II) La structuration d’une image, statut fiscal, identité religieuse de l’avènement de Hârûn al-Rashîd à l’époque post-samarienne (791-932)
C’est à la suite de ces évènements politique et de cette nouvelle propagande théologique, que le problème Taghlib, enfin cristallisé, fossilisé par la mémoire islamique et ses enjeux tardifs, devient prépondérant. Nous traiterons plus avant de ce grand traité fiscal, un des premiers du genre, mêlant le genre de la Risâla au calife et le muçannaf historique et juridique, le Kitâb al-Kharâj de Abû Yûsuf Ya‘qûb. Mais commençons par l’analyse de la nouvelle place des Taghlib dans la mémoire syriaque.
1) La mémoire syriaque :
Les listes de sacres épiscopaux des patriarches jacobites ont été établies par Michel le Syrien, et celles-ci ne sont réellement complètes qu’à partir du règne de Hârûn al-Rashîd, et du patriarche Denys de Tell Mahrê. Dans la liste XVI, nous découvrons un certain Dawûd de Dara-Khabûr, pour les dernières années du VIIIème siècle, à moins qu’il ne s’agisse de celui du milieu du siècle. Il pourraît correpondre à celui de la liste XVII, qui est évêque des Taghlib, et sans doute sacré dans la première année du patriarcat, entre 793 et 800 (n°29).
Il a un contemporain, qui est « Yôhanan dans la ville des tribus », dans le monastère du Pilier »(n°9), les principaux stylites étaient installés dans les environs du coude de l’Euphrate, lieu du christianisme Tanûkh, mais je ne peux assurer qu’il ne s’agissait pas aussi d’un évêque des Taghlib1.
En tout cas, Dawûd « pour les Taghlib de Jazîra et de Mawçil, dans le village de Daqla, siège épiscopal des Taghlib » et « ‘Uthmân (n°45) pour la tribu Taghlib de Jazîra » ont enfin, et pour la première fois, des titulatures complexes et très éclairantes2.
En premier lieu, le retour au plus vif des problématiques arabes à propos des Taghlib a entraîné la création d’un évêché de Haute Mésopotamie à leur nom, que Gazartâ/Jazîra, soit considérée comme une cité, (cette « Jazîra b. ‘Umar » qui fut attribuée à un certain al-Hasan b. ‘Umar b. Khattâb al-Taghlibî, né vers 150/770 et qui se situe à quelques 80 km a nord de Mossoul3), ou qu’il s’agisse tout simplement d’une partie de la région, une province administrative ‘abbâsside détachée de Mawçil, comme l’explique Robinson4. De plus, nous avons affaire enfin à quelque chose de rationnalisé et d’adapté aux nouvelles réalités politiques. Enfin, ‘Ana n’est pas le siège épiscopal, contrairement à ce qu’en disent certains géographes. Il s’agit de Daqlâ, qui correspondrait à Qusaîr Dijla, sur le Khabûr supérieur, non loin de la frontière turque moderne.
La permanence d’une problématique Taghlib au tournant du VIIIème siècle contraste fortement avec la conversion massive des derniers clans Tanûkh du coude de l’Euphrate, et les logiques de la mémoire sont bien souvent celles de la permanence de questions pratiques. La postérité de notre tribu s’explique ainsi en grande partie parce qu’elle a fini par être à peu près le seul groupe d’Arabes chrétiens à survivre aux règnes de Al-Mançûr et Al-Mahdî. Sans doute de nombreuses sentences d’autorités, de nombreux hadîth-s et akhbar des périodes califales râshid-s étaient-elles appliquées aux autres groupes Arabes chrétiens, mais la postérité historiographique a finalement donné aux Taghlib, comme aux Najrânites, une place de premier plan, et en parallèle les listes de Michel attribuent ainsi deux seules lignées épiscopales à ces deux groupes caractéristiques et ce jusqu’au milieu du Xème siècle.
