[…]
A l’époque de la domination des Arabes, arrivée après la mort du premier Muhammad, en l’an 85 de leur ère, et sous le règne d’Abd al-Malik, fils de Marwân, ils allumèrent un feu contre nous à l’instigation de Satan qui leur soufflait sa fureur. S’étant liés par serment, ils formèrent dans leur rage empoisonnée et mortelle un projet impie qui ajouta encore à tous nos maux précédents ; car les soldats et les généraux, nos seigneurs et nos princes, les nobles et ceux qui étaient de race satrapale, enveloppés dans une destruction complète, furent exterminés dans des flots de sang.
Ils se hâtèrent d’envoyer de tous côtés des messagers chargés de semer promptement de fausses nouvelles, et de persuader aux chefs arméniens, par des discours et des promesses perfides, de se réunir tous en un même endroit ; ils les comblèrent, de la part du khalife, de cadeaux et de présents, et en leur faisant une abondante distribution de tahégans, ils leur remirent les impôts de l’année. Par ruse et trahison, ils écartèrent ceux d’entre eux qui étaient armés, afin de se mettre en garde contre leurs glaives redoutables. « Vous n’êtes pas comme nous, leur disaient-ils, fermes dans vos serments.» Ils les cernèrent ensuite dans ce même endroit, et, après les avoir divisés, ils les mirent sous bonne garde, les uns dans la ville de Nakhâchavan, les autres dans le bourg de Hram. Le chef de ces bandits, du nom de Qacim, sectateur de Muhammad, était gouverneur d’Arménie par ordre d’Abd al-Malik.
Une fois les satrapes réunis dans les endroits ci-dessus désignés, ils les firent entrer dans la église dont ils fermèrent les portes sur eux en disant : « Que personne ne sorte de cette grande assemblée, » et eux-mêmes, prenant secrètement leurs épées, parurent en armes, et se portant contre les portes, en bouchèrent les issues avec des amas de briques. Les prisonniers entonnèrent alors l’hymne des saints enfants dans la fournaise, puis le cantique des anges, exaltant avec les pasteurs celui qui est au-dessus des esprits célestes. En même temps, leurs persécuteurs arrachaient la toiture et y mettaient le feu en accumulant plus de matières combustibles qu’il n’y en avait dans la fournaise de Babylone. La crainte de l’autorité royale d’une part, de l’autre une légion de démons qui étaient entrés dans leurs corps, les rendaient furieux et les faisaient courir autour de l’édifice en agitant leurs glaives. Les pères avaient les entrailles déchirées de compassion pour leurs fils en voyant le feu tomber du haut du faîte et la flamme dévorer les vêtements de leurs enfants : dédaigneux de leurs souffrances, ils oubliaient leur propre mort tout aussi lamentable. Enfin, rendus égaux par le même sort, ils périrent tous jusqu’au dernier.
[…]
Enfin ce terrible incendie sortit des matériaux amoncelés de main d’homme, la charpente s’embrasa et le toit fut en flammes. La fumée du feu tombait d’en haut avec des tisons ardents, et son odeur suffocante et acre fut le supplice qui apporta la délivrance à tous ces malheureux dont elle cachait la multitude restée sans secours d’en haut. Les continuelles actions de grâce des victimes ne cessèrent qu’avec leur dernier souffle, et leurs bourreaux se virent dès lors en sûreté contre la terreur qu’ils en avaient. Souvent en effet, des troupes nombreuses avaient été honteusement battues par une poignée de vaillants et nobles satrapes arméniens. Le fer fit aussi tomber la tête des plus illustres guerriers qu’ils suspendirent à des arbres, et c’est par là que s’acheva leur œuvre de sang.
III.
Les païens maudits envahirent ensuite toute la contrée en fouillant les demeures des victimes : ils pillèrent tous les trésors du pays sans exception et se saisirent des maisons et des familles des cavaliers. Ils se servirent de ce prétexte après les avoir pris pour les emmener captifs à Nakhshavan. Ceux que ces nouvelles frappaient d’épouvanté et dont le cœur saignait pour notre patrie furent contraints de venir contempler le misérable sort des malheureux suspendus aux arbres. Le but des infidèles était non seulement d’inspirer la terreur à nos compatriotes, mais aussi de répandre par tout le monde la renommée de leur bravoure.
L’accomplissement de cet acte d’iniquité eut lieu la seizième année du règne d’Abd al-Malik, qui accabla l’Arménie de maux jusqu’au jour de sa mort. Les mêmes faits se reproduisirent 4 fois sur son ordre dans tous leurs détails. Après sa mort et la première année du règne de son fils Walid qui était la 152 de l’ère arménienne, à l’époque de la fête de Pâques (704), on prit la foule des captifs pour les conduire dans la ville capitale de Tŏvin (Dvin), où ils furent tenus en prison pendant toute la durée des chaleurs. A mon avis, le nombre des morts dépassa de beaucoup celui des survivants.
Quand arriva l’automne, ils furent tirés de prison et marqués au cou. On les livra ensuite pour être emmenés en Syrie une fois comptés et enregistrés. Arrivés à Damas, les nobles furent gardés à la cour, les enfants livrés à un métier, et les autres dispersés en esclavage. Quant à ceux qui moururent sur la route, je ne sais s’ils furent confiés au tombeau ou s’ils restèrent gisants où ils étaient tombés.
HISTOIRE DE VAHAN-WAHAB
IV.
