Ibn Dihya, Ambassade omeyyade d’Al-Ghazal chez les Vikings (v. 845), v. 1200 n-è

[Yahyâ ibn-al-Hakam al-Bakrî al-Ghazâl de Jaen, ambassade de Abd ar-Rahman II chez les normands, v. 845, rapporté par Tammâm ibn-‘Alqama, v. 880 ; intégré au Diwân poétique de Ibn Dihya.]

« Lorsque l’ambassadeur du roi des Majûs fut arrivé auprès du sultan ‘Abd ar-Rahman pour lui demander la paix, après qu’ils furent sortis de Séville, qu’ils en eurent attaqué les environs, qu’ils y eurent été mis en fuite et que le commandant de leur flotte eut été tué, ‘Abd ar-Rahman résolut de leur répondre qu’il leur accordait leur demande.
Il ordonna donc à al-Ghazâl d’aller en ambassade avec l’envoyé de leur roi, attendu qu’al-Gbazâl avait l’esprit subtil et prompt, qu’il savait répondre nettement, qu’il avait du courage et de l’audace, et qu’il savait entrer par toutes les portes et en sortir. Accompagné de Yahyâ ibn-Habîb, il se rendit à Silvès, où un beau navire, pourvu de toutes les choses nécessaires, avait été préparé pour les recevoir. Ils étaient porteurs d’une réponse à la demande du roi des Majûs et d’un présent en retour du sien. L’ambassadeur de ce roi entra dans un autre vaisseau, celui dans lequel il était venu, et les deux embarcations firent route ensemble. A la hauteur du grand promontoire qui entre dans la mer, qui est la limite de l’Espagne dans l’extrême Ouest, et qui est la montagne connue sous le nom d’Aluwiya’, ils furent assaillis par une tempête. »

[poésie]

« Ce danger passé, al-Ghazâl arriva à la limite du pays des Majûs, à une de leurs îles. On s’y arrêta quelques jours pour réparer les navires et pour se reposer.
Puis le vaisseau des Majûs fit voile vers le roi pour lui annoncer l’arrivée de l’ambassadeur. Le roi s’en réjouit, et quand il eut donné l’ordre de faire venir les Andalous, ils se rendirent à l’endroit où il résidait.
C’était une grande île dans l’Océan, où il y avait des eaux courantes et des jardins ; elle était à trois journées, ce qui équivaut à 300 milles, de la terre ferme ; il y avait une quantité innombrable de Majûs, et dans le voisinage se trouvaient beaucoup d’autres îles, grandes et petites, toutes habitées par des Majûs, et le continent leur appartient aussi; c’est un grand pays qui demande plusieurs jours pour le parcourir.

[IBN DIHYA]Ils étaient alors païens (Majûs) ; à présent ils sont chrétiens, car ils ont abandonné le culte du feu, leur ancienne religion ; seulement les habitants de quelques îles l’ont retenue ; là on épouse encore sa mère ou sa sœur et d’autres abominations s’y commettent aussi. Avec ceux-là les autres sont en guerre et ils les emmènent en esclavage.

« Le roi ordonna de préparer pour les Andalous une belle demeure. Il envoya des personnes à leur rencontre et les Majûs accoururent en foule pour les voir, de sorte que les Andalous furent à même de les observer dans leur costume et de s’en étonner. Deux jours après leur arrivée, le roi les appela en sa présence; mais al-Ghazâl conditionna qu’il ne serait pas obligé de s’incliner devant lui et que lui et son compagnon ne s’écarteraient en rien de leurs habitudes Le roi y avait consenti ; mais lorsqu’ils arrivèrent à la salle où le roi, qui était magnifiquement vêtu, les recevrait, ils trouvèrent que, conformément à son ordre, la porte en avait été rendue si basse, qu’on ne pouvait entrer qu’en se baissant.
Alors al-Ghazâl s’assit par terre, et, s’aidant de ses pieds, il se poussa en avant sur son derrière; puis, ayant ainsi passé par la porte, il se redressa aussitôt.

« Le roi avait rassemblé beaucoup d’armes et de choses magnifiques ; mais al-Ghazâl ne donna aucun signe d’étonnement ou de crainte, et, se tenant debout, il dit : « Salut et bénédiction à vous, ô roi, et à tous ceux qui se trouvent en votre, présence ! Puissiez- vous jouir longtemps de la gloire, de la vie, de la protection qui peut vous conduire à la grandeur dans ce monde et dans l’autre, qui durera toujours et où l’on sera en présence du Dieu
vivant et éternel, le seul être qui n’est point périssable.
C’est lui qui règne at c’est vers lui que nous retournerons. »
L’interprète ayant traduit ces paroles, le roi les admira et dit :
« C’est là un des sages de son peuple et un homme d’esprit. »
Cependant il avait été surpris de ce qu’al-Ghazâl s’était assis par terre et de sa manière
d’entrer les pieds les premiers, et il dit :
« Nous avions l’intention de l’humilier ; mais il a pris sa revanche en nous montrant d’abord ses semelles. Si ce n’était pas un ambassadeur, nous nous offenserions de cela. »

«Ensuite al-Ghazâl lui offrit la lettre du sultan Abd ar-Rahman. On la lui lut et on la lui traduisit. Il la trouva belle, la prit, l’éleva et la mit dans son sein. Puis il ordonna d’ouvrir les coffres qui contenaient les présents, examina les étoffes et les vases, en fut fort content, et permit aux Andalous de retourner à leur demeure, où ils reçurent de sa part un traitement considérable.

