Taghlib, II, B : Les logiques d’une jurisprudence : le cas Taghlibî

La problématique

Portons notre attention sur cet élément central de « l’institution de l’Islam » que représente la valeur presque marchande des « bonnes actions », à savoir sans aucun doute l’aumône, le reversement purificatoire de celui qui reçoit le ‘Atâ, sous forme d’une décime rassemblée par l’autorité marwanide.
Les Banû Taghlib, nous l’avons vu, continuaient sans doute à développer au niveau bédouin, dans leurs terres et pâturages, un rapport d’aumône et d’offrandes diverses à Dieu, par l’entremise de ses saints intercesseurs et des holy men jacobites, au sein des monastères et sanctuaires de Jazîra, lesquels revendiquaient de prendre en charge leurs marginaux.
Ainsi, la constitution de l’Islam imposait que le tribut de soumission des Arabes de Jazîra devienne non plus une contribution occasionnelle, mais une décime – aumône, cette fois centralisée par le Baît al-Mâl et destinée en théorie à financer les armées, ces combattants de la foi, ces muhâjirûn.
La constitution de l’islam a laissé dans la mémoire des Taghlib un des évènements qui ont concouru à une mésentente profonde avec « l’un des Umayyades », lequel aurait exigé un certain Sham‘ala à se convertir/se soumettre (Aslama).
Mais les conséquences les plus importantes, et sans doute largement corrélatives à cette situation nouvelle, fut la volonté de soumettre les Arabes chrétiens à l’impôt humiliant des ‘ajâm, les ahl-al-kufr dans la propagande que nous pourrions qualifier « d’arabiste ». Ce kharâj était, depuis peu, levé sous la forme numéraire et centralisé dans les villes et les campagnes de Jazîra.
J’ai expliqué que les Banû Taghlib, comme les autres groupes arabes du Croissant Fertile septentrional, se consacraient bien évidemment à des activités sédentaires et donc agricoles.
Celles là-mêmes qui étaient considérées par les penseurs des Amçâr comme « dérogeantes » à l’esprit de l’Islam arabe1. Ils avaient sans doute eux-mêmes pris l’initiative de poser le cas de leur statut fiscal, par l’intermédiaire des membres de leurs tribus respectives, postées dans les “ville-garnisons”, et avaient alors réclamé de ne pas être soumis au sort des ‘Ajâm, ce qui devait alors être le cas dans les faits, et ce dès les réformes de la « gzît-â » de 71/691 2…
L’application du terme jizîa, avec son sens classique, aux non-arabes non-musulmans était sans doute nouvelle, et rendait impossible l’application de différents hadîth, qui prévoyaient trois cas pour les conversions, lesquelles ne semblaient pas devoir être réservées aux non arabes. En effet, le Prophète appela ses successeurs à inviter l’ennemi à se convertir avant d’engager la bataille, s’ils acceptaient, alors il les invitait à se déplacer de leur domaine à celui des émigrants (ilâ dâr al-Muhâjirîn) », alors ils auront les même droits et devoirs que les Muhâjirûn » ; s’ils refusaient de se déplacer, « alors dites leur qu’ils seraient comme les bédouins musulmans (A‘râb al-muslimîn), qui sont les sujets des Lois de Dieu comme les Croyants, mais ne participent pas au faî et au ghanîma, à moins qu’ils ne prennent part au Jihâd avec les musulmans. E s’ils refusent d’adhérer à l’islam, alors exige d’eux de payer la jizîa »3.

De même, les chrétiens arabes de Dumat al-Jandal et les juifs arabes d’Adruh furent soumis à la jizîa, dans le premier cas après conquête, le second après accord, l’évêque Yôhanân b. Ru’ba, arabe lui aussi, chef de Aîla’/Aqaba obtint une jizîa forfaitaire4. De même les Taghlib remplissent les premières conditions, mais divergent sur la denière proposition.
En effet, l’attribution de ce hadîth à ‘Umar, placé par Tabarî dans le contexte du futûh,
lorsqu’il s’adresse à la population autochtone du croissant fertile, montre bien l’embarras d’un tel raisonnement. Outre la Hijra et le Ta‘rrub, il proposait une troisième voie de Jizîa, mais ne pouvait s’adapter à l’établissement d’un islam arabe qui tendait à insister sur l’impossibilité pour ceux là de rejeter la vraie foi, et la vraie Loi5.
(Le kharâj désignant à haute époque la stricte équivalence du terme jizîa, à la différence que celle-ci est l’impôt lorsqu’il est perçu par les vainqueurs, tandis que ce deuxième terme désigne très clairement ce qui est « pris », ce qui est « extrait » de la « terre » (Ard) et/ou des Têtes (Râ’s)6. )

De plus en plus, et cela devait culminer avec l’édit fiscal de ‘Umar b. ‘Abd al-‘Azîz, il devenait impossible aux Arabes/Bédouins qui refusaient la Hijra de rester intégrés à cet Islam universel en façonnement, car le calife pieux statua que celle-ci était ouverte à tous, la Jizîa devenait l’apanage des non musulmans et la çadaqa celle des musulmans7, lequel terme commençait à surpasser les notions vagues de Mû’min8.