Peut-on imaginer que l’historiographie syriaque tardive ait tenté à plusieurs reprises de nommer de Taghlib des évêques qui ne l’étaient pas, au moins nommément, comme Yôsef en 683 ou l’anonyme suffragant de Marûtâ ? Le recentrage de l’image des Arabes chrétiens sur la tribu Taghlib lors de la première période ‘abbâsside, a fait oublier tout nom d’évêque de Tanûkh par exemple (d’ailleurs y en-a-t-il jamais eu), et ce malgré leur place prépondérante à l’époque marwânide et proto-’abbâsside.
2) Le Kitâb al-Kharâj de Abû Yûsuf : le cas fiscal :
Intéressons nous au premier bilan connu du cas fiscal Taghlib, celui que Ya‘qûb b. Ibrâhîm al Ançari (Abû Yûsuf) (m. 182/798) consacre dans son traité sur « l’impôt extrait du sol », le kharâj, destiné au calife Al-Rashîd, à la fin de sa vie …
Celui-ci distingue clairement un Ard al-‘Arab du Ard-al-‘a am et j’ai expliqué précédemment comment l’appréhension de cette distinction était tardive et marquée par deux mythes, celui de la terre arabe indépendante des empires et celui de son unification par le prophète. Elle devrait être distinguée des territoires d’empire, conquis lors des Futûh, mais aussi d’une vision géographique continentale tirée de la science héllénistique. Pourtant, Balâdhurî utilise la même terminologie pour définir qui appartient aux Arabes à l’époque du courrier qu’aurait envoyé ‘Umar au Basileus pour qu’il expulse les Arabes « traîtres » réfugiés.
Quant aux habitants du « territoire arabe », « on n’accepte d’eux d’autres choses que leur conversion » « ou de subir la mort », « et leur territoire, s’il leur est laissé, est terre de ‘ushr » et « sans leur faire payer de jizîa » puisque « ni le Prophète ni aucun de ses compagnons ni aucun khalifa depuis lors ait accepté jizîa d’arabes mushrikîn ».
Par contre, les « Arabes qui ont des livres révélés sont traités comme des ‘ajam et admis à payer la jizîa »5.
Cette synthèse jurisprudentielle se base donc sur des « cas d’école », mais leur absence des travaux de Mâlik b. Anas et de Abû Hanîfa, le maître d’Abû Yûsuf renforce la présomption d’une extrême nouveauté, non pas forcément de la problématique, mais au moins à une restauration de telles questions à la suite de la conversion des Tanûkh et de la rébellion des Taghlib6.
« ‘Umar ur les Banû Taghlib dont il doubla la zakat en remplacement du kharâj et ainsi le r h e en im san chaque ub re du Yaman d’un dinar […] de même en re en a rdan
le çulh aux gens de Najrân moyennant rançon ».
Ce çulh conclu avec ‘Umar, et cette pratique, comme celle de la dhimma était dénué de toute qualification communautaire et confessionnelle et désignait un traité de paix (Açlahû fîmâ ‘alaîhim)7 et c’était aussi le cas des Taghlib dans les divers récits de la conquête. Le cas des Najrânites est quant à lui présent antérieurement à celui des Taghlib dans la littérature juridique, et c’est pourquoi Ibn Ishâq en fait mention à trois reprises8 . Mais ce dernier insistait sur le fait qu’ils paient une jizîa, laquelle est liée au çulh, tandis que les Taghlib, eux, avaient sans doute revendiqué leur droit à ne pas se faire injurier par cette humiliante taxation, contre la politique ‘abbâsside9, en dépit des çulh-s purement militaires conclus pendant la conquête. En effet, la question de leur impôt en tant que Jizîa aurait été tranchée par Ibn Shihâb al-Zuhrî, qui assimilait leur situation à celle des autres cités chrétiennes soumises au temps du prophète (Eilat et Edroh) de statut chrétien, les premières à avoir payé cette Jizîa … lors des Ghazwa (tout en estimant que les Taghlib, eux devaient payer la çadaqa10).
