Ibn ‘Idhari, Bayan Al-Mughrib, Almanzor (Al-Mançûr) à Compostelle, v. 1320 n-è

IBN ‘IDHARI : l’expédition d’Al-Mansûr à Shant-Ya῾qûb :

Al-Mançûr étant à cette époque arrivé au plus haut degré de puissance, secouru par Dieu, comme il l’était, dans ses guerres contre les princes chrétiens, il marcha contre la ville de Santiago, qui est située en Galice et est le plus important sanctuaire chrétien tant de l’Espagne que des régions adjacentes de la Grande Terre. L’église de cette ville est pour eux ce qu’est la Ka’ba pour nous ; ils l’invoquent dans leurs serments et s’y rendent en pèlerinage des pays les plus éloignés, de Rome et de par delà. Le tombeau qu’on y va visiter est, prétendent-ils, celui de Jacques, lequel était, d’entre les 12 Apôtres, le plus intime avec ‘Aysâ et que l’on dit être son frère, parce qu’il était toujours auprès de lui ; certains chrétiens disent qu’il était fils de Yûsuf le charpentier. C’est dans cette ville qu’il fut inhumé les chrétiens le disent frère du Seigneur (Allah soit hautement exalté et domine pareil dire !).

Jacques, nom qui répond à notre Ya’qûb, était évêque à Jérusalem et se mit à parcourir le monde pour prêcher sa doctrine ; il passa en Espagne et arriva jusqu’en cette région, puis retourna en Syrie, où il fut mis à mort âgé de 120 années solaires ; mais ses compagnons rapportèrent ses ossements pour les inhumer dans cette église, qui était le point extrême où il avait porté son activité.

Nul prince musulman n’avait eu encore envie d’attaquer cet endroit ni de pousser jusque-là, à raison des difficultés d’accès, de son emplacement tourmenté ainsi que de la grande distance.

 

Al Mançûr dirigea contre cette ville l’expédition estivale qui quitta Cordoue le samedi 03/07/997) et qui était sa 48è campagne.

Il entra d’abord dans la ville de Coria, puis quand il fut arrivé dans la capitale de la Galice [Viseu] il fut rejoint par un grand nombre de comtes qui reconnaissaient son autorité, et qui se présentèrent avec leurs guerriers et en grande pompe, pour se joindre aux musulmans et ensuite engager les hostilités de leur côté.

D’après les ordres d’Al-Mançûr, une flotte considérable avait été équipée dans le lieu dit Qaçr Abû Dânis (Alcacer do Sal), sur le littoral occidental, flotte montée par les marins et transportant les divers corps de fantassins, ainsi que les vivres, les approvisionnements et les armes. Ces préparatifs le mettaient en mesure de pousser les opérations jusqu’au bout. Arrivée au certain lieu de Porto et situé sur le fleuve Douro, la flotte remonta cette rivière jusqu’à l’endroit désigné par Al-Mançûr pour le passage du restant des troupes, et elle servit ainsi de pont à cet effet, près du château-fort qui se trouvait là. Les vivres furent ensuite répartis entre les différents corps de troupes, qui furent largement approvisionnés et entrèrent en pays ennemi.

 

Prenant la direction de Santiago, Al-Mançûr parcourut de vastes étendues de pays, franchit plusieurs grandes rivières et divers canaux où refluent les eaux de l’Océan; on arriva ensuite à de grandes plaines appartenant au pays de Valadares, de Mabàsita, d’Ad-Daîr et des régions voisines ; de là on s’avança [P. 3 18] vers une montagne élevée, très abrupte, sans route ni chemin, mais sans que les guides pussent indiquer une autre direction. Sur l’ordre d’Al-Mançûr, des ouvriers employèrent le fer pour élargir les crevasses et aplanir les sentiers, de sorte que l’armée put passer. Après avoir ensuite franchi le Minho, les musulmans débouchèrent dans de larges plaines et des champs fertiles, et leurs éclaireurs parvinrent jusqu’à Daîr Qustân et à la plaine de Balbinûṭ sur l’Océan Atlantique ; la forteresse de San Payo fut emportée et livrée au pillage, et après avoir franchi un marais on arriva à une lieue de l’Océan dans laquelle s’étaient réfugiés un grand nombre des habitants de ces territoires. Les conquérants les firent prisonniers et arrivèrent à la montagne de Morazo, que l’Océan entoure de presque tous les côtés ; ils s’y engagèrent, en chassèrent ceux qui l’occupaient et firent main-basse sur le butin. Ils franchirent ensuite le canal de Lurqi par deux gués que leur indiquèrent les guides, puis la rivière d’Ulla, et arrivèrent à des plaines très bien cultivées et abondamment fournies, entre autres celles d’Unba, de Qarjita et de Daîr Sontebria.