Il semble bien que Hasan al-Baçrî, dans le développement de ces nouvelles problématiques, a très fortement invité les bédouins à poursuivre l’effort de Hijra, considérant, selon Sarakhsî, que ce devoir n’était pas abrogé, il signifiait l’inscription sur le Diwân. Or, il n’était plus possible de faire cela tout en s’affichant comme chrétien, sans doute ce genre de messages tardifs se proposent-ils justement de convaincre les A‘râb al-Muslimîn, les bédouins Soumis de Jazîra, à remplir leur devoir. Au cas où ils refuserait, sans doute, l’exemption d’impôt devenait difficile9.

La çadaqa correspondait à une aumône pieuse, que l’Etat marwânide a sans doute décidé d’établir comme impôt sur le revenu des soldats, fermiers du faî. Sa valeur était alors équivalente à celle de leurs voisins syriens, et le nom du prélèvement est la « décime » (‘ushr) et qualifie la zakât institutionnalisée, souvent payée, à en croire Zuqnîn, comme une taxe sur la valeur ajoutée et/ou sur les bénéfices du commerce10.

Militantisme clanique

Nous devons ici nous arrêter sur deux personnages al-Walîd b. ‘Uqba selon Tabarî11 et Zura‘a b. al-Nu‘mân selon Al-Balâdhurî12. Chacun d’eux aurait reçu selon chacun des deux
auteurs, au lendemain de la conquête, la charge d’administrer ou au moins d’arbitrer les
éventuelles tensions, des « Arabes de Jazîra ». Les populations nabat de la région étaient-elles soumises à un autre administrateur ? Son nom n’apparaît qu’ici, il s’agit de Habîb b. Maslama, Amîr et Wâlî de Jazîra13. Al-Walîd intervient dans la construction habile de l’auteur des annales universelles, son titre est précisé, il est nommé par ‘Umar b. Al-Khattâb ‘âmîl des A‘râb al-Jazîra. Ce n’est pas forcément l’agent fiscal, il peut aussi être un arbitre, un gouverneur, ou, comme sa racine ‘ML l’indique, il est celui « qui a en charge », le « procurateur » en quelque sorte. Il est dit résider parmi les Banû Taghlib.

Al-Walîd aurait pourtant, à en croire Tabarî14, été finalement démis de ses fonctions par ‘Umar b. al-Khattâb, pour nommer un certain Furât b. Haîyân et aussi Hind b. ‘Amr al-Jamalî « sur eux » comme « ayant charge » (‘âmil). Al-Walîd aurait alors laissé « son cheptel (de chameaux) à un certain Huraîth b. al-Nu‘mân du clan des Kinâna b. Taîm de la tribu Taghlib ».

Peut être s’agit-il de ce Zur‘a b. Al-Nu‘mân, ce qui ferait de cet individu un membre de la tribu qu’il a en charge d’administrer, c’est-à-dire sans doute pour cette haute époque, une fonction d’arbitrage, le tahkîm15. Selon Safah al-Shaîbânî, et en évoquant le Livre de Dieu, les Taghlib représentent « un peuple (qawm) puissant […] parmi les Arabes installés (nâ’ifûn) en Jazîra »
insistant sur la nécessité de ne pas « s’en faire des ennemis », ce faisant il joue très clairement l’intermédiaire16. Peut-être ce personnage a-t-il eu réellement un grand rôle auprès des premières autorités Muhâjirûn, étant donné qu’un quasi-homonyme, peut être son père, un certain Al-Nu‘mân b. Zur‘a emmena la confédération des Taghlib b. Wâ’il et Namir (tous deux Banû Qâsit) à la bataille de Dhû Qar en 605 ou 610 de notre ère17 ; et sans doute ce clan était-il un des plus puissants à l’époque du prophète.
Abû Yûsuf, de son côté, établit l’origine de cette information à un autre fils de Al-Nu‘mân, un certain ‘Ubâda qui se serait fait l’avocat de sa tribu : « commandeur des croyants, les Taghlib sont un Peuple dont tu n’ignores pas la puissance et sont à vue de nos ennemis […] ; accorde leur quelque chose, si tu le juges à propos ». Elle aurait transité par Salama b. Khâlid al-Saffah lui aussi de la branche Kinâna b. Taim des Mâlik b.Bakr b. Taghlib, sous ‘Abd al-Malik avant de parvenir à un contemporain de son Maître Abû Hanîfa, Yahia ibn Adam al-Taghlibî18.
Une telle information dénote sans aucun doute de nombreuses interventions de divers clans Taghlib encore bien en vue à la cour Marwanide, et ayant fini par abandonner, au moins officiellement, l’univers sociologique de leur sacré et les manifestations extérieures de leur piété traditionnelle. Constatons également que, comme pour les grands clans Quraîshites, les traditions mémorielles tribales ont joué le rôle d’avocat lorsqu’il a fallu statufier à leur propos.
Pourtant, d’autres personnages ont marqué les mémoires, et leurs actions à l’égard des Arabes de Jazîra ont été conservées comme autorités évidentes, Zîâd b. Hudaîr et de ‘Utba b Waghl.