Depuis Al-Walîd II puis Al-‘Abbâs et jusqu’à Al-Rashîd lui-même, les Najrânites
renégociaient leur çulh, tandis que les Banû Taghlib revendiquaient de ne pas être
« contractuels », mais bien arabes au sens plein…
« Quant aux non-arabes, juifs ou chrétiens, polythéistes, idôlatres, adorateurs du feu on
prélève sur les mâles la capitation » Cette prise de position est spécifique d’une école
juridique alors en cours d’élaboration et revendiquant un grand esprit pratique et un réalisme politique qui fit le plus souvent autorité dans l’Orient médiéval11.
Une fois, le cas des hommes passé en revu, Ya‘qûb s’attache à distinguer les deux statuts d’imposition des terres et il oppose une « Ard al-‘Arab » bien sur, à laquelle il ajoute « la terre des ‘ajam convertis », (l’époque ‘abbâsside a en effet depuis bien longtemps admis le caractère théologique et dogmatique, bien plus que ethnique de la Dîn coranique) qui sont toutes deux « Ard al-’ushr », terre de décime ; et la Ard al-kharâj qui caractérise les possession agraires des « peuples ayant établi une dhimma par le çulh » 12.
C’est à la suite de l’intercession du clan des Al Nu‘mân b. Kinâna b. Taîm que ‘Umar « s’entendit avec eux et leur imposa de ne plus élever leurs enfants dans la foi chrétienne et de payer une zakat double, et ce sans çulh » selon Yahîa b. Adam al-Taghlibî,« puisque la jizîa leur serait exemptée, ainsi, tout chrétien taghlibi ayant moins de 40 moutons ne paie pas, 2 pour 40 à 120, puis 4 et ainsi de suite […] de même pour les bœufs et les chameaux », « ils devaient le double d’un musulman, les femmes payaient aussi le ‘ushr, mais pas les enfants, quant à leur terre « on procède comme pour la kharâj », néanmoins les autre biens et esclaves sont exempts.
Ainsi, les Banû Taghlib obtiennent un seul privilège, celui d’être taxé par les autorités
aumonières, c’est-à-dire avec les autres arabo-musulmans, mais au bout de ce détour
juridique, pour Abû Yûsuf, les deux reviennent au même. Le ‘ushr personnel du musulman est un quarantième, il devient un vingtième pour les cités et territoires dhimmî-s autonomes, (à en croire Dennett, la majeure partie de la Jazîra est concernée), qui détiennent un contrat de capitulation (çulh)13. Les Taghlib sont traités de cette manière uniquement, enfin, le ‘ushr est total (décime : dixième) pour les travailleurs syro-araméens du Sawâd par exemple, dont les terres sont réquisitionnées par les arabo-musulmans.
Quant à l’impôt sur la terre, il est un ‘ushr (1/10) pour les arabo-musulmans, et un khâmis (1/5) pour les dhimmî, quels qu’ils soient14.
Cette distinction entre la terre de droit réel et une jizîa conçue comme capitation personnelle n’est pas encore évidente, en raison d’une certaine diversité régionale, elle correspond soit à une taxe personnelle des mâles et femelles qui ont d’autres revenus que le sol (bétail, commerce mais aussi pour les dhimmi non-arabes les ruches, basse cour, esclaves…) et qui est payée au 40ème par les Arabes et au 20ème par les dhimmi. A l’époque de Zuqnîn, la jizîa devait être encore peu distincte fixée sur une double assiette capitatio-iugatio15.
