captif, ou, s’il ne se trouve point de chrétien captif de cette nation, une somme de cent piastres. On ne fera à cet égard aucune distinction entre le riche et le pauvre, l’homme robuste et celui qui sera infirme ; la rançon sera la même pour tous. Aucun captif ne demeurera une année entière, soit dans les terres des musulmans, soit dans celles des chrétiens. Quant aux septuagénaires et aux femmes, ils ne pourront être considérés comme captifs. Toutes les fois que quelque vieillard de cet âge ou quelques femmes se trouveront sur les vaisseaux des musulmans ou des chrétiens, on les remettra sur-le-champ en liberté sans rançon. C’est là, à ce que nous croyons, un sage accommodement, utile aux deux parties. Nous désirons que cet arrangement soit conclu par votre entremise. Si la chose est acceptée sur ce pied, envoyez-nous un écrit de votre part, portant rengagement de vous y conformer, et nous vous ferons tenir un écrit signé de notre main et muni de notre sceau, par lequel nous nous engagerons à accomplir tous les articles contenus dans la présente, en ce qui concerne le rachat respectif des esclaves aux termes ci-dessus exprimés. Si cela a lieu, cet écrit restera entre vos mains.
Nous vous envoyons en présent six de nos meilleurs chevaux. Nous vous prions de ne pas retenir longtemps près de vous notre ambassadeur renvoyez-le-nous promptement, aussitôt que l’affaire pour laquelle nous vous l’avons expédié sera terminée. Nous conservons toujours la paix et la bonne intelligence avec vous. Nous vous prions d’ajouter foi à tout ce que vous dira notre ambassadeur,
Sidi Taher Fénisch, qui devait remettre cette lettre, arriva à Marseille C’était le moment où le gouvernement français
(t) L’ambassadeur, à peine arrivé à MarseiUe, fit annoncer
la mission qu’il avait à rcmptir de la part de son maître nnprde Louis XVI. M. Ruffin, secrétaire interprète du roi en )an- ~UM orientâtes, fut envoyé vers lui, pour rfgter à !’amiab)c le uremoniat et )c traitement qui lui seraient accordés à Paris et rappelait l’activité dans ses ports, reprenait de Fénergie sur toutes les mers, encourageait partout le commerce extérieur, et songeait à ressaisir les à la cour. Quelques remarques de nxenrs méritent d’être faites en cette occasion
L’ambassadeur demanda, par exemple, à prendre aver lui, dans la route, quelques ustensiles de cuisine, pour ne pas se servir d’ustensiles suspects. Pendant le voyage, il s’arrêtait pour les repas et tes prières, et ne voulait pas marcher de nuit. A son arrivée à Paris, il pria le vizir (M. deSartine) de lui permettre d’envoyer chez lui son cuisinier.
De nos jours, le sultan Mamouth a de même envoyé un des officiers de son palais apprendre la cuisine française au château des Tuileries. Enfin, ajoutait notre interprète « I) est d’usage que sa Majesté Impériale (de France) donne, le jour de l’audience,une pelisse d’honneur auxambassadeurs ‘nnsutm as. La pelisse <t l’habillement du Maroc ne peuvent alter ensemble; si cependant c’est d’usage que l’ambassadeur de la Porte l’ait reçue, celui de Maroc la recevra, n Taher Fénisch séjourna en France 4 mois et 16 jours. Les frais de son voyage à Paris et de son retour à Toulon, la dépense de bouche, habillement, logement, voitures et gratifications aux personnes employées pour cette ambassade, s’étaient élevés à. 137,000 fr.
Les présents pour le roi de Maroc et ceux de l’ambassadeur et de sa suite, à. 171,000 fr.
Enfin, à propos de la traduction arabe jointe à la réponse du gouvernement français, nous trouvons que M. Ruffin, dans une note de ~79~, rappelle que l’ambassade de 1777-177~ donna lieu à une formatité particulière inusitée jusqu’utors, et qu’il convient peut-être de mentionner ici, à cause de l’importance des moindres formalités diptcrnatiques auprès des puissances musulmanes.
« Sidi Tahar Feniche, dit-il, en recevant la réponse à sa lettre de créance représenta que Muley Mouhamed, son maître, naturellement peu confiant, ne ferait aucun cas de la titres glorieux que Louis XIV avait obtenus dans le Maroc, maisque Louis XV y avait laissé tomber en désuétude.
Dans les deux lettres précédentes, comme nous venons de le voir, Louis XVI est qualifié simplement de chef t~? la nation française, et dans la première le mot de roi est seul joint à cette qualification, mais sans le titre plus élevé d’empereur ou de sultan, qui, dans nos relations avec les musulmans, était le vrai titre officiel. Pour obtenir ce dernier, il fallut entrer en négociation, et une convention précise arrêtée entre M. de Sartine et l’ambassadeur de l’empereur du Maroc régla les titres réciproques que les deux souverains devaient prendre et se donner à l’avenir (i).
Voici la réponse de Sidi Taher Fénisch, au sujet des titres et qualités en question
« Comme dans la dernière lettre que l’emp reur notre maître a écrite ie < jour de la lune de schaban, l’an de l’hégire < igi, l’empereur de France n’a d’autre titre que celui du /?/«~ grand des Français, Louis, ~z<e/M6 du nom, et que notre maître ne s’en donne point d’autre que ceux de cfief des vrais crnyants, deguerriercombattant jcour d’Ismaël, et que ces dénominations, contraires aux usages suivis de tout temps entre la France et les princes musulmans, ont excité les réclamations de la cour de France: nous Sidy Taher Fénisch, serviteur de la sublime cour, et ambassadeur de l’empereur de Ma?oc auprès de l’empereur de~ France~ avons répondu au grand vizir, M. le comte de Sartine; que l’intention de l’empereur notre maître était de donner toujours à l’empereur de France les titres qui sont dus à l’ancienneté de son auguste maison, et à la prééminence et a la dignité de son empire.
A cet effet, nous nous engageons à représenter vivement à notre maître les méprises passées, et à l’induire à donner par la suite à l’empereur de France, dans toutes les lettres qu’il lui écrira, les titres et qualités du plus grand des chrétiens, empereur de France, mais à la condition expresse que l’empereur de France donnera à notredit empereur, réciproquement et dans les mêmes occasions, les titres et qualités du plus grand des Maroc et du promettons que cette explication aura la même force que si elle était insérée dans le traité.~
Eh Lien, ce qni montre combien il est difficile, Chez les musulmans, de se relever d’une première atteinte portée à la considération~ c’est que la convention dont il s’agit ne fut point ratifiée par l’empereur de Maroc. Cette détermination, il est vrai, lui fut particulièrement inspirée par un de ces motifs religieux contre lesquels les chrétiens doivent toujours éviter de se buter; et ce motif nous explique tout d’abord le mauvais succès des négociations; mais il nous reste à comprendre la raison même de la conduite de Sidi-Mohamet.
Or ce prince nous la fait connaître lui-même par une lettre de i y8a qu’il adressa à la cour de France, et non à LouisXVI ,parce qu’en ï~Scemonarque ne lui~avait pas répondu personnellement.
« A la cour de France. Salut à quiconque suit la droite voie! Nous avons reçu laYëftre que vous nous avez envoyée par le capitaine de notre frégate, Ali-Biris; nous l’avons lue, et nous en avons compris tout le contenu. Le capitaine nous a aussi rendu compte des bons traitements dont vous avez usé envers lui et envers ses gens et son bâtiment, comme l’exigeaient la paix et la bonne intelligence qui subsistent entre vous et nors. Quant à la demande que vous faites pour que nous vous donnions le titre de~<ï/ il faut que vous sachiez que l’on ne pourra connaître que dans l’autre vie qui sont ceux qui méritent ce nom. Ceux qui auront été agréables à Dieu, qu’il regardera favorablement, qu’il revêtira des vêtements impériaux, et auxquels il mettra la couronne sur la tête, ceux-là seront dignes du titre de sultan. Nous demandons à Dieu de nous mettre au nombre de ceux qui auront le bonheur de lui plaire dans l’autre monde. Quant à ceux, au contraire, qui seront dans cette vie l’objet de la colère de Dieu< auxquels on passera une corde sur le cou, et que l’on traînera ignominieusement sur le visage jusqu’à ce qu’on les précipite dans l’enfer, séjour épouvantable ils seront bien loin déporter le titre de tan.
<f Puis donc que c’est une chose dont ia vérité ne peut être connue que dans la vie à venir, de quelle e utilité peut-il être d’user de ce titre en ce monde-ci ? Plaise à Dieu de nous garantir de sa colère! Ne nous donnez donc plus désormais, quand vous nous écrirez, le titre de sultan, ni aucun autre titre honorifique, et contentez-vous de nous appeler du nom que nous avons reçu de notre père, nom qui est ~Mo~/M~M~ fils <f~< ainsi que nous le ferons nous-méme en écrivant, soit à vous, soit à d’autres. Nous supplions Je Seigneur de nous accorder dans l’autre monde le titre de sultan; mais en celui-ci on ne sait pas qui méritera d’en être honoré. Si les Régences de la partie orientale de l’Afrique se servent envers vous de la dénomination de sultan, c’est uniquement pour vous complaire qu’elles en agissent ainsi.
« Quant aux lettres que vous recevez de la cour ottomane dans lesquelles on vous donne ce titre, elles sont écrites par le vizir, et ne sont pas même lues par le prince ottoman; car s’il les lisait, il vous dirait la même chose que nous. Nous nous rappelons très-bien que votre prince Louis XVI ne nous a point fait tenir de lettre en réponse de celle que nous lui avons adressée, et c’est pour cela que nous n’avons pas mis son nom en tête de celle-ci; car une réponse ne peut être telle que parce qu’elle est envoyée à celui qui a écrit précédemment. Or, nous lui avons écrit, et il ne nous a fait aucune réponse; mais il nous a été fait une réponse parla cour, et c’est pout cela que nous avons écrit à la cour.)’
Cette lettre, datée du 18 de moharram 1196 (f ~82), nous montre la profonde humilité, et en même temps tout l’orgueil qui se mêlait à la religion de Sidi-Mohamet. En effet, ce que craint le plus l’empereur de Maroc, c’est de voir le titre de sultan profané par un prince chrétien, et s’il refuse de l’accorder au nouveau roi de France, c’est avec d’autant plus de raison que déjà Louis XV avait introduit un précédent contraire à ce titre, en se laissant donner, pour conclure le traité de n6~, une qualification synonyme de tyran, d’irsurpateur, ou chef (lune secte !/y~)~. Sidi-Mohatuet semble enfin regretter d’avoir d’abord donné à Louis XVI le titre de roi, quoique bien inférieur à celui de sultan ou d’empereur. Or, même en ce dernier cas, nous n’avions pas trop à nous plaindre, puisque le prince musulman se refusait à lui-même, par humilité, jusqu’au titre deMawlay ou maître, qui distinguait les membres de sa famille impériale. Laissant cette distinction honorifique à tous les autres princes du Maroc, il ne voulut jamais prendre que le titre modeste de Sida’, commun à tous les musulmans, et donna ainsi à ses sujets un exemple d’égalité sans modèle ni copie chez les princes chrétiens (i ).
Du reste, quoique le roi de France ne pût obtenir de son allié ce titre de ~M/M/ l’ambassade de Taher Fénisch n’en avait pas moins produit d’utiles résultats; elle maintint et resserra les liens de bonne intelligence entre la France et le Maroc, et convainquit Sidi-Mohamet que nous étions les seuls alliés désintéressés des puissances musulmanes. Quant à la conclusion morale de ces dernières négociations, et à l’expérience qu’il faut retirer de cet antécédent historique, c’est de bien
ft) C’est probablement pour n’être pas entré dans ce point de vae, si supérieur aux yeux de Sidi-Mohamet à tout intérêt politique, que notre consul, M. Chénier, quelque tempsaprès la dernière lettre du sultan, fut chassé de sa présence. Mais ce prince ne tarda pas à réparer sa faute, en affranchissant et comblant de bons procédés ies naufragés français de 178~,dont Saugnier nous a laissé la relation. (Voir pag. ï des Yoyages de M. Saugnier; Paris, 1792). Quoi qu’il en soit, c’est à propos des suites de l’ambassade de Maroc en 1778, que le caractère de Sidi-Mohamet a été beaucoup trop considéré au point de vue français et européen dans un passage de la notice de M. Ruffin par M. Bianchi.
M. Ruffin, y est-il dit, regardait lui-méme cet empereur comme le despote africain /c/~M bizarre et le plus absolu de tous ceux qui avaient jusqu’alors désolé ces malheureuses contrées (Tripoli, Tunis et Maroc). Son agent s’étant tout à coup présenté à Marseille avec les instructions les plus alarmantes pour le commerce français, M. Ruffin, envoyé au-devant de lui, négocia si habilement, que les prétentions accumulées du Maroquin se réduisirent insensiblement à un renouvellement de traité plus favorable aux Français que celui qui avait existé jusqu’alors. » (P. 8 de la notice.)
comprendre la portée du mysticisme musulman et le caractère intime du prince qui réglait toute chose au point de vue religieux. Au milieu des préoccupations de cette piété, qui dirigeaient à la fois son langage et ses actions; Sidi-Mohamet ne cessa jamais d’agir avec énergie et prévoyance. Après avoir relevé l’empire du Maroc, il lui avait créé une marine et formé une vingtaine de corsaires de t8 à 5o pièces de canon, parmi lesquels on comptait onze frégates. Les Maures avaient repris leurs courses de mer, et s’aventuraient jusqu’à la latitude de Belle-Ile, « Combien ne seraient-ils pas dans le cas d’interrompre notre commerce, écrivait à cette époque un capitaine de vaisseau marchand, s’ils connaissaient la navigation Le corsaire qui me prit était perdu sans ressources, s’il ne nous avait pas rencontrés. Je fus forcé, le pistolet sur la gorge, de les piloter jusqu’à leurs côtes, C’est ainsi que la course donnait au Maroc quelque importance extérieure, au moment où la guerre d’Amérique était près d’éclater.
Mais déjà les colonies anglaises avaient donné le signal de la révolte; la cour de France avait accueilli leur ambassadeur Franklin; et la frégate la Belle-Poule venait d’inaugurer la renaissance de notre marine en lâchant toute sa bordée sur l’amiral anglais Keppel, qui voulait la faire parlementer sous le vent. Après un trop long repos, nos marins montrèrent à la bataille d’Ouessant, où commandait le comte d’Orvilliers, qu’ils valaient biens les marins d’une orgueilleuse rivale (tyy8).
L’Angleterre regarda même cette bataille comme une défaite pour elle. Ij€ comte de Guichen nous conserva encore l’égalité dans les trois combats qu’il livra aux Antilles contre le célèbre Rodney (‘780). La défaite du comte de Grasse par cet amiral fut sans doute un désastre, mais elle fut compensée, en 1782, par la prise de Port-Mahon que nous enlevâmes aux Anglais.
N’oublions pas surtout comment, au début de la guerre d’Amérique~ la négligence de la marine royale pour la marine marchande contribua en grande partie à la perte de nos convois de la Martinique et de Saint-Domuigus enlevés sans avoir été secourus. Les pertes des négociants français furent alors évaluées à 45 millions. Des plaintes s’élevèrent de toutes nos villes de commerce contre l’offensant et funeste dédain de la marine royale pour la marine marchande, et l’on opposa avec raison à la première le zèle que les marins anglais mettaient à protéger leur commerce national.
Bientôt la cour, éveillée par l’indignation publique, s’occupa des croisières avec plus de vigilance; et d’importants services furent rendus par le chevalier de Fabri e* par le comte de Kersaint.
Mais c’est dans la mer des tndes qui nous appelle encore, et sur la route de laquelle nous retrouverons un jour nos frères de l’île de France, que notre pavillon se déploya avec toute la gloire du XVIIe siècle. Après avoir maintenu l’égalité de nos marins contre les Anglais commandés par l’amiral Hugues, Suffren finit par nous assurer la supériorité, et ses succès décidèrent peut-être la paix de i 783, où fut reconnue l’indépendance des États-Unis, et avec elle la liberté des mers, sous la protection de la France. Les fruits de cette paix furent pour nous le droit de pêche à Terre-Neuve, avec les !)es de Saint-Pierre et Miquelon pour le protéger, l’ile de Tabago, et en Afrique le Sénégal, dontIecommercepouvaits’étendrejusqu’auMaroc.
Quant à l’Espagne, notre alliée, elle rentra dans la possession de Port-Mahon, d’où elle pouvait se faire de nouveau redouter des pirates barbaresques.
Glorieuse alors sur mer, et respectée dans toute l’Europe, la France sut maintenir plus haut que jamais sa supériorité auprès des races musulmanes. La première à la cour de Constantinople et chez les régences d’Afrique, elle fut sans rivales auprès de Sidi-Mohamet. Par sa bonne intelligence avec nous ce prince s’éleva presqu’à la confiance de l’amitié. A notre exemple, il reconnut l’indépendance des États-Unis, et quelques années après il écrivit à son tour au président de la nouvelle république. Washington lui répondit le i*~ décembre i y8a
« Les États-Unis m’ayant à l’unanimité placé à la tête du suprême pouvoir exécutif de cette nation, la lettre de Votre Majesté du ty août <~88 m’a été remise; elle était restée sans réponse par suite de la dissolution de l’ancien gouvernement.
« J’ai reçu également les lettres que Votre Majesté Impériale a eu la bonté d’écrire en faveur des États-Unis, aux pachas de Tunis et de Tripoli, et je lui présente les sincères remercîments des États-Unis pour cette marque importante de t son amitié pour eux. L’encouragement que n Votre Majesté a bien voulu donner à notre commerce avec son empire, la ponctualité avec laquelle a été exécuté le traité fait avec nous, les K mesures justes et généreuses qui ont été prises dans l’affaire du capitaine Proctor, ont fait une « impression profonde sur le gouvernement des Etats-Unis (t). a
Ces rapports de Sidi-Mohamet avec le héros de l’indépendance américaine, méritaient sans doute d’être signalés. Mais ce qui nous intéresse le plus, c’est de voir ce prince musulman concourir avec Louis XVI aux progrès d’une civilisation commune à toutes les races qui reconnaissent le Christ ; et, ne l’oublions pas, les races musulmanes sont de ce nombre, puisque Mahomet n’a fait qu’adopter la morale et les miracles de l’Évangile. C’est à la suite de l’ambassade de tyyy que Sidi-Mohamet paraît s’être accordé avec Louis XVL pourabolir, en fait du moins, l’esclavage entre chrétiens et musulmans. C’est depuis lors qu’il introduisit encore dans le Maroc le plus grand nombre possible d’améliorations matérielles. Aussi les résultats de notre influence dans cet empire ne tardèrent pas à y rivaliser avec ceux que nous obtenions depuis longtemps à Constantinople. Dans les dernières années du règne de Sidi-Mohamet, la France servit méme d’intermédiaire aux relations de ce prince avec la Porte Ottomane, et elle profita de cette double alliance avec les deux kalifats de l’Islamisme, pour y introduire à la fois les germes de sa civilisation.
Un fait curieux signala ces progrès en 1788, à la suite des négociations qui avaient fait connaître les usages de la cour de Louis XVI. Sidi-Mohamet, ne voulant sans doute pas rester inférieur au prince chrétien, se fit rédiger la notice des dignitaires de l’empire du Maroc. Un renégat mahonnais, le caïd Driss, en fut l’auteur; et pour mieux imiter la cour de France, celui-ci composa sa notice en français, en y désignant tous les rôles des grands personnages marocains, et les affublant pour la première fois des titres inattendus de ministres secrétaires d’État, gentilshommes de la chambre, maîtres des cérémonies, etc. titres la plupart sans objet à la cour de Sidi-Mohamet, mais qui n’en indiquaient que mieux le désir d’introduire dans le Maroc les usages de la chrtienté.
Ce qui contribua le plus, dit en cette occasion M. Graberg de Hemso ( t), à polir ce gouvernement et une partie de la nation, fut la sollicitude de l’empereur à s’entourer de chrétiens, esclaves ou renégats, hommes de ressources et de talent, et d’avoir en outre des Européens libres et fidèles à leur religion, qui s’étaient offerts d’eux-mêmes ou avaient été envoyés par leur gouvernement sur la demande de l’empereur. Parmi ces derniers, la Suède et le Danemark lui fournirent spécialement les architectes, les charpentiers, les peintres, les tailleurs de pierres, les jardiniers, etc., tous recherchés et favorisés lors même qu’ils étaient peu capables et sans beaucoup d’instruction. Le Marseillais Samuel Sumbel fut un des plus favorisés, et resta longtemps premier ministre de Sidi-Mohamet. Le rôle que jouèrent auprès de ce prince a5o renégats français, commandés en 1784 par le fils d’un chapelier de Paris, nommé ~o~jo/M, est encore un fait plus significatif. Ces Français avaient déserté d’Espagne pour se mettre au service du Maroc et tandis que 800 autres renégats espagnols ou portugais étaient distribués dans les différences places de cet empire, et y restaient soumis aux ordres particuliers de chaque gouverneur, eux, an contraire, se trouvaient tous réunis à Mogador, et y formaient la garnison de cette jolie ville, sous l’autorité directe du sultan. Les faveurs de ce prince égalèrent bientôt l’affection vraiment paternelle qu’il avait conçue pour ses convertis. Chaque année, il venait les passer en revue ; il les faisait alors habiller et leur donnait une paye proportionnée a sa reconnaissance; car il faut ajouter qu’il leur devait d’avoir échappé à une insurrection où il faillit perdre la couronne et la vie. Des rebelles fanatisés par les prédications et les prétendus miracles d’un marabout qui se disait inspiré du prophète, avaient pénétré jusqu’à la ville de Maroc.
Sidi-Mabomet s’y trouva bientôt abandonné de tous les siens; mais les renégats français accoururent précipitamment, et s’emparant du marabout que le sultan venait de convaincre d’imposture devant le peuple assemblé, ils l’écrasèrent sous une pierre pesant cinq milliers (i).
Cette conduite des renégats français les avait fait chérir du sultan. Mais les chrétiens fidèles à leur croyance ne furent pas moins considérés à sa cour. Ainsi un Français, nommé Cornut, un Triestin, Ciriaco Petrobelli, un Toscan, Pietro Mutti di Pietrasanta, un Genevois de l’He Tabarque, nommé François Chiappe, devinrent aussi les ministres de Sidi-Mohamet, sans changer de religion et les deux derniers continuérent à l’être auprès de ses deux successeurs. C’est ainsi que la cour du sultan avait pris une certaine forme européenne, dont la notice des dignitaires, composée en français par le caïd Driss, avait essayé de donner l’expression.
Le Maroc participa donc aux premiers essais de réforme encouragés dans la Turquie par Louis XVI et par son ministre des affaires étrangères, l’habile et laborieuxM.deVergennes. Ce ministre, continuant ainsi l’œuvre de M. de Choiseul, assurait le succès de l’indépendance américaine, achevait de relever la France dans ses relations avec les puissances de l’Europe; et d’autre part, il nous rendait notre ancienne suprématie auprès des puissances musulmanes, et coopérait au rapprochement des sectes, jusqu’alors ennemies, de Constantinople et de Maroc.
Ce dernier fait, si rare dans l’histoire de l’islamisme, ne saurait être entouré ici de trop de lumières. A la vue des dangers qui menaçaient leur religion, et que les progrès de la Russie rendaient chaque jour plus redoutables, le catife Ottoman et celui du Magreb ne pouvaient hésiter à s’uuir, au moins sous quelques rapports ; et il y eut alors entre eux des relations toutes nouvelles qu’il nous importe d’étudier.
Déjà en <yy4 (r), Catherine Il, après sa première guerre contre les Turcs, avait fait déclarer la Crimée indépendante de Constantinople. En 1783, elle fit plus, elle s’empara de cette presqu’île, tandis que d’un autre côté elle se* taisait reconnaître protectrice de la Géorgie par le tzar Héraclius.
Ces deux actes étaient mortets à la prépondérance de la Turquie sur la mer Noire. Mais le Bosphore, qui eu était la porte d’entrée, ne pouvait appartenir à d’autre qu’au maître de cette mer. De là tous les projets de Catherine dévoilés bientôt par son entrevue avec Joseph Il, empereur d’Allemagne.
Les deux souverains n’avaient pu s’entendre que sur l’éventualité d’un partage de la Turquie. La Porte Ottomane prenant aussitôt réveil, se prépara à la guerre, chercha des alliés “t le Maroc devait être du nombre.
C’est alors toutefois qu’un traité de paix et de commerce fut conclu le 22 mai )~8~ entre Sidi Mobamet et l’empereur Joseph II. Le texte de ce traité est connu par le renouvellement qui en fut fait le 20 février i8o5, et il consistait surtout de la part du sultan à mettre chez lui l’Autriche sur un pied d’égalité parfaite avec les autres nations de l’Europe (t) preuve que le Maroc ne songeait pas encore à seconder contre l’Allemagne les projets de défense de la Turquie. Cependant cette dernière puissance envoya en 1~8~ un ambassadeur chargé de riches présents, avec la mission de demander à Sidi-Mobamet un emprunt de 20 millions de piastres démarche qui accusait une alliance consentie. L’empereur de Maroc constata de nouveau cette alliance par les mesures hostiles qu’il prit alors contre le commerce russe et autrichien, et surtout par l’armement de nouveaux corsaires.
Les dangers qui menaçaient l’islamisme du côté de la Russie, et le soulèvement que l’ambitieuse Catherine avait déjà suscité en Grèce, avaient en effet produit, jusque dans teMagreb, une profonde impression sur t’esprit des musulmans. De ià l’accroissement des forces maritimes de Sidi-Mohamet.