Ils parvinrent ainsi au canal d’Irya où se trouvait un des oratoires consacrés à Saint- Jacques et qui, aux yeux des chrétiens, vient par rang de mérite après celui qui renferme le tombeau ; aussi les dévots s’y rendent-ils des régions les plus éloignées, du pays des Coptes, de Nubie, etc. Après l’avoir entièrement rasé, ils allèrent camper devant l’orgueilleuse ville de Santiago le mercredi 10 août ; tous les habitants l’avaient abandonnée, et les musulmans s’emparèrent de tout le butin qu’ils y trouvèrent et en abattirent les constructions, les murailles et l’église, si bien qu’il n’en resta plus trace. Cependant des gardes placés par Al-Mançûr firent respecter le tombeau du Saint et empêchèrent qu’on n’y fit aucun dommage ; mais tous ces beaux palais si solidement bâtis furent réduits en poussière, et l’on n’eût pas soupçonné qu’ils existaient la veille. Cette destruction fut opérée le lundi et le mardi qui suivirent le mercredi 2cha f bân. Les troupes conquirent ensuite toutes les régions voisines [P. 310] et arrivèrent jusqu’à la presqu’île de San Mânkash, qui s’avance dans l’Océan Atlantique, point extrême où nul musulman n’était encore parvenu et qui n’avait élé foulé par d’autres pieds que ceux de ses habitants. Ce fut la limite au-delà de laquelle les cavaliers ne s’avancèrent pas.

 

Quant à El-Mançoûr, ce fut de Saint-Jacques qu’il battit en retraite, après s’être avancé plus loin qu’aucun musulman avant lui. En s’en retournant il fit route par le territoire de Bermude [II] fils d’Ordono, afin de le ravager et le dévaster en passant; mais il cessa les hostilités en arrivant dans le pays qui obéissait aux comtes confédérés qui servaient dans son armée. Il poursuivit ainsi son chemin jusqu’à ce qu’il arrivât au fort de Lamego, qu’il avait conquis, et où il donna congé à tous les comtes, les faisant défiler chacun à son rang et leur faisant, à eux aussi bien qu’à leurs soldats, des distributions de vêtements. Ce fut de là aussi qu’il envoya à Cordoue la relation de ses victoires.

La distribution des vêtements qu’il fit dans cette campagne, tant aux princes chrétiens qu’aux musulmans qui s’étaient distingués, consista en 2285 pièces de soies diverses brodées, 21 vêtements de laine marine, 2 vêtements ‘anberi, 11 ciclaton (soie brodée d’or), 15 morayyachat (étoffes à ramages), 7 tapis de brocard, 2 pièces de brocard rûmi, et des fourrures de fenek. L’armée tout entière rentra à Cordoue saine et sauve et chargée de butin, après une campagne

qui avait été une grâce et un bienfait pour les musulmans, Dieu en soit loué !

 

A Santiago, Al-Mançoûr n’avait trouvé qu’un vieux moine assis près du tombeau, et il lui demanda pourquoi il se tenait là: « C’est, répondit le moine, pour honorer Saint-Jacques » Le vainqueur donna l’ordre de le laisser tranquille.

