Guillaume de Tyr, Siège de Damas par les Francs et les Teutons (1147 : 2è croisade), v. 1170 n-è

 On jugea d’un commun accord que ce qui valait le mieux en ce moment était d’aller assiéger la ville de Damas, toujours dangereuse pour les Chrétiens. Cette résolution définitivement arrêtée, on ordonna aux hérauts de publier de toutes parts que tous les princes eussent à se préparer pour le jour qui fut indiqué, afin de conduire leurs troupes vers le pays de Damas.

[…]

Conformément à cette résolution, les princes se remirent en route, traversèrent le célèbre mont Liban, situé entre Césarée de Philippe et Damas, et descendirent ensuite au village appelé Darie, placé à l’entrée de la plaine de Damas et à quatre ou cinq milles de distance de cette ville. De cette position les Chrétiens voyaient à découvert la ville et tout le territoire qui l’environne.

 Damas :

Damas est la ville principale et la métropole de la petite Syrie, province autrement appelée Phénicie du Liban. Elle est désignée par Isaïe comme la capitale de la Syrie (Aram), et reçut son nom d’un serviteur d’Abraham, qui en fut, à ce qu’on croit, le fondateur ; ce nom veut dire la ville de sang ou la ville ensanglantée. Elle est située au milieu d’une plaine stérile et qui serait entièrement aride si elle n’était arrosée par les eaux qui y sont conduites dans des canaux très-anciennement construits. Un fleuve qui descend d’un monticule voisin vers l’extrémité supérieure de la contrée, est reçu dans ces canaux, et une partie de ses eaux est dirigée dans la plaine et distribuée de tous côtés pour fertiliser un sol d’ailleurs infécond ; ce qui reste de ces eaux (car le fleuve en fournit en abondance ), arrose, sur l’une et l’autre rive, des vergers couverts d’arbres à fruits, et coule ensuite le long des murailles de la ville, du côté de l’orient.

 Lorsque les princes furent arrivés au village de Darie, comme ils se trouvaient déjà dans le voisinage de Damas, ils formèrent leurs corps d’armée, et assignèrent à toutes les légions un ordre de marche, de peur qu’il ne s’élevât des querelles nuisibles au succès des opérations futures, si elles s’avançaient toutes ensemble et indistinctement. En vertu d’une décision des princes, le roi de Jérusalem reçut l’ordre de marcher le premier avec son armée et de montrer le chemin aux autres, parce qu’on déclara que les hommes qu’il avait sous ses ordres connaissaient mieux les localités. On prescrivit au roi des Français de prendre la seconde ligne et d’occuper l« centre avec toutes ces troupes, afin d’être prêt, s’il était nécessaire, à porter secours à ceux qui marchaient devant lui. Par suite de la même décision l’Empereur reçut ordre de former la troisième et dernière ligne, et de se préparer à résister aux ennemis s’ils venaient par hasard faire une attaque sur les derrières, afin que les deux premiers corps d’armée se trouvassent en sûreté de ce côté.

 Les trois armées ainsi formées dans un ordre convenable, on porta le camp en avant, afin de se rapprocher de la ville le plus possible.

Vers l’W, par où nos troupes arrivaient, et vers le N, le sol est entièrement garni de vergers, qui forment comme une forêt épaisse que l’œil ne peut percer, et qui se prolongent vers le Liban sur un espace de 5 milla et plus. Afin que les propriétés ne soient pas confondues et que les passants ne puissent y entrer à leur gré, ces vergers sont entourés de murailles construites en terre, car il y a peu de pierres dans le pays. Ces clôtures servent donc à déterminer les possessions de chacun, et sont séparées elles-mêmes par des sentiers et chemins publics, fort étroits à la vérité, mais suffisants pour le passage des jardiniers et de ceux qui ont soin des vergers, lorsqu’ils vont porter des fruits à la ville avec leurs bêtes de somme. Ces vergers sont en même temps pour la ville de Damas d’excellentes fortifications; les arbres y sont plantés très-serrés et en grand nombre, les chemins sont fort étroits, en sorte qu’il semble à peu près impossible d’arriver jusqu’à la ville, si l’on veut passer de ce côté. C’était cependant par là que nos princes avaient résolu dès le principe de conduire leurs armées et de s’ouvrir un accès vers la place. Deux motifs les avaient déterminés : ils espéraient qu’après s’être emparés des lieux les mieux fortifiés, et sur lesquels le peuple de Damas mettait le plus sa confiance, ce qui resterait ensuite à faire serait peu de chose et pourrait être accompli plus facilement ; en second lieu, ils désiraient pour leurs armées pouvoir profiter de la commodité des fruits et des eaux.