Ce prince voulut même faire don, d’abord de deux frégates, et puis de quatre, au su) tan de Constantinople et il menaç l’Angleterre de lui d~ciarer la guerre si eHe ne faisait pas conduire ces frégates à Constantinople par des matetots anglais. I!nous Jpn].))’da en même temps, si, se trouvant en guerre avec l’Angleterre, il lui serait permis de vendre ses prises dans nos ports. Les craintes qu’il inspirait alors aux alliés de cette puissance, lui faisaient envoyer par la cour de Portugal des présents évalués à 13o,ooo piastres, et consistant en 6,000 pièces de toileries, dites cv~aj (ty8o).
Enfin à cette époque, il tenait 60,000 hommes sous les armes, et les quatre frégates destinées à Constantinople, devaient bientôt appareiller sous ses yeux, de la rade de Salé.
Sa politique et ses intentions venant toutefois à se modifier, peut-être en apprenant que les Turcs avaient battu la flotte russe à Sébastopol (t~88~, ce prince n’envoya point les 3oo mille piastres qu’il avait d’abord annoncé vouloir expédier à la Porte, et il se contenta de lui en adresser 5o,ooo, par l’intermédiaire de notre consul de Salé et du gouvernement français. Encore ce dernier don était-il destiné aux pèlerins qui se rendaient du Maroc à la Mecque en passant par l’Egypte. Une partie de cette offrande devait être distribuée en pension annuelle à six ulémas d’Alexandrie et à six ulémas du Caire, chargés de lire les livres d’oraisons et de dévotion que Sidi-Mobamet avait composés lui-même, et leur avait adressés par deux Maures de confiance. A cette même époque, un de ses fils qui, à la suite d’une révolte, s’était réfugié an Caire, rentrait en grâce avec lui et venait se fixer à Méquinez. L’intérêt et le zèle que cet empereur portait à la sûreté des pèlerinages, et le besoin qu’il avait de la Porte Ottomane pour les protéger,avaient déterminé cette dernière démarche envers le sultan de Cohstantnople. Celui-ci toutefois n’accepta sa pieuse offrande qu’à titre de tribut fourni par un vassal, et le reçu qui en fut donné à notre ambassadeur, devint pour M. Ruffin, l’un de nos plus savants interprètes orientalistes, une occasion de rappeler à nos hommes d’Etat les notions si souvent oubliées par eux, de la nature des relations musulmanes.
« Au sujet des 5o,ooo piastres fortes, disait M. Rufnn, l’espèce de décharge fournie par l’intendant des monnaies de Constantinople, pour le roi de Maroc, ne peut être exhibée à ce prince, sans crainte d’exciter de sa part quelques fâcheuses réclamations. Il n’y est qualifié que de commandeur de Fez ce protocole paraîtra une restriction méprisante de ses titres et de l’étendue de ses États.”
La Porte reçoit les 5o,ooo piastres du roi de Maroc, à titre d’aides et de subsides. Ce llibelle dénature l’objet du fondateur, qui destinait cet argent aux pauvres de la Mecque. Quant au premier point) nous ne sommes pas responsables du cérémonial que les souverains musulmans emploient entre eux mais comme nous avons été à la fois chargés de transmettre ses aumônes et ses intentions, nous aurons plus de peine à nous défendre du reproche qu’il nous fera de n’avoir pas assez nettement articulé la destination des 5o,ooo piastres. »
Plus tard toutefois Sidi-Mobamet abandonna les 5o,ooo piastres et se contenta du reçu, tel quel, de la Porte Ottomane. C’était le moment ou la mésintelligence entre l’Angleterre et le Maroc s’envenimait de plus en plus.
Le 8 mai 1788, l’empereur de Maroc menaça les consuls européens de Tanger (M. Durocher, nouveau consul de France, résidait alors à Salé de leur déclarer la guerre s’ils transportaient les moindres secours et provisions à Gibraltar. Rappelant ensuite le refus des deux équipages qu’il avait demandés à l’Angleterre pour conduire deux de ses frégates à Constantinople, il se répandit en plaintes contre cette nation a Il la traita de méchante et de perverse, et finit par attribuer au juste châtiment de Dieu, l’événement qui avait soustrait les États-Unis d’Amérique au joug des Anglais, n Le gouverneur de Tanger, intéressé par ses rapports avec Gibraltar à ménager l’Angleterre, fit tous ses efforts, et celle-ci en faisait autant de son côté, auprès des ministres du roi de Maroc pour obtenir de ce prince une lettre moins outrageante; mais ce fut en vain, et une escadre anglaise, qui vint joindre la menace à la prière, n’obtint pas meilleure satisfaction. La France seule était respectée au milieu des exigences croissantes du vieux sultan pour les nations chrétiennes.
Une fois seulement les Anglais parvinrent à le radoucir un peu, en lui faisant présent de 9 canons de bronze, et dissimulant ce don sous une apparence de vente mais bientôt après, ils retombèrent dans la même disgrâce qu’auparavant, et ils y restèrent jusqu’à la mort de Sidi-Mohamet.
Pour avoir leur revanche, ces rivaux s’efforcèrent alors de,nous brouiller avec I’empereur, à l’occasion des 5o,ooo piastres que ce dernier nous avait priés de remettre à Constantinople. N’ayant pu directement opérer la moindre mésintelligence entre nous et lui, ils firent intervenir le divan d’Alger.
« Cette régence, disait notre consul M. Durocher, le 28 septembre 1789, a écrit au sultan de Maroc pour l’engager à se joindre à elle, dans une guerre contre nous; elle se plaint d’abord de divers griefs de notre part qui lui étaient personnets et passa) )t à ceux qu’elle dit que le roi de Maroc doit avoir de son côté, elle assure que l’argent qu’il nous avait chargés de faire remettre au Grand Seigneur, n’est pas entré dans le trésor ottoman, mais a été livré aux différents ministres de la Porte, etc. Elle ajoute que, d’après cette assertion, le Dey et le Divan espèrent que Sa Majesté Marocaine saisira la circonstance où Alger allait entrer en guerre avec la France, pour se joindre à cette régence, unir leurs armements, ouvrir leurs ports respectifs pour )a vente des prises, et les communications par terre de leurs royaumes pour y conduire en sûreté les esclaves; enfin, qu’en casque Sa Majesté Marocaine se refusât d’entrer en guerre avec nous, ils la suppliaient au moins d’accorder les deux derniers points essentiels. Les Algériens faisaient valoir l’épuisement (le nos finances, nos dissensions intestinfs, la quantité de nos vaisseaux naviguant avec sécurité, la facilité de s’en emparer, et leurs richesses. Mais le roi de Maroc répondit à cette lettre, qu’il connaissait la probité des Français, qui lui rendraient compte des 5o,ooo piastres, lorsque le requerrait ; que si ses ports étaient ouverts à toutes les nations, pour les raf)a!chissements,its)’était’nt t à plus juste titre pour des musulmans, mais qu’il était si loin d’entrer en guerre contre nous, qu’il déclarait formellement au dey et au divan qu’il faisait un cas particulier de l’amitié du roi de France et de sa nation qu’il ne permettrait jamais qu’aucune prise française fût vendue dans ses ports, ni les esclaves conduits par terre à Alger, et que même, pour garder la plus exacte neutralité, it ne consentirait pas que les prises qui pourraient être faites de partet d’autre relâchassent dans ses ports. »-
Telles furent les dispositions pacifiques de l’empereur, qui ne laissent aucun doute sur l’opinion qu’il a~)it alors de la France. Ainsi l’ancienne monarchie redevenue puissance maritime, et toujours fidèle alliée de l’islamisme à Constantinople, obtenait à ce double titre la plus honorable prépondérance dans le Maroc.
Cependant l’abolition de tout esclavage entre chrétiens et musulmans était également admise par la France et le Maroc ; et ce fait si digne de notre civilisation avait été préparé par Sidi-Mohamet Ini-même, dans sa lettre à Louis XVI, de t ~yy.
C’était aussi l’époque où t’Angleterre continuait à exporter d’Afrique plus d’esclaves noirs que toutes les puissances de l’Europe réunies. En 1788, Sidi- Mohamet écrivit au consul de France pour lui faire savoir que des marchands chrétiens achetaient des esclaves musulmans au port de Sainte-Croix et les amenaient dans leurs possessions des Indes occidentales. Ce prince lui signifia qu’il eût à faire désister ces marchands d’un tel commerce, sans quoi il allait envoyer des vaisseaux pour s’y opposer. En même temps il donnait ordre au consul d’Espagne de faire passer à Malte deux de ses fils et 9.500 piastres fortes pour l’achat des esclaves mabométans qui pouvaient encore s’y trouver car déjà en 1787, en envoyant un de ses fils en pèlerinage à la Mecque, il lui avait ordonné de longer le plus près possible Tunis et Tripoli pour y débarquer les esclaves musulmans de ses sujets qu’il avait fait acheter à Malte. a Le roi de Maroc, écrivait vers cette époque notre consul, vient de faire savoir à tous les Européens qu’il payera la rançon de chaque esclave musulman que l’on conduira dans ses États, par la permission de sortie franche à Mogador, et non ailleurs, de 5oo fanègues de blé ou setiers (io septembre t~So). »
Comme le droit de sortie de chaque fanègue était d’une piastre forte, ce qui revient à 5oo piastres pour chaque esclave, quelques négociants de Marseille tentèrent cette spéculation en se procurant, pour le payement des droits, des esclaves musulmans de tout âge. D’nn autre côté, comme la France éprouvait alors une cruelle disette, la communauté de Marseille avait demandé à Sidi-Mohamet l’extraction de 4000 charges de blé.
Ce prince fit encore remettre à notre consul une déclaration, par laquelle il lui exprimait le désir de savoir par son canal « combien il y avait d’esclaves chrétiens à Alger, leurs noms, qualités, pays, temps de leur captivité; étant dans l’intention de les racheter tous, à raison de 500 piastres fortes d’Espagne par tête, et de les faire venir à Maroc. Lorsqu’ils seront arrivés en cette capitale, disait le caïd Driss, Sa Majesté Marocaine les échangera contre des esclaves musulmans, qui sont entre les mains des chrétiens, suivant que les circonstances l’exigeront; et si les Algériens ne veulent pas . cette pieuse intention de Sa Majesté Marocaine, elle de son côté ne rachètera aucun des esclaves algériens qui sont en esclavage chez les chrétiens. Elle ne les recevra pas même quand on voudrait les lui présenter gratis et sans rançon, et en ce cas la faute de leur captivité retomberait sur leurs frères les Algériens. Donné à Salé, le 26 janvier 1790. »
Et à propos de cette déclaration, notre consul ajoutait :
« L’oeuvre de charité, dont il est question, serait si utile à l’humanité, si elle avait-lieu, que je m’abstiens de toute réuexion capable d’en atténuer le mérite. »
C’était alors aussi que le vertueux Wilberforce, à l’exemple de notre Montesquieu, commençait à réclamer dans le parlement britannique pour l’abolition de la traite des noirs, et faisait écho à tous les préludes généreux de notre grande révolution.
Du reste, la France devait bientôt trouver une occasion plus glorieuse d’affranchir les derniers esclaves marocains; ce fut en 1798, lorsque le général Bonaparte, en s’emparant de l’île de Malte, rendit la liberté sans rançon à tous les esclaves musulmans.
C’est ainsi que Louis XVI, le véritable restaurateur de la liberté française, et Sidi-Mohamet, dont la piété et la charité semblaient croître avec l’âge, travaillaient de concert à mettre fin à l’esclavage des chrétiens et des musulmans. Les deux souverains, en s’entendant toujours dans l’échange des prisonniers, abolirent, du moins en fait, cet esclavage dans leurs États. Mais ce progrès de la civilisation chrétienne allait avoir des destinées bien diverses dans les deux pays. En France, il allait germer et fleurir miraculeusement au milieu des sanglants orages de notre révolution tandis que la mort de Sidi-Mobamet, arrivée en 1790, replongea le Maroc dans les plus brutales discordes et dans son incurable barbarie. Nous verrons, en arrivant aux premières années de notre siècle, comment l’interruption momentanée de nos rapports avec cet empire le livra à la recrudescence de ses mœurs barbares. Il suffit de constater ici que l’ancienne France eut la gloire d’y introduire des améliorations morales et matérielles destinées à y porter les meilleurs fruits.
Cet essai de civilisation était aussi l’avant-coureur de ce que la France nouvelle devait obtenir en Afrique par la destruction complète de la piraterie, et par des établissements qui, rendant à jamais impossible le retour de l’esclavage européen dans ces régions, nous donnent le signal des croisades modernes toutes pacifiques et toutes chrétiennes à l’égard des peuples musulmans.
Quant aux derniers actes de Sidi-Mobamet à notre égard, ils répondirent à tout ce que nous devions attendre de son amitié et de ses sentiments généreux. Un vaisseau français et un autre anglais avaient fait naufrage au sud de l’Oued-Noun, sur les rivages du Sahara, là où de nos jours les tombeaux chrétiens attestent encore que la plupart des pays de l’Europe ont fourni leur triste contingent à ce grand désert de l’Afrique (i). Les matelots anglais n’en furent retirés qu’avec de grands sacrifices de la part de ~Angleterre ; quant aux nôtres, Sidi-Mohamet en fit d’abord racheter neuf, et le 22 mars 1790, quelques jours avant sa mort qui arriva le 1 ? avril, il envoya un de ses officiers avec les 800 piastres demandées pour le rachat du reste de l’équipage retenu encore par les nomades du désert.
Ainsi finit pour nous le règne de Sidi-Mbbamet, cet heureux présage des relations nouvelles que nous devrions entretenir avec le Maroc.
Ce prince avait eu l’avantage de succéder sans opposition à son père, et il avait pu gouverner son empire avec autant de justice que de fermeté. Il vit pourtant ses dernières années troublées par les craintes que lui inspirait son fils aîné, Muley Jésid. De là, quelques excès d’autorité que sa fin prochaine, après un règne de 33 ans, dut rendre d’autant plus intolérables à ses sujets. Quoi qu’il en soit de ce despotisme, et avant de l’apprécier, nous pouvons résumer ici la vie de Sidi-Mohamet.
« Doué d’un esprit vif et pénétrant, sa politique et ses excellents règlements rétablirent bientôt un certain ordre dans un pays où il n’en existe jamais. II conclut plusieurs traités avec les puissances d’Europe. Il fit construire la ville de Mogador, conquit Mazagran, dernier vestige de la puissance portugaise sur les côtes d’Afrique, rétablit les forteresses de Larache et de Rabath, enrichit ces viltes d’édifices, embellit ses palais de Maroc et jeta les fondements de Fedalah. Né en il mourutdans sa 81è année près de Rabath, n’ayant jamais laissé échapper l’occasion de ffure le bien ni d’empêcher le mal (i). »
Il marchait alors contre Muley Jésid, dont le caractère féroce ne justinait que trop le désir que son père avait de le priver du trône pour y faire asseoir son fils chéri Muley Absulem. Mais Sidi-Mohamet succomba à cette tâche, qui était digne encore de lui. elon ses désirs, il fut enterré à Rabat ; et l’on y voit aujourd’hui son tombeau dans une chapelle vénérée des musulmans.
CHAPITRE ONZIÈME.
Portrait de Sidi-Mohamet. Appréciation de son règne. Statistique sommaire du Maroc sous son autorité. Résultats de la fondation et du commerce de Mogador.–État des importations et des exportations des diverses nations de t’Eut ope.–Rapports de Mogador avec notre coionie du u Sénégal.
Sidi-Mohamet avait une belle taille, les yeux noirs et fiers, la barbe fourchue et grise, ~e teint basané, le nez aqui!in, une grande bouche et les lèvres épaisses. En l’abordant, les grands officiers de son empire s’inclinaient trois fois jusqu’à terre.
Quand le prince crachait, ils recevaient respectueusement ses crachats dans un mouchoir; quelques-uns même les recevaient dans leurs mains et, autant par superstition pour le vicaire de Mahomet que par flatterie, s’en frottaient le visage comme d’une essence purifiante ()). Le bacha de Tétouan, dont les douanes lui rapportaient des revenus considérables, était un de ses favoris; Sidi Mohamet l’appelait son enfant. Il accueillait de même le caïd de Salé. Un esclave français, appartenant à ce dernier, lui ayant demandé la liberté d’une dame portugaise et de sa fille, il lui accorda sa demande en considération de son maître ()).
Vindicatif et reconnaissant, il fut aussi terrible pour les rebelles qu’affectueux et paternel pour ses fidèles sujets. L’offense contre l’absolu pouvoir de son kalifat le trouva toujours sans pitié.
Un juif, qui à ce titre était son esclave, comme ils le sont tous dans le Maroc par suite de leur infériorité religieuse, avait écrit une méchante critique de ses actions; saisi aussitôt, il fut écartelé vif, mis en pièces et donné à dévorer aux chiens.
Ce mélange de terreur et de justice explique le peu d’insurrections qui éclatèrent sous le règne de Sidi-Mobamet. On lui a reproché son avarice; mais son avidité pour l’argent eut sa cause et son excuse dans sa charité pour les pauvres et dans son ambition de fonder d’utiles établissements, tandis que sa cour ne cessait d’offrir une extrême simplicité, conformément aux pratiques pleines d’humilité que lui suggéraient ses convictions religieuses. C’est ainsi que ce prince vécut comme un saint de l’islamisme; aussi fut-il honoré comme tel par ses sujets, qui ne pouvaient lui reprocher un despotisme conforme à la loi dont ils le reconnaissaient un unique et suprême interprète.
Quant au développement que Sidl-Mohamet s’efforça de donner aux ressources indigènes, nous pourrions comparer les résultats qu’il obtint à ceux du despotisme moderne de Mébémet-Ali. Le régime fiscal et monopoliseur du pacha d’Égypte fut aussi le trait distinctif du sultan. Ce dernier prince n’avait d’ailleurs fait à cet égard que perfectionner les maximes de Mawlay-Ismaél, son aïeul, dont l’esprit dirige depuis unsiècle et demi la conduite des empereurs du Maroc. Or, depuis ce fameux despote, qui déplaça à son gré toutes les populations de son empire, et considéra comme sa propriété royale le travai! de ses sujets, les Maures soumis, privés de plus en plus des bénéfices du libre travail, ne s’y livrèrent plus qu’en esclaves, c’est-à-dire, sans encouragements et sans émulation. De là, les résultats si disproportionnés avec les efforts intelligents et les bonnes intentions de Sidi-Mohamet. Ce prince réunit, par exemple, et fit exercer plus de corsaires que n’en eurent jamais ses prédécesseurs; mais combien il fut loin de se faire craindre à l’égard des anciens corsaires de Tétouan et de Salé, qui, excités par l’amour du gain et par leur foi sans bornes dans la supériorité de l’islamisme, s’aventuraient librement à courir sur les chrétiens, et tiraient tant de profit de la guerre dont ils étaient seuls responsables La confiance dans le Coran était sans doute la même chez les Maures, mais nullement le génie guerrier et commerçant des petites républiques maritimes, héritières des Maures de Grenade, ni des grandes municipalités musulmanes de Fez et de Méquinez. Après le despotisme de Muley-Ismaël, qui n’avait pu que les intimider sans les anéantir, leurs libertés disparurent sous le despotisme prolongé de ses successeurs, et il ne resta plus dans le Maroc que l’ordre stérile inspiré par la crainte du maître ; tandis que l’esprit d’indépendance, réfugié chez les nomades du Sud et chez les montagnards de FAtlas, n’attendait qu’un régne moins bien établi pour faire explosion et donner appui à tous les révoltés
Tels furent à beaucoup d’égards les résultats de l’autorité de Sidi-Mohamet. Pourtant, supérieur sous tous les rapports à ses sujets, qui regardaient comme un péché de laisser exporter le blé pour les besoins des chrétiens, il autorisa de nombreuses exceptions à cette loi générale. Il voulut même encourager puissamment l’agriculture par la vente de ses produits et s’il n’avait eu le tort de faire dépendre tous les marchés de sa volonté, ou ne les avait entravés par des conditions gênantes et onéreuses, les terres du Maroc, que le moindre travail suffit pour féconder, seraient certainement devenues sous son règne une merveilleuse source de richesses; mais il n’en fut point ainsi, par suite de ses prescriptions, qui ne rétablirent un certain ordre qu’aux dépens du libre essor de la propriété et de l’industrie.
fi) Voirau dépôt de la marine l’extrait d’un mémoire adressé par notre consul générât, M. Chénier, au département des affaires étrangères, le t5 février 177~.
« Toutes tes productions des terres, disait en 1787 M. Chénier(t), payent la dîme à l’empereur ce qui, joint aux douanes de sortie sur les productions de ses États, fait un revenu très-considérable. Ce prince gagne considérablement encore sur quelques objets de commerce intérieur qu’il se réserve exclusivement et qu’il vend comme il lui plaît, entre antres la cochenille pour les manufactures de maroquin, et le soufre qui sert à la composition de la poudre, et dont l’usage est plus général encore pour blanchir les étoffes de laine dont les Maures se servent pour leurs habits. Les avanies que ce prince fait aux provinces et aux particuliers font encore une partie essentielle de ses revenus qu’il n’est pas possible d’apprécier, parce qu’elle est absolument arbitraire et que tes prétextes dépendent de sa volonté.
Il y a encore des impôts particuliers dans les villes sur quelques comestibles, entrée des portes, passage des rivières, marque sur les joyaux d’argent et sur différentes fabrications, ferme de tabac, etc.
« tndépendamment de l’impôt sur les productions des terres, il y a une capitation à raison de tant par tente pour servir à l’entretien des troupes, que chaque province fournit en raison de sa population et du besoin. Il en est qui tiennent toujours sur pied depuis 1500 jusqu’à 3000 hommes de cavalerie, qui peuvent doubler et tripler cette contribution, quand elle devient nécessaire, parce que tout Maure est soldat- je veux dire qu’il a les armes nécessaires pour servir quand il est commandé. Au moyen de cet ordre pour la levée des troupes, le souverain peut avoir auprès de lui dans un instant 30, 60 et plus de 100 000 soldats de ses provinces; il a en outre 36 000 Noirs qu’il soudoie, qui sont près de sa personne ou répandus dans les différentes places de ses États. Les forces militaires dé ce souverain consistent en cavalerie; il n’y a aucun choix dans les hommes, qui n’ont de toutes les qualités militaires qu’une grande facilité à résister à la fatigue et à toutes les peines attachées à leur état ; quant à leurs chevaux, sans être beaux, ils sont de bonne qualité, et supportent facilement le travail, la faim et la soif. a
A cette statistique sommaire de l’empire du Maroc, ajoutons quelques détails contemporains sur l’état de la ville de Salé, jadis si florissante.
Cette place commerçante n’avait fait que déchoir jusqu’alors; toutefois, malgré la sévère répression de sa révolte en f~5/t, elle avait conservé la plupart des formes de son ancien gouvernement républicain, de son ancienne aristocratie commerçante et militaire, analogue à celle d’AIger.En les anciens avaient encore voix absolue au divan de cette cité, où ils jugeaient seuls toutes les questions en dernier ressort. Tous les ans, an mois de mai, deux gouverneurs, l’un de la citadelle, l’autre de la ville, y étaient élus et ces deux chefs, nommés caïds, assistés de quatre ou cinq de leurs prédécesseurs, y décidaient souverainement de tout ce qui ne touchait pas aux affaires d’État.
Quant à l’administration de la justice civile et criminelle, elle appartenait aux cadis, qui continuaient à l’exercer dans les formes rapportées d’Espagne par les anciens Maures fugitifs.
Grâce au maintien de ces traditions, Salé était à peu’près la seule viHe de Maufitanie où l’on se servît de l’écriture. Les percepteurs des revenus de la ville, sous le nom d’écrivains, étaient élus par le divan et tenus d’y re~dï~e leurs comptes de trois mois en trois jtneis.Enûn,l’industrie indigène y donnait quelques signes de vie. A défaut, par exempte, de lin et de chanvre, très rares dans la contrée, les habitants Avaient des cotonniers et se servaient du coton pour fabriquer leurs haïques (t). Le commerce extérieur avec tes régences barbaresques n’était pas non plus sans quelque itaportance. En i y84, !e caïd du château de Salé, Atbatelaar, s’était acqui~une si grande réputation commerciale que les habitants de Tunis le choisirent pour leur bey et en firent un exemple curieux de la considération attachée au commerce par les musulmans (a). Celui-ci accepta la nouvelle charge, à la sollicitation de ses amis qui lui firent remarquer quelque ingratitudede la part de ses concitoyens, et peut-être aussi pour aller commercer ailleurs avec plus de liberté que n’en comportait dans le Maroc la réforme de Sidi-Mohamet.
Quelques abus qui se soient enfin attachés au despotisme de ce prince, le résultat de son régne n’en a pas moius été d’introduire de nombreuses améliorations dans son empire. La plus heureuse d’entre elles fut l’affaiblissement du fanatisme chez les Maures à la suite des relations qu’il établit avec les nations chrétiennes; le débit des marchandises de l’Europe devint très-considérable dans son empire, et-le luxe y augmenta en proportion. Après la mort de Louis XIV et de Mu!ey-ïsmaël,les échanges, surtout l’importation, avaient été très-bornés dans le Maroc mais lorsque Sidi-Mohamet monta sur le trône, il jugea qu’il pouvait tirer de riches revenus de ses douanes, et il dirigea vers ce but tous ses traités avec les puissances européennes. C’est alors que des négociants de diverses nations s’établirent dans les ports du Maroc, et que des rapports plus fréquents et plus réguliers se maintinrent entre chrétiens et musulmans, malgré les révolutions qui menacèrent plusieurs fois le repos général de la contrée.