«Pendant son séjour dans le pays des Majûs, al-Ghazâl eut avec eux plusieurs rapports: tantôt il disputait contre leurs savants et les réduisait au silence, tantôt il combattait avec leurs meilleurs guerriers et les perçait de ses coups.

« Ayant entendu parler de lui, l’épouse du roi des Majûs voulut le voir et le fit venir. Arrivé en sa présence, il la salua ; puis il la contempla longtemps comme frappé d’étonnement. «Demande-lui, dit-elle alors à son interprète, pourquoi il me regarde si longtemps, si c’est parce qu’il me trouve si belle, ou bien pour une raison tout à fait opposée. »
La réponse qu’al-Ghazâl donna fut celle-ci : « La raison en est que je ne soupçonnais pas qu’il y eût au monde un tel spectacle. J’ai vu auprès de notre roi des femmes choisies parmi les plus belles de toutes les nations ; mais jamais je n’ai vu une beauté qui approchât de celle-ci. — Demande-lui, dit la reine à l’interprète, s’il raille ou s’il parle sérieusement. — Sérieusement, répliqua-t-il. — N’y a t- il donc pas de belles femmes dans votre pays? demanda-t-elle. — Montrez-moi, répondit al-Ghazâl, quelques-unes de vos dames, afin que je puisse les comparer aux nôtres. » La reine ayant alors fait venir celles qui passaient pour les plus belles, il les examina de la tête aux pieds et dit : « Elles ont de la beauté ; cependant elle n’est pas comme celle de la reine, car la sienne et toutes ses autres qualités ne peuvent pas être appréciées à leur juste valeur par tout le monde, mais seulement par les poètes, et si la reine veut que je décrive sa beauté, ses nobles qualités et son intelligence dans un poème que l’on récitera dans toutes nos contrées, je le ferai de grand cœur.»

La reine, chatouillée dans son amour-propre, tressaillit d’aise et ordonna de lui offrir un présent. Mais il refusa de l’accepter.
« Demande-lui donc, dit-elle alors à l’interprète, pourquoi il le refuse ; est-ce par mépris pour le présent ou pour moi ? » L’interprète ayant exécuté cet ordre, al-Ghazâl répondit :
« Son présent est magnifique, et en recevoir un d’elle est un grand honneur, car elle est reine et fille de roi ; mais le présent qui me suffit, c’est que j’ai eu le bonheur de la voir et d’être reçu par elle avec bonté. Voilà le plus beau présent qu’elle pût me faire, et si elle veut me donner encore davantage, qu’elle me permette alors de revenir toute heure.»

Cette réponse, qui fut traduite par l’interprète, augmenta encore son contentement, et elle dit: «Je veux que l’on porte le cadeau à sa demeure et je lui permets de venir me rendre visite chaque fois que cela lui plaira ; jamais ma porte ne lui sera interdite et je le recevrai toujours de la manière la plus honorable.»
Al-Ghazâl la remercia, appela sur elle la bénédiction du ciel et prit congé.

« Tammâm ibn-‘Alqama dit : Lorsque j’entendis al-Ghazâl faire ce récit, je lui demandai : « Était-elle donc, du moins jusqu’à un certain point, aussi belle que vous le lui faisiez entendre ? — Certes, répondit-il, elle n’était pas mal ; mais à vrai dire, j’avais besoin d’elle et en lui parlant de la manière dont je le faisais, je gagnais ses bonnes grâces et j’obtenais encore plus que je n’avais osé espérer.»

«: Tammâm ibn-‘Alqama ajoute : Un de ses compagnons m’a raconté ceci : L’épouse du roi des Majûs fut tellement charmée d’al-Ghazâl, qu’elle ne pouvait pas laisser passer un jour sans le voir. S’il ne venait pas, elle le faisait chercher et alors il restait auprès d’elle en lui parlant des musulmans, de leur histoire, du pays qu’ils habitent, des peuples voisins, et ordinairement, quand il l’avait quittée, elle lui envoyait un cadeau, des étoffes, des mets, des parfums ou autre chose. Ces visites fréquentes étant bientôt devenues de notoriété publique, ses compagnons s’inquiétèrent et lui conseillèrent d’être plus prudent. Trouvant qu’ils pouvaient bien avoir raison, al-Ghazâl ne fit plus que de rares visites à la reine.
Elle lui en demanda la cause et il ne la lui cacha point. Sa réponse la fit sourire.
« La jalousie, dit-elle, n’est pas dans nos habitudes. Chez nous les femmes ne restent auprès de leurs maris qu’autant qu’elles le veulent, et quand leurs maris ont cessé de leur plaire, elles les quittent.»