Le premier, cité par Balâdhurî comme un de ces « premiers qui », aurait reçu la charge du deuxième calife de collecter le tribut de soumission des Taghlib (en effet, tout impôt doit pour cette époque ancienne, être interprété selon le terme de gzitâ dans la chronique maronite, c’est-à-dire comme une rançon de guerre19), en se faisant interdire rigoureusement d’empiéter sur les fonctions des « ayant charge » (‘ummâl) des autres habitants de la région20 . Le second est un membre même des Iyâd et Rabî‘a, mais rallié très tôt aux Muhâjirûn. Il s’installe dans les environs de Kûfa et est placé à la tête des tribus de Mésopotamie pour lever le tribut et arbitrer leurs relations21.

Cette grande diversité montre bien que la charge administrative des Taghlib est un débat, peut être ancien. Lors des premières années du gouvernement « arabo-muhâjir » sur le croissant fertile, la préoccupation essentielle fut la collecte des tributs des groupes arabes alliés, en plus de la simple ponction des productions agricoles et des revenus numéraires des habitants non-arabes.
Pourtant, il apparaît aussi évident, que les querelles de mémoire entre différents clans
de moindre importance que les califes ne sont pas absents à l’époque du développement de la question du statut juridique et fiscal des Taghlib. Ibn al-Zubaîr lui-même concède à un des ses alliés déjà, à l’époque de la guerre civile, la collecte de ce tribut22.

Les traditions familiales

Le débat sur le statut juridique et fiscal des Taghlib correspond bien au sujet que Donner appelle les « Boundaries themes »23, la fixation des frontières de la Umma (La Communauté) vis-à-vis des autres millât (Les Communautés).
Il faut donc commencer par confronter les versions historiques claniques, dans l’optique historiographique rassemblée par Donner comme la quête du Leadership de la Umma 24 : Nous trouvons des divergences assez importantes, entre les avis du clan des Banû ‘Umar b. Khattâb et celui des Hâshimites, c’est à dire les Banû ‘Alî b. Abû Talib, et les Bânû al-‘Abbâs.

A. Le clan de ‘Umar

Sâlim b. ‘Abd Allah b. ‘Umar est en très bonne position dans l’élite marwânide, ainsi
également que leur mawlâ’ Nâfi‘, qui est un transmetteur important, (car il ne faut pas oublier qu’un clan familial comprend également certains clients, parfois élevés dans les familles suite à la capture de leurs parents, et considérés comme des qurba)25.
Ce clan défend le rôle prépondérant de leur ancêtre mythique, qui, au cours de la sanat al-Jabîa, l’année 17 lorsque le « calife » se serait rendu au miçr de Jabîa du Shâm, pour établir diverses sentences à l’égard des peuples conquis. Le statut des Taghlib aurait alors été établi selon des préoccupations aussi bien « islamo-muhamadienne » que soucieuse de l’identité arabe de l’Islam.
-Tabarî montre le deuxième calife prenant la décision de « chaser » les Taghlib afin de leur rendre une Bâdîa sans être coupé des villes de l’Islam, car, la sédentarisation/Hijra à Al-Madâ’in aurait engendré leur ramollissement, et la perte de leur vigueur arabe.
“Aucune terre ne sied aux tribaux arabes à l’exception de celle qui convient à leurs chameaux, cependant, envoie Salman et Hudhaîfa _les principaux éclaireurs musulmans_ pour reconnaître, et fait les choisir une place convenable pour s’installer sur les franges du désert, avec un relativement bon accès à l’eau, qu’aucune grande rivière ne nous en sépare »26.
Selon Tabarî, pourtant, avant ces évènements, la crainte de voir les Taghlib devenir « tels des Perses » aurait néanmoins motivé le calife pieux à leur concéder non pas une jizîa camouflée (çadaqa doublée), mais bien que leur impôt soit mis au même niveau que la çadaqa, ce qu’il aurait alors concédé à son général ‘Abd Allah b. Al-Mu‘tamm27. La revendication d’un statut supérieur des Arabes dans le choix de Dieu prévaut donc largement à de telles décisions.