Au nombre de ceux qui parvinrent à Damas se trouvait un enfant du district de Kog’thĕn, fils de Khosrov, seigneur de Kog’thĕn. Encore tout jeune et âgé d’environ 4 ans, il était d’un extérieur excessivement gracieux. Suivant un ordre royal, on le convertit de la vérité de nos grands mystères à l’erreur, et on lui fit renier les espérances de la vraie foi. Après cet acte, on l’appela Wahab, et lui, grandissant en âge et en science, était supérieur aux plus sages conseillers, un maître pour ses contemporains, et devenait scribe du Diwan royal. Et pendant que se succédèrent au trône Abd al-Malik, Walid, son fils, et Sulayman, frère de ce dernier, les Arabes tenaient familièrement ce propos, que Vahan était la preuve de la fausseté de notre foi.
Lorsque Omar (II) monta sur le trône de l’empire arabe, Dieu inspira à son cœur le souvenir de l’injustice qui pesait sur les Arméniens. Il ordonna de rassembler les captifs avec grand soin, et quand ils furent réunis, il les délivra tous. On vit aussi venir à cette réunion Vahan, qu’ils avaient nommé Wahab. Il était alors profondément versé dans leurs sciences et leur loi, doué d’une éloquence solide et subtile, et connaissait Son malheur. Ses paroles furent amères pour le grand Omar qui ne connaissait personne d’une sagesse égale à la sienne. Il lui demanda de produire des témoins, désireux que personne ne se présentât, et les Arméniens qui vinrent pour témoigner ne furent pas admis. L’obstination du khalife venait de l’utilité qu’il retirait du jeune homme ; mais comme il veillait à la ferme exécution de ses ordres, et qu’il était d’une nature excellente, il ne dévia pas de sa route.
Il envoya des messagers à cheval en Mésopotamie auprès des inspecteurs des registres, s’opiniâtrant dans un désir dont l’accomplissement était empêché par la prévoyance divine. Les messagers trouvèrent là 15 Arabes qui avaient bien connu cette époque et savaient qui était le bienheureux adolescent, puis ils revinrent faire à Omar le récit de leur témoignage. Omar en reconnut l’importance, et ne voulant pas employer la violence, il eut recours à la persuasion et aux douces paroles.
« Ne nous quitte pas, mon enfant, lui disait-il, et si tu crois que quelque chose te manque, je te rendrai illustre dans mon empire et te comblerai d’honneurs, de distinctions et de richesses. »
Mais le jeune homme, embrasé de l’esprit divin, n’était touché d’aucun désir terrestre et réfléchissait eh lui-même profondément. Il répondit avec sagesse :
« Mes pères, à l’époque de la domination des Perses, par les profits qu’ils ont faits avec l’arc et la lance, ont accru leur puissance plus que beaucoup de nobles de mon pays. Pour moi, j’ai été doublement partagé, puisque d’un côté je suis resté captif sous l’autorité de votre sagesse, et que de l’autre vous m’avez favorisé de votre amitié et promis des honneurs ; cependant il m’est impossible de rester ici. Mais puisque Dieu vous a touché de pitié et de compassion pour ma personne, donnez-moi la liberté, à moi qui vois les ruines innombrables dont est couvert le pays de mes ancêtres, où je parviendrai avec l’ordre qui m’aura fait votre gouverneur. »
V.
Ce sage discours acheva de vaincre l’obstination d’Omar, et un ordre écrit fixa le sort de Vahan d’une manière irrévocable. Il arriva dans le canton de Koghĕn, son pays, et en devint gouverneur, selon le commandement royal. Comme la suite des événements nous le fait croire, grâce à ce rayon de lumière de la foi qui était dans son esprit, il demanda alors à Dieu de le sauver des mains des infidèles. En effet, quand il reçut bientôt la nouvelle de la mort d’Omar, il refusa de partir malgré un ordre formel et son propre avantage, déplorant cela comme un retour au temps de son enfance. Ses larmes lui faisaient comme une seconde piscine de baptême et se trouvaient en harmonie avec les pensées intimes de son cœur.
[…]
Toutes les personnes qui le virent ainsi, l’esprit détaché.de la terre, voulurent le retenir par l’amour dans leur pays, et le forcèrent à se marier pour qu’il ne les quittât pas alors sans laisser de postérité. Lui-même consentit à leurs désirs et prit pour femme ta fille du seigneur de Siounik’. Mais au fond de son cœur son amour de Dieu restait le même, et les grandeurs de ce monde ne le séduisaient pas. En lui-même, il se consacra au service de Dieu, et ouvertement il confessa le Christ, et que ce n’était pas la crainte qui l’avait fait vivre dans l’apostasie. Transgressant ensuite les lois du monde, il laissa toutes ses grandeurs, prit avec lui des provisions et vingt cavaliers et dirigea sa marche vers le pays des Romains. Parvenu à la vallée de Vaïotz, il fit connaître son projet à son beau-père dans l’espoir que ses compagnons deviendraient ses auxiliaires pour terminer sa route. Ceux-ci, remplis de tristesse, exhalèrent comme des femmes les angoisses de leur cœur et lui dirent en versant des larmes : « Quand tu as pris possession de ton héritage, tu as été pour nous tous un grand sujet d’espérance, et maintenant que nous savons ton dessein, nous sommes pour toi des étrangers, et toi tu n’es pour nous ni vivant ni mort. » Ils s’assirent ensuite autour de lui, et avec des pleurs le supplièrent en disant : « Considère que cette vie nous est impossible. Ne nous quitte pas pour aller où tu désires. Partir avec toi, c’est aller vivre et mourir, dans un pays étranger. Nous te supplions en versant des larmes intarissables. »
Quand le bienheureux entendit ces paroles, il déplora de ne pouvoir surmonter cet obstacle, et de voir ses compagnons perdre la récompense céleste. Muni des armes du Saint-Esprit, il arriva rapidement en Géorgie avec le viatique de la foi. Il y avait des parents parmi les familles nobles, et il pensait que leur entremise l’aiderait à continuer sa route. Là son repentir s’accrut encore, et la nuit, sans prendre de repos, il implorait le secours de Dieu par les prières et les veilles. Après avoir attendu un an environ, il retourna en Arménie, dans le canton d’Arakatsod, mais ses cavaliers, accablés de chagrin, éloignèrent de lui leur concours. Il y avait là aussi des seigneurs de son canton qui étaient des nobles, ses voisins, et qui prirent la résolution de le chasser afin de rester les maîtres du pays, en le faisant aller à la ville où le roi résidait. Ne trouvant pas leurs propres forces suffisantes, ils mirent dans leur confidence le gouverneur et le catholicos. A mon sens, le démon qui s’acharne après tout fit naître soudain dans leur esprit ce mauvais dessein et sema la crainte parmi les généraux et les évêques chrétiens à ce point qu’ils disaient : « Qu’il parte, qu’il s’éloigne pour ne pas devenir ni pour nous ni pour personne un sujet de ruine. » De cette façon, le démon croyait qu’il pourrait peut-être, par l’apostasie, ravir le bienheureux au Christ.