En 1766, il est vrai, l’empereur, par une haine particulière contre les habitants de Sainte Croix (~<M~y ), en expulsa les négociants européens mais ce fut pour attirer ces derniers à Mogador dont il voulait faire le chef lieu du commerce marocain et le seul entrepôt des marchandises d’exportation pour l’Europe. A cet effet, Sidi-Mohamet voulut d’abord y créer la plus jolie ville de son empire il la disputa à l’Océan et au désert de sable qui l’entoure il en fonda les remparts et les chargea d artillerie sur des rochers avancés qui servent de digue à la mer. C’est là que les premières batteries sont encore baignées par les flots, et au moindre temps orageux inondées par les vagues; tandis que, du côté de terre, les monticules sablonneux changent jotirnel lement d’aspect. Au milieu de cette incessante mobilité des sables et des eaux s’élèvent les hauts minarets de la ville, d’ouïes muezinSj, pour annoncer les heures, chanteBtMeurs prières sur un~mode unique et plaintif.
Telle fut la yil)e chéfiëdu pieux sultan, Mogador, qu6 tes Arabes du désert nomment .&M~ra (/e~c~M). Sa position, a portée des quatre plus riches provinces; sa proximité de la capitale, où la plupart des produits européens étaient consommés; son port, qui, bien que petit et peu sûr en hiver, offrait aux navires la liberté d’entrée et de sortie par tous les vents; enfin la côte voisine toute sablonneuse et d’un difficile accès, à cause des fortes brises dn nord dans la belle saison tant de motifs avaient déterminé Sidt-Mohamet à faire de Mogador le siège principal de son commerce. H y donna un vaste et beau jardin aux négociants français, qui furent, comme à l’ordinaire, les plus favorisés de la colonie européenne. Mais d’abord il y avait attiré successivement les négociants de ses différents ports, tantôt en les y obligeant, tantôt en leur promettant des faveurs sur les douanes, et principalement l’exemption de droits sur l’exportation des huiles deux ans après, s’étant rétracté sur ce dernier article, il exigea la douane des huiles qui avaient été embarquées; il le fit toutefois avec modération; mais plus tard ce fut sans ménagement qu’il augmenta le tarif dfs droits, en croyant le proportionner aux progrès du commerce et de la concurrence Les objets d’exportation de Mogador furent alors soumis à des droits de 15 à 3o %, et d’autres jusqu’à 50%, ce qui en fit abandonner plusieurs, et arrêta de précieux développements, dont les relations du Maroc avec l’Europe auraient été susceptibles.
Sidi-Mohamet fit toutefois une exception en faveur de l’Espagne. Vers 1784, cette puissance, relevée de son affaiblissement par les résultats de la guerre américaine, envoya une ambassade solennelle à l’empereur de Maroc ; c’est alors qu’elle obtint l’exportation des blés de Darbeyda, 24 lieues au sud de Salé, dans la province de Temséna, avec le privilége de ne payer que huit onces par fanègue, au lieu de dix que l’on payait alors à Mogador. Cet avantage, accordé à l’Espagne à cause de l’énorme quantité de blé qu’elle tirait du Maroc, lui valut aussi des contrariétés, chaque fois que Sidi-Mohamet ne lui trouvait pas assez de condescendance, ou savait que ses mauvaises récoltes lui faisaient un besoin plus urgent de cet objet de première nécessité. Année moyenne, l’Espagne en tirait 500 000 fanègues qui, éva)uées chacune de 5 à 8 francs rendue à bord, faisaient un total de ????? livres tournois.
Quoi qu’il en soit de ce commerce particulier, le résultat de la concentration des affaires à Mogador fut d’y augmenter beaucoup l’importation européenne. Avant rétablissement de cette ville, les Marocains vendaient leurs denrées en grande partie pour de l’argent comptant, insensiblement Ussaceoutumèreut aieséchanger pour des en nature ~marchandises européennes, et pardculiereme~t J~s toileries, j&irent recherchées, et la con~ommatipa, ~en devtnt plus çonsid~ avec l’accrots~emettt des richesses indigènes. Le goût des draps .s’introdmsiteasuite, et Çiestle~ objets ~r~eren~~eotot~ majeure partie da cptnmerce d’importation. Lejnxe, qui faisait ebaque jour des progrès~, ce pays, y augmeotaif la consommatton de;nos marchandises. MaHieureusement le transport dao~ !e Maroc en. é~it alors fait, disent nos documents consulaires, par des étrangers autant que par des nationaux desorte que l’exportation faisait la meiMeure part des l)énences de notre commerce. `
En 1785 ?, par exemple, nos importations en objets manufacturés ou en soufre, corail, fil d’or, étoffes de soie, ne s’élevaient qu’à la somme de 453,600 fr ; mais les exportations en France montaient à 1 166 000 fr. Les huiles et les cires étaient les deux principaux articles de retour.
Cette dernière marchandise passait presque toute à Marseille, et formait un total annuel de 4 à 500,000 livres, malgré un droit de i pour cent, qui augmentait de p!us de moitié sa valeur première. Quant au huiles embarquées pour l’Europe, plus du tiers allaient encore à Marseille, où, favorisées par la promptitude et l’avantage du débit, elles rivalisaient avec les huiles italiennes. Enfin, les gommes et les amandes, bien qu’en faible proportion, complétaient ces retours, tandis que le cuivre, les laines et les cuirs dont Marseille tirait autrefois une grande quantité~ étaient abandonnés par suite des droits énormes dont Sidi-Mobamet avait grevé la sortie de ces trois objets.
L’exportation constituait donc les plus gros bénéËces des relations de Marseille avec le Maroc. Il en était de même de Lisbonne; mais cette ville se bornait à exporter les blés marocains avec le privilége de payer seulement huit onces de droit par fauègue, au lieu de douze que donnaient lesautres nations (t). L’Espagne, qui jouissait du même avantage et avait été la première à l’obtenir vers 178~, importait en fer de Biscaye, surtout en cuirs de Buenos-Ayres et en piastres fortes, pour l’achat des blés, jusqu’à concurrence de ~777~9~6 francs; ajoutons qu’une partie de cette dernière exportation était faite pour le compte de la France.
C’étaient, au contraire, les objets d’importation qui intéressaient le plus Londres, Amsterdam et Livourne. Amsterdam importait pour f,/t)t,)5~francs eu toiles de Silésie, fer, acier, sucre raffiné et épicerie. Les toiles, qui formaient l’objet principal de ce commerce, étaient achetées parfois de (t)
L’once vaut environ ~e sous de France. Les exportations du Maroc pour Lisbonne étaient, en 1787, de at6,588 fr.; et <t;)tfs pour Cadix, de 6 millions environ, dont ~,785,~t4 f’ pour le blé seul.
nos propres manufacturiers, et nous avons déjà fait remarquer qu’autrefois elles se fabriquaient la plupart <~ France. Les noms français de tilles 7!o~a~ ~~a~, 7!otMM, ~e~p, malgré lenom général de Silésie qu’on leur donnait, en constataient assez l’origine française. Les qualités qui les faisaient surtout rechercher des Maures, étaient d’être bien gommées et très-Manches. Le commerce décès toiles faisait aussi le tiers des y ou 800,000 francs des importations dé Livoume; car cette ville, à cause de ses nombreuses relations avec les places du nord de l’Europe, se les procurait à peu près au même prix qu’Amsterdam.
Quant à Londres, son commerce d’importation s’éleva par extraordinaire, en ~8y,avec Mogador, à 1 600 000 francs, dont près d’un million pour les seules draperies. Le commerce anglais venait de faire cette année-tà une de ces manoeuvres audacieuses et habiles qui lui ont fait souvent supplanter ses rivaux c’était d’inonder une place de ses produits, de les vendre à bas prix et même à perte, pour s’emparer du marché à l’aide de cette concurrence, véritable guerre sans quartier. L’Angleterre tirait de Mogador des huiles, des ama ndes, des plumes d’autruche et des gommes, le tout s’élevant à 850 000 francs pour j’année 1785. En nous abandonnant les huiles d’olive, qu’elles négligaient pour favoriser chez elles le débit des huiles de baleine, l’Angleterre et la Hollande recherchaient de préférence les gommes. Aussi, cette production, peut-être la plus riche du Maroc, passait-elle presque toute à Londres et à Amsterdam. Du reste, it n’y avait encore que t~’ès~peu de temps qu’elle prenait la voie de Mogador, où l’on en distinguait de trois qualités:
«Les gommes appelées de Barbarie, qui vien« nent dans les provinces des environs de Maroc, et sont, disait M.Chénier, d’une qualité très-inférieure; celles du Soudan, qui viennent n dans les déserts de l’Oued~Nun et sont de meilleure qualité, mais plus rares que celles de Barbarie celles enfin du Sénégal, supérieures à toutes les autres, et approchant beaucoup des gommes arabiques. »
Cette dernière qualité de gomme qu’il nous importe le plus de remarquer, était apportée à Mogador par des nomades des environs du Sénégal, d’où Marseille commençait à tirer cette denrée depuis la paix de 1783.
« Il est étonnant,ajoutait notreconsut,qu’ayant un marché au fort Louis, ces Arabes préfèrent traverser des déserts immenses pour venir, après cinquante jours de marche, vendre leurs gommes à Mogador; on n’en pourrait trouver la raison que dans le bas prix où Fou achète cette denrée dans nos établissements du Sénégal; il faut même que la différence du prix qu’ils en trouvent à Mogador soit bien plus considérable pour que ces Arabes s’exposent à traverser des déserts immenses où ils éprouvent toutes sortes de disettes et de fatigues. Ne serait-il pas possible à la compagnie du Sénégal d’empêcher l’exportation de ces gommes jusqu’à Mogador? On peut compter qu’il en passe annueHement en cette yille y~H~ qui sont toM% expédiés à t~a)- dresetàAms~Fdam~ on viept d’en envoyer ~p~essai a Marseille, H n’y a que tres~peu de temps quecette denrée prend la voie de Mt~adpr; cette importation augmente (~aqueannée~ f;:ommerce de la compagnie peut en souNrir; il est intéressant pour elle d’y donner son attsntien et de tâcher de tourner ce~oars. Gett~gomm&~e vend à .Mogador de ï5 a t6 piastres portes je quintai 0:
Le développement que îeeonMnerce des gommes a pris de nos jours et !a concurrence dont elles deviennent robjet entre nous et rAng!eterre, signalent dès a présenta notreattention cetantecéden t historique. C’est une précieuse lumière jetée sur Fexistence des caravanes qui traversent le Sahara ef joignent, à travers des déserts trop longtemps réputés ituranchissables~ nos belles possessions du Sénégal a l’entrepôt important de l’Oued-Nun et aux provinces méridionales du~ Maroc. Il paraît aussi qu’un itinéraire existe non loin du littoral, et pourrait oHrir une autre ligne de jonction avec les comptoirs d’Arguin et de Portendick, où le commerce prend de jour en jour de nouveaux développements (i).
(i) « Il est ccnstant, dit Lemprière, qu’on peut faire parterre le voyage de Guinée à Maroc, en ne s’écartant point du bord de la mer. Ou a vu venir, en ~St, deux Français à Maroc, qui étaient partis du Senégat. On apprit par eux laprise que tes Anglais avaient faite de plusieurs forts bâtis sur !a rt-vicrede ce nom. Il est probable qu’ils eussent été massacrés en
Quant au mémoire que nous venons d’analyser, M. Chénier le terminait en rappelant l’importance (le nos anciens établissements dans le Maroc, et l’urgence de faire seuls le commerce de nos marchandises, dont une bonne partie était introduite par la main de nos rivaux. En effet, quelques garanties de plus données à nos relations avec Sidi-Mohamet auraient pu leur rendre toute l’importance qu’avaient eue autrefois les rapports de Louis XIV avec Muley-Ismaël. La prévoyance de M. Chénier au moment ou M. Durocher était déjà venu le remplacer dans le Maroc, égalait alors la fermeté dont il avait fait preuve au début de son consulat. A son arrivée à Saffi, après le traité de f y6y, il s’était présenté à cheval devant la portede la ville; et comme les gardes s’opposaient à ce qu’il y entrât ainsi monté, sous prétexte que le cheval était la monture du prophète et n’appartenait qu’aux musulmans, il força le passage l’épée à la main en déclarant que personne n’arrêterait le représentant du roi de France. Le vice-consul Jackson, qui rapporte ce fait (i), le cite comme le premier exemple de fermeté qui ait affranchi les chrétiens de l’odieuse coutume qui les ravalait à chemin, si, dans quelques endroits dangereux à passer, ils n’avaient pas été protégés par des sauvages doux et hospitaliers.
ï’égat des juifs. Un autre Anglais, Lemprière, qui voyagea dans cet empire ia dernière année du règne de Sidi-Mohamet, constate indirectementla même supéFiota~de ia France e’estcn avouant tout ce qu’on lui fit souffrir en sa quajité d’Anglais (t), bien qu’il eut été appelé comme médecin pour guérir ienis chéri du suitan~ Sidi-Absntem, dont ce prince voulait faire son successeur.Ainsila Erance, en reprenant son influence dans le Maroc, y avait ~ctUté la voie à tous tes Européens, et c’est de t’aveu dé nos rivaux qu’eUey re-présentait noblement la civilisation.
(t) Lemprière, pag. 39′ voyez aussi page iSy, coniment un juif de Tunis, nommé Atfaél, Se~entt nnnistr~ deSîdi- Mohamet et détesté des Maures, recevait d’eux par dcfuion le nom d’ambassadeur de taG~n~e-Bretagne. L’aatemr, qui ne dit pas un mot de l’influence &ançaise, et n’était pas obligé d’en parler, reconnaît du motas avec toyaatéjes bons procédés du consul français à~’son égard
Avènement de Muley-Jesid.- Sa reconnaissance pour on bon procédé de Louis XV!. Sa conduite à t’égard de ses sujets. -Inauguration du pavillon tricolore dans le Maroc. -Notre consul général chargé du rô)e d’ambassadeur. Guerre civile des frères de Muley-Jesid. Muley-Soliman proclamé empereur. Sa conduite pendant la lutte de l’Angleterre et de la République française. –Expédition d’Égypte. Résultats de la protection {‘”cordée aux pèlerinages par le généat Bonaparte.
La mort de Sidi-Mohamet ouvrit carrière à tous les désordres de l’anarchie et aux excès du despotisme le plus brutal. Et d’abord le remède que ce prince avait voulu appliquer aux maux que sans doute il prévoyait, n’avait fait que les aggraver.
Toute sa puissance avait échoué contre le droit d’asile, à l’abri duquel Muley-Jesid, après un pèlerinage à la Mecque, avait eu soin de se placer dans le sanctuaire voisin de Tétouan. Vainement le vieil empereur avait voulu se mettre au-dessus de ce droit que l’opinion des Maures proclame inviolable près du tombeau des saints. Quelques hommes de prière et de charité, forts de l’assentiment des populations, avaient résisté a toutes ses menaces; et des milliers de soldats noirs, aveugles exécuteurs de ses ordres, plutôt que de tes exécuter contre un sanctuaire, avaient éprouvé pour la première fois un sentiment de révolte contre le sultan. C’est au moment oùi, pour prévenir leur indiscipline, Sidi-Mohamet les disséminait dans son empire, que la mort l’arrêta dans ses projets. Muiey-Jésid sortit aussitôt du tieu vénéré où il avait triomphé de la justice de son père. Jaloux d’imiter le fameux Muley-tsmaël, il retrouva- bientôt autour de lui les soldats noirs issus de ceux que ce farouche despote avait introduits dans le Maroc, et qui déjà sous Mtiley Abdala avaient exercé tantd’influence sur les destinées de cet empire.
Devenu maître des places maritimes du nord, et à peu près unanimement reconnu et proclamé empereur, il Et ordonner aux consuls résidant à Tanger de venir le trouver àTétouan. Dès le 20 avril, il leur notifia qu’il ne voulait conserver la paix’ qu’avec l’Angleterre et Raguse; et donna quatre mois aux autres nations pour sortir de ses États. Le lendemain il se retâcha en faveur de la nation suédoise, à laquelle il accorda la paix aux conditions que lui avait imposées Sidi-Mohamet.
Le 2 a, il fit appeler les autres consuls d’Espagne, de Portugal, de Danemark et~de~Venise, et leur déclara vouloir bien leur accorder la même faveur ce qui veut dire que chacun d’eux avait eu le soin de lui faire des présents considérables. D’ailleurs Muley-Jesid savait que la Suéde, le Danemark et Venise payaient avec exactitude une rente annuelle, et que l’Espagne et le Portugal renouvelaient fréquemment des présents d’un grand prix. Il notifia donc son avènement à ces diverses puissances; et en même temps qu’il les abreuvait d’outrages, il exigea qu’elles lui envoyassent des ambassadeurs pour ratifier la paix, c’est-à-dire, encore apporter de nouveaux présents (i).
Quant à notre consul, dont la résidence était à Salé, il se contenta d’écrire au sultan, qui accueillit parfaitement sa lettre de félicitation, et n’eut aucune idée de rien changer aux relations qui attestaient depuis longtemps notre supériorité dans le Maroc.
A l’intérieur de l’empire, le nouveau souverain signala son avènement en exterminant ou rançonnant les juifs qu’il avait en exécration. Ceux deTétouan, de Larache et d’Alcassar furent livrés nau pillage des troupes noires enfin ce pillage, qui menaçait de devenir général, fut commué, sur les représentations des légistes musulmans, en une peine pécuniaire; et tous les juifs s’estimèrent heureux de se racheter par d’énormes amendes.
Peu de temps après, Muley-Jesid fit arrêter Sidi-Mohamet-el-Arabi-Effendy, ancien premier ministre de son père, en l’accusant d’avoir eu des intelligences coupables avec les Espagnols de Ceuta et des autres présides que celui-ci avait constamment protégés. Le payement d’une amende de 100,000 piastres fortes allait complètement justifier ce ministre, lorsqu’une lettre du frère de
(t) Correspondance de notre consul à Maroc. Voir pour plus de détails le récit de l’Anglais Lemprière, page 3~) de la traduction française déjà citée.
Muley-Jesid, Muléy-Abderrhaman, retiré à l’Oued~Nun, vint demander vengeance de tous ceux qui, sous le règne deSidï-Mobamet, avaient dépouilté sa maison et osé porter la main sur ses femmes pour leur enleverleurs bijoux. Le malheureux Mohamet-el-Arabi, run des exécuteurs de cette mesnre, fut aussitôt sacriné: il eut les deux mains coupées, etbientôt après la tête tranchée, sur le refus qu’il fit de déclarer où étaient ses trésors.
Les préparatifs que Muley-Jesid faisait contre Ceuta, provoquèrent les représailles de l’Espagne. Cette puissance, en défendant ses présides contre les Maures, avait à se maintenir d’un autre côté dans Oran. Mohamet, bey de Mascara attaquait cette place, et coupait les vivres à la garnison chrétienne, qui avait eu le tort de se borner à une occupation restreinte, sans colonisation niinfluence dans l’intérieur du pays. C’est alors qu’un tremblement de terre vint ruiner la ville de fond en comble. L’occupation en avait été si onéreuse à la métropole, que celle ci crut enfin trouver l’occasion de s’en débarrasser sans déshonneur, et la céda au divan d’Alger en mars 1790. Mais il n’en fut pas de même de Ceuta. Plus rapprochée de la côte d’Espagne, les vivres lui arrivaient facilement et lui permettaient, comme à l’ordinaire, de braver toutes les attaques des Maures. Aussi i’Espagne put-elle, en cette circonstance, se venger impunément des outrages faits à son consul. Elle envoya une frégate qui, feignant d’apporter des présents à l’empereur, ne déposa que des balles de chiffons, et ramenant tous ses nationaux de Tanger, alla surprendre le lendemain deux galères de Larache, et les enleva sous les yeux mêmes du sultan.
La fureur de celui-ci ne connut alors plus de bornes, et sa vengeance retomba sur tous ceux qu’il soupçonnait s’être laissé corrompre par les Espagnols. I! tua même de ses propres mains le chef des noirs, l’alcaide Abbas, le meilleur officier de son armée, qui avait négligé de chercher un asile dans un sanctuaire et dont les troupes demandaient la mort.
C’est au mit’eu de toutes ces fureurs que la bonne intelligence de Muley-Jesid avec la France ne se ralentit pas un instant. Dans ses relations avec les autres puissances, l’acte le plus significatif de son règne, heureusement fort court, fut la cession du port de Sainte-Croix aux Hollandais, en vertu d’un ancien traité que Sidi-Mobamet avait refusé de ratifier. Ce port, que les puissances commerçantes n’ont jamais perdu de vue, pouvait devenir le chef-lieu des achats de retour pour l’Europe, et exercer une grande influence sur la baance du commerce d’exportation, dont Marseille seule faisait alors le tiers.
Cependant les préiudes de h) révolution française n’interrompaient en rien nos relations avec Muley-Jesid. Lorsque notre consul lui notifia, en février 1791, l’inauguration du pavillon tricolore à la place de notre ancien pavillon, il ordonna à tous les corsaires et officiers de mer de le respecter partout où ils le rencontreraient, soit à la mer, soit dans les ports ; et il le fit saluer lui-même à Salé, Ïbrsqu’it fut arboré maison fônsutaire pour la première foi&
Voici, du reste, comntëntîts’ex à notre égard. dans une réponse écrite en cette occasion à Louis XVI, le 3 mars ï~gt, et traduite par M. Rufin:
«I,e commandeur des vrais croyants. Sultan, fils de, Suttan. Mouhammed Mehdy-et-Jesid, au très-puissant ~H//<M de Ftance, Louis XVÏ. « Vos dépêches nous ont mis à portée de connaître les sentiments les plus profonds de votre « cœur, l’amitié et t’estime que vous nous por<‘ tez, et le désir que vous avez de nous savoirdis« posé à observer avec vous la paix et la bonne « harmonie qui régnaient anciennement entre vous « et notre Père béatifié et jouissant de la gloire « éternelle.
Nous vous assurons que nous sommes dans les dispositions les plus conformes à vos désirs <r et à vos instances. Nous vous honorons et nous « vous considérons au-dessus de toutes les autres t< nations chrétiennes, parce que )a puretéde votre « amitié pour nous, et votre sincère propension <c vers nous nous ont été démontrées jusqu’à l’é« vidence témoin le procédé que nous avons éprouvé à une époque assez récente, lors de « notre pèlerinage à la sainte maison de Dieu (la Mecque). Nous étions à Tunis nous eûmes besoin d’un navire pour notre trajet de mer; à peine en eûmes-nous témoigné le désir, qu’il se présenta à nous un Français, propriétaire d’un bâtiment, et nous le consigna. Nous nous empressâmes de lui en otft’ir le fret; il refusa constamment d’accepter le payement. Cet acte généreux « reste gravé dans notre coeur comme une preuve « de votre attachement à notre noble personne.
Quant à ce que vous nous mandez de votre intention de nommer pour votre ambassadeur auprès de nous votre consul, qui réside déjà a dans notre cour, c’est en effet un homme d’une grande expérience dans If s affaires, et nous avons volontiers donné notre agrément à ce qu’il devienne l’heureux intermédi:’ire entre vous et nous pour tout ce que vous aurez à traiter avec nous.
Lorsque vous nous l’aurez renvoyé, vous pouvez compter que nous lui ferons toutes sortes d’bonK neur, de biens et de faveurs en considération de Votre Majesté, au point qu’il sera distingué parmi les autres ambassadeurs.
Nous avons vu le modèle que vous nous avez envoyé du nouveau pavillon que vous avez adopté, et nous avons ordonné à nos gouverneurs et à tous nos officiers de saluer du canon et de fêter par des démonstrations solennettes de joie et d’allégresse, ce pavillon, dès c qu’il sera arboré sur la maison consulaire. Nous avons donné les mêmes ordres à nos capitaines et aux commandants de nos ports de faire les salves d’artillerie les plus honorables à l’apparition de votre frégate, qui doit arriver avec le nouveau pavillon. Nous avons recommandé à nos Raïs de se bien comporter avec tous ceux de vos capitaines qu’ils rencontreront à la mermnK nis de votre passe-port. »
Et en ~Mf-y/M~ï, Muley-Jesid ajoute :
« Informez-vous du propriétaire du navire qui s’était présenté à nous à Tunis et nous avait consigné son bâtiment. Le bey de cette régence, Hamouda Pacha, a dû lui payer de notre part un fret considérable. »
Ces derniers mots rappellent notre attention sur la conduite du gouvernement de Louis XVI, qui avait chargé secrètement un propriétaire de vaisseau français de donner passage pour la Mecque au fils rebelle du sultan; et la reconnaissance de celui-ci nous servira plus tard d’exemple à suivre, quand il s’agira du pèlerinage des villes saintes.
Mais reprenons le fil des événements politiques, qui se succédaient rapidement dans le Maroc. En tyoi, notre consul, M. du Rocher, avait agi avec beaucoup de prudence. Prévoyant que i’orguei), la cruauté et la tyrannie du farouche Muley-Jesid ne laisseraient pas longue durée à son règne déjà souillé de crimes, il conseilla d’ajourner l’ambassade et les présents d’usage que nécessitait l’avènement du neuve) empereur.