 Le roi de Jérusalem entra donc le premier avec ses troupes dans ces étroits sentiers; mais l’armée éprouvait une extrême difficulté à s’avancer, soit à cause du peu de largeur des chemins, soit parce qu’elle était incessamment harcelée par des hommes cachés derrières les broussailles, soit enfin parce qu’il fallait se battre souvent contre les ennemis qui s’étaient emparés des avenues et occupaient tous les défilés. Tout le peuple de la ville en était sorti d’un commun accord, pour venir s’établir dans les vergers, et s’opposer au passage de notre armée, soit en se plaçant en embuscade, soit en attaquant à force ouverte. Il y avait en outre, dans l’intérieur même des vergers, des maisons élevées qu’on avait garnies d’hommes propres au combat, et dont les propriétés étaient voisines. De là, lançant des flèches et toutes sortes de projectiles, ils défendaient l’entrée de leurs jardins et ne laissaient approcher personne ; et comme leurs flèches portaient aussi sur les chemins publics, ceux qui voulaient y passer ne pouvaient le faire sans courir les plus grands dangers. Ce n’était pas seulement ainsi que nos soldats se trouvaient exposés ; des périls de toutes sortes les environnaient de tous côtés, et la mort les menaçait de mille manières imprévues. Il y avait encore dans l’intérieur des vergers, et le long des murailles, des hommes cachés avec des lances, qui pouvaient voir tous les passants à travers de petites ouvertures pratiquées à dessein dans ces murailles, sans être vus eux-mêmes, et qui transperçaient les passants en les frappant dans les flancs. On dit que dans cette première journée un grand nombre des nôtres périrent de ce misérable genre de mort. Ils rencontrèrent encore au milieu de ces défilés beaucoup d’autres pièges dangereux qu’il serait impossible de détailler.

 Dans cette position les Chrétiens persistèrent cependant avec ardeur, et renversant de vive force les clôtures des jardins, ils s’emparèrent des vergers à l’envi les uns des autres, et percèrent de leurs glaives ou firent prisonniers tous ceux qu’ils trouvèrent dans les enclos ou dans les maisons dont j’ai parlé. Effrayés par ces exemples, ceux qui sortaient de la ville pour venir faire un service du même genre abandonnèrent les jardins et rentrèrent en foule dans la place; et ainsi, après avoir mis leurs ennemis en fuite et en avoir tué un grand nombre, les nôtres eurent toute liberté de se porter en avant.

 Les corps de cavalerie, tant ceux qu’avaient formés les citoyens de Damas, que ceux qui étaient composés des étrangers accourus à leur secours, ayant appris que notre armée s’avançait du côté des vergers pour faire le siège de la ville, étaient allés s’établir sur les bords du fleuve qui coule sous les remparts, afin d’attaquer nos troupes avec leurs arcs et leurs machines à projectiles, et de les repousser loin de la rivière lorsqu’elles y arriveraient pour chercher quelque soulagement à leur soif, à la suite des longues fatigues du voyage. Les nôtres, en effet, apprenant que le fleuve était dans le voisinage, se hâtèrent de s’y rendre, pour apaiser la soif ardente que leur avaient donnée les travaux de la journée et les nuages de poussière soulevés sans cesse par les pieds des hommes et des chevaux : ils s’arrêtèrent un moment en voyant les bords du fleuve occupés par une multitude innombrable d’ennemis. Ils reprirent cependant courage ; la nécessité ranima leurs forces et leur audace, et ils tentèrent à deux reprises consécutives, mais toujours en vain, de se rendre maîtres de la rivière. Tandis que le roi de Jérusalem et les hommes de son armée faisaient les plus grands efforts sur ce point sans pouvoir parvenir à leur but, l’Empereur, qui commandait le corps d’armée placé sur les derrières, demandait pourquoi l’armée ne se portait pas en avant. On lui annonça que les ennemis occupaient les bords du fleuve, et fermaient ainsi le passage. Aussitôt l’Empereur, enflammé de colère, et s’élançant à travers le corps d’armée du roi des Francs, arriva rapidement, à la tête de ses chefs, sur le point où l’on combattait pour attaquer et défendre les rives du fleuve. L’Empereur mit sur-le-champ pied à terre, de même que ceux qui étaient avec lui (car c’est ainsi que font les Teutons, lorsqu’ils se trouvent à la guerre réduits à quelque grande extrémité), et tous ensemble, portant leur bouclier en avant et le glaive en main, s’élancèrent sur les ennemis, pour combattre corps à corps. D’abord ceux-ci avaient vigoureusement résisté, mais ils ne purent soutenir le choc des nouveaux assaillants, et prenant aussitôt la fuite ils abandonnèrent le fleuve et se retirèrent en toute hâte dans la ville.