Le saint était encore plus tourmenté par ses persécuteurs que par le démon, et il restait sans protecteur et sans secours. Un seul de ses amis lui restait fidèle, mais le démon ne l’oubliait pas et lui disait : « Comme je marche après mes compagnons, donne-moi ton cheval et ton épée, et je ne te livrerai pas a ceux qui veulent ton sang. Il ne se laissa pas tromper par cette ruse et suivit volontairement Vahan. Celui-ci, après avoir attendu quelque temps la pension attribuée par une convention antérieure à sa femme, la renvoya chez son père et se trouva sans rien. Il partit ceint des armes de la foi, et en marchant il arriva à la ville de Vagharschabad où il trouva le catholicos qui lui dit : « Éloigne-toi, va quelque part au désert, pour ne pas nuire aux autres. »
Devenu un inconnu pour tous, il avançait à grand-peine, accablé de fatigue ; ses forces s’épuisaient et il tombait à terre, quand il vit venir un voyageur sur une monture rapide. Il regarda s’il n’avait rien sur lui, et ne voyant que l’anneau d’or où était son sceau, il le retira et le donna à cet homme en disant : « Indique-moi le désert quelque part. » Ces paroles étaient du reste en harmonie avec les pensées de son esprit. Seigneur qui es sans haine, tu as été vendu avec Joseph ; ta robe a été trempée dans le sang d’un agneau, déchirée comme par la dent des bêtes, et tes frères ont fait couler les larmes de ton père. Tu as sauvé Daniel et les saints enfants dans la fournaise ; Dieu immuable, oublie que j’ai péché contre toi, car ton amour pour les hommes est inépuisable. Délivre-moi de l’amertume des angoisses et de l’affliction.
On approchait alors de la grande fête de Pâques, quand il entra dans la vie religieuse, où il resta six ans. Il y reçut le baptême de ses larmes, et son esprit, qui conversait avec Dieu, était comme des lèvres immobiles et s’imprégnait de la sagesse d’en haut. Mais le démon, ami du mal, toujours prêt à jeter le trouble dans notre esprit, sema l’épouvante parmi les religieux. Il pactisait avec une princesse des environs qui vint au désert en disant : « Qu’il parte, qu’il s’éloigne pour ne pas devenir ni pour vous ni pour personne un sujet de ruine. » Il s’éloigna en louant le Seigneur et en disant : « Quand les maux de la guerre se sont levés, j’ai eu confiance en toi, et dans les endroits remplis de ténèbres menaçantes, tu m’as armé contré la crainte de la mort. N’éloigne pas de moi l’arbre et le bois vivifiant de ta sainte croix, car je suis déchiré par la dent des loups : comme celui qui à Jéricho tomba aux mains des brigands, ne me laisse pas à demi mort, car j’ai besoin de bandes et d’une aumône d’huile. »
Il partit et arriva au désert dans un endroit inconnu et presque inhabité, où il passa l’année jusqu’à l’automne, couvert seulement d’une tunique et d’un manteau, mais fortifié par une constance inébranlable. Comme les cerfs violemment altérés qui recherchent l’eau des fontaines, ainsi il était altéré de l’amour de Dieu, et il se complaisait à faire sa nourriture de ses larmes comme le saint David. A partir de ce moment, il rejeta loin de lui toute joie mondaine, et détaché de son corps terrestre, il s’en vola dans un monde immatériel, loin de notre ennemi Satan.