Obligé tui-méme de se rendre en France pour revenir comme ambassadeur (i) dans le Maroc, il en profita pour faire traînfr son retour en ion
(i) Les puissances de Barbarie ne connaissent en diplomatie que des ambassadeurs. Elles ont corrompu ce mot, ft en ont fait celui de F</r/M~M/ Le pacha de Tripoli et le bey de Tunis avaient ainsi qualifié, en f~S et t~~y. leurs ministres ~’n France, qui ne furent reconnus par la cour que comme simples envoyés.
Cette note <tc M. Ruftit) st exptiqm’e et tOixpicH’e pHt- tegueur.
Pendant ce temps-là, les révoltes éctatrent, ainsi qu’il lavait prévu, et tandis que Muley-Jesid continuait d’assiéger Ceuta, Celui-ci, marchant enfin contre les provinces du sud, où il livra plusieurs batailles à ses frères, parvint à cerner et à tailler en pièces, sous les murs de Maroc, une partie des rebelles; mais blessé lui-même dans ce combat, le mauvais traitement auquel on soumit sa blessure, l’aggrava tellement, qu’il en mourut peu après, en février 1793.
Deux de ses frères. MuIey-Sélamé et, Soliman, furent aussitôt proclamés dans les provinces du nord; le premier par les villes maritimes Larache, Tanger et Tétouan; et le second, par Fez et Méquinez. En même temps Muïey-Aïcbem reprenait Maroc et occupait le pays sur 80 lieues de côte, depuis la rivière de Darbeyda jusqu’à celle de Sus, dans le désert qui s’étend jusqu’à Sainte-Croix. Au detà de Atlas, le Dara et le FaSteIt, province des schérifs, reconnurent Muley-Abdet rhaman. Enfin d’antres tribus arabes et berbères, toujours plus ou moins indépendantes, prirent pour chef le nts d’un saint trés-vénéré, nommé Sidi-Aly Yaya, fils de Sidi-Ahmet-O Moussa. Ce dernier prince fit sa résidence à Hilet, au sud-est de Taroudant, où Muley-Absulem bien que le plus âgé et le fils favori de Sidi-Mohamet, avait consenti à gouverner pour son frère, MuIey-Hïcbem. Tels furent les démembremfnts politiques qui très nitérent encore une fois de l’absence de loi pb~r ré-gler la succt’ssion au trône ~démembrements analogues d’ailleurs à ceux’qui s’étaieut déjà reproduits en des circonstances pareilles, et que les conditions permanentes de la géographie venaient de faire renaître.
passage suivant de la correspondance de M. du Rocher, notreconsul
a J’ai demandé à Muley-Jesid une audience particulière pour te comptimenter sur sou avénementau troue, et renouvf))4 tt itites en ma quatité ordinaire de chargé d’affaires de S. M. auprès de lui. Mais tes nations étrangères loi ayant envoyé des ambassadeurs à ce sujet, ainsi qu’il n’a cessé de le requérir de toutes, et les consuls d’Espagne et d’Angleterre qui ont été chargés de ce message avec ce titre étant sortis de Maroc pour y revenir ensuite déptoyer ce caractère, ce prince a désiré que je suivisse leur exemple. J’y ai consenti avec d’autant plus d’empressement, que cette mesure, que j’avais regardée comme indispensable si on voulait éviter la dépense d’une ambassade plus fot’mcite, se conciliait avec lesvues d économie de la tour. »
Ainsi, quatre des frères surnvants de Muley-Jesid se disputaient l’empire et justifiaient la prévision de notre consul, qui précisément arrivait alors à Gibraltar avec les présents de l’ambassade.
Pour mieux échapper aux sollicitations des divers compétiteurs, sans se mettre mal avec aucun d’eux, M. du Rocher voulut provisoirement se retirer à Cadix et y attendre le succès définitif de Muley-Soliman mais il fut violemment retenu par le gouverneur anglais qui s’opposa à son départ sans aucun égard pour son caractère public.
De son côté, Soliman ne devait pas tarder à être reconnu dans tout le Maroc. Le plus jeune des princes de la famille impériale, il était aussi le plus digne d’arriver au pouvoir; il avait d’abord vécu retiré dans la ville de Fez, occupé aux études préparatoires des fonctions de grand prêtre, auxquelles il aspirait; mais préféré à ses frères qui se disputaient la couronne, il fut retiré de sa retraite et proclamé empereur.
Il marcha aussitôt sur Méquinez, où l’un d’eux, MuIey-Taïbi, s’était retiré ; et il se rendit maître de sa personne. Ce dernier l’ayant reconnu comme souverain, le servit dès lors avec ûdélité. Muley-Soliman temt quelque temps en échec par Muley-Aichem, marcha enfin contre lui, et l’assiégea dans Maroc, dont les portes lui furent promptement ouvertes. Bientôt après, seul et unique maître de l’empire, à l’exception de la province de Tanger qui reconnaissait encore deux autres de ses frères, il força l’un à implorer la protection du dey d’Alger, et ayant fait l’autre prisonnier, il le relégua dans la province éloignée de Tafilet. Ce ne fut qu’en janvier ygy que Muley-Soliman put être solennellement reconnu sans opposition. Ce prince mettant alors toute sa gloire à régner par la justice, renonça aux principes sanguinaires qui venaient de bouleverser tout le Maroc. Il nomma son frère Muley-Taïbi vice-roi de Fez et de tout le nord de son empire, et la France, qui n’avait attendu que l’occasion de le reconnaître empereur, s’empressa de se mettre en rapport avec lui. C’est alors que les présents destinés à ce prince donnèrent lieu à un incident honorable pour son caractère et digne d’être rappelé.
La guerre avait éclaté dès 1793 entre l’Angleterre et la République française, et le ?? mars 1793, le pouvoir exécutif avait écrit à l’empereur du Maroc pour lui demander la ratincation des anciens traités, mais en ayant soin de laisser en Manc le nom de cet empereur dans ses lettres de créance remisés an sieur du Rocher, a6n que celui ci écrtvit lui-même le nom du compétiteur qui resterait maître do trône. Ce con sut générât était encore à Gibraltar sur la foi d’un sauf-conduit, lorsqu’il y fut retenu, contre le droit des gens, par le gouverneur anglais; Tout ce qu’on lui permît de faire, fut de s’occuper de l’échange de ~ïa prisonniers français qu’il fit bientôt embarquer pour Marseille, et avec lesquels il arrivaen France, au moment où les Anglais et tes Espagnols venaient de se rendre maîtres de Toulon.
Le gouverneur de Gibraltar s’était en outre emparé des présents confiés à notre consu!, et cela matgré une promesse formelle de les respecter.
Or, en i y~ voyant Muley-Soliman consolidé sur ie trône, il s’empressa de les lui envoyer comme un don de la munificence de l’Angleterre. Mais le sultan sembla se faire gloire de mettre autant de délicatesse dans ses procédés que le gouvernement anglais y portait de bassesse et de violence. Il renvoya les présents à Tanger, à son frère Muley-Taïbi, afin qu’ils lui fussent présentés par le consul français, nouvellement établi dans cette ville, et de la main duquel seulement il voulait les recevoir. Sachant plus tard que son frère en avait retenu une partie, il fit donner un reçu de la totalité à notre chargé d’affaires, qui était alors Antoine Guillet. Celui-ci avait été officier et remplaçait convenablement l’ancien consul du Rocher, mort à Cadix en t yoy en retournant pour la seconde fois à son poste.
Malgré les événem,ents prodigieux multipliés coup sur coup par notre révolution, malgré la guerre et les intrigues de tous nos ennemis, Antoine Guillet entretint et resserra si bien l’amitié de la France et du Maroc, tqu’il fit perdre aux Auglais tout crédit auprès du sultan, et les priva même des secours qu’ils en tiraient pour Gibraltar et leur escadre stationnée devant Cadix. C’est alors que ceux-ci, accoutumés à tirer leurs provisions de Tanger, furent obligés d’aller en demander à Oran et au bey de Mascara; car tout commerce avec le Maroc semblait leur être interdit. La France, an contraire, y conservait ses relations sur le meilleur pied; et si elle eut quelques démêlés relatifs aux marchandises d’un Maure, connsquées sur une prise portugaise et trop longtemps retenues contrairement à l’art. V! du traité de 1767, ces difficultés ne servirent qu’à mieux prouver la modération de Muley-Soliman et l’attachement sincère qu’il nous portait.
Mais le fait le plus important de cette période, fut la translation de notre consulat général de Salé à Tanger. L’ordre en avait déjà été donné au citoyen du Rocher, le 25 novembre 1795 (4 frimaire an IV), à cause des facilités que ce nouveau poste devait offrir à nos opérations politiques et commerciales. Alors, en effet, l’ancienne résidence de Salé avait perdu sou importance depuis que l’établissement de Mogador était devenu, sous Sidi-Mohamet, la principale écbetle du commerce européen et d’un autre côté, si le port de Tauger était peu commerçant, il était du moins le plus accessible à toutes les nations par sa position sur le détroit. Mais ce qui devait fixer la préférence pour ce dernier, c’était le point de liaison qu’il offrait entre nos ports de l’Océan et ceux de la Méditerranée car, à l’exemple et en face de Gibraltar, Tanger partageait naturellement entre ces deux mers nos arsenaux, nos forces navales et notre marine marchande. Il devenait ainsi le point central de nos observations, par rapport aux Anglais et aux Espagnols, dont nous avions à surveiller les mouvements dans l’intérêt de notre commerce et de nos relations extérieures. Ennn,le redoublement de vigilance et d’atteution que la guerre rendait nécessaire sur ce théâtre, soit pour faciliter et accélérer la jonction des flottes, soit, dans un cas urgent, pour assurer leur ravitaillement, leur réparation, et même, au besoin, un asile respecté, tous ces motifs devaient faire choisir une ville d’où l’œil plaue sur le détroit, et dont la position rivale, en ces parages, de celle de Gibraltar, réunissait d’ailleurs tous les avantages d’un chef-lieu de résidence diplomatique.
Cependant l’expédition d’Égypte allait agrandir encore nos relations avec le Maroc, en même temps qu’elle devait assurer ~otre supériorité dans l’opinion des races musulmanes- L’escadre française, sortie de Toulon le 16 ? mai 1798, s’emparait de Malte le 20 ?? juin; et en enlevant ce relâche im-portant aux forces de nos ennemis, elle réparait la fausse mesure qui, en 70~, avait détruit en France l’ordre de ces chevaliers, comme si ce n’était pas à eux en grande partie que la France avait dû jusqu’alors d’être prépondérante dans le bassin oriental de la Méditerranée. Cette conquête nous permit aussi de donner à Muley-Soliman une preuve de notre amitié, en lui renvoyant libres tous les esclaves marocains qui se trouvaient dans l’île, entre autres la femme d’un schérif dont le rachat lui tenait à cœur depuis longtemps, à cause des liens sacrés qui unissent tous les descendants de Mahomet.
Les lettres de notre chargé d’affaires au Maroc ne nomment point en cette circonstance le général Bonaparte; mais elles mentionnent son frère, le citoyen Joseph Bonaparte, ci-devant ambassadeur de la République à Rome, dont les effets, chargés sur un bâtiment génois, avaient été enlevés par un corsaire barbaresque. Notre consul répondit que ce Barbaresque ne pouvait être un Marocain, puisque le Maroc était alors en parfaite intelligence avec Gènes.
La correspondance de cette époque était adressée à M. de TaMeyrand, alors ministre des affaires étrangères et chargé de la direction des consulats qui, avant la révolution, étaient sous les ordres du ministère de la marine. M. de Talleyrand, qui avait concouru au projet de l’expédition d’Égypte, et par conséquent de la prise de Malte, ne négligea rien pour assurer la conservation de ce poste dominateur de ta Méditerranée.
Dès le 22 juin 1798 (5 messidor an VII) it avait mandé à notre chargé d’araires, Guillet, d’obtenir de l’empereur de Maroc des permissions de sortie de grains, en lui recommandant de faire transporter ces approvisionnements à Malte sous pavillon maure. Matheureusement la récolte du pays n’avait point été abondante; ce n’était même que sur le produit en nature des dîmes royales que Muley-Soliman avait accordé aux Portugais, et à un prix exorbitant, le transport d’une faible pat*t~ de graius. La craitHe de compromettre les besoins de ses sujets ne permettait donc pas à ce prince de satisfaire à notre demande. Peut-être était-il aussi dans l’attente des résultats de l’expédition d’Égypte, et des suites qu’elle pouvait avoir pour l’islamisme, car le bruit de nos exploits avait retenti chez les races musulmanes comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. L’apparition soudaine de la flotte française et la prise d’Alexandrie, la marche audacieuse de nos soldats malgré les dangers inattendus et les fatigues si nouvelles du désert ; enfin l’immortelle bataille des Pyramides, où les barbares dominateurs de l’Égypte semblèrent immolés en holocauste au pied de la tombe des Pharaons tout dans cette mémorable entreprise sortait des proportions ordinaires de l’humanité, surtout aux yeux des musulmans.
Cependant le général Bonaparte, maître de la ville d’Alexandrie et du cours du Nil, s’était emparé du Caire, la seconde capitale de l’Orient. Situé entre les marchés de l’Afrique, de l’tnde, de toute l’Asie et de l’Europe, le grand Caire était encore paré de toutes les richesses du monde et embelli par plus de ?00 mosquées. Dépôt central des marchandises qu’y apportaient tes caravanes du Sennar, du Darfour, du Soudan et (le tous les rivages septentrionaux de l’Afrique, c’était aussi le rendez-vous annuel des pèlerins de l’islamisme de sorte que les intérêts religieux et commerciaux du Caire le tenaient également en rapport direct avec les marchands et les pieux voyageurs du Maroc. C’est sans doute à la vue de ces populations si compactes, si différentes des nôtres et en même temps chargées de fabuleuses richesses, que nos troupes purent comprendre la haute portée de la proclamation de leur général.
« Soldats, leur avait dit Bonaparte avant le débarquement, vous allez entreprendre une conquête dont les effets sur la civilisation et le commerce du monde sont incalculables. Vous porterez à l’Angleterre le coup le plus sûr et le plus sensibte, en attendant que vous puissiez lui donner le coup de mort.
Nous ferons quelques marches fatigantes ; nous livrerons plusieurs combats ; nous réussirons dans toutes nos entreprises, les destins sont pour nous.
Les beys-mameluks qui favorisent exclusivement le commerce anglais, qui ont couvert d’avanies nos négociants et qui tyrannisent les malheureux habitants du Nil quelques jours après notre arrivée n’existeront plus.
Les peuples avec lesquels nous allons vivre sont mahométans ; leur premier article de foi est celui-ci « Il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète ». Ne les contredisez pas; agissez avec eux comme nous avons agi avec les juifs, avec les Italiens; ayez des égards pour leurs muftis et leurs imams, comme vous en avez eu pour les rabbins et les évêques ; ayez pour les cérémonies que prescrit le Qur’ân, pour les mosquées, la même tolérance que vous avez eue pour les couvents, pour les synagogues, pour la religion de Moïse et de Jésus-Christ.
Les légions romaines protégeaient toutes les religions. Vous trouverez ici des usages différents de ceux de l’Europe il faut vous y accoutumer !
Les peuples chez lesquels nous allons entrer traitent les femmes différemment que nous, mais dans tous les pays, celui qui viole est un monstre.
Le pillage n’enrichit qu’un petit nombre d’hommes, il nous déshonore, il détruit nos ressources, il nous rend ennemis des peuples qu’il est de notre intérêt d’avoir pour ami.
La première ville que nous allons rencontrer a été bâtie par Alexandre. Nous trouverons à chaque pas de grands souvenirs dignes d’exciter l’émulation des Français, »
Comment de semblables paroles n’auraient-elles pas électrisé tous nos soldats? Et comment leur grandeur d’âme n’aurait-elle pas été à la hauteur de la mission qu’ils recevaient de la Providence!
Mais un revers inattendu vint anéantir avec notre flotte l’une des plus fortes espérances de la colonie. Nelson, honteux d’avoir manqué au passage la flotte française, et deux fois l’ayant vainement cherchée sur les côtes de l’Égypte, la .rencontre enfin dans la rade d’Aboukir et l’attaque avec une résolution digne de celle que nous montrions alors s))r le continent. On sait l’issue de ce désastreux combat, et tout ce que nos marins y déployèrent d’héroïsme. Tout y périt, fors l’honneur du pavillon français.
A la nouvelle de cette catastrophe, le générât Bonaparte, privé de la flotte qui le mettait en communication avecia métropole, sentit croître son génie avec les difficultés de sa position. C’est alors qu’il réalisa ce qu’il avait déjà annoncé aux musutmans d’Égypte; et remarquons ici que les proclamations éloquentes qu’il leur avait adressées, appartiennent aussi à l’histoire du Maroc; car, traduites dans les dialectes de cette dernière contrée, elles y assurèrent notre suprématie commerciale et politique, et propagèrent la gloire du nom français jusque chez les tribus les plus lointaines et tes plus sauvages de l’Atlas.
Émule-d’Alexandre, qui avait dû la conquête de l’Egypte à un sacrifice fait au bœuf Apis, Bonaparte avait habilement Satfé l’esprit national et les préjugés de l’islamisme; et pour n’avoir à com-battre que les Mameluks, il s’était appliqué à les représenter comme les oppresseurs du pays. c Depuis assez longtemps, disait-il aux indigènes, ces esclaves achetés dans le Caucase et dans la Géorgie tyrannisent la plus belle partie du monde; mais Dieu, de qui tout dépend, a ordonné que leur empire finît.
K Peuples de l’Egypte, on vous dira que je viens pour détruire votre religion ne le croyez pas répondez que je viens vous restituer vos droits, punir les usurpateurs, et que je respecte, plus que les Mameluks, Dieu, son prophète et le Koran. »
Et puis il ajoutait « Y a-t-il une belle terre? Elle appartient aux Mameluks: Y a-t-il un beau cheval, une belle esclave, une belle maison? Cela appartient aux Mameluks. Si l’Egypte est leur ferme, qu’ils montrent le bail que Dieu leur en fait. Mais Dieu est juste et miséricordieux pour le peuple.
« II y avait jadis parmi vous de grandes villes, de grands canaux, un grand commerce; qui a tout détruit, si ce ne sont l’avarice, les injustices et la tyrannie des Mameluks?
Troisfois heureux ceux qui seront avec nous! Ils prospéreront dans leur fortune et leur rang. Heureux ceux qui seront neutres, ils auront le temps de nous connaître et de se ranger avec nous. Mais malheur, trois fois malheur à ceux qui s’armeront pour les Mameluks et combattront contre nous! il n’y aura pas d’espérance pour eux; ils périront. »
Avec ce style oriental qui semblait éclore naturellement de son âme de feu, Bonaparte gagna facilement la confiance des indigènes. Il put célébrer avec eux les fêtes du calendrier musulman et celles de la mère patrie. Il créa un institut d’Égypte, et fonda J’administration intérieure, réglant avec ordre et justice l’impôt territorial et les impôts indirects, et respectant toutes les propriétés, surtout les rizaq et les oudkouf, qui étaient les donations pieuses et les fondations charitables.
Alors aussi le général Desaix, poursuivant les débris nomades des Mameluks, remontait le Nil jusqu’aux cataractes et jusqu’aux frontières de la Nubie, terme des conquêtes romaines; et il y méritait le surnom de sultan juste ; tandis que leshabitants du Saïd, touchés de l’humanité de nos soldats, auraient voulu, disaient-ils, «les nourrir de sucre et non de pain. n
Puis encore l’expédition de Syrie, où nos armées renouvelèrent les victoires des croisés sur les champs bibliques de Nazareth et du montThabor; le siège de Saint-Jean d’Acre, où les Français rencontrèrent un autre Français et les mêmes Osmanlis que nous avions initiés, à Constantinople, aux secrets de notre tactique européenne; enfin la levée de ce siège fameux, dissimulée par un retour triomphant et réparée du même coup par la victoire d’Aboukir.
Ainsi marchait à pas de géant ce drame où les races musulmanes se sentirent frappées comme le rocher par la verge de Moïse. Mais tout à coup le dieu s’éclipsa, et le départ soudain de Bonaparte ne fut pas moins foudroyant pour les siens, que son arrivée ne l’avait été pour les Mameluks.
Déjà notre armée découragée est prête à retourner dans la patrie, lorsque, indigné des conditions que veut lui imposer l’Angleterre, Kléber rede vient un héros et mène nos soldats à la victoire d’Héliopolis. Dix mille Français ont repoussé 80 000 musulmans; l’ancien chef des Mameluks~ Mourad-bey, est devenu notre allié et a été nommé prince du Saïd l’avenir de la colonie est assuré de nouveau mais, le 14 Juin !8oo, Kléber tombe assassiné, et le commandement passe à Menou, qui signe en septembre 1801 le retour de l’arméefrançaise.
Telle fut cette homérique et chevaleresque expédition d’Egypte, qui donna le branle à l’immobile Orient.lui révéla la supériorité des armes européennes et lui confia le germe d’une nouvelle civilisation.
La Nubie, le Kordolan, le Darfôur, le Soudan même connurent alors par leurs pèlerins la grandeur de la France qui leur avait en quelque sorte aplani la route de& villes saintes. L’occupation de Suez et de Cossaîr nous ouvrit des rapports fréquents avec l’Arabie, D)idda e~Jambo commercèrent avec l’Egypte. Enfin, le général Bonaparte se mit en rapport avec le chérif de la Mecque, avec les Maronites du Liban, le sultan de Darfour, le dey de Tripoli et le kalife du Maroc.
Reprenons maintenant là suite de nos relations avec ce dernier prince.
Aussitôt après la prise de Malte, les Algériens depuis longtemps alliés de l’Angleterre, s’étaient déclarés contre la France, tandis que l’empereur Muley-Soliman, non content d’avoir de bons rapports avec nous, écrivit encore au pacha de Tripoli pour lui recommander, au nom des services qu’il lui avait autrefois rendus, d’avoir les plus grands égards pour la nation française. Tunis suivit l’exemple d’Alger, lorsque la Porte nous eut déclaré la guerre mais Tripoli resta neutre et acquit alors une plus haute importance, par suite de l’occupation de l’Égypte, destinée tôt ou tard à étendre notre influence sur toute l’Afrique septentrionale jusqu’à l’extrémité du Maroc.
Nos relations avec cet empire allaient donc se développer; et M. de Talleyrand fit demander à Aug. Broussonet, notre vice-consul de Mogador, des renseignements sur le commerce français de cette place et du port de Saffi. Mais ce qui devait le plus contribuer à étendre notre commerce, c’étaient les relations nouvelles produites par les caravanes qui ne pouvaient se rendre à la Mecque qu’en traversant nos possessions d’Égypte. Grâce à cet intermédiaire tous les pèlerins du Maroc, en se rendant aux villes saintes, étaient obligés de passer sous notre influence, et nous pouvions en faire autant de partisans de notre politique.
Leur nombre était fort considérable, soit qu’ils arrivassent par terre ou par mer. Pour en avoir une idée dès à présent, il suffit de savoir que dans le mois de février t yo8 neuf vaisseaux ragusais étaient partis du seul port de Mogador, avec un chargement de ces passagers maures, se rendant tous à Alexandrie. D’autres vaisseaux de Raguse, frétés par le reste des pèlerins qui voulaient prendre la route de mer, étaient encore à la même époque dans les ports de Manzagam, de Salé et de Tétuan, lorsque Mtiley-Soliman leur ordonna de mettre de suite à la voile. C’est bientôt après que l’occupation d’Égypte mit la sécurité de ces pèlerinages sous notre responsabilité, et en fit la condition la plus nécessaire au maintien de notre bonne intelligence avec le Maroc. Les intrigues de nos ennemis pour effrayer les pèlerins, Jes faux bruits de toute espèce qu’ils répandaient parmi les Maures, le prouvèrent alors jusqu’à l’évidence.
De son côté le vice-consul de Mogador avait eu grand soin de prévenir le gouvernement français de tout ce qui touchait au départ de la caravane de Maroc pour la Mecque.
Cette caravane, écrivait-il le 22 décembre 1798, qui se forme chaque année pour aller en rabie, est partie dernièrement deMéquinez. Le roi, suivant sa coutume, l’a accompagnée jusqu’à une certaine distance, et a dit aux pèlerins réunis au nombre de quelques milliers, qu’ils K ne devaient pas ignorer que l’Égypte était au pouvoir de la France, mais que leur voyage n’en serait nullement interrompu par les Français avec lesquels il était ami. »
Le Directoire, sous l’inspiration de M. de Talleyrand, si capable de s’entendre à cet égard avec le général Bonaparte, donna des ordres à ce dernier pour la protection des pèlerins, et en fit informer Muley-Soliman par notre consul général. Cet empereur, plein de confiance sur l’accueil qu’ils recevraient à Alexandrie et au Caire, les détermina au départ, et calma lui-même les craintes que la conquête de l’Egypte avait excitées parmi ses sujets.
En même temps notre consul général, Guillet, secondait de tout son pouvoir ces bonnes dispositions. Pour dissiper les alarmes des Marocains et prévenir les effets des insinuations perfides de nos ennemis, il faisait traduire en langue arabe et répandre jusque chez les montagnards de l’Atlas (t), toutes les proclamations du général Bonaparte et les articles des journaux qui p~riaientdu triomphe des Français et de leur conduite généreuse envers les Égyptiens. Quelques Turcs, faits prisonnier: sur nos vaisseaux au combat d’AbouMr et amenés par les Anglais à Gibraltar, vinrent confirmer par leurs récits les rapports de notre consul sur le bon traitement que les musulmans recevaient en Égypte de la part des Français. Enfin des pèlerins, qui avaient fait partie d’une caravane protégée par le général Bonaparte contre les Arabes, ajoutèrent leurs témoignages aux précédents et achevèrent de dissiper les bruits menteurs que Anglais ne cessaient de répandre sur les actes de l’armée française et sur ses dispositions à i’égard des indigènes.