-Islam arabe : Leur point de vue s’enrichit aussi d’assertions attribuées au prophète comme « L’île des Arabes (la péninsule) ne supporte pas deux Lois en son sein »
28, demandant sur son lit de mort à ‘Umar d’épurer l’Arabie, ce qu’il aurait fait en l’année 20 29. Cette idée est attribuée au grand calife législateur, « Ils sont des ahl al-‘arab et n’appartiennent pas aux Gens du Livre, ils doivent devenir Muslimîn. »
30, selon Abû Yûsuf et « Vous vous l’êtes [la honte] vous-même apportés en soutenant un point de vue différent de celui de votre propre peuple »31 selon Saîf b. ‘Umar.

La fuite des Taghlib, dont nous avons expliqué les tenants et aboutissants32, devait avoir contraint ‘Umar à renoncer à la levée de la Jizîa. Sur le conseil de « celui qui les avait en charge » et qui s’en faisait leur avocat, Zur‘a b. al-Nu‘mân, la condition néanmoins de l’annulation du terme jizîa pour celui de çadaqa était dans cette optique liée au fait de ne pas « christianiser leurs enfants », ne pouvant se résoudre à accepter une contribution de plus en plus étroitement liée à l’adoption de la « dîn al-Haqq »33.
Une autre relation insiste sur le fait que la fuite de ces « Arabes traîtres » vers le « Domaine des Romains » fut la réponse à leur refus d’« intégrer l’islam », et pas de leur refus de la jizîa, la çadaqa aurait alors été concédée et doublée. Mais cette concession qu’aurait finalement orchestrée ‘Umar au profit de l’idée d’un statut spécifique des Arabes chrétiens, est défendue par les informations conservées dans le clan des Banû Zîâd b. Hudaîr al-Asdî, qui affirment que « ‘Umar m’envoya aux chrétiens des Bânû Taghlib afin de leur prélever la moitié de la Décime (‘ushr) de leurs Biens, mais il m’interdit de décimer un Muslim ou un Dhimmî qui paie le Kharâj »34. Ainsi, les Arabes chrétiens obtenaient le droit spécifique de ne pas être prélevé comme les non-arabes. Al-Ya‘qûbî met ainsi dans la bouche de Jabala b. Al-Ayham al-Ghassânî cette explosion de colère lorsqu’il reçoit une lettre l’appelant au versement de la jizîa : « Innamâ yû’dî jizîat-al-‘ulû wa Ana Rajul min al-‘Arab »)35.
C’est ‘Umar II b. ‘Abd al-‘Azîz qui est le premier maillon de l’isnâd attribuant les raisons de l’expulsion par ‘Umar I des Arabes chrétiens et juifs de Najrân vers le Shâm et de la fondation d’une seconde Najrân, « Najrânîa fi nahû al-Kûfa », il s’agit bien du développement de l’idée d’une Ard al-‘Arab devant être purifiée36.

-Mais ce même ‘Umar II aurait, selon la tradition, décidé de fixer au même niveau les droits et devoirs des Arabes et non-arabes convertis . Pourtant, ‘Umar garde cette réputation de défenseur dogmatique d’une islamisation pure, puisqu’on lui met dans la bouche cette volonté de chasser les « chrétiens vivant sous le potentat des Arabes », si jamais les Arabes chrétiens n’étaient pas rendus à l’empire arabe37. Il y a ici encore une revendication d’un islam arabe pur, mais aussi une problématique qui associe les Syriens aux Romains et permet de rendre probable une mesure totalement impossible à mettre en place, puisqu’on conçoit difficilement que les 5 millions de « Anbat » qui peuplaient alors le croissant fertile et permettaient de confortables revenus aux Tayyâyê, aient pu être rationnellement expulsés. On a bien sûr affaire à une vulgaire propagande idéologique revendiquant l’agression contre les « Ahl al-Kufr ».

Une troisième relation insiste sur « l’avidité » de ‘Umar a « taxer les Arabes qui ignoraient la « dîn al-Islâm » et ce, afin d’être « considéré par l’avenir et les règnes futurs »38.
Sur ce sujet de toute importance, il faut savoir que ce clan est très en vue à la cour de ‘Umar II b. ‘Abd al-‘Azîz. On sait que ce dernier n’est jamais présent, et de façon étonnante, pour légiférer à propos de ce « boundary theme ». Mais il doit être à l’origine de certaines revendications pour une norme uniquement islamique, niant toute solidarité avec les Arabes chrétiens, comme le mentionne Tabarî, « On ne lèvera rien d’autre sur eux que la Jizîa. »39 ou encore : « payez la jizîa ! »40.