De la situation dans laquelle se trouvent ceux qui ont un çulh et achètent une terre, qui en plus de l’impôt de la terre, paieront une jizîa conçue cette fois comme un cens fixe (48 dh pour le riche, 24 pour le moyen, 12 pour le pauvre), c’est ce qui distingue les Taghlib qui ne paieront uniquement que l’ impôt sur leurs revenus une zakât-’ushr doublée (1/40×2 : 1/20), c’est-à-dire ce « demi-’ushr » mentionné dans Balâdhurî16, ajouté à leur ‘ushr doublé sur la terre (1/10×2 : 1/5 (khâmis)) en équivalence mais symboliquement distinct.17…
Alors que les Najrânites, eux, dotés d’un ancien traité rapporté au prophète, et qui semble remonter au moins au deuxième tiers du Ier siècle hégirien, ne sont renvoyés à leur christianisme que pour les accabler et transformer leur rançon en une jizîa au sens de capitation du dhimmî, leur identité arabe le plus souvent niée, ainsi lorsqu’Ibn Ishâq rapporte l’étonnement des Médinois à la vue de cette délégation d’hommes très noirs18, dans ce cadre là, ils sont un exemple prophétique du traitement à adopter à l’égard des chrétiens en général, ainsi, il est interdit, dans les sources consultées par Balâdhurî quant au courrier du prophète (dont la chronique de Seert se targue de connaître une copie parfaite, en caractère hijazite, découvert en 265/878 à Bir Mantha) comme celui de ‘Umar, de « contraindre les membres de la Millat-al-Naçranîa à l’Islam »19. Par contre, les Taghlib, de leur côté, ne sont pas considérés comme des chrétiens étrangers, mais en contre partie, c’est l’inverse qui est stipulé et attribué à ‘Umar, ils ne doivent pas éduquer leurs enfants dans le christianisme, ni retenir prisonniers ceux qui se seraient convertis, ni les baptiser20…
Cette exigence dogmatique, présentée comme condition du privilège fiscal, nous l’avons sans doute démontré, n’a pas pu intervenir dans le contexte des conquêtes et du gouvernement pré et proto-umayyade. Elle a du se développer progressivement, mais il se trouve que celle-ci est devenue également la clause première de cette anecdote renvoyant ce privilège à l’autorité du prophète, qui n’accorda de pacte (‘ahd), qu’à cette même condition.
Comme dans le cas des Najrânites, des traditions similaires, renvoyant les unes à ‘Umar, les autres au prophète ont fini par être organisées de manière chronologique l’une avant l’autre.
Mais dans le cas des Taghlib, puisque leur délégation est absente des Maghâzî de Ibn Ishâq, il est très probable que cette tradition n’ait fini par être admise comme avérée, et digne d’être conservée par Ibn Sa ‘d (m.237/842) dans ses Tabaqât, que très tardivement, sans doute après Abû Yûsuf qui n’y fait pas référence explicitement, au cours du premier tiers du IXème siècle. Notons à ce propos que Balâdhurî lui-même, alors qu’il consacre plusieurs pages à cette affaire du statut d’exception de notre tribu, reprenant pour une bonne part les renseignements collectés par Abû Yûsuf, ne trouve pas utile de se servir d’un hadîth prophétique.
Quant à l’avis fiscal et juridique, il prend une dimension universelle. Aussi bien Ibn Hanbal21 que l’école de Abû Hanîfa qui privilégient la solution de compromis, que Al-Shâfi‘î et Abû ‘Ubaîd (224/838)613, et l’école de Mâlik b. Anas (ces écoles (Hanifites et Mâlikites présentent leurs conclusions sous le nom de leurs maîtres) qui préfère l’option de la Jizîa, lui consacrent des passages dans leurs constructions juridiques.
C’est sans doute à partir de ce moment, que les Arabes chrétiens entrent discrètement dans l’historiographie syriaque, sans doute au cours du IXème siècle, mais apparemment après 819, puisqu’il est absent de la chronique mais avant les années 840, puisqu’il est présent dans la chronique du pseudo-Denys de Telle Mahrê. La source précise que les Tayyâyê envoyèrent des troupes contre 4 peuples, les égyptiens, les romains, les perses, et les Tayyâyê Kristinê23.
3) De Saîf b. ‘Umar (m. 182/798) à Tabarî : la réorganisation harmonieuse et l’exégèse :
C’est Tabarî, qui, finalement, au cours de la rédaction, au tournant des IIIème/IXème et IVème/Xème, de ses annales universelles, intègre définitivement une telle tradition prophétique au discours général sur les dispositions prises par ‘Umar depuis Al-Jâbîa…
Celle-ci ne pouvait pas être présente chez Saîf b. ‘Umar (m.180/798), contemporain de Abû Yûsuf, c’est pourtant sous son autorité que Tabarî se place lorsqu’il cite « Abû Saîf at-Taghlibî a dit : ».