(t) Nous croyons que c’est à ces récits de la conquête de l’Egypte qu U faut rapporter le passage suivant de M. Chales Cochelet, à propos d~nn chef arabe des déserts de l’Oued- Nun (Voir tome II, page 3~i)
I) avait partagé, dit l’auteur de la relation du naufrage de la ~o/~K’, l’effroi qu’avait répandu dans les camps maures le succès de armes de l’empereur Napoléon, dont la renommée, à l’époque de l’occupation de l’Espagne, avait franchi les plus hautes montagnes de l’Atlas et était venue retentir jusque sur la lisière du grand désert. Mais le bruit de cette renommée avait produit sur ce Maure l’effet du tonnerre, que nous entendons souvent sans savoir de quel point de l’horizon il est parti. De même il ignorait quel peuple Napoléon avait si longtemps conduit à la victoire. Me l’ayant désigné sous le nom de Parte, qui pour lui voulait dire Bonaparte, je fus quelque temps sans pouvoir le comprendre.
Nous verrons plus tard que la conduite de notre diplomatie, lors de la conquête de l’Espagne, dut très-peu fixer t’attention des vrais croyants, et que le récit des pèterins .~ait sf”) pu frapper ton esprit.
a C’est à cette intime persuasion des bons procédés des Français envers les musulmans et surtout envers les Marocains, écrivait alors notre consul, que nous devons la continuation de –la paix et la réponse de MuIey-Sotiman à l’envoyé d’Alger. o Sachant que les Français n’avaient porté aucune atteinte à la religion musulmane, et qu’au contraire, ils avaient protégé contre tes Arabes les caravanes qui étaient passées en Égypte, ce prince déclara qu’il n’avait aucun prétexte d’armer contre eux. il 6t la même réponse à l’envoyé de la Porte, tandis que les régences barbaresques se déclaraientàu contraire pour le Grand Seigneur et armaient contre nous.
C’est alors que les Anglais et les Portugais ayant perdu tout crédit auprès de Muley-Soliman, essayèrent de troubler le nord de son empire. Ils allèrent jusqu’à répandre le bruit absurde de sa mort et du débarquement d’une armée française à Ceuta pour soulever une partie de ses sujets mais les séditions qu’ils provoquèrent en cette circonstance furent bientôt réprimées malgré l’orrépandu partout avec profusion.
Nous pûmes jouir alors par nous-mêmes et par t’intermédiaire de l’Espagne redevenue notre alitée, <)e tous les avantages de l’influence européenne dans le Maroc; et c’était sans préjudice pour nous comme sans profit pour eux, que les Anglais, maîtres de la mer, étalaient dans la baie de-Gibraltar les trophées de la bataille navale d’Aboukir. Tels furent les résultats obtenus par les hommes politiques qui, au milieu de notre grande révolution, avaient su maintenir, à l’égard des rac<*s musu] mânes, les traditions de l’ancienne monarchie.
Combien différente a été la conduite de tant d’hommes d’État nés sous la république et l’empire Nous les avons vus à l’oeuvre lors des premières années de l’occupation de l’Algérie; et la destruction des établissements de Médine et delà Mecque nous a donné la mesure exacte de lenr intelligence; carc’est ainsi qu’ils ont exalté le fanatisme des populations vaincues, qu’il nous ont créé des milliers d’ennemis, et privés, du même coup, des relations commerciales attachées detouttemps aux pèlerinages qu’encourageaient ces établissements pieux.
CHAPITRE TREIZIÈME.
Premiers symptômes de la lotte entre le blocus maritime’de l’Angleterre et le blocus continental de !a France. –Avènement de Napoléon notiSé à ta cour de Maroc. Ruine eomptète de notre commerce avec cet empire après la bàtaille de Trafalgar. Appréciation du système continental par rapport aux races musutnMnes. Beprise de nos relations avec le Maroc à la paix de t8t5. Complète abolition de l’esclavage chrétien chez les Maures. Générosité de MttJey~SoMman envers les naufragés sur tes côtes de COued-Nnn et dw Sahara.
Notre bonne mteliigmce avec le Maroc avait survécu aux causes de rupture que semblait ren- dre inévitables l’occupation d’Egypte. Le prétexte de la religion, qui rallie toujours les musulmans à sa défense, dès qu’elle parait menacée on attaquée, et les domine jusque dans les actes les plus privés de !a vie, n’avait pu faire changer à notre égard un prince musulman de la race des Sehérifs. Vainement Muley-Taibi, frère de l’empereur et son calife, partisan déclaré des Anglais, avait répandu partout l’alarme sur le sort des pèlerins de la Mecque. Muley-Soliman, ainsi que son premier ministre, avait ré&isté à toutes les intrigues de nos ennemis; mais ceux-ci ne devaient pas se décourager. L’Espagne avait alors envoyé son ambassadeur, chargé de présents pour l’empereur.
L’Angleterre se hâta d’en faire autant, avec toute l’ostentation capable de frapper l’imagination des Maures, et que lui suggérait l’orgueil national rehaussé de la vanité de ses triomphes maritimes. C’était le moment pour le Directoire de donner à son tour une idée de la magnificence et de la grandeur de la nation française mais depuis longtemps il laissait sans réponse certaines réclamations de Muley-Soliman, relatives aux prises de nos corsaires, dont la conduite n’avait pas toujours été amicale sur les côtes de son empire, et peut-être aussi sans complicité avec les agents secrets de l’Angleterre. Heureusement nos ennemis s’appliquaient en même temps à produire une rupture entre le Maroc et l’Espagne ce qui les fit échouer à cause des liens intimes que le commerce établissait entre ces deux États. Mais l’Espagne, notre alliée, ne pouvait agir seule pour elle et pour nous et c’est alors que le Directoire restait dans l’iuaction, tandis que d’un autre côté les Anglais bloquaient Malte depuis qu’elle était tombée dans nos mains, et y envoyaient une nouvelle escadre de Gibraltar, pour former le siège régulier de l’île et de la place. Maîtres de la mer depuis le combat d’Aboukir, ils s’appliquaient sans relâche à y consolider leur puissance en recrutant une multitude de matelots étrangers ; car c’est ainsi qu’ils préludaient au blocus maritime tandis que le Directoire leur faisant fermer tous les ports de l’Espagne et de l’Italie, préludait de son côté au blocus continental.
Quant à ce dernier système, la pensée en avait déjà été formulée dans un rapport que Barrère fit le at septembr~f~~ à la Convention; mais la première exécution n’en commença que plu& tard, iaadi&que les Anglais réalisaient le système opposé sous les yeux mêmes de notre consul de Maroc, si bien plac6 à Tanger pour les observer à Gibraltar.
« Les Anglais, écrivait alors ce dernier, ne parviennent à entr tenir leurs escadres et Jeurs armements en course qu’avec le secours des matelots étrangers. Une infinité de Liguriens, Cisalpins, Vénitiens, Toscans, Maltais, Ragusais, Napolitains, Syracusains, Grecs, Espagnols, et même de Français, se trouvent sur leurs bâtiments. Gibraltar est un repaire où se réfugient tous ces déserteurs de leur pays, et où ils trouvent à se placer.
Sans cette ressource, on n’aurait armé à Gibraltar aucun corsaire, et plus de cent qui infestent ces parages et la Méditerranée n’eussent jamais sorti du port. Il n’y a pas même les états majors qui soient composés d’Anglais je m’en convaincs chaque jour par ceux qui relâchentdans cette baie (t). »
Quant aux causes de ce rassemblement de matelots étrangers, les uns provenaient des contrebandiers qui avaient l’habitude de séjourner à Gibraltar pour leur commerce avec l’Espagne, les autres étaient des marins espagnoisqui s’y étaient réfugiés lors de la dernière levée maritime ou qui avaient déserté l’escadre espagnole mouillée dans la baie de Cadix, parce qu’ils ne recevaient depuis longtemps aucune solde.
« C’est le mécontentement et la misère, ajoutait notre consul, qui les a donnés à nos ennemis et aux leurs. Il est surprenant à cet égard de voir comment l’escadreespagnole diminue chaque jour. On la dit réduite aujourd’hui à seize vaisseaux en état de sortir les autres ne le peuvent, faute d’équipage. On assure que toutes les fois qu’un vaisseau anglais louvoie dans la baie, c’est pour y appeler des déserteurs, et qu’il en reçoit toujours quantité que sa présence fait jeter à la nage pendant la nuit. D’autres enfin étaient des Français déserteurs de nos corsaires qui, ne trouvant pas à se placer, lors de la suspension des armements en course ordonnée il y a quelques mois par les commissaires de la marine à Toulon, et exécutée à Cadix par le consul de la république, s’enfuirent à Gibraltar. »
Ces détails nous révèlent l’état des forces maritimes des trois puissances, qui devaient se rencontrer de nouveau à la bataille de Trafalgar. Ils nous apprennent surtout comment l’Angleterre se préparait à se rendre maîtresse unique de la mer mais pour lors son gouvernement se contentait d’entraver le commerce des neutres, par exemple, ftt capturant le ?5 juillet 1800 une frégate danoise avec son convoi, ou bien encore en obtenant en 1801 de l’empereur de Russie et des puissances du Nord, une convention qui, tout en déclarant ia marchandise à l’abri du pavillon, faisait une exception pour la contrebande de guerre et lui assurait le droit de visite.
Cependant une terrible peste avait fait irruption dans le Maroc, où elle avait été apportée par les pèlerins revenus de la Mecque. Dans l’espace de quelques mois, de t~o~ à 18oo, elle y enleva un tiers ou un quart de !a population ()). Les Européens s’étaient enfuis, craignant les préjugés religieux qui, après avoir interdit dans le pays toute espèce de quarantaine, empêchaient également d’y prendre aucune précaution pour prévenir les effets de la contagion. La ville de Maroc perdit alors 50 000 habitants ; Fez, 65 000; Mogador, 4500 ; Saffy, 5000. Mais la perte la plus douloureuse pour nous, comme pour Muley~Sliman, fut ceUe de son premier ministre, Ben-Othman, politique habile, doué d’un esprit conciliateur si rare parmi les Musulmans, et notre ami, aussi bien que de l’Espagne.
(t) Voyez une lettre du t~ juin 1799 de notre vice-consul de Mogador, Broassonet. Voyez aussi ~.acAjoy:, qai raconttavec détails les effets de l’épidémie et les moyens emp1oyés pour la combattre account of Marocco, t* édit j page t ~ten6n les .~nmt/M maritimes. sur les différentes pestes de Barbarie.
Le traité de paix, commerce, pêche et tion, que ce ministre fit conclure avec cette dernière puissance, mérite d’être ici rappelé. Muley-Soliman s’y montra de son côté le digne fils de Sidi-Mohamet, et sa conduite d’alors fut regardée avec raison comme un nouveau pas vers la civilisation de l’Afrique; mais ce qui était moins exact à l’époque où notre Moniteur en fit connaître les résultats (i),c’était d’ajouter
« Les principes sacrés du droit des gens ont passé des livres de philosophie jusqu’aux cabinets barbaresques et commencent à régler leur conduite. »
La, conduite du sultan à l’égard de l’Espagne n’était en effet que la continuation des relations de Sidi-Mohamet avec Louis XVI, et la conséquence des principes chrétiens qu’adopte l’islamisme, et que le sultan marocain s’efforçait de développer, sans se douter le moins du monde de nos livres de philosophie.
« La différence des préjugés religieux des peuples divers, continuait notre Moniteur, est déjà un obstacle moins puissant à leur rapprochement réciproque et ces mêmes musulmans, qui n’offraient jadis aux infidèles que l’alternative du glaive ou d l’esclavage, ne parlent aujourd’hui que d’amitié, de bonne intelligence et d’harmonie envers des puissances chrétiennes. Enfin, un empereur de Maroc écrit et signe qu’il fait des vœux pour que le nom odieux d’esclavage soit effacé de la mémoire des hommes (Art. 13). JM
Ce langage du journal officiel prouve que dix ans avaient suffi pour faire oublier les antécédents de l’ancienne monarchie, véritables causes des améliorations morales du Maroc ; or, pareil oubli pouvait conduire facilement à de fausses démarches tes qu’on essayerait de faire tourner au profit de notre politique les dispositions du sultan dont on ignorait ainsi le point de départ.
Quant à ce qui concerne l’Espagne, c’est en vertu de son traité avec Soliman, que ses colons de l’archipel Canarien eurent droit de pêcher sur les mers au nord de Sainte-Croix de Barbarie, et que la compagnie des Cinq Jurandes de Madrid put continuer de jouir du privilége exclusif d’exporter les blés de Maroc par le port de Darbeyda.
L’article jn~ est un pas vers l’abolition de la course, sorte de piraterie autorisée et encouragée par les peuples policés de l’Europe, et que nul droit de guerre ne saurait légitimer. Les matelots et effets marocains, prissur des vaisseaux en guerre avec l’Espagne, seront rendus sans rançon par le Espagnols, et réciproquement. De même, les bâtiments et effets marocains capturés par une puissance en guerre avec Maroc, ne pourront être vendus dans les ports d’Espagne; cette condition est réciproque.
«Les esclaves chrétiens, de quelque nation qu’ils soient, qui, s’étant soustraits à leur captivité, seront venus trouver un asile à bord des bâtiments espagnols ou dans les forts et places que S. M. C. entretient sur la côte d’Afrique, ne pourront être réclamés par leurs maîtres, a
Enfin un article établissait qu’en cas de rupture des puissances contractantes, les prisonniers ne seraient point regardés comme esclaves, mais qu’ils seraient échangés comme ceux des nations européennes entre eues. C’est ainsi que l’Espagne continuait dans le Maroc l’oeuvre de notre ancienne monarchie.
L’année 1801, qui suivit celle de la peste, signalée par la révolte des montagnards Berbères des environs de Fez et de Méquinez. Ils avaient pris les armes, sous prétexte que Muley-Soliman ne remplissait pas ses engagements envers eux qui Favaient les premiers proclamé et soutenu lors de son avènement au trône. Mais ces révoltés, qu’encourageait Muley-Ibrahim, fils de Muley-Jesid, après avoir perdu 600 hommes, se réfugièrent dans les montagnes, et l’empereur ne songea pas à les poursuivre, occupé qu’il fut ailleurs par l’ambition de son neveu. Celui-ci persévérant dans le projet de détrôner son oncle, il fallut en venir à une action générale; et le ta mai 1801 Muley-Soliman y défit complètement Muley-Ibrahim, en lui tuant 8,000 hommes et faisant 2000 prisonniers. Le prince rebelle demanda bientôt après à capituler; et l’empereur accepta sa soumission en lui faisant jurer serment de fidélité sur le Coran.
Cette guerre civile était à peine terminée, que Muley-Soliman força le consul des États-Unis à quitter Tanger, et déclara ia guerre à son gouvernement, à cause du blocus mis par l’escadre américaine devant Tripoli que l’empereur comptait parmi ses meilleurs alliés. Mais la cessation de ce blocus amena l’année suivante la paix avec les États-Unis, et le commerce américain n’eut plus rien à craindre de la piraterie des Maures.
~Cependant Bonaparte était devenu premier consul et le 18 brumaire, glorifié par la victoire de Marengo, avait ramené l’ordre dans l’intérieur de la France, la dignité dans ses relations extérieures. Mais l’Egypte était perdue sans retour, et Malte s’était rendue aux Anglais. Pour échapper à leur despotisme maritime, l’Espagne, apres avoir renoué avec nous le pacte de famille,s’était dévouée à notre politique. Repoussant toutes les marchandises de l’Angleterre, elle était entrée sans réserve dans le système continental et nous offrait généreusement le concours de sa marine.
C’est alors que le premier consul chargea ï’amirat Gantbeaume, qui t’avait ramené d’Orient, de réorganiser nos forces navales dans la Méditerranée.
Que n’y appliquait-il aussi lui-même toutes les ressources de son génie ? Il était beau du moins, au souvenir de tant de gloire nationale répandue sur cette mer intérieure, de vouloir en faire un lac français; tandis qu’avec les produits de l’Afrique septentrionale, on pouvait supplanter tout te commerce anglais de l’Amérique et de l’Inde. Espérances magnifiques, dignes de celui qui les faisait naître sur le sol encore agité delà patrie, mais destinées à avorter par l’erreur des moyens et l’impatience du succès. Elles semblèrent pourtant justifiées, en juillet i8o<,par la victoire d’Algésiras, où trois vaisseaux français commandés par l’amiral Linois, repoussèrent six vaisseaux anglais, après en avoir réduit deux à amener pavillon. L’année suivante, une escadre commandée par ï’amirat de Leissegnes avait forcé le dey d’Alger à nous accorder satisfaction et à nous livrer sans rançon un grand nombre d’esclaves chrétiens. Le premier consul se fit également protecteur de la navigation chrétienne auprès du bey de Tunis. La paix d’Amiens apportait enfin le bénénce du temps, garantie la plus nécessaire à l’exécution de ses vastes projets. Mais l’Angleterre, en signant ce traité, n’avait promis de restituer Malte que pour ajouter un nouveau mensonge à la longue série de ses déloyautés. Profitant des prétextes que lui fournissait l’ambition trop active du premier consul, elle refusa de rendre ce poste dominateur de la Méditerranée et ia guerre éclata plus générale et plus terrible qu’auparavant.
L’Angleterre reprit aussitôt sa politique, en coalisant tous les matelots de ~Europe contre la France.
Le meilleur moyen de neutraliser cette tactique, était à coup sûr d’attirer ces mêmes matelots sur le sol français pour augmenter le personnel de notre marine. Comment donc expliquer l’arrêté du 26 floréal an XII , qui les mit tous en état de suspicion d’espionnage, et les éloigna de nos ports, où on aurait dû les nxer par toute espèce d’encouragements?
Le bruit de nos victoires continentales, auquel ise mêlait le souvenir de la victoire d’Algésiras, soutint pourtant notre supériorité dans le Maroc, et notre influence y était encore intacte en i8o4, quand Bonaparte se fit proclamer l’empereur Napoléon. Notre commissaire général Guillet étant mort à Tanger l’année précédente, M. Fournet, chancelier du consulat, fut chargé de notifier cette élection à la cour de Maroc. Il s’adressa à cet effet à Muley Absulem, le fils chéri de Sidi- Mohamet, qui avait toujours soutenu notre influence auprès de son frère Muley-Soliman, et il essaya d’obtenir par cet intermédiaire que le sultan prît l’initiative de la correspondance avec l’empereur des Français. Mais MuIey-Absutem lui répondit en rappelant ce qu’il croyait dû à la supériorité de l’islamisme Le sultan des vrais croyants ne a doit pas commencer d’écrire à celui des chrétiens. Ne me parle ptus comme cela. »
Cet avis méritait de n’être pas oublié plus tard quand un nouveau consul de Napoléon voulut trop souvent humilier l’orgueil religieux de Soliman devant la puissance purement politique de la France.
A la même époque, un fait peut-être trop oublié rappela l’immémoriale disposition de tous les barbares du nord de l’Afrique à la piraterie et à la guerre maritime. C’était le moment où la désorganisation se mettait au centre de la civilisation musulmane. L’évacuation de l’Egypte par les Français et par les Anglais l’avait laissée en proie à l’anarchie des Arnautes; et les villes saintes étaient envahies par les sectaires Wahabites, qui, rendant les pèlerinages impossibles, menaçaient d’étouffer l’islamisme dans son berceau. Par suite de cette anarchie, le 18 juillet ï8o4, un religieux marocain, qui n’avait peut-être pu accomplir ses dévotions à Médine et à la Mecque, après s’être livré à d’aventureux brigandages en Égypte et dans la Barbarie, était venu s’établir entre Gigéry et Bone, parmi les montagnards indépendants du gouvernement algérien. Appuyé par ces indigènes, il déclara au divan de la Régence qu’il se regardait comme souverain du pays des Kabyles, et ajouta qu’il comptait armer des croiseurs contre toutes les puissances de l’Europe, l’Angleterre exceptée.
On rit d’abord de la jactance de ce fanatique aventurier, qui n’avait pour toutes forces navales qu’un sandal ou barque côtière, et l’on envoya d’Alger contre lui deux petits corsaires. Mais l’expédition ayant échoué, le marabout marocain, en juin 1805, s’empara, près de Gigéry, de six barques de corailleurs français, et traîna dans les montagnes les équipages, au nombre de 54 hommes (t).
La régence d’Alger envoya de nouveaux corsaires pour soumettre ces indigènes toujours indépendants, et ce ne fut qu’avec beaucoup de peine qu’elle parvint plus tard à détruire leur piraterie naissante curieux exemple du parti que nous-mêmes pourrions tirer de ces populations, en cas de guerre maritime, où l’Angleterre cette fois-ci ne serait pas exceptée.
Tandis que cette puissance cherchait, au mépris de la civilisation chrétienne, à encourager la piraterie barbaresque, elle ne craignit pas ‘outrager encore le droit des gens en enlevant à l’Espagne, et au milieu de la paix, quatre frégates chargées de trésors. A cet odieux guet-apens, un cri d’indignation s’éleva dans la Péninsule; la guerre fut déclarée le 4 décembre 1805, et le camp de Saint-Roch, devant Gibraltar, fut aussitôt renforcé. C’est dans ces circonstances que les convois et les vaisseaux anglais passaient et repassaient sans cesse dans le détroit. 10 000 hommes de troupes vinrent augmenter la garnison de Gibraltar, et la portèrent à 17 000 mille. Nelson s’y trouvait aussi avec son escadre ; et, malgré les nouvelles provisions apportées d’Angleterre, malgré celles qu’on allait chercher à Tanger et à Tétouan, les vivres y étaient d’une extrême cherté. Chaque boeuf extrait du Maroc était payé un quintal de poudre, et plusieurs fois des corsaires français vinrent enlever des bateaux chargés de ces provisions. Au milieu de ces attaques, un bâtiment de notre commerce fut pris sous pavillon prussien par un corsaire de Maroc.
Enfin, une épidémie qui régnait alors à Gibraltar, et les craintes qu’elle inspirait, jointes à celles de la famine, faisaient émigrer beaucoup d’habitants (i); tandis que dans la prévision d’une attaque combinée des armées de France et d’Espagne, les Anglais creusaient ces merveilleuses fortifications qui devaient faire une aire de vautour de l’ancienne roche de Calpé.
(t) Voir aux archives des affaires étrangères, la correspondance consulaire du Maroc, an ?L an XII.
(t) Voir la corrfspottJance consulaire du Maroc.
Toutes ces précautions annonçaient que l’alliance de Napoléon et de l’Espagne était dans sa plus grande ferveur. C’était aussi le moment où ces deux puissances réunies allaient se rencontrer-de nouveau avec l’Angleterre dans la plus formidable de leurs campagnes maritimes. tja bataille du cap Finistère, livrée sans résultat le z2 juillet 1805, n’avait donné que plus d’envie aux parties belligérantes d’en venir à un nouvel engagement. Celui jde Trafalgar, dans le mois d’octobre de la même année, fut sans égal par les pertes qu’y éprouvèrent tes trois puissances. On sait comment cette bataille fut perdue par l’inexécution des ordres que l’amiral de Villeneuve donna à Dumanoir-le-Pitey de venir renforcer le corps de bataille. Les marins de France et d’Espagne y déployèrent le dernier élan d’un enthousiasme que l’esprit continental de l’empire était incapable de leur rendre ; têt l’Angleterre y paya cher sa victoire par la mort !de l’amiral Nelson, en attendant que la tempête du lendemain vînt engloutir ou jeter à la côte, douze de ses vaisseaux démâtés, et frappât le dernier coup de ce terrible combat.
VLe désastre de Trafalgar interrompit immédiatejment toutes nos relations commerciales avec le Maroc. Ainsi Marseille, qui, en 180~, figurait ecore pour plusieurs exportations, entre autres, pour les gommes de Barbarie ou celles du Sénégal et de Tombouctou, apportées par les caravanes à Mogador, disparut entièrement de ce théâtre si productif pour ses industrieux habitants. Dès lors celui-ci ne nous fut plus connu que par les tableaux du commerce de l’Angleterre. Le vice-consul anglais de cette place commerciale, Jackson, nous en a laissé plusieurs relatifs aux années 1804 1805 et 1806, qui constatent le mouvement contemporain de l’intercourse avec le Maroc, et nous indiquent les produits les plus usuels que nos rivaux, -dors sans concurrents, introduisaient dans cet empire. Quant à notre inttuence politique auprès de la cour et des gouverneurs, elle s’y maintint comme auparavant, si ce n’est que Muley-Soliman voulut t désormais garder entre les parties belligérantes la plus stricte neutralité.
Cependant la lutte du blocus maritime et du blocus continental marchait à pas de géant, et enveloppait successivement toutes les nations.