Il forma le projet de partir et d’aller à la résidence du khalife des Arabes, puisant en lui-même sa propre hardiesse pour la cause de la foi. Les saintes Ecritures lui étaient alors tout à fait familières, et en toutes circonstances il agissait suivant l’inspiration divine du Saint-Esprit, comme un docteur dans le temple. Il était aussi profondément versé dans les récits fabuleux des Arabes. Il allait au-devant de la mort non par témérité, mais pour trouver une confirmation de la vérité de sa foi et arracher les païens à leurs erreurs. « Car, disait le saint, mon esprit n’était pas formé quand je les ai écoutés, mais devant moi apparaissaient la vérité et le mensonge, et maintenant je sais comprendre les faits et les paroles. Si dans leurs violences ils me martyrisent, et qu’à mon égard ils ne gardent pas la justice, je ne serai point affligé. Le Christ est mort pour moi, et je suis prêt à le lui rendre au décuple avec joie. Je demande outrage pour outrage, tourment pour tourment, des chaînes pour ses chaînes, pour son tribunal un tribunal, au lieu de faux témoins, des témoins véridiques qui attesteront que je suis chrétien, et une passion pour sa passion. Sans l’aide du Cyrénéen, je porterai seul ma croix et j’aurai le flanc percé non par une lance, mais par un glaive. Avec la même ardeur que saint Paul, j’accablerai ainsi mon corps des souffrances qui ont manqué au Christ, pourvu que Dieu veuille m’en rendre digne. »
Quelques personnes voulurent l’empêcher d’accomplir son dessein, mais leurs avis lui étaient désagréables, tandis que les exhortations des religieux entraient dans ses oreilles et l’encourageaient sans cesse. Quand arriva le moment de son départ, le bruit se répandit que le supérieur d’un monastère, nommé Hovahnnès, avait disposé une bête de transport et un manteau pour les besoins de sa route, car les religieux le considéraient comme leur frère dans l’amour de Dieu. Le supérieur engagea aussi un des plus jeunes moines à partir à sa place pour servir le saint, et les quatre années que celui-ci passa au milieu de souffrances toujours renouvelées lui méritèrent l’amour de Dieu au point d’avoir trois fois une vision merveilleuse que je suis impuissant à redire. C’est celle dont le disciple de Tarse disait en parlant de lui-même qu’il avait vu une lumière sans entendre de voix, et que chacune de ces deux choses était incompréhensible. Il m’est donc aussi impossible de le raconter que de voir par les yeux notre Seigneur lui-même et de l’entendre. Ne crains pas, car je suis avec toi et rendrai ta parole invincible, et tu seras placé devant les saints au premier rang.
L’époque de la fête de la sainte croix arrivée, il entra avec de grandes marques de repentir dans l’église de Dieu. Un religieux du couvent de Maq’énots nommé Salomon, lui donna le livre de la consolation et un vêtement pour faire sa route. Le bienheureux, au milieu des larmes abondantes d’une foule nombreuse, partit par le chemin dont on ne revient pas, comme le prédicateur de l’univers lorsqu’il se rendit à Rome. En cheminant, il arriva dans le canton de Pĕznouni, a un bourg appelé Artzké, puis à un ermitage du nom d’Iéraschkhavor au pied du Masios, ermitage dont le directeur était un père appelé Ardavazt, et qui, comme Abraham, le reçut affectueusement pendant trois jours et lui fournit à son départ des provisions nécessaires pour la route. C’est ainsi que Dieu accomplissait en sa faveur ce prodige de laisser après son passage tous les cœurs pleins d’amour pour lui, et il allait grandissant en renommée.
Beaucoup de cavaliers, de retour de la guerre dans le nord, arrivaient par troupes derrière lui et l’atteignirent. Ils discutaient avec lui, mais sans pouvoir résister, car il pariait sous l’inspiration des livres divins en exposant la vérité du Christ qui est le fils de Dieu.
A son arrivée dans la ville métropole d’Ourha, il alla se prosterner devant l’image du Sauveur et demander pardon pour son enfance passée dans l’égarement. De là il se rendit à Calinique où il passa l’Euphrate, puis achevant sa route à grand-peine, il arriva à Rudzaph’, alors résidence d’Hisham, khalife des Arabes. Là il renvoya à son monastère le jeune homme qui était avec lui, et resta quelques jours hors de la ville, se demandant où il trouverait qui l’introduirait dans la demeure royale.
VI.
A mon avis, le démon allait alors de tous côtés, disant à ceux qui partageaient ses pensées : « Si je détache cet homme du Christ, je le plongerai dans l’enfer ; mais c’est à vous, mes frères, de travailler à ma place et de venir à mon aide, car il m’a fort découragé. » Alors la foule des conseillers royaux alla environner le saint en lui disant : « Ne va pas t’égarer de la joie dans la tristesse, prends en toi-même ta propre gloire et souviens-toi de notre prophète qui nous a donné l’empire du monde, et nous réserve dans le paradis des plaisirs qui nous sont destinés, tandis que votre Christ, que les Juifs ont crucifié, n’a cessé de semer la mort parmi vous. »
Mais le saint, fortifié par le Saint-Esprit, leur répondait : « Ceux qui me parlent par votre bouche sont comme les Gergesséens qui, laissant leurs pourceaux, voulurent devenir princes et furent engloutis dans l’immensité des flots de leur mer. Vos paroles sont mortes en vous avec les vains conseils de votre méchanceté. » Vaincus par lui, ils étaient scandalisés suivant leur coutume.