 On dit que dans cette attaque l’Empereur fit un exploit bien digne d’être raconté dans tous les siècles : on assure qu’il vit un des ennemis qui se défendait et combattait avec beaucoup de courage et de vigueur, et que, malgré la cuirasse qu’il portait, l’Empereur l’abattit d’un seul coup, et fit tomber en même temps la tête, le cou, l’épaule et le bras gauche, et même une portion du flanc gauche. Cet événement répandit une si grande terreur parmi les citoyens de Damas qui en avaient été témoins, ou à qui on le raconta, qu’ils perdirent tout espoir de résister et même de sauver leurs vies.

 Après qu’ils se furent emparés du passage et des rives du fleuve, les Chrétiens dressèrent leur camp de tous côtés sous les murailles de la ville, et usèrent librement et selon leur gré des vergers dont ils étaient maîtres, ainsi que des eaux de la rivière. Les assiégés, saisis d’étonnement, admiraient la force et la valeur des nôtres; ils perdaient toute confiance en eux-mêmes, comme s’il leur fût devenu impossible de se défendre : et dans la crainte qu’ils avaient de toute nouvelle attaque, ils ne se croyaient nulle part en sûreté, lorsqu’ils venaient à se souvenir quels s’étaient montrés la veille ceux qui les avaient vaincus. Ils délibérèrent en commun, et, recourant aux moyens extrêmes, employant les artifices dont on se sert dans l’affliction et pour des circonstances malheureuses, ils firent garnir de grandes et longues poutres, posées en travers, toutes les rues de la ville qui se trouvaient dans le quartier près duquel nos armées avaient dressé leur camp, n’ayant d’autre espoir que de pouvoir sortir avec leurs femmes et leurs enfants par l’autre extrémité, tandis que les Chrétiens seraient occupés à renverser ces barrières. Il semblait en effet que la ville ne pût manquer de tomber promptement au pouvoir du peuple chrétien, moyennant la protection de la Divinité. Mais celui qui est terrible dans ses desseins sur les fils des hommes en avait autrement décidé.

 Je viens de dire que la ville était serrée de très près, et que les citoyens avaient perdu tout espoir de défense et de salut : déjà même ils préparaient leurs bagages et faisaient leurs dispositions pour abandonner la place, lorsqu’en punition de nos péchés ils en vinrent à fonder quelque espérance sur la cupidité des nôtres, et voulurent tenter d’attaquer par l’argent les esprits de ceux dont ils craignaient de ne pouvoir dompter les forces corporelles. Aussitôt ils mirent leurs soins à faire réussir toutes sortes d’intrigues, et promettant et envoyant même des sommes considérables à quelques-uns des princes, ils les entraînèrent à remplir le rôle du traître Judas, et à employer tout leur zèle et leur crédit pour parvenir à faire lever le siège. Corrompus, et par ce qu’ils avaient reçu, et par les promesses qu’on leur faisait encore, n’écoutant que la cupidité, conseillère de tous les vices, ils en vinrent à ce point de scélératesse de tromper par leurs impies suggestions les rois et les princes pèlerins qui se confiaient en leur bonne foi et en leur habileté, et les entraînèrent à abandonner le quartier des vergers, pour transporter leur camp et leurs armées à l’autre extrémité de la ville. Ils dirent, pour couvrir d’un prétexte leurs artifices, qu’il n’y avait de cet autre côté de la place qui fait face au midi, non plus que du côté de l’orient, ni vergers qui formassent un point d’appui pour la défense, ni fleuve ni fossés qui pussent rendre plus difficiles l’accès et l’attaque des murailles. Les murailles, disaient-ils en outre, étaient basses et couvertes en briques non cuites, en sorte qu’elles ne pourraient pas même soutenir un premier assaut : ils ajoutaient encore que, de ce même côté, on n’aurait besoin ni de machines ni d’efforts considérables ; que dès la première attaque il ne serait nullement difficile de renverser les murailles en les poussant avec la main, et d’entrer aussitôt après dans la place. En faisant ces propositions, ils n’avaient d’autre but que d’éloigner nos armées du quartier dans lequel elles s’étaient établies, et par où la ville se trouvait vivement pressée et dans l’impossibilité de résister longtemps, sachant très bien d’ailleurs que du côté opposé nos armées ne pourraient persévérer dans leur entreprise et poursuivre les travaux du siège.