L’Angleterre ne voulut plus se contenter d’entraver le commerce maritime des neutres, et les bâtiments prussiens, dont le pavillon avait souvent protégé nos marchandises, furent capturés par elle en mai 1806, aussitôt après l’occupation du Hanovre par la Prusse. La déclaration de guerre qui s’ensuivit, obligea cette dernière puissance, qui ne demandait pas mieux, à se retourner contre nous. C’est alors que Napoléon vint la terrasser à la bataille diéna, comme il avait déjà fait de l’Autriche et de la Russie dans les campagnes d’Ulm et d’Austerlitz. Mais notre rivale maritime était à l’abri de ses coups; et c’est pour l’atteindre qu’en novembre 1806, par un décret tendu à Berlin, Napoléon «déclara toute l’Angleterre en état de blocus. C’était la formule complète du système continental; et dès lors les marchandises anglaises furent proscrites comme autant d’ennemies. Le janvier 1807, le cabinet britannique y répondit en prononçant fia connscation de tous les bâtiments se rendant en France ou ttans les pays qui nous étaient ai!iés, « et il appuya cette déclaration par tous les moyens qui pouvalent lui assurer l’empire exclusif de la mer. Ainsi, le y février, il défendit la traite des nègres, et, dans ce même mois, il fit ses deux tentatives infructueuses sur Constantinople et sur Alexandrie, i pour se faire ouvrir le canal de la mer Noire, et s’assurer le passage de l’Egypte aux Indes. En sèptembre, il fit bombarder Copenhague, s’empara de la flotte danoise, composée de 18 vaisseaux de ligne et 15 frégates, et prit Heligoland à l’embouchure de l’Elbe. Enfin, le novembre de la même année, il déclara « que tous les bâtiments destinés pour les ports de France devaient d’abord se rendre en Angleterre et payer une taxe. a C’était purement et simplement faire acte de propriété sur la navigation du monde enti~r qui pouvait commercer avec nous.
A cette usurpation inouïe, Napoléon par un décret de Milan du ty décembre 1807, se fit le j protecteur de la liberté des mers. « Tout vaisseau, t dit-il à son tour, qui paye un impôt à l’Angleterre est dénationalisé. » Et pour que cet ordre impérial ~pùt recevoir son exécution, il voulut marcher sans retard à la conquête de tout le continent.
C’est alors que ses idées gigantesques éloignèrent de lui l’homme aux idées justes et praticables, M. de Talleyrand, qui d’abord l’avait si bien secondé dans l’expédition d’Egypte et dont nous rappellerons bientôt la politique à l’égard du Maroc.
Quant à Napoléon, emporté par un génie sans frein qui ne tenait plus compte du temps, et se croyait au-dessus de la justice, il ne pouvait plus se contenter de l’alliance de l’Espagne, telle qu’elle avait existé jusqu’alors; car cette union n’avait fait que l’embarrasser, comme toute alliance d’un État&ible auquel il faut communiquer de sa propre force. Il crut donc qu’il lui serait aussi facile et aussi légitime de s’emparer de la Péninsule, que FAngteterre avait fait de la flotte du Danemark. H fal!”it d’ailleursqu’i! atteignit son ennemie dans Gibraltar, en occupant AIgéstras et les ports de l’Andalousie, tandisq~d était déjà maître duPortuga) C’était une nécessitédesa position mais pourquoi y joindre l’odieux guet-apens de Bayonne en vers le peuple leplus busceptible sur le sentiment de l’honneur? En 1808,nos armées étaient descendues des Pyrénées jusqu’aux colonnes d’Hercule, ayant à combattre à chaque pas les mêmès populations qui naguère nous accueillaient en frères. les Espagnols appelaient en outre tous leurs ennemis! pour les armer contre nous; et la junte de SéviHe, réfugiée à Cadix, livrait même aux Anglais Ceuta; la seconde porte du détroit, tandis que ces derniers préparaientla ruine complète de la puissance espagnole en encourageant la révolution coloniale de rAmérique du Sud.
C’est dans ces circonstances que le besoin se faire de nouveaux alliés, après s’être fait tant d’ennemis, détermina Napoléon à renouer les relations qu’il avait été forcé d’interrompre avec Muley-Soliman. Ce dernier lui avait pourtant envoyé une ambassade pour le féliciter comme empereur des Français. Mais c’était sur les instances réitérées de notre consul, M. d’Ornano, qu’il s’était déterminé bien malgré lui à cette démarche dont la lettre deMuley-Absulem avait déjà montré le point délicat. Aussi cette condescendance du sultan fut-elle la dernière qu’il eut pour Napoléon. C’est le 6 septembre 1807, que ce dernier reçut au palais de Saint-Gloud les lettres de créance de l’envoyé de Muley Soliman, Hadji-Edris-Rami, chef vénéré de la puissante famille des schérifs de ce nom, issue du fondateur de Fez(i). Cet ambassadeur lui adressa en arabe le discours suivant
« La louange est à Dieu.
Au Sultan des Sultans, au plus glorieux des souverains, le magnifique et auguste Empereur Napoléon.
Nous offrons à Votre Majesté un nombre de salutations infinies et proportionnées à l’étendue de notre amitié pour e!te. Notre Seigneur et Maître Suieyman, Empereur de Maroc (que Dieu fortifie et éteroise la durée de ~on empife),nous aen~oyé auprès ~e Votre Majesté pour là féuciter sur son heurenx avénement a tHrÔne de fa pui~ance.Hpst a votre égard ce que sesprédéeesseurs onPé~ constamment à regard des vôa-es iidéte aux traites Vous êtss à sM yeux ~ptûs grand, ieptjas~d tuigue parmi tous tes soufrai Bs de PEurop€e l’amitié de ~otreMajesté luiest extrémemënt pfécieuse. ILm’a envoyé auprès d~iie avec des prsents.Qu’eUe daigne ies accepter. Nous ptdoas te Tout-Puissant qu’il edntinuëà accordera Votre Majesté un bonheur et nne satisfaction inaitérâblés (<)!
Le seul résultat de cette ambassade fut de préparer pour l’année suivante une voie aux projets de Napotéon. Il est pourtant un autre motif qui eut pu donner encorelieu à cette avance ttu musulman, c’est le besoin extrême que le Maroc avait alors des marchandises de l’Europe, et le désir de renouer des reIatioDS commerciales avec la France.
Nous voyons en effet que le 6 mai 1807, Muley-Soiiman, mécoutent de ce que les bâtiments ne rapportaient point a Mogador des marchandises utiles ou de luxe, écrivit aux nëgôctants de cette ville la lettre suivante:
<c A tous les marchands de Mogador, maures, chrétiens et juifs, j’ai trouvé que cette ville ne contient aucune des marchandises qui manquent dans le pays. La cause en provient de ce que vous n’importez dans le pays aucune de celles qui payent des droits ce qui n’est d’aucun avantage pour moi, non plus que le lest qui nous est à charge. Je souhaite que ‘vous importiez des marchandises utiles au pays et j à la cour. Quant à ce qui me concerne Dieu m’a j lait la grâce de n’en avoir pas besoin. Je viens d’ordonner à Ben-Abdesadek, que tout marchand qui n’apportera point dans le pays ou dans les ports des choses utiles, ou qui n’apportera que du lest, i soit renvoyé sur-le-champ avec son vaisseau vide.
9 H vous sera donné du temps suffisamment pour ~que vous puissiez faire parvenir cette nouvelle à vos amis. La paix soit avec vous!
Telle était la situation commerciale des Maures, lorsque l’année suivante le capitaine de génie Burel, ancien officier de l’armée d’Égypte, fut envoyé dans le Maroc. Il partit de Madrid, où il se trouvait avec Joseph Bonaparte, alors roi de Naples, mais qui devait être bientôt celui d’Espagne.
Le but de sa mission était d’entraver les opérations mercantiles des Anglais, de les priver des facilités qu’ils trouvaient sur les côtes du Maroc pour l’approvisionnement de Gibraltar et de leurs escadres, et de nous assurer éventuellement les mêmes avantages dans les circonstances où le gouvernement jugerait à propos de les réclamer (t).
Mais cette mission échoua par suite de la hauteur que notre consul générât, M. d’Omano, mita déterminer Mutey-Solimam à sortir de sa neutralité. De son côté, M. Buret, oubliant toutes les convenances de la cour de Maroc, n’avait offert aucun des présents d’usage, que notre ancienne diplomatie était si soigneuse d’envoyer en pareille circonstance. Néanmoins, avant le retour de cet envoyé l’empereur de Maroc lui fit remettre par son ministre, pacha des provinces septentrionales, une note de quelques manuscrits arabes, qui devaient, selon’ce prince, exister à Paris, et dont il désirait si vivement avoir des copies, qu’il n’était pas de prix qu’il n’en donnât. Mais ce moyen fut encore négligé pour cultiver l’amitié d’un prince dont nous avions besoin, et qui ne manqua pas de se plaindre de cette négligence.
C’estainsi que, pendant les guerres de l’empire, nos relations avec le Maroc constatent l’oubli des traditions diplomatiques à l’égard de l’islamisme.
(<) Le capitaine de génie Burel fit encore la reconnaissance géographique du nord du Maroc durant les années 1808 et 1809. Cette reconnaissance a été communiquée par M. le chev. Jaubert à M. Lapie, qui s’en est servi pour la carte de cet empire.
Ce triste résultat était au reste inévitable, si ton songe comment notre diplomatie se recrutait alors, dans la nobiesse improvisée par Napoléon, et parmi tant de plébéiens imitateurs des marquis de là régence et de Louis XV. Or, tous ces beaux esprits réchauffés du XVIIIè siècle, en dédaignant le bon sens des classes moyennes, n’étaient certes pas faits pour surpasser ni même égaler leurs devanciers. Les exceptions qu’on citerait à cet égard, ne feraient que confirmer la règle générale, et cette règle, on n’en peut plus douter, quand on compare le rôle où le héros de l’armée d’Egypte, n’écoutant naguère que les inspirations de son génie, agrandissant sur l’Orient les vues de Leibnitz de Louis XIV et du duc de Choiseul, avec le rôle du général fait empereur, et se bornant désormais à la politique du continent, où, par ignorance de toute politique maritime et commerciale, l’excitaient et le retenaient tour à tour ses braves anoblis. Dans le premier cas, le jeune Bonaparte, renouant le présent et l’avenir aux grands souvenirs historiques du royaume très-chrétien, dirige le torrent des idées nouvelles qu’il force à l’obéissance par l’admiration. Dans le second, au contraire, ces idées nouvelles, tout en reconnaissant pour chef Napoléon, se constituent dans une alliance incohérente avec les habitudes nobiliaires du dernier siècle, et par la force de résistance qu’elles viennent d’acquérir, forcent le génie à la fois le plus traditionnel et le plus original des temps modernes, à reprendre la fatale route de la politique exclusivement continentale, dont nous avons déjà vu une première fois, sous Louis XV, le funeste contre-coup dans le Maroc.
De là, le brusque changement qui s’opéra dans nos relations avec cet empire. Naguère les pèlerinages respectés y avaient produit un effet merveilleux. Soliman rassure lui-même les caravanes de pèlerins prêtes à partir les bulletins et les proclamations de Bonaparte, traduits en langue arabe et berbère, portent le respect de la France jusque danf. les montagnes les plus reculées de l’Atlas enfin le< Turcs faits prisonniers sur nos vaisseaux et conduits à Gibraltar, étant passés d~ns le Maroc, attestent la magnanimité du générât et de t’armée <!e ta république, si respectueux pour fis-iamisme et de tous ces faits nous voyons sortir le progrès continu de notre inftaence. Mais voilà que quelques années ont suffi pour faire oublier des antécédents auss~ ut~es qu’nonOraMes< Les agents de Napotéon veulent tout emporter de haute lutte. Ils blessent l’orgueil religieux- des musulmans, et se brisent contre cet obstacleinvincible, sans avoir la force maritime pour lui faire au moins sentir nos coups. Ainsi M. d’Ornano comprenait si peu la nature de cet obstacle rencontre à chaque pas dans les moindres relations avec l’islamisme, qu’il fallut chose incroyable! que M. de Talleyrand lui écrivit de Varsovie pour lui en donner une idée, ajoutant que le « cérémonial musulman n’étant <x pas celui des puissances eoropeennes, il fallait « bien se garder de faire d’uneqnestion d’étiquette une question pohtiquë.
Ces faits indiquent la révolution profonde qui s’était accomplie dans Ie~ idées et le personne! De nos agents consulaires auprès des musulmans. Mais quels graves enseignements ne résuite-t-il pas de la manière dont nous avons vu se former, à Gibraltar, ce système de blocus et de grande armée maritime que l’Angleterre devait opposer au système continental de Napoléon Soulevant tous les matelots des peuples vaincus, et coalisant même tes forces navales arrachées aux alités delà France, l’Angleterre enrôlait sur ses vaisseaux, Génois. Italiens, Espagnols, Vénitiens, Hollandais, Danois, et même les déserteurs français, que des lois trop sévères ou mal appliquées tenaient éloignés du pays. Les sept ou huit mille corailleurs qui pêchaient le corail entre Boue et Tunis, ne connaissaient aussi que la protection britannique ; enfin la presse des matelots américains, ajoutée à celle de tous les matelots de l’Europe, ne laissait d’autre ressource a l’empereur que celle d’enrôter tous les soldats du continent. C7est ainsi qu’il se laissa je-ter dans le système exclusif qui, ne pouvant s’établir alors que par la violence, devait inévitablement périr par ses propres excès.
Cependant ladéeadence de notre commerce avec < les musulmans et l’intelligence de nos rapports avec eux, se prolongeaient comme l’oubli de la restauration-de notre marine. C’est alors que l’application du système continental aux marchandises du Maroc coupa court immédiatement aux dernières relations que ses armateurs entretenaient encore avec nous. Faute, par exemple, de quelques formalités remplies par le vice-consul de Larache, plusieurs Maures, en arrivant à Marseille, virent leur cargaison séquestrée comme suspecte; et puis, la restitution s’en fit attendre plusieurs années, durant lesquelles leurs vaines réclamations, intimidant leurs compatriotes, les détournèrent de tout commerce avec nous. De sorte qu’après avoir perdu, avec la liberté de la navigation, notre ancienne importation dans le Maroc, nous en perdîmes aussi toute l’exportation, puisque les Maures, que rAagteterre taimait libres à cause des apprôvistOBafments qu’este en recevait pour Gibraltar, ne voulurent plus entreprendre le seul transport en France qui eut encore été possible.
Des faits d’une tei!e gravité, dans nos relations avec les sujets de Muley-Soliman et en générât avec toutes les races musulmanes, nous autorisent peut-être, malgré le brillant succès de notre diplomatie à Constantinople en 1807, malgré la cession des Hes Ioniennes obtenues au traité de Tilsitt, à donner ici notre appréciation du système impérial.
Et d’abord pourquoi s’obstiner à prétendre avec des hommes d’un patriotisme plus sincère qu’intelligent, que sous la république et l’empire nous n’avons presque jam~s fait de fautes, et que c’est à la fatalité qu’iifau) s’en prendre de nos derniers revers? En vérité, si l’on voulait dire que le courage ne nous a jamais fait défaut et que nous l’avons toujours emporté par l’héroïsme, rien ne serait plus évident. Mais la prudence, maisla mesure, mais l’intelligence diplomatique pouvaient-elles être le partage immédiat de plébéiens anoblis sur le champ de bataille, et d’hommes d’action livrés à toute l’exaltation des principes qu’ils avaient fa’t triompher? Il suffitde voir comment les nouveaux agents consulaires croyaient alors servir et représenter la France. Ne tenant compte des coutumes indigènes ni des préjugés religieux, ils ne pouvaient faire aucune démarche, même les plus innocentes, sans nous créer d<*s ennemis. Peu importait sans doute le nombre de ceux-ci scr le continent, puis qu’il était facile de les vaincre; mais au delà des mers comment les atteindre,lorsquetant de fautes combinées avaient compromis nos relations commerciales, ruiné notre marine marchande et porté le dernier coup à notre marine militaire, pour nous pousser dans la voie incomplète et sans issue du système continental? Si ce n’était le résultat trop longtemps dissimulé d’une maladresse désespérante, ce serait à coup sûr la plus criminelle des trahisons. L’alternative est inévitable, et il faut courageusement la poser si l’on ne veut que la faute en retombe sur la France elle-même, sur la cause nationale tout entière, et si, pour sauver la réputation d’habileté de quelques-uns de nos agents, on tient à ne pas compromettre à la fois le présent et l’avenir d’un pays dont on aurait ainsi méconnu le passé.
Comment ne pas voir aussi que la seule manière de profiter de la glorieuse et cruelle expérience de l’empire, c’est de bien comprendre ce qui devait fatalement advenir de cette France, pour la première fois enchaînée au sol européen, et condamnée à n’y plus faire que de la politique continentale, après avoir livré à l’Angteterre la politique maritime qui est aujourd’hui celle du monde entier Évidemment de ces deux politiques, l’une intérieure et l’autre extérieure, celle-ci, enlaçant l’autre et maîtresse d’ailleurs de tous les marins de l’Europe, devait naturellement l’emporter. L’histoire et le bon sens n’ont-ils pas toujours résolu cette question, depuis que Rome primitive se fit puissance’navate pour triompher de Carthage, jusqu’à Richelieu prenant ta Rochelle ~n restant maître de la mer malgré l’Angleterre, ou jusqu’à Louis-XVI réhabilitant Ja France des traités de n63 par ses nettes renouvelées et par une guerre d’outre-mer ? Tous les événements décisifs ont donc prouvé que 1a guerre maritime, dont on ne prend que ce que Fou veut et quand on veut, où T’en peut toujours se tenir en réserve pour le moment opportun et Je combat dênmtif,dott nécessairement l’emporter sur une guerre continentale, où le vainqueur, en contact incessant avec desvamcas avides de représailles, ~peat etre-asé jMr ses propres victoires et n’est jamais sûr d’avoir livré son dernier combat.
Loin de nous toutefois de méconnaître un instant les bienfaits dont le blocus continental adoté l’industrie européenne~ ni les tentatives persévérantes que le retour de la paix devait rendre si fécondes, et dont les fruits inattendus affranchissent maintenant les nations des tributs qu’elles auraient payés à l’Angleterre. Certes, les efforts inouïs qui, pour réparer la perte de nos colonies, devaient remplacer, par exemple, la canne à sucre par la betterave, justifient dans leurs succès tardifs le but de Napoléon et quelques-uns de ses moyens. Ainsi, grâce à son génie, les découvertes de la chimie moderne peuvent nous donner aujourd’hui bien des produits que la nature avait exclusivement gardés pour l’Amérique et les Indes.
Ces découvertes, alors destinées à renouveler le commerce de l’Europe, méritaient sans doute, comme elles le forent, d’être célébrées à l’égal des victoires de nos soldats car elles tendaient à produire, en sens inverse, les mêmes effets que l’invention de la boussole dans les mains de Christophe Colomb (i). C’était donc là un beau côté du système continental; et c’est aussi le seul qui lui ait survécu. le seul qui triomphe maintenant de FAn- gleterre. Mais comment triomphe-t-il, sinon à t’aide des relations maritimes et commerciales; sinon par l’union des matelots de l’Europe avec ses soldats? C’est donc la pensée de Napoléon qui se réalise, mais par la liberté du continent, et par des moyens diamétralement opposés à ceux du système impérial Preuve nouvelle que cesysteme, tel qu’il avait été appliqué, devait inévitablement succomber dans sa lutte contre le blocus établi sur mer.
Voir encore, pour le système conimenta!, l’excellent ~Mt wr le commerce de ~~r/Tfc/c, par Jules Jutiany
Loin de nous également de prétendre que Napoléon n’a point apprécié l’importar ce de a marine’ Seulement la réponse qu’il fit à l’amiral Viileneuve prouve que son esprit n’avait pu se lamifiariser avec l’emploi qu’il fallait en faire. On sait que cet amiral, consulté par te gouvernement après la rencontre du cap Finistère, n’adopta pas le plan de combattre l’escadre anglaise en ligne de bataille, surtout avec des flottes nombreuses combinées. Il se fondait sur ce qu’alors nos vaisseaux n’étaient point aussi bien armés, ni nos marins aussi exercés que ceux des Anglais et qu’d était bien-difficile de faire évoluer une escadre combinée, composée de plus de vingt vaisseaux, bien, c’est à ces objections que Napoléon répondit « qu’on ne devait jamais balancer d’attaquer l’ennemi paptcutoa en le rescoatrerait~et~qu’il importait peu de perdre des vaisseaux, pourvu qu’on les perdit avec honneur, a Paroles plus dignes de l’imagination chevaleresque du moyen âge que du bon sens de notre grande t’évolutionJ
Ce langage, au reste~ nous explique pourquoi Napoléon s’occupa tant à creuser des ports et constraire des navires, et si peu J~ former des matelots, qu’il croyait pouvoir improviser comme des soldats, si peu à leur trouver des chefs d’intelligence autant que de cœur,capables de remplacer les anciens capitaines de vaisseau que nous avait enlevés l’émigration. Par quel motif enfin laissa t-il l’Angleterre coaliser contre lui tous les marins de l’Europe? Funeste et trompeuse sécurité,-qui se révéla tout entère, mais trop tard, dans les instructions adressées, en 8 [ à notre escadre de Toulon’«Les vaisseau ennemis, disait l’ami- ral Ëmériau <~M< grande partie armés de //M~/M étrangers, et retenus par la contrainte (dites par une haute paye), résisteront mal à un abordage (i). » Mais, d’ailleurs, pour aller à cet abordage, ne fallait-il pas des marins habiles à la manœuvre? et, pour les avoir, n’aurait-il pas fallu, à l’exemple de l’Angleterre, les attirer de longue main, les gagner, les acheter au poids de For et au prix de quelques-uns de ces millions naguère jetés par centaines à nos armées du continent ?
(i) Histoire d& nos combats de tuer depuis ~79~ jusqu’en !8)3 page 23~. Paris, 1820.
La déraison d’un pareil système était sans remède à la fin du blocus continental, qui n’avait pu se développer sans organiser en proportion le blocus maritime, et eu assurer de plus en plus la supériorité. Qu’importait alors d’avoir essayé, dix ans auparavant, la restauration de notre ancienne puissance coloniale, d’avoir donné à la Martinique un administrateur comme M. de Laussat, ou confié le sort de l’île de France à un marin comme M. l’amiral Duperré? Le système général, péchant par sa base incomptète, croulait sous le poids d’une grandeur irrégulière et sans
Que la cause de cette chute frappe l’opinion publique de son évidence, qu’elle nous parle à tous avec l’autorité des héroïques malheurs de 1815 et ce sera le seul bien que nous puissions emprunter à Fécott; impérialiste. Car, malgré l’ascension éblouissante de son chef, elle a fini, comme l’école des marquis de la Régence et de Louis XV, en laissant tomber la France d’autant plus bas que le génie de Napoléon l’avait portée plus haut.
Rappelons encore que si nous avons pris Alger, surtout si nous l’avons conservé, c’est toujours ~malgré l’esprit exclusivement continental de ces deux écoles, réunies sans s’en douter, et qui ne comprendront jamais combien, jusq~a parfait équilibre de nos flottes et de nos armées, la Méditerranée et FCcéan nous importent plus que les bords du Rhin. Le système de f empire nous a donc légué un héritage qne nous ne devons accepter! 1 que sons bénénce d’inventaire. Il a réveillé dans s toutes les classes de la nation cet amour de la gloire ,cet esprit aventureux et chevaleresque qui, vingt années durant, nous a fait promener dans toute l’Europe, au bruit dutambour et du canon; mais cette nouvelle chevalerie, qui enflamme tous nos citoyens, qui anoblit le pauvre, et retrempe le riche CHeminé, ne peut plus être utile au pays qu’en oubliant le continent, voué désormais aux t seules influences du commerce et (te la civilisation. C’est donc en se portant au delà des mers que l’activité des esprits ardents et ambitieux pourra se déployer pour la grandeur de la France, en fondant de nouvelles colonies, soit en Afrique ou s’élève déjà un nouvel empire soit vers l’Orient où nous appelle le souvenir de nos aïeux.
Maintenant, inutile d’ajouter que la ruine de notre commerce fut sans retour dans le Maroc jusqu’aux dernières années de Napoléon. Quant à notre cocsul, son rôle fut alors réduit à une simpie politique d’observation à l’égard des musulmans. D’un autre côté, comme M. d’Ornano s’était plus d’une fois compromis avec eux, et privé de points d’appui au milieu des populations indigènes, le succès ne pouvait répondre à ses efforts, lorsqu’il s’agissait de repousser les nouvelles mensongères et les lâches calomnies que l’Angleterre propageait dans le Maroc à chaque victoire de nos armées. A l’exception du représentant du Danemark, tous les consuls européens, et celui de Hollande en particulier, se faisaient alors les complices du consul anglais. Ainsi, plusieurs fois ces agents se réunirent en tribunal suprême pour juger de la validité des prises faites par descorsaires français réfugiés dans les ports marocains, et ils se prononcèrent toujours contre la France. Enfin, les désastres de f 8 [ et de 18 f arrivèrent. Contre ces événements exploités par tant d’ennemis, que pouvaient faire le dévouement et le patriotisme de M. d’Ornano? Se retirer dans une réserve digne, et attendre des temps meilleurs. Aussi, de toute la correspondance consulaire de cette époque, à peine est-il un fait digne d’attention. Le seul qui mérite d’être cité, intéresse une question qu’il nous importe aujourd’hui de résoudre celle des pêches sur les côtes occidentales d’Afrique. Or, nous voyons qu’en t8<3, dans le deuxième trimestre, quarante-quatre felouques ou moustiques se ren- dirent aux seules pêches de Larache, et que, du- rant le troisième trimestre, vingt-neuf bâtiments de pêche espagnols et portugais y chargèrent pour ~le Portugal, Cadix et Majorque.