Les motivations qui le conduisent à mêler un discours très avantageux pour les Banû Taghlib et bien peu cautionnable par l’environnement ‘abbâsside, les érigeant en compagnons du prophète, en accord avec lui, exempts de tribut, et soumis à une simple exigence d’éducation, qui n’influt pas sur leur liberté de confession de manière contraignante, sont liées à sa double spécialisation, en collecte de Akhbar, mais aussi en collecte du Hadîth et des anecdotes des Asbab al-Nuzûl, pour réaliser une synthèse de l’exégèse de l’époque. Comme pour les générations antérieures, le grand intellectuel ne met en évidence le cas Taghlib, que parce que celui-ci se pose encore. Ainsi le besoin de répéter inlasablement la condition de ne pas « baptiser » ou « christianiser » révèle en négatif la désobéissance permanente des Taghlib à ce commandement.
Nous possédons le témoignage exceptionnel de Abû Naçr al-Dîn Yahîa (m. 471/1079), à propos d’une délégation de chrétiens Taghlib venus à Takrît faire sacrer leur évêque, aux alentours de 300/911, ce qui est significatif de la persistance de cette tribu d’exception et donne quelques indices quant aux pratiques liturgiques et cultuelles pour des individus nomades, et notamment l’autel portable.
« Il y avait des chrétiens parmi les Arabes, tels que les Banî Taghlib et une tribu du Yemen et d’autres avec eux, il y avait un évêque qui les accompagnait en habits ecclésiastiques dans leurs leurs déplacements et transportait avec lui l’autel, c’est-à-dire le « tablîtâ », de place en place. Jusqu’à ce que, en 300 arriva à Takrît un groupe de chrétiens arabes, pour y renouveler leurs provisions. Il y avait parmi eux un homme religieux, de conduite exemplaire. Le métropolite de Takrît lui conféra l’épiscopat. Il leur célébrait la messe en arabe et officiait sur l’évangéliaire »24.
Mais c’est bien parce que les Banû Taghlib restent avant tout un symbole des Arabes
chrétiens, qu’on les met ainsi en scène à Takrît, cité du métropolite Marûtâ, mais qui, à en croire Michel le Syrien, est bien éloignée des lieux de retraite des évêques Taghlib des IXème et Xème siècles.
Ce « Yôhanan des Taghlib de Jazîra et Mawçil »25, sacré au début du dernier tiers du IXème pourrait bien être ce « Yôhanân de la Ville des ‘Ammê» mentionné quelques années plus tôt26 ; celui-ci, était installé dans un « monastère du Pilier », sans aucun doute celui de Mar Shame‘ûn en pays Tanûkh, et pourtant, le dernier évêque Taghlib, contemporain de Tabarîpour l’évêché unique des Najrânites et des Taghlib, Théodore, tenait sa crosse depuis ce même monastère. Ahûdemmeh des « Ma‘adâyê » siégeait, lui, depuis le monastère sis au (Val d’) Adâm27, a-t-il laissé sa place, à un Bacchus des Taghlib, au milieu du IIIème/IXème siècle ?28
Il serait intéressant au vu de cette réalité mouvante, et de la confusion des différents évêchés arabes jacobites à l’époque ‘abbâsside tardive de faire une analyse comparative de l’évolution des informations sur les Taghlib et sur les Najrânites entre Al-Mançûr et la fin de la période ‘abbâsside classique.
Constatons à ce sujet, qu’après la mort de Tabarî, nous n’avons plus aucune trace d’un
quelconque évêque des Taghlib ; lesquels sont associés pour la première fois, au milieu de la première moitié du Xème siècle, aux Negrâyê, les Najrânites, ce qui montre une profonde reduction des groupes d’Arabes chrétiens, et également la formation d’une structure unique pour les encadrer.
Là où Balâdhurî ne mentionnait dans le contrat avec les Najrânites par les Médinois que la protection de « millatihim », « leur groupe confessionel », l’auteur de la « chronique de Seert réalise une extension considérable en étendant cette protection des chrétiens des Najrân à l’ensemble de la chrétienté29. Or la source « archivistique » consultée par l’anonyme remonterait selon lui à la copie réalisée par un scribe ‘abbâsside chrétien, Habîb, en 864, du contrat envoyé par le Prophète aux autorités de la cité monophysite.