 Les rois aussi bien que les principaux seigneurs crurent à ces conseils ; et, abandonnant les lieux dont ils s’étaient emparés naguère à la sueur de leurs fronts et après y avoir perdu beaucoup de monde, ils transportèrent leurs troupes et leur camp vers l’autre extrémité de la ville, marchant sous la conduite de leurs séducteurs. Mais bientôt se voyant placés hors de portée des eaux et des fruits qu’ils avaient auparavant en abondance, et se trouvant entièrement privés de toute espèce d’aliments, ils commencèrent à soupçonner quelque fraude, et se plaignirent, mais trop tard, d’avoir été méchamment entraînés à quitter les positions les plus avantageuses.

 Le camp était entièrement dépourvu de denrées : on leur avait persuadé, même avant qu’ils entreprissent cette expédition, qu’ils s’empareraient de la place sans coup férir, et, dans cet espoir, les Chrétiens n’avaient apporté de vivres que pour quelques jours : les pèlerins surtout se trouvaient dans le dénuement, et il n’était pas possible de leur en faire un tort, puisqu’ils n’avaient aucune connaissance des localités. On leur avait dit que la ville se rendrait sans la moindre difficulté et dès le premier assaut, et, qu’en attendant ce moment, une armée considérable trouverait suffisamment de quoi se nourrir avec les fruits qu’elle pourrait se procurer sans frais, dût-elle même être entièrement dépourvue de toute autre espèce de denrées. Dans cette nouvelle situation les Chrétiens ne savaient que faire, et délibéraient tantôt en secret tantôt publiquement. Il leur semblait fâcheux et même impossible d’aller reprendre les positions qu’ils avaient quittées. En effet, aussitôt après qu’ils en étaient sortis, les ennemis, voyant leurs désirs accomplis, s’appliquèrent à fortifier ces lieux et les chemins par où nos soldats avaient passé, beaucoup plus même qu’ils ne l’étaient auparavant; ils encombrèrent les avenues de poutres et d’énormes quartiers de pierres, et les vergers furent occupés par des multitudes d’archers, chargés de repousser quiconque tenterait de s’approcher. Une attaque contre la ville, dans les nouvelles positions que nos troupes avaient prises, ne pouvait se faire sans quelque délai, et cependant le défaut absolu de vivres n’en permettait aucun.

 Les princes pèlerins eurent donc des conférences entre eux ; et reconnaissant, à ne pouvoir en douter, la méchanceté de ceux dont ils avaient attendu toute bonne foi pour le salut de leurs âmes et le succès de leur entreprise, persuadés d’ailleurs qu’ils ne pourraient désormais réussir, ils résolurent de retourner dans le royaume, détestant les perfidies de ceux qui les avaient trompés. Ainsi, ces rois et ces princes, formant une réunion telle que nous n’en connaissons point en aucun siècle, remplis de confusion et de crainte, et forcés, en punition de nos péchés, de renoncer à leurs desseins sans avoir pu les accomplir, reprirent la route qu’ils avaient d’abord suivie, et rentrèrent dans le royaume.

 Ils ne cessèrent dans la suite, et même après qu’ils eurent quitté l’Orient, de se méfier de toutes les actions de nos princes; et, certes, ce n’était pas sans raison. Ils se tenaient en garde contre leurs avis, comme pouvant cacher des pièges, et ne montraient plus aucun zèle pour les affaires du royaume. Lorsqu’il leur fut donné de retourner dans leur patrie, ils conservèrent toujours le souvenir des affronts qu’ils avaient reçus, et eurent en horreur la méchanceté de nos princes. Ils inspirèrent aussi les mêmes dispositions à ceux qui n’avaient point assisté à ces événements. Dès lors, en effet, on ne vit plus un aussi grand nombre de pèlerins entreprendre le voyage ni témoigner autant de ferveur ; et ceux qui arrivaient ou arrivent encore aujourd’hui, voulant éviter d’être pris aux mêmes pièges, s’empressaient et s’empressent de retourner chez eux aussi promptement qu’il leur est possible.