Maintenant que des relations prévues peuvent s’établir d’une année à l’autre entre l’Algérie et le Sénégal, en touchant aux divers ports du Maroc, on comprend qu’un tel fait de la part des Espagnols et des Portugais, mérite de n’être point oublié par nous. M se rattache, en effet, à des entreprises du même genre que les pécheurs canariens font au sud de cet empire, et que nous pourrons iaire à notre tour, quand nous serons familiarisésaveccetta mer.
r: Mais l’étude de ces parages devant être l’objet d’un chapitre ultérieur, revenons a l’état de nos ~tattobs~g~~je~aroc~’
Chose étonnante y et quihon~M au plus h~tdegré la sa~~ de S~imani milieu de~maritime et continentale qui~ dans ses progrés, avait envetoppégradaeUement toutes les et embrasé de proche en prOGOptoustés points du globe civilisée te Maroc seul c<:Mïservait la neutrahté <ntre les partîesbeIltgé~ntes.A~ contraire, les autres Etatsbarbaresques, tous liés aux Àng!ais, et parttcuIièrem€nt~A!ger,iatsaïent la course contre les chrétiens en ne respectant que les protégés de l’Angïëterre. Ainsi~ par les intrigues de cette puissance, les gouvepnements de Joseph Napoléon en Espagne et de Murat dans le royaume de Naples, ne furent jamais reconnus par les Algériens qui ne respectaient des marins espagnols et italiens que ceux qui naviguaient sous le pavilon anglais. De son côté, l’Angleterre, reconnaissant tous les services qu’elle avait reçus de ces pirates, ou plutôt dans la pensée de ceux, qu’elle pouvait encore en recevoir, mit, au retour de la paix, leur Régence sous sa protection, et resta sourde, dans le congrès de Vienne, à toutes les propositions faites contre Alger. C’~st alors, en juin 1815, que les États-Unis eurent l’honneur d’attaquer les premiers et avec le plus rapide succès ce repaire de forbans. La nouvelle en était arrivée à Paris au moment même où les alliés,une seconde fois vainqueurs de Napoléon, prétendaient y dicter des lois conformes aux intérêts des peuples et de l’humanité et c’est quand la destruction complète des Algériens pouvait justifier, en apparence du moins, toutes ces prétentions par la mise en liberté de tous les esclaves, que l’Angleterre refusa une seconde fois de concourir à la répression de leur piraterie. Or tandis qu’elle s’obstinait à leur reconnaître le droit de faire des esclaves chrétiens et à garder les 2000 Européens qu’ils détenaient alors dans leurs bagnes, elle allait partout réclamant l’abolition de la traite des noirs dans le seul intérêt, disait-elle, de la religion et de la philanthropie. Ainsi a-t-elle fait toujours pour colorer son égoïsme. Il faut ajouter pourtant que l’Angleterre changea d’avis en 1816 lorsque l’expédition anglo-hollandaise de lord Exmouth et du baron Vander-Capellen força, la régence barbaresque à relâcher sans rançon tous les esclaves chrétiens et à n’en plus faire à l’avenir; mais c’est qu’alors l’Angleterre avait besoin de regagner l’assentiment de l’Europe à l’approche du congrès d’Aix-la-Chapelle; et une fois ce but atteint, elle laissa Alger reprendre le cours de ses déprédations, s’inquiétant peu si les puissances de l’Europe ne pouvaient s’y soustraire, qu’en payant tribut ou dissimulant cette honte sous la forme de présents.
(Ainsi, après la chute de Napoléon, quand le monde civilisé ne songeait qu’à établir la paix sur les bases de la justice et de l’équité, l’Angleterre s’opposa pàr deux fois à tout arrangement capable de supprimer la piraterie musulmane, cette honni du nom chrétien.
Quel singulier contraste offrit alors la conduite du roi de Maroc. A cette époque si tragique et si mémorable, Muley-Soliman se montra digne du mouvement civilisateur qui rapprochait les peuples trop longtemps divisés par une guerre universelle.
Nos relations avec lui s’étaient renouées a la paix de la l’estauration, et c’est alors que ce pnnce charitable et pieux réalisa l’abolition de tout esclavage entre cnrétiens et musulmans, dont la pensée avait rendu si remarquables les derniers rapports de Louis XVI et de Sidi-Moharnet. Il ne peut exister aucun doute sur la spontanéité de sa résolution, car c’était avant l’expédition de lord Exmoutb. Le prince musulman voulut encore s’obliger à racheter tous les naufragés retenus par les nomades du Sahara et de l’Oued-Nun; et il compléta son-oeuvre, en 1817, en désarmant toute sa marine militaire. Il en donna deux bâtiments au dey d’Alger, et en défendant toute espèce de course contre les chrétiens, il mit fin pour jamais à la piraterie du Maroc.
En 1818 les trois régences d’Alger, de Tunis et de Tripoli, encouragées sans doute par les dons faits à la première, envoyèrent des ambassadeurs à Muley-Soliman pour traiter avec lui d’affaires importantes. Ces affaires ne pouvaient avoir rapport qu’aux destinées de l’islamisme, alors menacées par l’insurrection de la Grèce. Mais le sultan n’hésita pas à persévérer dans son ancienne politique, qui était de ne se compromettre en rien avec les puissances chrétiennes. Déjà en 1816, ayant appris que plusieurs Maures, se trouvant en Europe, s’étaient donnés pour parents ou alliés de la famille impériale et avaient commis d’autres actes indiscrets afin de s’attirer plus de considération, il avait défendu, sous peine de mort, à tous ses sujets musulmans de faire aucun voyage en Europe; et quant aux juifs, auxquels il permettait de s’y rendre librement pour commercer, il ne les y autorisait qu’à condition de constituer, avant leur départ, deux personnes domiciliées, pour lui répondre de leur bonne conduite parmi les chrétiens.
Tout sujet du Maroc sans exception, disait-il en finissant, qui, se trouvant maintenant en Europe, se rendra coupable du moindre délit, j subira la confiscation de sa fortune, qui sera remise au gouverneur du port et distribuée aux pauvres. »
f~r– La crainte qu’un mauvais musulman ne déshonorât l’islamisme aux yeux des chrétiens et l’incertitude des événements dans les circonstances critiques où se trouvait alors la chrétienté, avaient dicté l’ordonnance en question. En renonçant, au profit des pauvres, à son droit de confiscation, Soliman ne laissait encore aucun doute que la pensée religieuse ne l’eût fait agir. Une pensée de même nature et son affection particulière pour la France le déterminèrent l’année suivante à nous témoigner toute sa munincence. La disette menaçait alors nos populations; et tandis que Mehmet-Ali, pacha d’Egypte, se Mtait à cètt d’envoyer à MatMitte 10 000 chargeS de frô et 40 000 charges de HégNEoe secs, ~rdoB~ nant à ses ageot& daos cette ~iHe d’y ~rëjdës distr&udons gratuites aux pauvres & ~à~~êé de chaquecargatsonfjE); Mutey Sohman, de s<~ùcote, par un privilège unique et illimitë accordé en nôtre faveur, nous ouvrait le Maroc pour en tiiert(Ktte espèce d’approvisionnetnent en bté, et mettait !e comble à sa générosité en renoQcaat à ses droits de douanes sur re~ortahon. Tels étaien~Ies témoignages de rattachement que tes races mùsuïmânes mani&staieat pohr !aFràïlceàU monient où se renouaient avec elles nos aLnciennes retationsjf commerciales~
Tous tes rapports du Maroc avec l’Europe setrouvèrent en même temps facilités. Ïjesuttanrenouvelant une ordonnance de Sidi Mohamed de ï~Sg, permit a tous !es négociants chrétiens de s’établir dans son empire, et déctara que <E dans ‘< le cas où un Européen faisant des affaires avec un de ses sujets en essuierait quelque préjudice, K la vigilance la p tus sévère serait exercée pour maintenir le droit deFEuropêen, Tàider à conserver sa propriété et lui assurer toute protection (a), a
Fc’est à la même époque que ce prince réalisa ses généreuses intentions à l’égard des chrétiens naufragés au sud de son empire, et paya lui-même leur rançon aux nomades de l’Oued-Nun et du Sahara. Or, comme ces rachats ont embrassé toute une série de relations particulières entre l’Europe et cette partie de l’Afrique, n’oublions pas qu’on pourra s’en faire une idée par les aventures de M. Charles Cochelet et du capitaine Riley, épisodes du règne de MuIey-Soliman.
Leurs relations rappellent, en effet, tout ce qui est arrivé à une foule de naufragés sur les mêmes côtes, par exemple, à Saugnier en t ~8~. Il y a toutefois cette différence, que dans les récits plus modernes le caractère des peuplades du littoral du Sahara y est représenté, à trente ou quarante années de distance, sous un aspect beaucoup plus hostile à la civilisation. Saugnier nous montre, au contraire, ces sauvages, a soupçonnés bien à tort de cruautés, comme les plus doux peut-être de l’univers quand on sait se conformer à leurs habitudes » et il tenait ce langage quand il proposait au gouvernement français, en i yga, de tenter un voyage dans l’intérieur de l’Afrique, au moment où la mort de l’Anglais Houghton venait de révéler tous les dangers de ce continent. Il y a donc là une grande question soulevée par ces points de vue si contraires; et il importe de la résoudre au plus tôt dans l’intérêt de notre civilisation.
fQuant à l’expérience maritime qui ressort des tnémes relations, elle nous apprend que les naufrages sur les côtes du Sahara tiennent la plupart à l’ignorance des courants marins, dont la-violence est te!te en ces parag~, q~cle bà~mèn~
Jtrouveabandottiaé pen~dévier de sa route de plus de quaran~telïéo~en momsdeirois~ours~ tabtes danStt~us les temps, ces courante Je sont davantage encore par les catmës~ui leur Mss~ une puissance irrésistible~,e’est~ que le~ vais= seaux privés de l’action des ‘voiles par défaut d’air ne peuvent se dérober à l’impulaidn des `eaux, et vont périr inïautiblement sur ia cote àM- caine, s’ils ont eu l’imprudence de s’en trop rapprocher.
C’est ïeaeal oubli de ces dangers qui a niuttiplié les naufrages sur les côtes d’Afrique. La ptupart ont eu lieu au sud du cap Bojador, que les anciens n’avaient jamais osé dépasser à cause de ces mêmes courants., Rejetés sur une côte inhospitalière, les Daufragés, quine peuvent s’en éloigner dans des embarcations, n’ont alors-d’autre parti à prendre que de se résignera d’affreuses privationsen passant esclaves dans les mains des sauvages habitants de,ces côtes. Heureusement ceux-<i sont intéressés à les vendre aux Maures et aux Arabes qui viennent à travers le Sahara commercer avec eux.Vendus ainsi dans les divers camps dn déserta les captifs passent ordinairement de main en main jusqu’aux frontières de l’empire deMarôc, en s’arrêtant chez les tribus indépendantes de l’Oued-Nun/où leur rachat commence à se négocier, soit avec les agents européens de Mogador, soit avec les gouverneurs maures qui commandent dans ta province du Sous. m
Depuis longtemps ce genre de négociations a fait sentir aux juifs et aux musulmans de ces côtes l’intérêt qu’ils avaient à la conservation des esclaves, et les avantages qu’ils ont retirés de leur rachat les ont disposés à de plus intimes relations avec les Européens. En 1806, Jackson élevait à 30 le nombre des naufrages de diverses nations qui avaient eu lieu dans ces parages depuis la mort de .Sidi-Mohamet : sur ces trente, il y en avait 17 anglais, 5 français, 5 américains, et 3 allemand, danois et suédois. Le vice-consul anglais fait remarquer, à cette occasion, qu’avant le régne de Soliman l’Angleterre ne pouvait racheter ses naufragés qu’en envoyant un ambassadeur avec des présents, outre le prix du rachat. Ces dinicultés. tenaient alors au discrédit qui pesait sur l’Angleterre, et qui avait fait taire à son égard les sentiments d’humanité de Sidi-Mohamet; mais avec Soliman le rachat des naufragés devint facile pour toutes les nations, surtout après la généreuse obligation que le sultan s’était imposée à la paix générate de 1815. G’est ainsi que l’empressement du gouverneur de la province du Sous à obéir à ce prince, hâta le rachat de M. Charles Cochelet et des naufragés de la Soplzie en 1810, ainsi que i la délivrance antérieure du capitaine américain Riley et de son équipage en t8ty (t).
(t) M. Charles Coehetet, dont la rançon conta 2500 fr., recommande aux naufragés qui veulent tirer le meilleur parti possible de leur infortune, d’avoir à la fois de la soumission et de la fermeté avec ceux qui les tiennent esclaves; de la soumission pour plaire au maître et t’Intéresser à conserver
C’est dans ces circonstances, devenues plus favorables aux relations du Maroc avec les chrétiens, que nos entreprises commerciales avaient repris leur cours dans ce pays, au souvenir de ce qu’elles y avaient été autrefois. Marseille, plongée dans la plus profonde misère par le système continental de l’Empire, était ressuscitée comme par enchantement à la vue des mers d’Orient et d’Afrique, ouvertes de nouveau à ses armateurs; et les laines, les huiles d’olive, les cuirs, la cire et toutes les denrées du Maroc étaient redevenus l’objet de ses négociations mercantiles en échange de nos produits. Il n’entre pas dans notre plan d’exposer en détail ces nouvelles relations commerciales. Quand il s’agit du présent, l’historien ne peut rien apprendre aux hommes de pratique, et il pourrait compromettre leurs entreprises en les faisant connaître sans à-propos. Il nous sufnra donc d’avoir rappelé à cet égard tous les antécédents historiques qui forment comme la théorie desquestions présentes, et en quelque sorte l’atmosphère où le génie positif et l’esprit d’expérience qui ne veudes chrétiens devenus sa propriété mais en même temps dei énergie, soit en résistant si on voulait vendre séparémen les captifs, soit en montrant l’audace et l’intrépidité, qui sont les qualités familières des Maures, et peuvent seules relever à leurs yeux des esclaves chrétiens. –L’appréciation morale des peuplades africaines, telle qu’elle ressort de ces recommandations, est au fond la même qne celle donnée par Sau~nier, bien que celle-ci les représente sous un jour beaucoup plus favorable, et les considère même co/nmc les meilleuy~j gens du monde, quand on sait se CfM/or/~cr c leur genre de vie.
lent pas tomber dansla routine et le terre à terre, peuvent toujours par Fètudè reprendre leur essor vers de nouveaux développements.
État du commerce sous le règne de Mutey-Sotimat).–Peste de 1818.–Conduite de M. Sourdeau, consul général de France.-Il est frappé par un santon, et lui pardonne après une lettre d’excuse du sultan. Guerres civites dans le Maroc. -État politique de cet empire. Mort de Muley-Soliman (1822). Avènement de Mn!ey-Abderrhaman, sultan actuel de Maroc. Portrait et caractère de son prédécesseur. Défaits de moeurs. Conclusion ‘de la partie historique.
La pacification de l’Europe n’exerça pas dans le Maroc toute l’influence dont elle aurait pu être susceptible. Le commerce extérieur de cet empire était alors fort restreint, et celui de L’intérieur ne l’était pas moins car Muley-Soliman avait adopté la pinpaft des mesures fiscales de Sidi-Mohanaet, dont le système, longtemps appliqué de mal en pis, avait appauvri les ressources du pays. Cette situafion avait encore été aggravée par la rigidité religieuse du prince, qui lui inspirait une aversion profonde pour toute apparence de luxe. Ainsi l’obligation qu’il avait imposée à ses sujets, comme l’exemple qu’il leur donnait par son humilité, de se vêtir des vêtements les plus grossiers, avait ruiné l’industrie indigène et entravé du même coup l’introduction des produits manufacturés de t’Europe. On aurait même dit à certains égards que l’interruption momentanée de nos relations avec cet empire l’avait livré à une recrudescence de mœurs barbares. Il y eut pourtant quelques faits exceptionnels, entre autres, la conduite du fils bien-aimé de Sidi-Mohamet, Muley-Absulam. Représentant des premières idées de réforme que notre ancienne influence avait fait triompher dans le Maroc, ce prince osait seul garder une certaine magnificence extérieure, conforme à l’état d’un membre de la famine impériale. Combien aussi le trop peu de détails que nous connaissons de sa vie, fait regretter qu’il n’ait pu succéder à son père. N’oublions pas du moins qu’après avoir renoncé au pouvoir par un défaut d’ambition qui semblait l’en rendre d’autant plus digne, it défendit constamment nos intérêts auprès de Mutey-Sotiman.
Quant à celui-ci, à peine vainqueur de ses frères, et tranquillement établi sur le trône, il y avait fait asseoir avec lui la rude simplicité de l’orthodoxie musulmane un de ses premiers soins, par exemple, avait été de faire arracher toutes les plantations de tabac qui existaient dans l’empire, et qui fournissaient à la subsistance de quelques milliers de familles. Quoique l’usage du tabac ne fût pas expressément défendu par la loi, comme le Prophète n’en avait pas fait usage, les rigoristes l’avaient presque regardé comme une souilliure(t).
La sévérité de ce principe, qui avait inspiré à Soliman une méfience instinctive pour les chrétiens, nous explique la répugnance qu’il mit si longtemps à commercer a~ec eux~ cependant le spectacle des guerres gigantesques qui bouleversaient alors la chrétienté, après avoir si soudainement étonné l’islamisme par la conquête de l’Égypte, lui faiSait encore plus craindre -que le contact des infidèles ne finît par corrompre et pervertir les fidèles croyants. « Cette manière de voir, disait Ali-Bey, rend si difficile toute relation commerciale avec le Maroc, que des personnes capables de charger des Sottes entières de grains e y sont presque sans argent pour vivre, par l’impossibilité de les vendre au dehors. Chez une nation où l’homme n’a point de propriété, puisque le sultan est maître de tou t; où l’homme n’a it à cette époque dans te Maroc pas la liberté de vendre ou de disposer du fruit de son travail enfin où il ne peut en jouir ni s’en glorifier aux yeux de ses compatriotes, il est facile de trouver la cause de son inertie de son abrutissement èt de sa misère, »
Ali-Bey nous apprend pourtant que le thé s’était intro
; c’était pendant l’interruption de nos relations avec cet empire. Mais depuis lors le a de nouveau repris faveur.
« A Maroc, dit-il, on faisait anciennement un très-grand usage de café ; on en prenait à toutes les heures du jour, comme dans le Levant. Mais, les anglais ayant fait des présents de thé aux sultans, ceux-ci en offrirent aux personnes de leur cour, et bientôt t’usage de cette boisson se répandit de proche en proche jusqu’aux dernières classes de la société ; ta sorte que, proportionnellement, on prend aujourd’hui plus de thé à Maroc qu’en Angleterre, et il n’y a pas de musulman, tant soit peu aisé, qui n’ait chez lui du thé à offrir à toutes les heures du jour aux personnes qui viennent le visiter. Le thé se prend très-fort, rarement avec du lait ; et le sucre se met dans la théière. Ce sont les Anglais qui fournissent ces deux denrées aux Marocains, qui en important aussi une grande quantité de Gibraltar.
Si l’on joint à ces vices intérieurs ce que nous gavons eu plusieurs fois l’occasion de remarquer savoir, que le Maroc avait besoin du commerce de ~’Europe pour écouler les produits de son propre sol, et recevoir ceux de l’industrie chrétienne, on comprend quelle complication de mesures désastreuses au bien-être matériel du pays avait été amenée par ce régime restrictif. C’étaient, au surplus les mêmes résultats que nous avons déjà eu l’occasion de signaler à propos du despotisme de Sifu-Mohamet. Mais le temps les avait aggravés sous Muley-Soliman et les vertus personnelles du nls pas plus que celles du père, n’y pouvaient porter remède.
Citons encore un exemple du despotisme commercial de ce dernier prince; il se rapporte à la fin de son règne, et nous en devons la relation de M. Charles Cochelet.
Le droit d’importation sur toutes les marchandises qui entrent dans l’empire de Maroc, est de 10%; et ce droit, qui revient presque toujours payé en nature à l’empereur, lui est quelquefois envoyé à résidence. M. Court, négociant anglais et agent de la Hollande et de l’Espagne, avait reçu, en consignation, certaines toiles d’une qualité très-inférieure, mais aussi d’un prix très modiqne. Soliman eut occasion d’examiner lui-même une des pièces qui lui revenaient par hasard, se trouvait encor? plus commune que les autres. C’est alors qu’entrant dans une colère épouvantable, il envoya sur-Ie-cbamp, au gouveroenr de Mogador, 1’pï’dredefatfe aEreter, ~ha< iger de &rs et conduire à~arocIëQégoGiantnoaHre,! juif ou qui, &’étatt permis d’iotrod’nt’ei dans ses États une pareille marchandisp.
Cet ordre, paryeau à Mogador, est exécu té immédiatemeat, sans p!us d’égards pour les réclanaations, t’âge ei: les mSnmtés de, Court, que pour le caractère dont it est revêtu. Des soldats lui mettent une chaine aux pieds, le placent sur un mulet, dans une position que son embonpoint rendait peu commode, et, sans i’écouter, le conduisent devant le despote irrité qui doit décider de son sort.
Le sultan, dont l’emportement était un peu calmé lorsque M. Court lui fut amené, se born a, après l’avoir traité avec le p!us grand mépns, à lui intimer l’ordre de quitter son royaume dans le t plus bref dé!ai, et décida qu’il serait conduit parterre jusqu’à Tanger, pour être remis au consul `général d’Angleterre, qu’on chargerait de le faire partir. Ce nouvel ordre fut rempli avec la célérité du premier. M. Court, obligé de payer chèrement Fesco~e qu’on lui donna, traversa, au milieu des plus grands périls, un pays en partie révolté. Arrivé à Tanger, il vit le consul anglais réclamer en sa faveur; mais tout ce que ceiui-ci put obtenir tut un délai de six mois, pendant lequel M. Court devait se rendre de nouveau à Mogador pour mettre ordre à ses affaires, et, ce temps expiré, quitter les États de Maroc. Cette sévérité de Muley-Sliman à l’égard d’un agent chrétien qui avait fait acte de commerce et avait abusé de la bonne foi des Maures, tendait peut-être à calmer les plaintes qui s’élevaient, de tous les côtés de son empire, contre ses mesures fiscales et son système destructeur de toute industrie. Du moins., ne faut-il jamais oublier à ce sujet que l’instinct du négoce, et la passion du gain acquis par des échanges, n’étaient pas moins dans la nature des Maures et en général des races musulmanes, que le fanatisme même inspiré par le Coran ; aussi les dernières années du règne de Muley-Soliman furent-elles violemment agitées par la révolte des tribus les puis commerçantes. Mais faisons d’abord connaître le fléau qui, par les calamités qu’il entraîna à sa suite, relâcha les ressorts du gouvernement, et disposa les esprits à la rébellion.
Nous avons parlé de la peste de 1799. Plusieurs réapparitions de ce fléau avaient eu lieu depuis lors or la plus terrible fut cel le de mai 1818, au moment où la frégate anglaise le ?~c arrivait d’Alexandrie, ayant à son bord deux fils du sultan avec leur suite, un grand nombre de pèlerins de retour de la Mecque, et quelques femmes, dont trois odalisques destinées pour leharem impérial de Méquinez. Peu de jours après l’arrivée de ce bâtiment, plusieurs personnes de la ville moururent avec tous les symptômes qui caractérisent la peste.
Dans la matinée du a juin suivant, un autre navire anglais, venant aussi ((‘Alexandrie avec 400 pèterias, se présenta également dans la baie de Tanger.
Lescon&t<Is,informés de l’arrivée dcce noaveau bâtiment, s’éîaïent réunis afiu d’obtenir du sultan qu’il Toulut bien ét~lir une quarantaine. Pour dissiper leurs craintes que son fatalisme lui disait considért comme puén!Bs, l’empiereur Fomu tout par uoe lettre sans date, où il fixait lui-même !e terme dela~quaraiïtaiBe ainsi que !eiieuoUGe!!e-ci devait être &ite par les pèier~is. Mais !e bâtiment n’eut pas plutôt jeté rancre dans !a rade, que radministrateur de la marine présenta aux consuis une autre lettre de l’empereur autorisant le débarquement des pèterinset de leurs marchandises ; et comme cette dernière était datée, elle l’emporta sur la première, à la grande satisfaction des musulmans, pour qui la quarantaine n’était qu’un nouveau genre de tyrannie. Les consuls y voyant de leur côté un manque d’égards pour leur personne, en demandèrent l’explication; mais le sultan se contenta de leur répondre que l’adonnéstrateur dela marinel’avait induit en erreur aorte de duplicité qui se renouvelait au reste assez souvent en pareil cas, et provenait, non d’un manque de bonne foi, mais bien plutôt de la persuasion familière aux musulmans que les précautions des chrétiens sont de pauvres enfantillages. C’est pourquoi les consuls étaient rarement refusés, même lorsqu’ils adressaient une demande contraire à certaines idées religieuses. Mais bientôtaprès, un contre-ordre pour une cause ou pour une autre venait annuler cette faveur.
i La contagion s’accrut donc de l’aliment nouveau que venaient d’apporter les pèlerins. Dans l’espace de quelques mois, sur une population de 10 à 11 000 habitants, Tanger seul perdit 2234 individus. La famine se joignit alors à la peste, et la désolation fut portée à son comble (J). Les Européens qui n’avaient pu s’éloigner s’étaient tenus renfermés chez eux près d’une année entière. Seul parmi les agents consulaires, notre consul général, M. Sourdeau, n’avait rien changé à ses habitudes et continuait d’avoir des relations avecles Maures. Toutefois, au moment de la plus grande intensité de la contagion, il délibéra s’il n’irait pas àTétouau, et en demanda l’autorisation à l’empereur.