Le saint, mettant sa confiance en Dieu, alla trouver le chef des scribes qui avait été son maître autrefois, et s’ouvrit à lui de son dessein. « Pour moi-même, lui dit-il, par suite d’une espérance véritable, je suis sans crainte, et je te prie seulement de me dire quelles sont les dispositions du prince des émirs. » Le chef des scribes lui fit voir quelle était sa témérité et le mépris qu’il avait pour leur foi, en le réprimandant avec de durs reproches. Il lui montra non pas la mort au milieu des tourments, mais le risque qu’il courait de ne pouvoir les endurer, pour devenir ensuite la pâture des oiseaux de proie, et un éternel sujet de plainte pour les chrétiens. La joie qui inondait le cœur de Vahan illumina son visage, car ce sort n’avait pour lui rien de fâcheux. Lorsque le chef des scribes le vit ainsi, il se mit à le supplier et à lui promettre des présents tirés du trésor royal s’il se laissait seulement convaincre. Après l’avoir instamment conjuré, il lui offrit trente drachmes ; mais ce fut en vain, car Vahan les prit à cause de ses supplications, mais en sa présence il les distribua aux pauvres, tandis que lui-même restait en plein air pendant un hiver glacial, presque sans vêtements et sans nourriture comme un être incorporel :
Il alla trouver ensuite un seigneur qui avait sous sa direction la garde des portes ; mais cet homme, en proie à une frayeur Indicible, refusa d’aller exposer son affaire, en disant : « Mes oreilles ne peuvent écouter ce discours, car tes paroles sont mortelles, et ce serait la persécution pour moi et la mort pour toi. Pars, va loin d’ici, pour ne pas faire lever le glaive contre toi ni contre personne. » Il ne parut pas au saint que ce conseil fût agréable au Seigneur, car c’était fuir lâchement du combat, et comme il ne voyait aucune issue à son entreprise, il se prosterna devant Dieu. Et nous avons trouvé dans un livre que la prière qu’il prononça fut telle :
« Fils unique de Dieu qui as été appelé le pasteur de la brebis égarée et l’as mise sur tes épaules après l’avoir retrouvée, toi qui as ouvert les bras pour accueillir tout l’univers, ne me refuse pas ton aide dans ce pays étranger, efface mes fautes par ton sang et ton corps vivifiants, toi qui es la manne de la vie éternelle, et qui es descendu du ciel pour nous apporter le pain céleste. Jésus Sauveur du monde, par la volonté de ton Père, du Saint-Esprit et la tienne, tu as été immolé pour nous et tu es devenu notre guide dans le chemin de la vie. Vous qui êtes saints, Père, Fils et Saint-Esprit, nous confessons que vous êtes une Trinité, un seul Dieu, une seule Personne et trois Individualités. Vous êtes loin de tous et près de chacun de nous. Que votre gloire soit éternelle. Amen. »
Après cette prière suppliante, il se rendit auprès du chef des bourreaux, qu’on nommait Qarsch, et qui était prince de Hamah. Ce dernier, en écoutant son récit, lui devint favorable et accepta de porter sa lettre au tyran. En la lisant, Hisham admira la beauté des caractères et la justesse dans le choix des expressions ; puis il donna l’ordre d’amener Vahan en sa présence. Il le considéra et lui dit doucement : « Pourquoi, Vahan, te présentes-tu avec ces misérables vêtements indignes de ta gloire ? As-tu pu en Arménie descendre à cet état ? » Le saint répondit en ces termes : « Mon Dieu a humilié sa propre personne au point de prendre la figure d’un serviteur, de s’abaisser jusqu’à la pauvreté à cause de nous et de subir la mort sur une croix ; je supporterai donc pour lui des souffrances pareilles à celles qu’il a supportées pour’ nous, et je ne les fuirai pas. » Le tyran lui dit alors :
« Les méchants démons des montagnes couvertes de glace d’Arménie t’ont bien abusé et te poussent maintenant à tenir ce langage insensé. » Le martyr répondit : « La religion que j’ai autrefois reçue de vous, je l’ai arrachée de mon âme, et comme les ténèbres s’enfuient devant la lumière, ainsi votre foi s’est enfuie de mon esprit. » Son juge lui dit : « Les sages de votre loi prétendent que les esprits déchus sont devenus les mauvais génies des autres ; et c’est vrai, car ils vous tourmentent ici-bas et où vous espérez aller. Homme qui hais le bien, tu ressembles aux insensés et tu rejettes loin de toi la gloire de ta vie. »
Il ordonna alors à ses trésoriers d’étaler devant Vahan des objets précieux d’or ou d’argent et des vêtements de soie les plus variés, puis il ajouta : « Homme plein de malice et de méchanceté, prends tous ces biens, des serviteurs, des esclaves, des chevaux, des mulets, des chameaux, et je le donnerai encore un gouvernement soit ici, soit à Kog’thĕn, ta principauté considère que notre prophète nous a donné en ce monde un grand empire et nous réserve là-haut les délices d’un paradis préparé pour nous. Le saint fit cette réponse : « Depuis longtemps je connais tes conseils perfides, fourbes et astucieux, je sais que par ton adresse beaucoup de gens ont été entraînés dans l’abîme de perdition et sont devenus tes compagnons pour l’enfer. Tu as effrayé les uns par des menaces et séduit les autres par des paroles douces et flatteuses, d’autres ont été comblés de biens futiles et faux et de richesses périssables. Tu en as trompé un grand nombre en leur promettant la vie éternelle et les joies du paradis, et toujours ton habileté et ta perfidie ont été employées à faire sortir de la voie large les esprits vacillants et à les précipiter en retour dans le gouffre de perdition. A ceux-là je fais cette promesse qu’ils seront éternellement tourmentés par les flammes de l’enfer. Mais moi, le serviteur de Dieu, je ne succomberai pas sous tes ruses malicieuses car je suis protégé par la crainte de Dieu, muni de la connaissance des Saintes Écritures et des préceptes du Christ, qui me gardent et que je sais mieux que vous la fausseté de vos fables. C’est pourquoi ??? celui qui est votre chef ??? et que vous appelez votre prophète est mort, et ses ossements reposent au tombeau dans votre pays. C’est celui-là que tu mets à côté de Dieu et que tu appelles le maître du ciel, tandis que moi je ne vois en lui que le messager ou la parole de votre égarement. Accorde-moi ce seul bienfait, permets aux chrétiens le libre exercice de leur religion, et à moi la libre pratique de ma foi. Accorde-moi aussi de remettre mon district entre tes mains, car je suis destiné à le quitter comme tous les autres hommes. Où donc est maintenant la domination de ton père sur l’univers, où est l’empire de tes frères ? et toi-même, lorsque les ombres de la mort t’envelopperont en moins d’une minute, ne leur succéderas-tu pas pareillement ? »
Le tyran, en proie à une violente colère, ordonna alors de l’entraîner dehors et de le jeter en prison, avec les fers aux pieds. Tandis qu’on le conduisait à la prison, il demanda qu’on lui mît les fers aux deux pieds, et ses gardes, étonnés de ses dispositions et de son courage, se rendirent à son désir.