Il apparaît que la principale motivation des hommes du IXème siècle qui utilisent ce type de matériel juridique réputé ancien, n’est plus spécialement liée à une volonté de comprendre ou de trancher des cas particuliers, touchant à la problématique des Arabes chrétiens, mais plutôt de défendre son parti confessionnel en général des éventuelles exactions de l’autorité ‘abbâsside.
Tabarî n’agit pas autrement, dans son Tafsîr, lorsque pour invalider le verset V, 5 qui autorise la nourriture des Ahl al-Kitâb, il utilise la malédiction de ‘Alî, et les commentaires qui en furent faits à l’époque Marwânide, étendant la fourberie des Taghlib aux Arméniens, et de là à tous les Chrétiens, refusant d’abandonner une religion dépassée, uniquement pour jouir de ses libertés, comme l’usage du vin, et expliquant que leur tendance à ne pas proscrire ce que proscrit le Livre de Dieu et les Paroles du Prophète en fait donc naturellement des parias, et des dangers pour les bons musulmans, qui se doivent de les éviter soigneusement, au nom du verset V, 51, exigeant de ne pas prendre en Walâ’ les « chrétiens et les juifs » 30.
Il est pourtant surprenant que Tabarî n’utilise pas cet élément lorsqu’il réalise la dernière grande reconstruction des évènements de l’année de Jabîa (17/638) et qu’il réorganise les sources qu’il utilise afin de les faire coincider avec une logique chronologique et législative totalement artificielle31.
Il sépare les informations sur les Taghlib en deux groupes, l’un précédant la conquête de la Jazîra, l’autre faisant office de sceau de ces évènements.
Le premier passage est donc introduit par une description de l’instabilité de la région, et la décision de proposer aux Taghlib, en tant que non-péninsulaires, immédiatement, le choix entre jizîa et conversion, ordonné par ‘Umar lui-même par l’intermédiaire de son général ‘Abd allah b. Al-Mu‘tamm32.
Il met ensuite en scène des messagers du calife législateur, qui semblent déjà prévoir que les Arabes de Jazîra sont prêt à fuir l’état arabe, et à renier leur arabité. C’est pourquoi ils demandent qu’on leur accorde la Çadaqa, ce qui est alors refusé par ‘Umar33.
Pourtant, ce refus de ‘Umar est très vite tempéré par le privilège d’un taux de prélévement équivalent à la Zakât, à l’unique condition qu’ils n’empêchent pas les conversions dans leurs groupes. Puis les Taghlib, Iyâd et Namir acceptèrent en partie de se convertir et de partir à Al-Madâ’in avec Sa‘d b. Abî Waqqâç34.
Tout semble bien finir, mais il faut à Tabarî introduire les évènements associés à la conquête de la Jazîra, laquelle n’est pas encore réalisée, c’est alors que l’on avertit le commandeur des Croyants de la grande tristesse, et de la perte de la virilité arabe des Jazîriens arabes, ce qui permet d’introduire une citation de ‘Umar :
« Aucune terre ne sied aux tribus arabes à l’exception de celle qui convient à leurs chameaux » et de lui attribuer même l’installation des Arabes dans le Dîâr Rabî‘a35. Cette information contraste fortement avec le contexte de la Hijra et des Umayyades, puisqu’elle renvoie à un retour en grâce du mode de vie bédouin dont les éléments d’honneur et de virilité sont conçus par les auteurs arabes comme des conditions de la vie islamique, il est donc tout à fait normal de ne retrouver cette citation chez aucun autre auteur. Politiquement, elle aura pu servir au VIIIème siècle à rappeler aux Taghlib qu’ils n’étaient là que par la volonté des musulmans, et pas de leur propre chef.
La conquête de la Jazîra est donc présentée, dans l’ordre des annales, comme un évènement distinct et postérieur aux installations militaires à Al-Madâ’in et al-Kûfa, et aux accords avec les Arabes mésopotamiens.