«Tu es parfaitement libre d’aller où tu voudras, lui répondit celui-ci mais fusses-tu dans la tour la plus élevée de la terre, la mort saura toujours t’y atteindre. II n’en fallut pas davantage pour faire rester M. Sourdeau à son poste, et te courage fit sur l’esprit du Français ce que le fatalisme avait fait sur l’esprit du musulman.
f” Cependant la guerre civile était venue se joindre à la famine et à la peste. A l’époque de l’apparition de ce dernier f!éau, en 1818, une révolution avait daté, qui faillit renverser Muley-Soliman de son trône. Comme en 1807 ? les montagnards de l’Atlas, et particulièrement les Schelleuhs du canton de Zayane, mécontents des restrictions que le prince apportait à leur commerce, donnèrent le signal de ta ré~oite en refusant de payer t’impot et en puian~tuu convoi d’argent et d’autresè~tspEéeieQx, qui se rendait de Fez ..)’
A cette nouvelle, te gouverneur de la~première ~ilte, Muîéy-tbt~htta~ 6!s aîhé du sut~n~P = aussitôt pour soumettre les rebeHes; mais, ioiu d’eu pouvoir venir à bout, iifut obtigé de se fenfermer dans tes remparts de Fez, après a~oir été lcomplétemeDt dé&ït. Les tribus circonvoisines, éncoaragéespar~cPpremisrsuGcès~ se joignirent aux rebelles et prûpagéreat t’iasurrection. C’est alors que Muley-So’iiman serendit lui-menae avec des troupes dans- le Tedia, où sa présence aurait j’ suffi pour rétabitrrordre, si un acte atroce de son 6)s tbrahim, ccmmandant en second te corps d’armée, n’étaitvenu provoquer les p!us sanglantes, représaiHes.
Après avoir parlementé et livré, en signe de soumission, unegr&nde quantité debœuis, iesh bitants, selon rusàge observé en pareille circonstance, envoyèrent en procession vers le sultan une trentaine de femmes liées les unes aux autres par les cheveux et tenant leurs couteaux entre les dents, quelques enfants portant leurs tablettes d’école sur la tête, et des vieillards,ayant aussi sur la tète leur Coran. Cette procession, accueutie d’abord parSo!imau, se rendit ensuite auprès de son fils Muley-lbrahim; mais celui.ci dans un accès de férocité que lui inspiraient le souvenir des déiaite et tepîtiagedeson convoi, fit fusiller tous ces malheureux. Quatre des enfants, quoique blessés, parvinrent à échapper à cette boucherie et altèrent donner le signal de la vengeance. Chaque cheik réunit aussitôt 50 des plus braves montagnards de sa tribu, et tous montes à cheval, au nombre de 500, se rendent vers t’approche de la nuit au camp de l’empereur. Celui-ci, les voyant alors descendre de cheval-et marcher le fusil baissé en signe de soumission, croit qu’ils viennent implorer sa clémence; mais au milieu de cette sécurité trompeuse, les Schelleuhs déchargent leurs armes sur les soldats de l’empereur dispersés dans le camp ou livrés à leur premier sommeil. Aussitôt les autres habitants de Zayane accourent de tous côtés et mettent en déroute t’armée surprise. Muley-Ibrahim est une des premières victimes de cette vengeance provoquée, et bientôt après la tente de Soliman, dont le transport pouvait occuper deux cents mulets, se trouve livrée aux flammes. Soliman lui-même y est surpris presque nu et désespéré, par un montagnard qui lui demande son nom. Et se voyant maître de la personne sacrée de l’empereur, le Schelleuh conçoit le projet de lui sauver la vie; il l’enveloppe de son vêtement, dit qu’il emporte un frère blessé et va le déposer dans sa tente, d’où il parvient à le conduire au sanctuaire de Bu-Nasser et de là àMéquinez.
A son arrivée dans cette capitale, Soliman paya généreusement un pareil service; il combla de présents son libérateur, et le renvoya chargé des bijoux dont ses femmes s’étaient aussi dépouillées par reconnaissance. Cependant la révolte, accrue par le succès, était devenue presque générale, préchée par divers santons~ et dirigée qu’elle était par Stdi-El’Mhàusce, shef de ïa milice des amazirghi. C’est aiors que, peu. de jours après l’heureuse arrivée du suitanài~Mquiaez, les H~rheres, se joignant aux ScheUeuns, vinrent l’assiéger dans cette viue. Us aecontentérent toutefois de l’y bloquer car l’intention des mécontents, pénétrés qu’ils étaient encore de respect pour a& qualité de cbérif, était d’attendre son abdication volontaire, pour élever sur le trône un autre Muley~Ibrahim, son neveu, et fils aîné de Muiey-Jésid. Celui-ci, représenté par les insurgés comme prince plus légitime par suite de l’ancien droit d’aînesse de son père, vivait alors retiré à Fez ; et s’il ne s’était point fait élre par acclamation, c’est qu’il était retenu par la parole jurée sur le Coran de ne jamais conspirer contre son oncle. Cependant les révoltés, désirant trouver une issue à la révolution qui avortait ainsi dans leurs mains, offrirent plusieurs voies de transaction à Muley-Soliman; mais cet empereur, sans souci pour lui -même, n’avait alors qu’une pensée, celle de venger la mort de son fils. H accueittit donc les députés qui lui fnrent envoyés en cette occasion; mais ce fut pour emprisonner les uns et faire mourir les autres. La révolte se ralluma aussitôt et plus de 15 000 ScheHeubs et Arabes, ayant investi Méquinez, livrèrent à ses troupes p!usièurs combats sanglants sous les murs de la ville.
De son côté, la garde noire qui défendait la place, au nombre de 6 à 7000 hommes, malgré sa fidélité à Soliman, y commettait toutes sortes d’excès ~ainsi le favori de l’empereur, Muley.Étai, nègre doué d’une rare intelligence, et qui avait coopéré à la délivrance des naufragés de la .S’~A/c ( ), avait été massacré sous les yeux de son maître. Tandis que ce prince attendait patiemment son sort de la volonté de Dieu et du Prophète, l’anarchie croissait dans l’empire, et le fanatisme des Maures rendait critique et même périlleuse la position des chrétiens dans Tanger. Notre consul général, M.Sourdeau fut frappé, en se promenant sur le port, par un santon musulman, qui lui asséna un violent coup de massue. Une éclatante réparation fut aussitôt demandée, et MuIey-Soliman la fit précéder d’une lettre digne de la plus curieuse attention; car il y parla non seulement en docteur musulman, mais encore en appréciateur des doctrines chrétiennes (a), d’après lesquelles il croyait que notre consul devait politiquement se diriger.
« Au nom du Dieu clément et miséricordieux !
Il n’y a de puissance et de force qu’avec le Dieu très-haut et très-grand. Amen.
Au consul de la nation française, Sourdeau.
Salut à quiconque marche dans le droit chemin
Comme tu es notre hôte, placé sous notre protection, et consul d’une grande nation dans notre pays, nous ne pouvons que te souhaiter la plus haute considération et le plus sublime honneur.
C’est pourquoi tn comprendras combien nous a paru intolérable ce qui t’est arrivé, quand même la faute en eût été au plus cher de nos fils et amis.
Et, bien qu’on ne puisse s’opposer aux décrets de la divine Providence, nous ne pouvons tolérer que semblable chose se fasse même au plus vil des hommes ou bien aux bêtes. Aussi ne laisserons nous pas certainement de t’accorder justice, s’il plaît à Dieu Cependant vous autres chrétiens, vous avez le cœur plein de pitié et êtes patients dans les injures, d’après l’exemple de votre prophète, que Dieu l’ait dans sa gloire, Jésus, fils de Marie, lequel, dans le livre qu’il nous apporta au nom de Dieu, vous recommande, lorsque quelqu’un vous a frappé sur une joue, de lui présenter encore l’autre; et lui-même, qu’il soit toujours béni de Dieu, ne se défendait pas lorsque les Juifs vinrent pour le tuer ; c’est pourquoi Dieu le retira auprès de lui. Dans notre livre, il nous est dit aussi, par la bouche de notre prophète, qu’il ne se trouvera aucun peuple plus rapproché par.la chanté des vrais croyants que ceux qui disent Nous sommes chrétiens! Ce qui est très-vrai, puisque parmi eux il y a des prêtres et des hommes saints, qui certainement ne sont point orgueilleux.
Notre prophète nous dit encore qu’on n’imputera point à faute les actions de trois sortes de personnes, savoir de l’insensé, jusqu’à ce qu’il ait recouvré son bon sens; du petit enfant et de l’homme qui dort. Or, l’homme qui t’a offensé est insensé et n’a pas son jugement cependant nous avons ordonné qu’il te fût rendu justice de son outrage. Si pourtant tu lui pardonnes, tu feras l’oeuvre d’un homme magnanime, et tu en seras récompensé par le Très-Miséricordieux. Mais si tu veux absolument qu’il te soit fait justice dans ce monde, cela dépendra de toi, attendu que, dans mon empire, personne ne doit craindre ni injustice ni voie de fait, avec l’aide de Dieu.
Cette lettre, du mars 1820, faisait un appel trop direct aux sentiments chrétiens de M. Sourdeau, pour qu’il ne pardonnât pas généreusement au pauvre insensé dont il avait failli être la victime. Ce pardon était au surplus un acte d’habiteté, par le plaisir qu’il dut faire à Muley-Soliman ; car rien n’eût été cruel pour ce prince comme l’obligation de punir une malheureuse créature, qui avait aux yeux de tous les musulmans, un privilège de sainteté et d’inspiration divine. On sait que l’antiquité regardait comme spécialement protégés par les dieux les malheureux tombés en démence ou en fureur, et que la célébrité des oracles païens reposait en grande partie sur cette croyance. Eh bien, ces idées se conservent dans toute leur ferveur chez les musulmans, où il serait moins dangereux d’insulter l’empereur qu’un de leurs santons. De là, le soin qu’ils mettent tous à nourrir, habiller et protéger gratuitement ces êtres privés de raison comme si les croyances les plus superstitieuses devaient toujours avoir quelque bon côté ! La même charité, provenant du même principe, s’étend jusqu’aux enfants pour qui l’usage de la raison n’existe pas encore.
Aussi se garde-t-on bien de les châtier dans le cours de leur éducation. Ce serait même un crime de battre ces êtres faibles, qui sont censëo n’avoir aucun discernement du bien et du mal.
Nous disons aussi, comoie proverbe, quêta vérité se trouve dans-la bouche des enfants et des fous ; mais les musulmans font plus que te dire, car ils agissent en conséquence Voyant en eux les instruments sacrés de la bonté divine, et des canaux par où la grâce céleste arriveaux autres hommes, ils considèrent surtout les insensés comme des saints extasiés et transportés de l’amour divin. Mais ces saints en démence n’en sont pas moins très-dangereux à approcher; et notre consul, en qualité de chrétien, aurait du se tenir au large.
(i) «La correction des enfants n’a jamais lieu dans le Sahara, dit Saugnier. La nature abandonnée à elle-méme et l’exemple font l’unique éducation du peuple. Si le chrétien est un enfant, il est traité comme les enfants mêmes de la nation, on ne l’occupe à rien, il fait à sa volonté; et le Maure qui aurait la témérité de le battre, courrait risque de la vie. Nos mousses n’eurent point à souffrir dans leur esclavage; jamais ou ne leur commandait rien ils faisaient ce qu’ifs voulaient, et quand les hordes se mettaient en route, les femmes avaient !e plus grand soin de les faire monter sur les chameanx, crainte de les fatiguer. » (Saugnier, page 68.)
Tel était, en t8ao, l’état politique du Maroc, tandis que Muley-Soliman était bloqué de nouveau dans Méquinez par les peuplades berbères et schelleuhs descenduesde l’Atlaî. Cependantquelques ordres émanés du sultan parvenaient encore dans tes diverses parties de son empire, et y maintenaient une ombre d’autorité, lorsque Muley-Ibrahim, pressé de nouveau par les insurgés, consentit à se faire proclamer empereur, et fut successivement reconnu dans les villes d’Alcassar, Larache, Tanger et Tétouan mais, étant mort en févrierj 8a t, il laissa son pouvoir à son frère Muley-Zeïd. Celui-ci jura sur le Coran de ne déposer les armes qu’après avoir tué Soliman, et il commença par lui faire abandonner Fez mais, bientôt battu par son oncle, il fut obligé de se réfugier à Tétouan. Soliman, qui venait de rétablir un peu son autorité, et disposait alors d’une armée de 16 000 hommes, l’assiégea dans cette place, et, l’ayant fait prisonnier, il se contenta de le reléguer à Tafilet, résidence habituelle des chérifs. Malgré cet acte de clémence, il n’en vit pas moins, jusqu’à la fin de son règne, l’insurrection toujours en permanence dans quelques parties du Maroc.
Or, ce qu’il importe le plus de remarquer dans ces révoltes, c’est que la cause première en était sortie du régime fiscal de Muley-Soliman et de sa méfiance pour les chrétiens; c’est en effet pour isoler ses sujets de tout commerce avec ceux-ci, qu’il leur avait représenté comme criminels tous rapports avec les infidèles, et avait trouvé prétexte d’interdire, par l’élévation des tarifs, l’introduction de certaines marchandises, tandis qu’il nempêchait, par le même moyen, l’exportation de la laine, de t’huile d’olive et du froment, sources de la richesse indigène. De là cette misère qai révolta si fort les Maures, et doit leur apprendre de nos jours combien leur bien-être est intimement lié aux relations qu’ils peuvent avoir avec nous. La même anarchie avait interrompu !e commerce des caravanes, qu’il s’agit égaIement de faire renaître pour le bien-être général des p6pulations du nord de FAfrique. Or, le véritable intérêt du sultan, aussi bien que des montagnards de l’Atlas ou des nomades du désert d’Angad, qui nous séparent de son empire, est de s’associer au plus tât à cette renaissance. Il ne reste donc plus qu’à présenter, dans l’esprit de l’empereur actuel des dispositions permanentes qui-poussent certaines tribus à réclamer à main armée la liberté du commerce ou la modération des tarifs.
Après les garanties de sécurité données à leur religion, ce n’est en effet que par la protection accordée à l’échange de leurs produits, soit par des mesures générales prises à cet effet par le sultan, soit par des traités particuliers, conclus avec les tribus indépendantes, que nous pourrons introduire chez elles notre influence, et faire participer ces populations, non moins industrieuses ni moins intéressées que fanatiques, aux bienfaits de notre commerce et de notre civilisation.
C’est air~i que Soliman nous donne encore par son règne d’utiles leçons, et les ajoute à l’expérience qui doit. résulter des relations de la France avec Sidi-Mohamet. Imitateur ‘de ce dernier, comme son frère aîné Muley-Jésid l’avait été de Muley-Ismaël, s’il n’eut pas la même énergie politique que son père, il l’égala du moins sous le rapport des vertus morales. Après avoir régné 30 ans depuis sa première proclamation à Méquinez, il mourut le 28 novembre 1822, désignant, par testament solennel, et faisant reconnaîtreson successeur dans son neveu Muley-Abderrhaman, fils de Muley Ischem qui est aujourd’hui réputé descendre au 36e degré, eu ligne directe et masculine, d’Ali, gendre de Mahomet.
Le premier acte diplomatique du nouveau sultan fut de mettre le Maroc en relations plus fréquentes avec les puissances européennes, auxquelles il ouvrit le port de Mazagan. Il y joignit l’assurance de protéger leur commerce, et témoigna aux divers consuls sa satisfaction d’être en rapport avec les nations qu’ils représentaient.
Plus tard, le 23 mai 1825, il reçut à Fez les présents du roi de France, et il accueillit alors notre consul en lui disant « que notre roi et la nation française étaient les plus proches et les plus considérés dans son amitié. »
Quant à l’intérieur, Muley-Abderrhaman fut obligé d’entrer en composition avec 6000 soldats noirs, qui refusaient de lui livrer le trésor de son prédécesseur, dont ils avaient la garde, et dont la valeur s’élevait à 10 000 000 de piastres.
C’est ainsi que la race nègre continuait à faire sentir son influence dans le Maroc, et nous indique le parti que nous pourrions en tirer à notre tour pour asseoir notre domination dans l’intérieur de l’Afrique. En effet, grâce aux troupes noires toujours armées contre les tribus rebelles MuIey-Soiiman avait pu raffermir sa puissance ébranlée, et mourir dans la paisible possession de son trône. Il avait laissé, il est vrai, la paix compromise parmi ses sujets; mais c’était après avoir eu le mérite de la maintenir, durant tout son régne, avec les diverses puissances de l’Europe pendant le, quart de siècle le plus mémorable, et au milieu de la guerre universelle de la chrétienté.
C’est là un phénomène à coup sûr remarquable par sa rareté dans le Maroc. Témoignage irrécusable de la prudence de Mu!ey-SoIiman dans ses relations extérieures~ cette longue paix lui fait d’autant plus d’honneur qu’on n& peut douter de la fermeté qu’il y montra, si l’on songe comment il résista à Napoléon quand celui-ci essaya de le faire sortir de la stricte neutralité dont il s’était fait une loi à l’égard des princes chrétiens.
Doué de toutes les qualités de l’intelligence, mais surtout de celles du cœur. qui avaient distingué Sidi-Mobamet, il -ne lui manqua donc, pour égaler la renommée de, ce prince, que des relations plus fréquentes avec la France. Avec le concours non interrompu de notre civilisation, qu’il n’aurait connue que par des résultats utiles, il aurait moins craint de se mettre en contact avec l’Europe, et il aurait pu développer la réforme entreprise par son père, au lieu de se contenter d’en conserver les germes; mais ceux-ci, faute d’air extérieur, semblèrent dépérir dans l’isolement où il les laissa. C’est ainsi que la civilisation du Maroc est maintenant à reprendre ~à où l’avait laissée notre ancienne monarchie.
Or, si quelque motif peut nous encourager à cette œuvre, c’est l’affaiblissement graduel du fanatisme musulman des anciens scbérus~ fanatisme maintenant adouci dans les chefs de la dynastie, tandis qu’il est comprimé dans les populations depuis le règne de SidiMohamet, sans qu’il se soit réveillé sous Muley-Soliman comme on aurait bien pu le craindre.
Ainsi quand ce dernier prince exptiquait à notre consul comment chez les musulmans les santons, pas plus que les enfants et les vieillards, ne sont justiciables devant les hommes, et comment, chez les chrétiens, le pardon devrait être une vertu par excellence, il raisonnait avec trop de logique pour que sa conduite, à l’égard de M. Sourdeau, fût dictée par le fanatisme. Si donc il entrava les relations de ses sujets avec l’Europe, au lieu de les développer, à l’exemple de Sidi-Mohamet, ce fut surtout par suite de la réserve et de la neutralité absolue qu’il s’était imposées durant la longue lutte de la France et de l’Angleterre. Pour éviter les collisions, il avait évité le plus possible de multiplier les points de contact. Les pensées de Muley-Soliman n’étaient donc pas indignes de celles de son père; mais l’application en fut moins intelligente, tandis que d’un autre côté les circonstances la rendaient plus difficile.
C’est ainsi que ce prince, après avoir été détourné, par le vœu des populations, des fonctions de grand prêtre auxquelles il avait été destiné, devint le plus modéré de tous les schérifsqni jusqu’à lui eussent occupé le trône. Sa figure portait rempreinte de ia bonté, et sa conduite fut toujours conforme à la !oi musulmane, qu’il voulut appliquer à la lettre, après en avoir été un des docteurs les plus instruits. La possession du pouvoir suprême n’ôta rien &sa ferveur ni & son humitité religieuse. Sa sobriété était extrême, et sa table nefut jamais distinguée de ceue d’aucun de ses sujets. Sa vie intérieure fut obscure et sans éclat, et la dépense de sa cour ne fut considérable qu’à cause du grand nombre de ~es femmes et de ses enfants. Mais ici se montre aux yeux du chrétien le côté révoltant de son kalifat, qui tient au vice même de l’islamisme. Les lois de la pudeur, d’où dépend la dégradation ou l’ennoblissement de la femme, c’est-à-dire, de la moitié de la société, n’existaient pas pour le sultan à cet égard, l’opinion publique le plaçait au-dessus de la prescription commune. Ainsi, bien que d’après sa religion il ne pût avoir que quatre femmes légitimes outre ses concubines, comme il était juge en dernier ressort des causes de leur répudiation, il les répudiait fréquemment pour en prendre de nouvelles, reléguant les premières à Tafilet et leur assignant une pension pour leur subsistance. Ce n’est pas tout : plusieurs fois ses sujets, tantôt par fanatisme, tantôt par intérêt, lui présentaient leurs filles qui en conséquence entraient au harem sous le nom de servantes pour être élevées, ]orsqu’iHui plaisait, au rang de sultanes, en attendant qu’elles fussent répudiées à leur tour. Aux yeux des idolâtres sectateurs du califat, c’était là une conduite irréprochable. Leur vénération pour le sultan n’en était donc pas ébranlée car elle était la conséquence de leur respect absolu pour le vicaire de Dieu, dont le pouvoir sans bornes, au temporel comme au spirituel, disposait logiquement et de l’âme et du corps de ses sujets.
Le caractère de Muley-Soliman peut encore s’apprécier par quelques-uns de ces détails de mœurs qui, dans les temps de révolution, comme étaient les dernières années de son règne, sortent des entrailles mêmes d’une société et nous la dévoilent dans sa nature primitive.
On sait par exemple que la moindre profession de foi, faite verbalement, devient souvent pour les musulmans un engagement définitif, après lequel on est impitoyablement traité comme renégat, si l’on ne s’y conforme en public. C’est d’après ce principe irrévocable, mais dont l’application a été plus ou moins sévère selon les diverses époques d’exaltation religieuse, qu’en 1820 un juif pris de vin étant entré dans une mosquée il lui suffit de proférer la prière du musulman pour le devenir. Le lendemain, revenu de son ivresse, il court chez le gouverneur et témoigne le désir de renoncer à la religion qu’il regrette d’avoir embrassée. Le gouverneur écrit sur-le-champ au sultan et lui demande ses ordres.
« Qu’à l’arrivée du courrier, répondit Soliman la tête du juif tombe et me soit envoyée. » Demi-heure après l’arrivée de ce message, la tête du juif était coupée, salée, mise dans un sac de cuir et envoyée à l’empereur.
Ces actes de justice atroce ne sont,pas rares, mais le caractère de légalité qui les accompagne doit atténuer les reproches que nous nous croirions en droit d’adresser à ceux qui les commandent. Ce qu’il &ut dire à l’honneur de Muley-Soliman, c’est qu’à l’exemple de Sidi-Mohamet, et contrairement à l’usage de la plupart des princes de sa dynastie, il ne se fit jamais l’exécuteur des hautes-œuvres quoique les Maures criminels eussent certainement préfère mourir de sa main, à laquelle ils y attachent tous une vertu sainte et réparatrice pour l’autre vie. Mais ce qui nous révoltera le plus dans la justice criminelle du Maroc, c’est le caractère de vengeance qu’elle a conservé dans sa cruauté native. D’affreux châtiments et des supplices horribles de toute espèce s’y trouvent réunis. Ils y sont toutefois bien moins capricieux et moins discrétionnaires que nous ne le supposons ; car ils ont généralement pour principe la peine du talion, qui donne autant de variété à la punition que la faute a pu en revêtir elle-même.
En expliquant ce qui fait reculer d’horreur nos mœurs chrétiennes, comment ne pas admirer aussi ce qui semble parfois les dépasser l’hospitalité antique ,le dévouement chevaleresque, l’idéal de la générosité ? Le trait suivant, rapporté par M. Charles Cochelet, sera le dernier du caractère de Muiey-Solimsn et de son peuple. On sait déjà que ce prince compromit sa couronne pour ne pas laisser impuni le meurtre de son fils Ibrahim; or, un soldat qui connaissait le meurtrier de ce prince assassiné au combat de Zayane, poursuivait avec avidité la vengeance de sa mort. Pour se soustraire à ce dernier, le coupable cherche partout un asile. A la fin, il n’en connaît pas de plus sûr que celui qu’il va implorer chez la mère même de son ennemi. Cette femme l’accueille, et au moment où son fils furieux entre dans la maison, elle donne le sein au réfugié comme pour l’allaiter. Le soldat, saisi d’étonnement, reste immobile et sa colère s’apaise. <t
Venez, lui dit sa mère, que je vous présente un frère; il l’est devenu en prenant le même lait que vous, et vous ne pouvez plus persévérer dans vos desseins contre lui. »
Tels sont quelques-uns des traits distinctifs de cette société musulmane qui touche à l’Europe par l’Espagne, mais qui diffère tant de nos mœurs européennes. Aussi bien c’est le moment de finir ici la partie historique de notre travail par les réflexions, cette fois-ci, pleines de justesse, dont le spirituel pseudonyme Ali-Bey ouvrit la relation de ses voyages, en passant, au commencement de notre siècle, de Gibraltar à Tanger.
[…]
II ne faut donc pas être surpris si nos idées modernes, trop longtemps retenues par une sorte de blocus continental loin de l’observation des sociétés barbares et des croyances musulmanes, avaient cessé de les comprendre, en même temps que de les voir. C’est maintenant au génie maritime et colonial de la France à nous restituer l’image et la présence des sociétés les plus disparates de la nôtre, à reprendre lui-même au dehors son ancien empire~ et à fonder en tous lieux notre civilisation, bien moins