B. Le clan des Hâshim

Ils mènent la résistance anti-umayyade, et pourtant leur rôle est prépondérant dans le
façonnement des cas juridiques au cours de la période marwânide. A eux seuls, il dirigent la quasi-totalité des rébellions ‘alide sous al-Husaîn (m. 63/683), puis Mukhtâr, puis restent ensuite un important moteur de revendication islamique et soutiennent le califat de ‘Umar b. ‘Abd al-‘Azîz (98/717-101/720). Car leur sâbiqaprecedence of conversion ») historique au prophète41 aussi bien que le nasab, prestigieux, en font les tenants naturels d’une opposition piétiste au califat syrien42.

– ‘Alî joue en particulier un rôle important et son clan revendique une place dans les décisions législatives de ‘Umar b. al-Khattâb, puis durant la guerre civile qui l’opposait à Mu‘âwîa :

Références Anti-taghlib :

Les ‘Alides eux, mettent en évidence le fait que les Taghlib auraient rompu l’accord qui les liait à ‘Umar43, la trahison de la fuite chez dans le Dâr al-Harb, correspondait bien à une des multiples clauses, qui, selon, les « conventions de ‘Umar », entraînait la révocation de la dhimma44, la protection que Dieu et Son Prophète accordait, d’abord aux alliés, selon le Coran, mais à l’époque marwanide, désignait surtout les non arabes/non musulmans.

Néanmoins, les nécessités de l’alliance tribale, et le fait que ‘Alî se serait montré généreux à leur égard lui imposait de leur pardonner une telle désobéissance. Une telle alliance improbable entre le tenant le plus farouche du « muhammadisme » clanique, et la tribu qui avait soutenu la fausse prophétesse Sajâh, (qui avait soutenu Mu‘âwîa45.) nécessitait un prétexte.
Il lui avait paru ne mettre aucune entrave à leur descendance lorsqu’elle décida de
désapprouver le christianisme (Lâ iadu‘a abnahum fi-al-naçrânîa)46. Mais pour Naçr b.
Muzâhim (m. 212/827) qui reprend les informations de Abû Mikhnaf (m. 157/774)47, la
question de leur jizîa n’est pas prise en compte. L’andalous IBN ‘ABD RABBIHI (m.
328/940), plus tardif, met bien en évidence la conclusion de l’anecdote qui voit les Taghlib accueillir le IVème calife, avant de le trahir, comme étant le « doublement de la jizîa »48. Ce qui permet réellement de nous interroger sur une éventuelle distinction entre la valeur de la taxation des Arabes et des non-arabes au début de la période marwanide. Mais c’est dans le domaine de l’exégèse que la place du grand ancêtre des ‘alide a été le mieux conservée. Il est en effet à l’origine d’une sentence qu’il aurait prononcée lors des évènements de Çiffîn (37/657). La tribu des Taghlib l’aurait, à en croire Naçr b. Muzâhim, très chaleureusement accueilli, et il aurait manifesté une profonde reconnaissance à son égard. Abû Mikhnaf ne décrit que cohésion entre son héros et les maîtres de la Jazîra septentrionale, où il partage leurs repas et bénéficie de l’hospitalité arabe.
‘Alî, suivant ce qu’en dit son fils Muhammad, ainsi que Muhammad b. Sirîn, le mawlâ’
d’origine persanne du clan de Anas b. Mâlik (lequel se fait ici un plaisir de défendre la thèse d’une islamité non-ethnique, et également de décrier les tribus arabes entretenant des chrétiens49) aurait finalement décidé, selon une information de ‘Ubaîda, et après les graves mésententes consécutives à l’offensive aussi bien diplomatique que militaire qui déboucha sur l’arbitrage d’Adruh, de maudire pour toujours les Taghlib. Dénonçant leur christianisme, mêlant cette obédience à leur penchant pour le vin, ou plutôt expliquant cela par ceci, et donc sous-entendant la faiblesse de leur piété, aurait appelé à boycotter leur nourriture50 :

« Ne consommez pas les « bêtes égorgées » (Dabâ’ih), des chrétiens des Banû Taghlib, Car s’ils n’abandonnent pas le christianisme, ça n’est qu’afin de boire (les boissons) fermentées. »51.
Il est assez incroyable que ‘Alî, qui a lui-même épousé une Taghlibîa52 ai pu jeter une telle malédiction sur les Taghlib. Cette dernière est relayée par Jarîr qui en fait une longue analyse. Tabarî a-t-il alors oublié les quantités de vers que le grand poète auraient déclamés pour proscrire toute alliance avec ces félons de Rabî‘a, et donc celui qui prévenait toute alliance matrimoniale avec les Taghlib53.

