Je vous avois dit ci-dessus que je vous raconterois comment il y eut pour la première fois un roi en Arménie où il n’y en avoit pas eu encore. Maintenant je vous le raconterai. Il avint, au temps que le comte de Champagne étoit sire du pays d’outre mer appartenant aux Chrétiens, que le prince d’Antioche87 manda au sire d’Arménie88 qui étoit son homme lige, qu’il vînt parler à lui en un lieu qu’il lui nomma. Le sire d’Arménie dit qu’il n’iroit pas, qu’il n’oseroit pas y aller, car un jour précédemment le prince d’Antioche avoit mandé son frère Ruffin, qui étoit sire d’Arménie, et il y alla, et le prince le fit mettre en prison, et pour ce que celui-ci avoit fait à son frère, il n’osoit y aller. Le prince lui manda qu’il vînt sans peur, qu’il n’iroit que lui dixième. Le sire d’Arménie dit qu’il iroit. Ils prirent jour, il y alla, et je vous dirai comment. Il fit armer deux cents hommes, tant chevaliers qu’hommes d’armes, les fit embusquer près de l’endroit où devoit être la conférence, et leur commanda que, quand ils entendraient sonner du cor, ils le secourussent, car il craignoit que le prince ne le fît prendre. Le prince d’Arménie alla au prince, lui troisième, mena avec lui un valet avec un cor, le fit tenir derrière lui, et lui dit que si le prince le vouloit faire prendre, il sonnât du cor. Quand le sire d’Arménie et le prince furent ensemble, ils se parlèrent; quand ils eurent parlé ensemble quelque temps, le prince, voyant que le sire d’Arménie n’étoit que lui troisième, commanda de le prendre, et ses chevaliers le prirent. Quand le valet vit qu’on prenoit son seigneur, il sonna du cor. Ceux qui étaient 239embusqués sortirent aussitôt de leur embuscade, et reprirent leur seigneur. Ils prirent le prince et ses chevaliers, les emmenèrent et mirent en prison. Le sire d’Arménie assembla ses armées pour entrer en la terre d’Antioche; il y entra et la ravagea rudement et prit cités et châteaux. Quand le prince vit que le prince d’Arménie prenoit ainsi sa terre et qu’il n’avoit nulle merci de lui, il envoya un message au comte Henri à Acre, le priant qu’il vînt en son pays et l’aidât à sortir de prison, car, s’il ne l’aidoit pas, il n’en sortiroit jamais. Le comte Henri s’apprêta au voyage et s’en alla en Arménie; et quand le sire d’Arménie sut que le comte venoit, il alla à sa rencontre, le reçut avec grand honneur, et fut fort joyeux de sa venue: il lui abandonna sa terre pour en faire à son commandement, hors pour ce qui regardoit le prince d’Antioche, qu’il avoit en prison. Quand le comte fut demeuré un peu de temps dans le pays, il demanda permission de parler au prince d’Antioche pour faire la paix entre eux, s’il pouvoit. Le sire d’Arménie lui permit de parler au prince. Le comte Henri accommoda la paix entre eux, comme vous allez l’ouïr, et fit mettre le prince hors de prison. La paix fut à ces conditions, que le prince dispenserait le roi d’Arménie de l’hommage qu’il lui rendoit, et deviendrait son homme, et que la terre que le sire d’Arménie avoit conquise sur le prince lui dmeureroit, et ils firent mariage d’une nièce du roi d’Arménie, fille de son frère Rufïin, et du fils aîné du prince d’Antioche, parce que le prince devoit laisser à son fils l’héritage de la terre; mais il ne le lui laissa pas, car il arriva, après que le fils eut épousé la nièce du roi d’Arménie, qu’il 241mourut avant son père et laissa un fils. Le prince envoya la mère et le fils en Arménie. Le sire d’Arménie les garda jusqu’à ce que le prince fût mort, et il les vouloit garder parce qu’il croyoit qu’on lui livreroit Antioche et le pays, car le prince avoit fait jurer, sur la sainte croix, à tous ceux du pays qu’ils rendraient Antioche et le pays à son fils après sa mort: mais il ne l’en avoit pas autrement investi. Quand le prince fut mort, ceux d’Antioche envoyèrent au comte de Tripoli, qui étoit fils du prince, et lui dirent qu’il vînt à Antioche, et qu’on la lui rendrait. On la lui rendit. Quand le sire d’Arménie ouït dire que le roi étoit mort, il prit le fils et la mère, et vint devant Antioche, car il croyoit y entrer. Le comte de Tripoli, qui étoit dedans, l’en empêcha. Le sire d’Arménie envoya en son pays pour rassembler ses armées afin qu’elles vinssent devant Antioche. Le comte, qui étoit à Antioche, envoya à Alep au soudan, le priant, pour Dieu, qu’il l’aidât, car le sire d’Arménie le vouloit déposséder. Le soudan lui manda que toutes les fois qu’il lui feroit demander secours il le secourroit, car il n’aimoit pas le sire d’Arménie. Le soudan lui tint bien parole, car autrement le comte n’auroit pas pu tenir Antioche contre le sire d’Arménie. Cette guerre dura bien sept ans, puis on rendit Antioche au sire d’Arménie par trahison.
Quand le comte eut fait la paix du prince et du sire d’Arménie, il prit congé d’eux et s’en revint chez lui. Mais avant le sire d’Arménie dit au comte Henri: «Sire, j’ai assez de terres, cités et châteaux, et d’assez grands revenus pour être roi. Le prince d’Antioche est mon homme. Ainsi je vous prie donc que vous 243«me couronniez.» Le comte le couronna volontiers, et ce fut ainsi qu’il y eut un roi en Arménie89.