Des messagers furent aussitôt expédiés en toute hâte auprès de Marwan, qui était alors en Mésopotamie, pour lui demander des renseignements précis sur le saint. Ils reçurent des instructions détaillées et revinrent avec promptitude vers le prince des émirs. Pendant ce temps, Vahan resta huit jours en prison, sans prendre aucun souci des agréments de son corps, les yeux toujours vigilants, sans fermer ses paupières au sommeil, employant son repos ù s’élever des pensées terrestres vers le ciel, afin que le Saint-Esprit lui donnât la force de devenir le compagnon du Christ. Chaque jour le tyran envoyait un docteur de leur foi discuter avec lui afin d’arriver à le vaincre par leurs livres ; mais eux-mêmes étaient vaincus, et ils revenaient vers le prince en disant : « Personne ne peut entendre ce qu’il dit, et dans ses discours sa parole sort comme un glaive du fourreau. » Le prince donne alors l’ordre de ne dévoiler son projet à personne.
Il vint aussi dans la prison un personnage nommé Jacob qui suivait la vraie loi, et qui dit au saint : « A ton dernier jour, je t’apporterai le viatique du corps et du sang pour ton salut dans le Christ, car j’appartiens à l’ordre sacerdotal. » Celui-ci lui répondit : « Je serai baptisé dans mon sang, et ce dernier calice épuisé, je sortirai du monde. » Lorsque arriva la fête appelée te dimanche des Rameaux, qui est un jour solennel, il le consacra au Seigneur par la méditation. Il dit ensuite au chef des geôliers : « Je te quitterai en paix à ma sortie de ce mondé, car tu m’as accueilli avec compassion. » Cet homme étonné lui répondit : « Que veux-tu dire par là ? si pour autre chose je ne pouvais rien faire, j’aurais voulu du moins te venir en aide dans ta captivité en te procurant des vêtements et du mobilier, s’il eût pu en être ainsi ; car pour toi, adoucir les maux de ton corps aurait été un malheur. Tu paraissais heureux, non seulement le jour, mais même la nuit, comme si tu avais été dans un lieu céleste. D’ailleurs, je n’ai jamais entendu parler à personne d’un renoncement pareil au tien.» Le bienheureux le remercia et ajouta : « Le distributeur des biens n’est pas loin, et voilà que ceux qui étaient caducs partent et s’éloignent demoi. »
VII.
Le lendemain, les messagers envoyés vers le gouverneur du nord, revenus rapidement à cheval, firent le récit exact de ce qu’ils avaient appris sur le compte de Vahan. Ils dirent qu’il était versé dans la science, de bonne famille, et qu’il n’avait d’autre mal que d’être un dissident. Le prince des émirs ordonna d’amener le bienheureux en sa présence, présumant qu’il serait abattu par les fatigues de sa captivité et les douleurs causées par ses fers. Il l’interrogea en ces termes : Es-tu revenu de ton égarement à la vérité que tu as connue parmi nous dans ton enfance, par la pratique de l’étude, ou bien persistes-tu à rester dans le même endurcissement ? » Le saint répondit : « Il n’est pas digne de la vérité de dire ce qui n’est pas et d’appeler la lumière ténèbres, et les ténèbres lumière. Maintenant fais de moi à ta volonté. »
Le khalife lui dit : « Un homme élevé en dignité s’est assuré par des informations absolument véridiques prises sur toi et tes compatriotes que ces derniers étaient des gens sages et que, s’ils s’obstinaient à suivre un culte étranger, du moins ils étaient stables dans leur conduite. Toi, au contraire, tu as donné un exemple dangereux pour nous, car d’autres, en t’imitant, tomberaient aussi dans la rébellion. Tu ne mérites donc pas qu’on agisse avec bonté à ton égard. En effet, tu as semé partout des discours qui pénétraient dans les oreilles de tes auditeurs pour les entraîner dans l’erreur. Cela aurait pu trouver grâce non auprès des tiens, mais auprès de nous, si par ton audace tu n’avait perdu ton droit à notre indulgence. »
Alors, d’un accord unanime, tous ceux qui siégeaient autour du prince s’écrièrent qu’il fallait sans délai et promptement ôter la vie au saint, car ils agissaient sous l’inspiration de l’esprit malin. Le prince des émirs changeant alors de couleur, donna l’ordre d’entraîner Vahan au dehors et de le mettre à mort. Celui-ci partit toujours calme et le visage joyeux en récitant le psaume : « Seigneur, j’ai élevé les yeux de mon âme, et comme un serviteur dont les yeux sont tournés vers la main du maître, de même j’ai jeté vers toi le regard de mon esprit. » Il continua ainsi le psaume jusque vers le lieu du supplice, en disant : « Ma faiblesse a échappé à leurs embûches. » Hisham fit alors appeler le chef des bourreaux et lui dit : « Va, emmène-le hors de la ville et apaise-le : peut-être se convertira-t-il. Sinon, effraye-le en le menaçant de ton épée, et reste à ses côtés en lui disant de ne pas mourir inutilement. »