Tropisme Pro-Taghlib :

Cette attitude vient renforcer l’image de grande générosité et de magnanimité qui est attachée à ‘Alî b. Abî Tâlib, mais peut être rapproché de l’origine ethnique de sa femme al-Çahbâ’ bt. Rabî‘a, la mère d’un de ses fils, lequel a pu défendre une vision idyllique des relations de sa tribu maternelle avec son père54.
Le jeune ‘Alî, pendant l’année de al-Jabîa avait déjà manifesté cette profonde bonté et cette intelligence politique mise en évidence par sa shi‘a, puisque Saîf b. ‘Umar retient une information chiite en attribuant finalement à ‘Alî le conseil primordial qui valut que l’on double l’aumône légale plutôt qu’on ne prélève une jizîa, que les Taghlib auraient du « appeler comme ils voulaient »55, pour défendre leur honneur arabe. (En effet, le ‘Ird, le compte des honneurs et des injures de la société arabe56, considérait le tribut comme très infamant, le signe de la honte, a’naf57, et inversement l’indépendance comme une source de gloire)58.

La même information est explicitée en détail par Jarîr, lequel utilise des informations qu’il rattache à Ibn ‘Abbâs et explique, que si “l’alimentation de ceux qui ont reçu le Livre vous est autorisée” selon ce qu’en dit le Coran59, l’alimentation des Arabes de Taghlib et de leurs voisins arméniens est formellement interdite en raison de cette malédiction (îanahâ)60.
La problématique sert d’ailleurs de cas jurisprudentiel à étendre à tous les naçârâ al-‘arab.

Cette proposition s’opposait ainsi à une tradition tenue depuis Mu‘awîâ, et lui-même sur le conseil du même Ibn ‘Abbâs, (peut être l’un des arguments du plaidoyer des Taghlib eux-mêmes), quant à leur adhésion à l’Imân, bien que ne reconnaissant pas la prophétie arabe.
Néanmoins, Tabarî rappelle que cette même thèse était soutenue par Al-Hajjâj lui-même, ce qui implique que tout d’abord le débat à ce sujet était irakien, mais, lui-même aurait évolué, et aurait reçu le conseil de ‘Ikrima, lui-même informé par les chaînes de Ibn ‘Abbâs, de l’impossibilité de concilier le verset V, 5 avec le suivant, le verset 51 de la même surat.
Exprimant l’interdiction de prendre en Walâ’ les juifs et les chrétiens, la Walâ, en
l’occurrence, signifiait des relations d’amitié ou de clientèle, qui impliquaient le partage de la nourriture et aussi les accords matrimoniaux61.

C. Les avis des savants

Dans le milieu damasquin aussi, la question des Arabes chrétiens, et les cas jurisprudentiels associés aux Taghlib sont nombreux. Al-Zuhrî (m. 124/742) aurait ainsi exprimé devant la cour son avis quant au statut fiscal et juridique de la tribu :
« Il n’y a pas d’Ahl al-Kitâb à « Mawâshî » (bétail) payant la çadaqa, excepté les chrétiens des Banû Taghlib » et « Que pour les chrétiens arabes qui déclarent leurs biens, le « Mawâshi » (taxe de bétail) est pour eux le double de celui des Muslimîn. », conclut-t-il de ces divers débats sur l’identité marginale des tribus arabes refusant l’ordre arabo-islamique62.
Ce personnage est de la plus haute importance pour la recherche historique en ce qu’il a donné son avis sur de nombreux sujets de droit personnel63. C’est à cette occasion que l’on a pu découvrir comment des problématiques plutôt tardives ont trouvé une solution juridique adaptée en se référant aux actes du Calife Véridique. Pourtant, comme le signale A. BORRUT, il est difficile de prêter à ce maître tout ce qui lui est attribué tant son nom a servi de « label » pour justifier des opinions plus tardives64.

Dâwud b. Kurdus est un personnage obscur qui n’apparaît dans le Hadîth que pour cette seule et unique question du statut des Arabes chrétiens, et il témoigne que les Banû Taghlib « n’étaient pas Dhimma, à l’exception de ceux qui se considèrent en tant que baptisés (ma‘mûdîa) ». Ainsi, une solution pragmatique est apportée à un problème soulevé surtout par cette rencontre entre revendication de l’identité arabe et développement d’une doctrine

islamique fermant la porte à tous liens avec les autres confessions monothéistes65.
Car c’est encore une fois à cette époque, que le terme dhimma change techniquement de sens.

Il désignait ceux qui obtenaient « la protection de Dieu et de Son prophète » en intégrant l’alliance muhammadienne, (Jiwâr66 Allah wa dhimmatu Muhammad al-Nabî ‘alâ anfusihim wa millatihim wa Ardihim […] »)67. Le terme a évolué pour désigner uniquement ceux qui n’étaient pas dans la Umma, or, comme celle-ci a fini par englober toute la population arabe, on ne peut plus qualifier de telles tribus de « dhimma », ce qui en ferait des ‘ajam, néanmoins, le fait de se revendiquer « baptisé » détruit cette place spécifique et ce privilège de l’arabité, et fait retomber quiconque s’en revendique au statut de non-arabe68.