L’histoire de cette conquête est très importante, car la province reste à une époque très
tardive, fortement autonome, peu arabisée, et peu islamisée, et les cités revendiquent des accords très généreux, ce qui donne l’occasion d’une débauche de matériaux juridiques et fiscaux dans l’historiographie à leur sujet. A la suite de la description des conquêtes pacifiques par ‘Îâd b.Al-Ghanm de Ar-Ruha (Edesse), Harrân36, ce serait ensuite Al-Walîd qui traverse la Jazîra méridionale et rallie à lui les autochtones, à l’exception des Iyâd, qui fuient chez les Rûm37.
Après avoir écrit au « Roi des Romains », et obtenu contre menace satisfaction, ce seraient finalement les Iyâd qui se rallient à l’Islam, tandis que les Taghlib et Namir préfèrent rester en Bâdîa… Ils sont placés sous l’autorité de Al-Walîd qui « refusa d’accepter quoi que ce soit des Taghlib à l’exception de leur complète soumission à l’Islam ». Tabarî utilise les matériaux que nous avons étudiés à propos des mémoires tribales et martyrologiques. Ici, il fait donc une distinction juridique entre les clans en accord avec les installations de Sa‘d b. Abî Waqqâç, et ceux qui sont restés « sauvages »38.
‘Umar reparaît alors pour trancher cette nouvelle demande, et précise que leur caractère de non-péninsulaire les exempte de conversion, et ils ont alors le choix entre l’interdiction d’élever leurs enfants, et celui de payer la jizîa comme des non-arabes39.
Tabarî, qui ne s’y étend pas, nous apprend néanmoins que les mêmes conditions avaient été établies avec les Tanûkh et les Iyâd, ce qui confirme que le matériel juridique établi au VIIIème siècle a du porter sur l’ensemble des tribus arabes chrétiennes, et que la prééminence des Taghlib dans le modèle finalement adopté relève de leur rôle dans la résistance arabe chrétienne aux époques tardives, alors que tous les autres groupes s’étaient convertis, et qu’il ne s’agissaient plus de problématiques vivantes40.
Le statut spécifique, permettant l’exemption de Jizîa s’ils s’interdisaient de christianiser leurs enfants, concédée par Al-Walîd sur ordre de ‘Umar, trouve, au passage, une légitimité prophétique… , cette fois l’isnâd complexe et rassurant d’un Ibn Sa‘d laisse la place à une information tribale, celle d’Abû Saîf al-Taghibî : « c’était la condition imposée à la délégation pour ceux qui l’avaient envoyée, mais elle ne s’appliquait pas aux autres tribus », en effet, la législation prophétique est tribale, au cas par cas, et ne permet pas jurisprudence.
Le plus surprenant dans la réorganisation de Tabarî tient au fait que désormais les Arabes chrétiens viennent auprès de ‘Umar b. al-Kattâb à Al-Jâbîa et menacent à nouveau de s’enfuir au cas où on les soumettraient à l’humiliante Jizîa. L’auteur tente d’induire l’idée que seuls sont concernés ceux qui ont refusé le contrat proposé par l’intermédiaire de Al-Walîd, mais ne pouvant se résoudre à payer Jizîa. Une génération avant, Balâdhurî s’était contenté de placé entre deux citations, une tentative d’explication de ce dédoublement législatif, en disant que peut être ils avaient trahi leur premier contrat41. A nouveau, ‘Umar prévient qu’il ira les rechercher dans le « Territoire des Romains » ; ‘Umar reste ferme, ces Taghlib n’ont pas le droit de trahir en quittant le « Territoire Arabe », mais ils ne sont pas non plus arabes puisqu’ils sont soumis à cet impôt. « Nous appelons cela Jizâ’ » s’exclame le calife, « appelez le comme vous voulez ». Puis sur le conseil de ‘Alî b. Abî Tâlib, il finit par accepter de lui donner le nom de Zakât, en en doublant la valeur42.
C’est cette construction tardive qui est restée pour l’historiographie arabe la référence par excellence d’une histoire de plus en plus détachée de réalités pratiques, à mesure que les Naçârâ Banû Taghlib disparaissaient définitivement43.