 Je me souviens d’avoir très-souvent questionné à ce sujet des hommes sages, et qui avaient conservé un souvenir très-fidèle des événements de ce temps, et je le faisais principalement avec l’intention de pouvoir consigner dans cette histoire tout ce que j’en aurais appris. Je leur demandais quelle avait été la cause de ce grand malheur, quels étaient les auteurs de ces crimes, comment un projet aussi détestable avait pu être exécuté. J’ai recueilli des rapports fort divers sur les causes que l’on peut assigner à cet événement : quelques personnes pensent que le comte de Flandre pourrait avoir fourni la première occasion de tous ces maux. J’ai déjà dit qu’il était dans l’armée qui entreprit cette expédition. Après que les Chrétiens furent arrivés auprès de la ville de Damas, lorsqu’ils se furent emparés de vive force des vergers et du passage du fleuve, enfin lorsqu’on eut commencé le siège de la ville, on dit que le comte alla trouver en particulier et séparément les rois de l’Occident, et qu’il leur adressa les plus vives prières, pour en obtenir que la ville lui fût livrée dès qu’elle serait prise ; on assure même qu’on le lui promit. Quelques-uns des grands de notre royaume en furent instruits, et s’indignèrent, de concert avec d’autres personnes, qu’un si grand prince, qui devait être satisfait de ce qu’il possédait, et qui semblait vouloir combattre pour le Seigneur, sans prétendre à aucune récompense, eût demandé qu’on lui adjugeât une si belle portion du royaume; car ils espéraient que tout ce qui pourrait être conquis avec le concours et par les soins des princes pèlerins tournerait à l’agrandissement du royaume et au profit des seigneurs qui y habitaient. L’indignation qu’ils en ressentirent les poussa jusqu’à cette honteuse pensée d’aimer mieux que la ville demeurât entre les mains des ennemis, que de la voir devenir la propriété du comte; et cela, parce qu’il leur semblait trop cruel pour ceux qui avaient passé toute leur vie à combattre pour le royaume et à supporter des fatigues infinies, de voir des nouveaux venus recueillir les fruits de leurs travaux, tandis qu’eux-mêmes, constamment négligés, seraient obligés de renoncer à l’espoir des récompenses que leurs longs services semblaient cependant avoir méritées. D’autres disent que le prince d’Antioche, indigné que le roi de France eût oublié la reconnaissance qu’il lui devait et l’eût abandonné sans vouloir lui prêter assistance, avait engagé quelques-uns des princes de l’armée, autant du moins qu’ils pouvaient tenir à sa bienveillance, à faire en sorte que les entreprises du Roi n’eussent aucun succès, et qu’il avait obtenu d’eux qu’ils emploieraient tous leurs soins pour le forcer de se retirer honteusement sans avoir réussi dans ses efforts. D’autres enfin affirment qu’il ne se passa rien autre chose si ce n’est que l’or des ennemis corrompit ceux qui firent tout le mal; et ils disent même d’ordinaire, comme un fait miraculeux, que dans la suite cet argent si mal acquis devint une cause de réprobation, et fut complètement inutile entre les mains de ses possesseurs. Quels furent les ministres de ce détestable crime? C’est sur quoi il y a encore beaucoup de versions différentes, et il n’y a été impossible de découvrir quelque chose de positif. Quels qu’ils soient, qu’ils sachent que tôt ou tard ils seront payés selon leurs services, à moins qu’ils n’offrent au Seigneur une satisfaction convenable, et qu’il ne daigne l’agréer dans sa miséricordieuse clémence.

 Les Chrétiens se retirèrent donc sans gloire ; la ville de Damas se réjouit de leur départ après avoir été frappée de terreur; et pour les nôtres, au contraire, « la harpe se changea en de tristes plaintes, et nos instruments de musique en des voix lugubres ». Les rois, de retour dans notre royaume, convoquèrent de nouveau une assemblée de tous les grands, et tentèrent, mais inutilement, de former quelque entreprise qui pût mettre leur mémoire en honneur dans la postérité. Quelques-uns eurent l’idée d’aller assiéger la ville d’Ascalon, toujours occupée par le peuple infidèle, qui se trouvait, en quelque sorte, placée au milieu du royaume, et où l’on pourrait transporter sans aucune difficulté toutes les choses dont on aurait besoin. Ils assuraient que rien ne serait plus facile que d’y rétablir promptement le culte chrétien ; mais, à la suite de beaucoup de propos semblables, ce projet avorta comme le précédent, et fut abandonné avant même d’être adopté, car le Seigneur, dans sa colère, semblait vouloir déjouer tous leurs efforts.