D. Les Umayyades et leurs alliés

J’ai expliqué comment Mu‘âwîa était mentionné par Tabarî comme premier recepteur d’une première sentence de tolérance à propos des rapports sociaux à établir à l’égard d’une tribu marginale comme les Banû Taghlib. Pourtant, les Marwanides eux-mêmes ont laissé des traces dans cette législation.
Une référence fondamentale est apportée par les tenants du traitement de faveur. Ainsi, le petit fils Sâ‘id (m.110/728) de Abû Sâ‘id b. al-‘Âç69, rapporte de son grand père qu’il aurait vu ‘Umar répéter les recommandations prophétiques de clémence, et déclarer vouloir s’appuyer sur les Rabi‘a pour la conquête de l’Euphrate et se serait refusé à leur faire du mal.

On sait aussi que les tenants des informations concernant ‘Uthmân b. ‘Affân assuraient qu’il auraient refusé que l’on taxe une jizîa sur les Banû Taghlib, à part ce qu’on pourrait qualifier de contribution, sur deux biens singuliers, l’or et l’argent (dhahab wa al-fadda), c’est-à-dire le numéraire70. Il faut comprendre ici qu’une des grandes questions qui distinguait le kharâj/jizîa de la çadaqa était que l’on ne prélevait pas aux arabo-musulmans quoi que ce soit sur leurs biens immobiliers et leurs rentes agricoles ou pastorales. Inversement, on parle de Mawâshî comme taxe. Avec Ibn Shihâb al-Zuhrî, nous avons plutôt affaire à un prélèvement exceptionnel sur le croît du bétail, que seuls les Arabes chrétiens sont censés payer.

Les propres informations des ahl al-Najrânîa fi-Kûfa montrent que les uns après les autres, Mu‘âwîa, Yazîd, Al-Hajjâj b. Yûsuf ont réduit aux immigrés chrétiens de Najrân, l’impôt en nature des Hulul, ces draperies yemenites… en raison de la baisse du nombre de chrétiens najrânites, des suites de mortalités et de conversions71.
On pourrait s’attendre au même pragmatisme, pourtant, Hishâm b. ‘Abd al-Malik, lui, est
présent dans de nombreux Isnâd de hadîth utilisés par Tabarî dans son Tafsîr, avec un avis plus sévère que prévu. C’est par lui que les traditions qui mettent les Taghlib au ban de la Umma arabo-islamique, en proscrivant au musulman de partager leurs repas et d’épouser leurs femmes, sont finalement arrivées à nous. Mais c’est ce même « commandeur des Croyants » qui s’installe vers 107/725 dans la ville de Ruçafa et restaure les murs du sanctuaire chrétien72.

Les anecdotes martyrologiques mettent en scène les califes Al-Walîd b. ‘Abd al-Malik et le Amîr de Jazîra Muhammad b. Marwân C’est à ce sujet que la mémoire syriaque croise la mémoire arabe, dans la poésie et la revendication tribale de l’indépendance, comme dans la défense de la chrétienté.

