La Ville d’Agrigente et son territoire étaient alors une des plus heureuses habitations qu’il y eut au monde, et il me paraît convenable d’en faire ici quelque détail. Les vignes y étaient d’une beauté et d’une hauteur extraordinaire ; mais la plus grande partie du pays était couverte d’oliviers, qui donnaient une quantité prodigieuse d’olives, qu’on portait vendre à Carthage car en ce temps-là il y avait peu de plantations dans la Libye ; de sorte que les Siciliens tiraient des richesses considérables de Carthage par le commerce de leurs fruits. C’est là ce qui avait donné lieu à ces monuments superbes, dont je ne ferai ici qu’une légère description.
La construction des temples des Agrigentins, et particulièrement de celui de Jupiter, fait sentir qu’elle était la magnificence des hommes de ce temps-là. La plupart des autres temples ont été brûlés ou rasés dans les prises fréquentes de cette ville et les mêmes guerres renouvelées jusqu’à sa destruction entière, ont toujours empêché qu’on n’ait mit le comble à celui de Jupiter. Ce Temple a 340 pieds de long, 60 pieds de large et 120 pieds de haut, jusqu’à la naissance de la voûte : il est le plus grand de tous les temples de la Sicile et on peut le comparer de ce côté-là avec les plus beaux qui se trouvent partout ailleurs; car bien qu’il n’ait jamais été achevé, le dessein en paraît tout entier. Mais au lieu que les autres temples se soutiennent seulement ou sur des murs, ou sur des colonnes, on a employé dans celui-ci ces deux pratiques d’architecture jointes ensemble ; car d’espace en espace on a placé dans les murs des piliers qui s’avancent en dehors en forme de colonnes arrondies, et en dedans en forme de pilastres taillés carrément. En dehors les colonnes ont vingt pieds de tour et comme elles sont cannelées, un homme pourrait se placer dans une de ces cannelures : les pilastres du dedans ont 12 pieds de largeur : les portes sont d’une beauté et d’une hauteur prodigieuse. Sur la face orientale on a représenté en sculpture un combat de Géants qui est admirable par la grandeur et par l’élégance des figures. Du côté de l’occident est la prise de Troie où l’on distingue tous les héros par la différence de leur habillement et de leurs armes. Il y avait en ce temps-là hors de la ville un lac fait de main d’homme de sept stades de tour et de vingt coudées de profondeur; on avait eu soin de le fournir de toute sorte de poissons pour la magnificence des repas publics ; la surface de ses eaux était couverte de cygnes et d’autres oiseaux qui formaient un spectacle très amusant et très curieux.
Mais rien ne marque mieux le luxe des Agrigentins et leur goût pour le plaisir, que les tombeaux ou les monuments dressés par leur ordre, à des chevaux qui avaient gagné le prix de la course, ou même à de petits oiseaux élevés dans les maisons particulières par de jeunes garçons ou de jeunes filles. Timèe assure qu’il avait vu plusieurs de ces monuments qui subsistaient encore de son temps. Dans l’Olympiade qui précéda celle où nous sommes ici et qui était la 92e, Exaenete d’Agrigente étant demeuré vainqueur à la course du stade, fit à son retour son entrée dans sa ville sur un char, accompagné d’un grand nombre d’autres, entre lesquels il y en avait trois cents attelés chacun de deux chevaux blancs, tous Agrigentins. On y élevait les enfants dans une propreté qui allait jusqu’à la mollesse : ils portaient des habits d’une finesse extraordinaire et garnis d’or ; leur toilette était chargée de boëtes et d’autres bijoux d’or et d’argent.
Le plus riche des Agrigentins en ce temps-là était Gellias, qui avait chez lui plusieurs appartements pour des hôtes, et qui faisait tenir devant sa porte un certain nombre de domestiques, dont la commission était d’inviter tous les étrangers à venir loger chez lui. Plusieurs autres citoyens faisaient à peu près la même chose et recevaient leurs hôtes avec toute sorte de bienveillance & de franchise; c’est ce qui a fait dire au poète Empedocle parlant d’Agrigente ; Pour tout Navigateur port heureux et fidèle.