 

Voici comment s’exprime Al-Fath bn Khâqâni : « Al-Mançûr donna la plus énergique frottée aux territoires polythéistes, enleva à leurs rebelles habitants toute idée d’orgueil et de jactance; il laissa leur pays gisant, les laissa eux-mêmes plus humiliés qu’un pieu enfoncé dans le sol ; toujours’livrant leurs terres aux ravages, il lançait droit dans leurs entrailles les flèches des calamités ; la mort que maniaient ses mains angoissait leurs âmes, les maux qu’il leur faisait empoisonnaient chacun de leurs jours. Voici à ce propos l’un des faits les plus clairs, [P. 320] des événements les plus démonstratifs. Un de ses envoyés, qui visitait très fréquemment ces pays, se rendit dans un de ses voyages auprès de Garcia, seigneur du pays basque, qui le reçut un jour de Pâques, ne cessa de lui donner des marques d’honneur et de lui prodiguer les plus hauts signes de respect et de zèle. Le séjour de l’envoyé se prolongeant, il n’y eut pas de pavillon de plaisance où il n’allât se divertir, pas de lieu où il ne fût reçu. Il visita ainsi la plupart des églises, et comme un jour il était dans l’enceinte de l’une d’elles et promenait ses regards sur les contours de l’édifice, une femme vieillie dans la captivité, droite encore malgré la durée de son malheur, se présenta à lui et, l’interpellant, lui fit reconnaître qui elle était ; elle demanda si c’était volontairement qu’Al Mançûr, vivant dans les délices, oubliait son malheur à elle et jouissait des plaisirs d’une tranquillité qu’elle ne connaissait pas ; depuis de nombreuses années, dit-elle, elle était prisonnière dans ce “temple, vouée à l’humiliation et à l’abaissement. Elle l’adjura au nom de Dieu de faire connaître son histoire et de mettre un terme à son angoisse ; elle lui fit prêter pour cela les serments les plus sacrés et exigea de lui les engagements les plus stricts pris au nom du Miséricordieux. L’envoyé d’Al-Mançûr fit à son retour connaître à son maître les choses qu’il avait mission de lui faire savoir; ce dernier, après l’avoir écouté muet et sans l’interrompre, l’interrogea : « N’as-tu eu là connaissance de rien de blâmable, ou bien n’as-tu appris que ce que tu viens de dire ? » L’officier raconta alors l’histoire de la femme, dit ce qu’elle lui avait fait jurer de rapporter à Al-Mançoûr et les engagements qu’elle lui avait fait prendre. Son maître le blâma et le réprimanda de n’avoir pas commencé par là, puis aussitôt prépara la guerre sainte, passa en revue ses guerriers de toutes provenances, et, beau comme Merwân au jour du combat de Marj, sauta en selle pour faire campagne. Quand il arriva auprès du fils de Sancho, qu’entouraient ses partisans, une crainte respectueuse envahit les organes du chrétien, qui s’empressa de lui adresser une lettre pour s’enquérir de la faute qu’il avait commise, lui jurer de la façon la plus formelle qu’il ne s’était rendu coupable d’aucun crime et ne s’était en rien écarté de la voie de l’obéissance. Les porteurs de ce message furent sévèrement accueillis : « Votre maître, leur fut-il dit, m’a garanti qu’il ne reste plus dans son pays ni captif ni captive, rien même de ce que peut contenir le gésier d’un oiseau de proie. Or j’ai appris qu’il y a encore telle vieille dans telle église, et je prends le ciel à témoin que je ne m’en irai d’ici qu’après l’avoir vue en mon pouvoir. » Le comte alors lui envoya cette femme avec deux autres, jurant qu’il ne les avait pas vues ni n’en avait entendu parler, et ajoutant, pour confirmer son dire, qu’il avait commencé à faire de son mieux pour démolir l’église qui lui avait été indiquée. Il s’humilia pour s’être, par sa négligence, attiré des reproches, et Al-Mançûr, trouvant ses excuses suffisantes, se retira”.