1. BASHEAR, arabs and orthers, p..36
2. J.-B.CHABOT : Incerti Auctoris Chronicon Pseudo-Dionysianum Vulgo Dictum, II, CSCO, 104, Louvain, 1933, p.154
3. CRONE, Hijra, 356, ‘Abd al-Razzâq b. Hammâm al-Can‘ânî, a-Muçannaf, Beyrouth, 1970-2, V, n°9428.
4. FATTAL, Statut légal, p.20-21
5. TABARÎ, Ta’rîkh, II, 2713
6. une certaine confusion était entretenu chez D.C. DENNETT Jr, Conversion and the poll tax in early islam, Cambridge,1950, p. xi-136 ; p.9, puisqu’il démontre que deux réalités (capitation et terrage) ne sont pas forcément inexistantes même si
les termes qui les désignent ne sont pas encore fixés (jizîa et kharâj), j’apporte ici une modeste tentative d’interprétation.
7. IBN ‘ABD AL-HAKAM, Sîra ‘Umar b. ‘Abd al-‘Azîz, Damas, 1967 ; p. 94, cité dans CRONE, Hijra, p.363
8. Voir à ce sujet, Fr. M. DONNER, « From Believers to Muslims : Confessional Self-Identity in the Early Islamic
Community », Al-Abhath, 50-51, 2002-2003, p. 9-53
9. CRONE, Hijra, p. 363
10. CAHEN, haute Mésopotamie, p.5 // Ps-DENYS-CHABOT, p.103, 124, 192//
11. TABARÎ, Ta’rîkh, I, 2507
12. BALÂDHURÎ, Futûh, 250
13. TABARÎ, Ta’rîkh, I, 2508 et remarque de ROBINSON, empire and elites, p. 60
14. ibid. I, 2510
15. T.BIANQUIS, L’ slam en re Byzance et les Sassanides, éléments pour une analyse comparative des pouvoirs politiques à Byzance, dans le domaine iranien pré-islamique et au début des Umayyades,. in op. cit. La Syrie de Byzan e à l’islam ; p.281-92 ; p. 288
16. BALÂDHURÎ, Futûh, p.250
17. LECKER, Arabian Tribes, p.21,
18. ABÛ YÛSUF, kharâj, p.184
19. PALMER, Syrian Chronicles, p. .32
20. BALÂDHURÎ, Futûh, p.250
21. TABARÎ, (IV, 32),
22. LECKER, EI,, TAGLIB, // ICFAHÂNÎ, Aghânî 1, xx, 127, l. 23
23. DONNER, Narratives, p.143
24. ibid. p.187-201
25. ABBOTT, Papyri, p.23
26. TABARÎ, Ta’rîkh, I, 2483
27. ibid. I, 2482
28. ROBINSON, ‘abd al-Malik, 12-3
29. FATTAL, Statut légal, p.87-9, ce débat est discuté en troisième partie, infra, p. 101 et suiv.
30. ABÛ YÛSUF, Kitâb al-Kharâj, p.121
31. TABARÎ, Ta’rîkh, I, 2509
32. supra, p. 54-6
33. BALÂDHURÎ, Futûh, p. 249
34. id.
35. « Vais-je payer la jizîa des barbares, alors que je suis un Homme (du peuple) arabe »YA‘QÛBÎ, Ta’rîkh, p.139
36. BALÂDHURÎ, Futûh, p.77
37. TABARÎ, Ta’rîkh, I, 2508
38. id.
39. TABARÎ, I, 2482
40. TABARÎ, I, 2510
41. id., p.17-18
42. id.p.21
43. BALÂDHURÎ, Futûh, p.250
44. FATTAL, Statut légal, p.81
45. TABARÎ, Ta’rîkh, I, 1920
46. BALÂDHURÎ, Futûh., p.251 et IBN MUZÂHIM, Waqa ‘a Ciffîn, p.145
47. CHEDDADÎ, a r ria i n de l’his ire, p.
48. IBN ‘ABD RABBIHI, Kitâb Al-‘Aqd al-Farîd, Le Caire, 1949,;VI, p.248,
49. N. ABBOTT, papyri, p. 22
50. TABARÎ, Tafsîr, n°8808-17
51. TABARÎ, Tafsîr, n°8807
52. voir supra, p. 40
53. TABARÎ,
54. MAS‘ÛDÎ, Murûj al-dhahab p.1918
55. TABARÎ, Ta’rîkh, I, .2510
56. FARES, honneur, p. 35-7
57. IBN ‘ABD AL-RABBIHI, Ahmad b. Muhammad Al-Andalusî, Al-‘ qd wa al-Farid, Beyrouth, 1986 ; I, p. 126 // FARES,
Honneur, p 52
58. ICFAHÂNÎ, Aghânî, XI, 44 ; infra, p. 85-7
59. CORAN, V (al-Mâ’ida), v.5
60. op. cit. 8813
61. “[…] Lâ tattakhidhû al-yahûd wa al-naçârâ Aûlîâ’ ba‘duhum Aûlîâ’ ba‘d(in) […]”
62. BALÂDHURÎ, Futûh, p.250
63. IBN ‘ASÂKIR, Tâ’rîkh madîna -Dimashq, LV, p 310 (environ) : par exemple celui du Umm al-Walâd, alors que le médinois arrivaient seulement à la cour de ‘Abd al-Malik, vers 92/701
64. BORRUT, Espace syrien, p.58
65. id.
66. FARES, Honneur, p. 88-9 et supra, p. 78
67. BALÂDHURÎ, Futûh, p. 76
68. M. AYOUB, “Dhimma in Qur’an and Hadîth”, 1983, et in Muslims and others in early islamic society, in The formation of the classical Islamic Rule, n°XXIV, Ashgate-Variorum, 2004, p. 361, pp.25-32 (pp.172-9) et C. E. BOSWORTH : “The Concept of Dhimma in Early Islam”, in Christians and Jews in the Ottoman Empire, Benjamin Brande and B. Lewis (eds.), 2 vols. New York, pp.37-51
69. BASHEAR, Arabs and others, p.29, frère de ‘Amr)
70. op cit. Futûh, p.251
71. BALÂDHURÎ, futûh, p.77
72. TRIMINGHAM, Christianity, p.238