Il arriva un jour que cinq cents cavaliers de Gela, dans un temps d’hiver passèrent par Agrigente ; Gellias les reçut tous dans sa maison et fit présent à chacun d’eux d’une tunique et d’une robe qu’il trouva chez lui sur le champ. C’est Timée qui raconte ce fait dans son 15e livre. Polyclite dans ses Histoires fait la description d’une cave qui était dans la maison de Gellias, comme d’une chose qu’il a vue lui-même, dans le temps qu’il portait les armes au service des Agrigentins : il dit qu’il y avait dans cette cave trois cent tonnes, toutes creusées dans la même pierre et dont chacune contenait cent urnes. Il ajoute qu’au dessus de ces tonnes on voyait une espèce de réservoir d’une terre incrustée, et qui contenait mille de ces urnes, duquel on faisait couler le vin dans les tonnes. Il dit enfin que Gellias, homme d’un caractère admirable, était d’ailleurs d’une figure très mince, jusques-là qu’ayant été envoyé en ambassade à la ville de Centoripine, son premier abord dans l’assemblée fit éclater de rire tous les assistants, très mal à propos à la vérité; mais ils ne comprenaient pas comment un homme d’une si haute réputation, pouvait avoir une mine si basse. Il leur fit payer cet affront, en disant que les Agrigentins envoyaient des hommes beaux et bien faits aux villes illustres de la Sicile ; mais que pour celles qui n’avaient aucune sorte de distinction, ils choisissaient des ambassadeurs semblables à elles.
Au reste Gellias n’était pas le seul homme riche qu’il y eut dans Agrigente. Antisthène, surnommé le Rhodien, célébrant les noces de sa fille traita tous les citoyens par chaque rue, et faisait suivre la mariée par 800 chariots ; cet équipage fut même augmenté par un grand nombre de cavaliers des environs, tous invités , et qui lui faisaient cortège : magnificence encore effacée par la quantité des feux qui furent allumés à cette occasion : il fit charger de bois les autels des dieux dans les temples et tous ceux que la dévotion populaire avait placés dans les rues et ayant fourni encore des bûches coupées et des sarments à tous les citoyens qui occupaient les boutiques, il leur recommanda de mettre le feu sur tous les autels de leur voisinage, dans l’instant qu’ils verraient allumer celui de la citadelle. Cet ordre ayant été exécuté, la mariée se mit en marche, précédée d’une infinité de gens qui portaient des flambeaux à la main de sorte que toute la ville fût en un instant remplie de lumière au milieu de la nuit ; et les rues ni les places ne pouvaient contenir la multitude de ceux qui avaient été attirés à ce spectacle par la magnificence de cet homme et par la faveur qu’on lui portait. Dans le temps dont nous parlons, le nombre des habitants naturels d’Agrigente était de plus de 20.000 personnes ; mais en y joignant les étrangers qui étaient venus s’y établir, on y pouvait compter deux cent mille âmes. On dit de ce même Antisthène que voyant son fils qui persécutait un homme pauvre de ses voisins, pour l’obliger à lui vendre son champ, il l’en reprit d’abord, mais, comme la passion de son fils s’augmentait toujours pour cet accroissement de terrain, il lui dit qu’au lieu de chercher à rendre ce voisin plus pauvre, comme il croirait l’être en cédant son héritage , il devait chercher à le rendre plus riche parce qu’alors se trouvant trop serré dans le petit bien qui appartenait, il ne manquerait pas de le vendre pour se mettre ailleurs plus au large. Au reste l’abondance de toutes choses avait jeté les Agrigentins dans un tel excès de mollesse, que pendant le siège fatal que nous allons raconter, il fallut faire une ordonnance par laquelle il était défendu à tout citoyen montant la garde à son tour dans la citadelle, d’avoir plus d’un matelas, d’une couverture, d’un chevet et de deux coussins. Or on peut conclure de l’austérité qu’ils trouvaient à être renfermés alors dans ces bornes-là, quel était leur genre de vie dans les temps heureux. Je n’ai pas cru devoir omettre ce détail ; mais je n’ai pas dessein non plus de le porter plus loin et je reviens à des choses plus considérables.