Considérations générales.—Les deux races : les Turcs et les Arabes. — Classes sociales chez les Egyptiens : ulémas, classe moyenne, artisans, fellahs.
1. Considérations générales. — On dirait que l’Egypte devait porter, en toutes choses, une empreinte particulière et que rien ne devait y ressembler à ce qui se passe dans les autres contrées. Ainsi, la formation de la société n’a pas suivi, chez elle, les développements auxquels elle parait soumise ailleurs, et qu’elle a présentés plus particulièrement en Europe, dans les temps modernes. Les nations occidentales sont sorties de l’invasion et de la conquête. Elles sont le résultat de la fusion des races victorieuses avec les races vaincues. Les conquérants ont formé d’abord une aristocratie privilégiée; puis entre eux et le peuple s’est élevé une classe moyenne, la bourgeoisie, qui a progressivement accru son influence par ses lumières, son industrie et son infatigable application aux affaires, jusqu’à ce qu’arrivée au niveau de la caste noble, elle ait obtenu l’égalité civile, ou préparé cette magnifique conquête morale que les sociétés modernes sont destinées à opérer partout.
Rien d’analogue en Egypte : et pourtant les conquérants n’ont pas manqué aux populations qui habitent les bords du Nil. Elles semblent condamnées au contraire à une éternelle dépendance. Dans l’antiquité, les castes sacerdotales et guerrières les tinrent sous le joug. Puis vint la conquête des Perses; ensuite celle des Grecs, remplacés bientôt par les Romains; enfin les Sarrasins, les mameluks et les Turcs. Eh bien! sous” toutes ces dominations, la masse de la nation égyptienne est demeurée courbée sous la main de ses maîtres ; jamais elle n’a eu d’action elle-même sur ses propres affaires, sur ses destinées. Façonnée à la servitude, elle n’a jamais fait d’efforts pour obtenir la liberté, elle n’a jamais entrepris de lutter avec ses conquérants pour leur arracher des concessions et se placer à leur hauteur.
2. Les deux races : les Turcs et les Arabes. — Ainsi, quoique le fondateur de l’islamisme n’ait pas établi de distinction sociale entre les musulmans, quoiqu’il n’existe pas dans l’empire ottoman de castes privilégiées, en Egypte, deux races, qui malgré leur religion commune ne se sont pas mélangées, sont en présence l’une de l’autre; la première a le pouvoir, jouit de ses honneurs et recueille ses profits; la seconde est condamnée à la dépendance, en subit la honte, en supporte les charges. Celle-là est la race turque; celle-ci, la race égyptienne ou arabe.
Cet état de choses, c’est tout un passé de quarante siècles qui l’a produit, il est impossible qu’une révolution soudaine le change instantanément. Aussi faudrait-il bien se garder de faire peser sur Méhémet-Ali la responsabilité de son existence et de sa durée. Tous les esprits impartiaux reconnaîtront que le vice-roi, au contraire, a fait tout ce que lui ont permis ou commandé les nécessités de sa position pour en préparer la modification. Méhémet-Ali est le seul osmanli qui ait travaillé à relever la race arabe. D’abord, il a repandu sur elle les bienfaits de l’instruction. L’Europe et surtout la France ont vu, dans leurs écoles et dans leurs facultés, des Arabes étudier nos sciences, s’initier à nos idées, prendre l’empreinte de notre civilisation. Puis, et ceci a une haute importance, il a fait battre par les Arabes les Turcs, ces fiers dominateurs, qu’une servitude de trois siècles leur avait appris à respecter et à craindre. Les succès militaires réhabilitent un peuple. La gloire des armes est, si j’ose le dire, le sacrement qui institue les nations. A ce compte, les quatre victoires qui ont consolidé et illustré Méhémet-Ali doivent avoir de très grands effets pour le rétablissement de la nationalité arabe. Ajoutez que le vice-roi a donné dans son administration un grand nombre d’emplois aux Égyptiens indigènes, qu’il a choisi parmi eux la plupart des chefs des départements (les mamours), et presque tous les officiers de ses armées jusqu’au grade de chef de bataillon.
Méhémet-Ali ne pouvait pas faire plus pour les Arabes. On le comprendra aisément. Les Égyptiens ont les vices et les défauts des peuples longtemps asservis; ils n’ont point de personnalité; ils n’ont pas l’instinct du commandement. Voilà pourquoi le vice-roi n’a pas pu leur confier les premiers postes. Quoique très-intelligents, s’ils ne sont pas dirigés, ils ne savent rien mener à Un. <
Les Turcs au contraire, accoutumés à la supériorité, ont cette tenue, cette dignité, cette confiance en soi qui sont nécessaires à ceux qui gouvernent; aussi occupent-ils les premiers emplois dans l’administration et dans l’armée.
3. Classes sociales chez les Égyptiens.—La race égyptienne proprement dite se divise en plusieurs classes.
La première est celle des ulémas, les hommes de la loi et de la religion. L’importance et la noblesse de leurs fonctions, l’instruction qu’ils doivent avoir acquise pour être à même de les remplir, leur valent de la considération. Quoique tout musulman puisse entrer dans le corps des ulémas, ils se transmettent héréditairement leurs charges et forment line espèce de caste aristocratique. Autrefois ils avaient une grande influence sur l’esprit du peuple, ils dirigeaient l’opinion, ils excitaient ou arrêtaient souvent les mouvements politiques. Ce haut ascendant a été détruit par le vice-roi, qui leur a enlevé les grandes richesses territoriales qu’ils devaient aux superstitions et à l’ignorance de leurs compatriotes. Ils ont maintenant peu d’influence et n’exercent aucune action sur le gouvernement, qui se trouve entièrement concentré entre les mains des Turcs.
La deuxième classe est formée par les propriétaires, les négociants, les marchands; elle est peu nombreuse; elle ne contient en général que des fortunes médiocres. La crise que traverse l’Egypte en ce moment parait avoir relevé son importance. C’est aux hommes les plus influents qu’elle renferme, qu’ont été confiés les principaux commandements de la garde nationale, improvisée par Méhémet-Ali dans les villes de la basse Egypte.
La troisième classe est celle des artisans. Elle forme une véritable caste. Tous les métiers, toutes les petites industries sont divisés en corporations qui se régissent ellesmêmes dans le cercle qu’elles embrassent, qui ont leurs statuts, leurs coutumes, leurs chefs. Elle comprend encore la nombreuse corporation des domestiques.
Enfin, la quatrième classe est formée par les agriculteurs, les paysans, connus sous le nom de fellahs, qui composent la masse de la nation. Nous aurons à en parler plusieurs fois encore dans le cours de cet ouvrage.