La coutume chez les Majûs, avant que la religion de Rome eût été portée chez eux, était qu’aucune femme ne refusait sa main à un homme [s’il était de même condition] ; mais si une femme noble voulait épouser un vilain, on la blâmait et sa famille l’en empêchait

« Lorsqu’al-Ghazâl eut entendu la réponse de la reine, il se rassura et désormais il ne se gêna pas plus qu’il ne l’avait fait avant que ses amis eussent parlé.

« Tammâm dit : Dans sa jeunesse, al-Ghazâl avait été fort joli, c’est pour cela qu’on lui avait donné le surnom de gazelle, et dans l’âge mûr c’était un bel homme. A l’époque où il partit pour le pays des Majûs, il frisait la cinquantaine et il commençait à grisonner ; mais il avait encore toute sa force, toute sa vigueur, et il n’avait pas cessé d’être beau. Or l’épouse du roi, laquelle s’appelait Nûd, lui demanda un jour quel était son âge.
« Vingt ans ! » répondit-il en badinant.
« Comment se peut-il, dit-elle alors à l’interprète, qu’un homme de vingt ans ait les cheveux gris?
-Pourquoi pas ? répondit-il à l’interprète ; n’a-t-elle donc jamais vu un poulain qui était gris au moment de sa naissance ? »
Cette réponse la mit de belle humeur et al-Ghazâl improvisa à cette occasion ces vers :

Tu as à supporter, ô mon cœur, un amour qui te harasse et contre lequel tu te défends comme contre un lion. Je suis épris d’une dame normande, qui ne veut pas que le soleil de la beauté se couche jamais, et qui demeure à l’extrémité du monde, là où l’on pénètre bien rarement.
Nûd, belle dame qui a la fraîcheur de la jeunesse et dont le visage brille comme une étoile, jamais, je le jure, je n’ai vu une personne qui ait charmé mon cœur comme tu l’as fait, et si je m’avisais un jour de dire que mes yeux ont vu ta pareille, je mentirais bien certainement.

Quand elle eut dit en badinant : « Il me semble que ses cheveux ont blanchi ! » je lui répondis sur le même ton: « Le poulain est gris aussi lorsqu’il voit le jour.» Cela la fit rire et ma réponse lui plut ; c’est pour cela que je l’avais donnée.

«Si ce poème avait été composé par Omar ibn-abî-Rabîa, par Baschâr ibn-Bord, par Abbâs ibn-al-Ahnaf, ou par un autre grand poète qui a écrit dans le même genre, on l’admirerait; mais on n’en parle pas parce qu’il est d’un Espagnol. Comment expliquer sans cela qu’on ne le connaît pas? Car certainement une telle pièce mérite autre chose que l’oubli, Avez-vous vu quel que chose de plus beau que: «qui ne veut pas que le soleil de la beauté se couche jamais ? »
Ou que le premier vers de cette pièce, ou le récit de la plaisanterie ? Ne faut-il pas avouer que ce sont là des perles enfilées, et qu’on ne nous rend nullement justice ?

«Mais revenons à al-Ghazâl ! Lorsqu’il eut récité ce poème et que l’interprète l’eut traduit, Nûd en rit et lui ordonna de teindre ses cheveux. Il le fit, et quand il fut revenu le lendemain, elle l’en complimenta, ce qui lui fournit l’occasion de composer une autre pièce que voici:

Elle m’a complimenté sur la couleur noire qu’ont acquise mes cheveux et m’a trouvé rajeuni. Mais à mon sens des cheveux gris qu’on teint ressemblent au soleil couvert un instant par un brouillard, que le vent dissipe aussitôt. Ne désapprouve pas les cheveux blancs, belle dame ; ils sont le signe de l’âge de raison. J’ai de la jeunesse ce que tu en aimes, avec l’humeur enjouée et la politesse des manières.

« Il quitta enfin ce pays pour se rendre à Saint-Jacques, en compagnie de l’ambassadeur des Majûs et muni d’une lettre du roi de ce peuple pour le seigneur de cette ville. Il y resta deux mois, pendant lesquels il fut comblé d’honneurs, jusqu’à la fin de leur pèlerinage. Au bout de ce temps, il se rendit d’abord en Castille avec les pèlerins qui retournaient chez eux, puis à Tolède, et enfin il arriva dans la capitale du sultan ‘Abd ar-Rahman après une absence de vingt mois. »