1. Qala‘at-Sim‘ân en particulier est resté de loin le principal monument réservé à un stylite (en l’occurrence Siméon (m.459) et interessant les Arabes, il est situé à quelques km au sud d’Alep, et dépendait donc des Tanûkh, même si les Taghlib ont pu s’y rendre, voir à ce sujet, I. SHAHID, pélerinages Arabes chrétiens.
2. MICHEL-CHABOT, III, p. 451-2/ IV, p. 753
3. YÂQÛT, Ma‘jam al-Buldân, II, p.160 (qabila) ou II, 79 et I, 177// BALÂDHURÎ, Futûh, p.248
4. ROBINSON, empire and elites, p.33-9
5. ABÛ YÛSUF, Kharâj, p.100
6. Par contre à propos des relations des chrétiens arabes avec les musulmans, Shâfi‘î, Abû Hanîfa et Mâlik b. Anas ont donnés des avis et utilisé les matériaux hâshimites de la malédiction de ‘Alî.
7. BALÂDHURÎ, Futûh, p.77
8. IBN HISHÂM, Sîra, p., I, 391-2, 573-88 et 592-601
9. AL-AZDI, Târîkh al-Mawçil, p. 267 et 313
10. Supra, p. 80 et 82
11. Il s’agit bien sûr de l’école Hanifite, réflexion dans FATTAL, statut légal, p. 89
12. ABÛ YÛSUF, Kharâj, p.104
13. DENNETT, Poll Tax, p. 43-8
14. ibid., p. 185-6
15. ibid. 23/63 et. 61/162) // PS-DENYS-CHABOT, p. 10, 113, 124, 132, 109, 116, et 154
16. BALÂDHURÎ, Futûh, p. 250
17. ABÛ YÛSUF, ibid, p.187
18. M. VAN ESBROECK, Le manuscrit hébreu Paris 755 et l’histoire des martyrs de Nedjrân, p.28// Les caractéristiques physiques étranges des najrânites peuvent s’expliquer s’il on observe que l’auteur affirme que les chrétiens de najrân sont bien souvent des immigrés ethiopiens d’obédience monophysite.
19. Histoire Nestorienne, Chronique de Seert, trad. A. SCHER, in PO, 4, 7 et 13, 1908-11-19; XIII, p. 612 / p.337
20. BALÂDHURÎ, Futûh, p. 250, TABARÎ, Ta’rîkh, I, 2509
21. IBN HANBAL, ‘Ilal, III, p.386
22. ABÛ ‘UBAÎD, Kitâb al Amwâl, Le Caire, p. 41, AL-SHÂFI‘Î, pp., IBN AL-JA‘D, (230/844) Musnad, Koweit, I, p..322
24. ABÛ NACR AL-DÎN, Yahîa, Murshîd, p.320 cité dans JALABERT, Espace syrien, p. 132 et TRIMINGHAM, Christianity, p. 284
25. MICHEL-CHABOT, III, p.459/ IV, 756 (n°78)
26. ibid., III, p.499, p. 776-7
27. ibid. III, 457/IV, 755
28. id.119
29. Histoire Nestorienne, (Chronique de Seert), trad. A. SCHER in PO 4-7-13 (1908-19), XIII, (trad. R.GRAFFIN, F.NAU, pp.432-639; p. 326-32 / p. 605-12
30. TABARÎ Tafsîr, propos n° 8808-8820
31. TABARÎ, Ta’rîkh, I, p. 2482-5 et 2507-10
32. ibid., I, p. 2482
33. Id.
34. Id.
35. Ibid., I, 2483
36. Ibid., I, 2505-6
37. Ibid., I, 2507
38. Id..
39. Id.
40. Id.
41. BALÂDHURÎ, Futûh, p.250
42. Op. Cit., I, 2508
43. AL-MAS‘ÛDÎ, (345/956), al Tanbîh ûa al-Ishrâf, Beyrout, 167-8, 206 ; BAYHAQÎ, Sunan, IX, 187; TABARÎ, Taddhîb al-Athâr (Musnad ‘Alî), Le Caire, p. 223-4 ; IBN ‘ASÂKIR, Dimashq, VII, p. 254 et p. 330