Derrière eux suivait à distance là foule des chrétiens qui manifestaient leur affliction et leur attendrissement par des torrents de larmes. Parvenu au lieu de l’exécution, le saint fut transporté de joie et éleva ses mains au ciel en disant : « Je t’implore, toi qui as écouté mes soupirs de chaque jour et exaucé mes vœux en me délivrant des liens par la mort de tes saints martyrs, et qui m’as rendu digne de mourir pour ton grand nom. Ne nous oublie pas, Seigneur, pour que nous puissions mourir tous les jours pour toi, et rejette à ta gauche en les couvrant de honte ceux qui s’enorgueillissent d’eux-mêmes et sont attachés au monde, les insensés, et ceux qui ont choisi les plaisirs voluptueux. Couvre de ta protection les enfants de la Sainte Église immaculée, sur le rocher inébranlable de la loi, et à ta seconde venue rends-les dignes d’aller au-devant de toi par le chemin du paradis jusque dans la tente céleste comme le fils de la lumière pour glorifier le Père, le Fils et le Saint-Esprit maintenant et toujours dans l’éternité. Amen. »
Le chef des bourreaux, transporté de colère, s’écria alors : « Tu n’as pas voulu écouter mes paroles ; eh bien, le moment est venu d’exécuter les ordres que j’ai à ton sujet. » Le saint lui répondit par ces mots : « Si par hasard vous avez coutume de mépriser les ordres de vos supérieurs, pour moi il m’est impossible de transgresser le commandement de mon roi céleste. » Alors le chef des bourreaux le saisit, et tirant son glaive le fit étinceler et en frappa un peu le saint suivant l’ordre du roi, puis le lui montra sanglant sans parvenir à l’effrayer. Il lui dit une seconde fois : « Que veux-tu que je fasse ? » Le saint répondit : « Fais à ta volonté, » et il se tut. L’exécuteur lui dit encore : « Malheureux, voici qu’est arrivé pour toi le jour de l’amertume ou bien d’une seconde vie. Pourquoi donc ne choisis-tu pas la vie et aimes-tu mieux la mort ? » Le saint lui dit : « J’ai choisi la mort pour le Christ plutôt qu’une vie périssable. »
L’exécuteur lui fit alors tendre le cou devant lui, et levant son glaive, lui trancha la tête, puis il se retira et partit immédiatement.
C’est ainsi que fut mis à mort le saint martyr du Christ, le grand et bienheureux Vahan, le 17 du mois de mars, pendant la semaine du carême de Pâques, le lundi, à la neuvième heure du jour, et le 27 du mois de maréri.
VIII.
Il y avait là des familiers du roi qui entendirent et virent tout, comme ils virent aussi s’épancher et se réunir en un même endroit le sang du confesseur du Christ. Spectateurs des prodiges qui s’étaient accomplis au moment de son exécution, ils racontèrent que son visage était illuminé d’un merveilleux éclat.
Les chrétiens qui se disposaient à recueillir ses restes n’osèrent pas approcher, et le saint fut jeté dans un lieu réservé aux suppliciés, et où les chiens avaient l’habitude de venir. Lorsqu’arriva la nuit, ils accoururent avec hâte, et firent un cercle en s’échelonnant de loin en loin comme des sentinelles de nuit ; mais tout à coup ils prirent la fuite en se déchirant mutuellement avec leurs crocs.
Le lendemain, et je ne sais si ce fut à la suite dune vision nocturne ou de tout autre prodige effrayant qui arriva, le chef des eunuques sortit du palais et prononça ces paroles : « S’il se trouve ici un chrétien, qu’il s’avance et aille enlever le corps pour l’ensevelir suivant sa loi. » Des chrétiens s’avancèrent en manifestant leur crainte et leur frayeur. « Vous ne commettrez pas, leur dit-il, d’acte séditieux, et vous pouvez l’emporter en paix. » Dès que cette nouvelle se fut répandue, une foule de chrétiens se réunirent et allèrent recueillir le glorieux sang du champion triomphant du Christ ; ils enlevèrent la terre enfaisant un fossé à la place, tandis que dans l’ardeur de leur amour des rivalités s’élevaient entre eux. Il y avait là des Romains, des Jacobites, et une foule de Nestoriens, hommes et femmes, qui, après avoir pris les restes du sang et des vêtements, finirent par s’apaiser. Pour ce qu’il fallait faire du saint corps, leur opinion fut unanime, et ils dirent : « Il y a un endroit appelé le cimetière des étrangers, portons-y le martyr pour qu’il y repose. » Après qu’ils l’eurent transporté et enseveli ù cet endroit, ils mirent sur le tombeau, pour le recouvrir, une pierre carrée, taillée grossièrement dans le roc, puis ils retournèrent chacun chez eux. Dans la suite, cette opinion s’établit que personne ne fut assez audacieux pour enlever le précieux corps.
Il y avait alors un certain intendant royal, adorateur du vrai Dieu, Romain d’origine, et du nom de Théophile. Les Arabes l’appelaient Abu Stéphane. Il se concerta avec quatre hommes pour ravir le précieux trésor, après avoir fait faire secrètement un grand coure. A la chute du jour, ces quatre hommes partirent, prirent le corps dans le tombeau, le placèrent dans le coffre et le rapportèrent à Théophile qui le cacha dans sa chambre. La même nuit, une vision apparut à un des évêques de la ville qui, au lever du soleil, fit venir ceux qui avaient enlevé le corps et leur fit, d’après l’apparition, le récit de ce qu’ils avaient exécuté en secret. Comme la disparition du corps restait inexpliquée, on fit courir le bruit que des marchands l’avaient dérobé en descendant vers Balbek en Palestine. Mais la vérité, qui ne peut être cachée, devint évidente pour ceux qui doutaient.
Il se trouva aussi un malade sur le point de mourir, qui dans un songe vit.des personnages qui lui dirent : « Hâte-toi d’aller visiter au cimetière le tombeau de Vahan, cet homme admirable, et par sa protection tu vivras. » Dans le même instant, après avoir raconté sa vision, il se fit transporter à l’endroit désigné, et revint en pleine santé chez lui. Quand les chrétiens virent ces prodiges, ils s’exhortèrent à la hardiesse en l’honneur du saint, et se mirent à lui élever une chapelle dont la construction n’exigeait que peu de travail el qu’ils placèrent près du palais royal. Or un de ceux qui avaient enlevé le corps du saint, se trouvant être contremaître, tomba à terre d’un endroit très élevé, et jeta un grand cri en disant à haute voix : « Secours-moi, saint Vahan ! » Arrivé à terre, il se trouva sur ses pieds, et ceux qui le virent et l’entendirent lorsqu’il tombait, le virent à terre debout. Et cet homme disait: «J’ai vu un prodige qui m’a rempli d’étonnement; le saint s’est présenté à moi en me soutenant, et je pense que j’ai touché de la main celui qui n’est pas auprès de moi. Et maintenant voici que je suis sauf et hors de tout danger. »
Quand les chrétiens eurent été témoins de tous ces miracles, ils ne craignirent plus et construisirent une belle église avec une chapelle consacrée au martyr, afin de pouvoir déposer son corps non dans l’église, mais dans la chapelle. Ils ensevelirent les restes du corps du côté nord de cette sainte chapelle, qu’ils ornèrent de briques cuites et qu’ils blanchirent à la chaux. On l’éclaira avec des lampes et on la para d’autres ornements. Désormais une foule de malades et d’infirmes y trouvèrent la guérison, et le bruit s’en répandit de tous côtés. Et ceux qui venaient du pays environnant ou de la cour se prosternaient devant le saint martyr et adoraient la sainte Trinité.
IX.
Ces événements s’accomplissaient au temps du prince des émirs Hescham, dans la région en deçà de l’Euphrate, où se trouve la ville de Rouzaph’.
Sept ans plus tard, le supérieur d’une communauté religieuse, Abraham, qui est le même qu’Ardavazt, prit avec lui quelques-uns de ses frères en religion et descendit en Syrie, où il arriva à Calinique. Dans cette ville, il fut logé dans un monastère nommé Derman Zakq’ê, où on nous reçut très amicalement et où on nous conseilla de nous diriger avec une extrême prudence vers le but de notre voyage, pour ne pas tomber dans un parti d’ennemis qui nous feraient subir des outrages ou la mort. Alors le supérieur, laissant là ses compagnons et sa bête de somme, ne prit qu’un frère avec lui et arriva le matin au lever de l’aurore sur le lieu du supplice, après avoir marché un jour et une nuit avec de grandes fatigues. Il entra dans la chapelle martyrale du saint confesseur et offrit au Christ son adoration et ses prières. Théophile, qu’on appelait aussi Abou Stéphane, vint au-devant de nous, nous accueillit avec beaucoup d’amitié et de tendresse et nous fit reposer. Ce fut par son entremise que Dieu nous fit parvenir auprès du saint. Nous allâmes adorer le Seigneur dans la chapelle de saint Sarkis, et nous vîmes l’évêque, qui était un homme ami de la vérité et craignant Dieu. Il nous accueillit très affectueusement et avec un grand étonnement. Nous fîmes ensuite appeler tous les doctes personnages-qui se trouvaient à la porte royale et ceux qui étaient bien informés sur le martyre du saint. Ils nous renseignèrent d’une façon certaine et nous donnèrent en langue grecque le récit du martyre du courageux confesseur.
Après avoir fait à l’évêque et aux autres des adieux amicaux, nous allâmes en suppliant implorer la miséricorde de Dieu. De là nous partîmes ensuite, et, après avoir passé l’Euphrate et pris nos frères, nous arrivâmes à Ourha. Nous ayons continué alors notre route et nous sommes arrivés eh Arménie le jour de la fête de l’Epiphanie. Après avoir trouvé nos frères bien portants, nous avons avec joie remercié le Seigneur qui a rendu notre indignité digne d’acquérir cette grâce. Je me suis mis ensuite à écrire ce récit en commençant où il était convenable de le faire, et j’ai exalté en même temps le martyre de saint Vahan le confesseur pour l’exhortation des fidèles, la gloire et la louange de Dieu dont la majesté et la puissance seront éternellement. Amen.
X.
Après que l’Arménie eut vidé la coupe de tous les fléaux en l’an 152 de l’ère arménienne, époque où ces événements se passèrent, les captifs restèrent prisonniers trente-quatre ans jusqu’à l’année 186 de notre ère, qui fut le moment où eut lieu le martyre de saint Vahan, qui confessa Notre-Seigneur Jésus-Christ, le Fils de Dieu.
Au nom des actes de ce martyr, moi, qui ne suis, qu’un être faible et toujours malade, qui garde le secret du saint martyr, et qui ai avec empressement écrit une seconde fois l’histoire de sa confession, je vous supplie, mes pères et mes frères, de prier pour moi celui qui dans mon indignité m’a rendu digne d’écrire et de donner ce récit pour ceux qui viendront après ; peut-être, par Vos prières, serai-je délivré de la compagnie des méchants, et mis au nombre de ceux dont il est dit : « Allez, vous qui avez béni mon père ; le Christ vous rendra dignes de prendre place parmi les élus, » et nous et tous ceux qui ont cru en son nom. Que la gloire et l’adoration soient avec lui, son Père, et le Saint-Esprit dans les siècles des siècles. Amen.