Les temps mythiques, les Taghlib à l’époque du prophète, de la Ridda et des premiers Maghâzî « à l’étranger »
A : La délégation de Médine
A peine convertis, les Taghlib sont censés avoir rencontré le prophète. Néanmoins, cette étude a pour objet de montrer la construction de leur image dans l’historiographie arabe, et je ne peux me contenter de commenter cette information sans critiquer les sources qui la relaient.
En effet, si Saîf b. ‘Umar (m.180/796) intègre cet épisode à l’élaboration du statut fiscal des Taghlib, tentant ainsi de faire coincider des versions et des thématiques complètement opposées, il se sert d’un akhbar transmis par un certain Abû Saîf Al-Taghlibî1. Nous insisterons dans la seconde partie sur le rôle de la mémoire clanique et tribale dans le relais de ces informations.
Or Ibn Sa‘d (m. 228/842) relate lui l’évènement, dans des termes assez proches, avec un peu plus de détails. Pourtant, Ibn Hishâm (216/831), son contemporain, utilise lui des matériaux transmis par le maître de son maître, Ibn Içhâq (m.150/767), et ne confirme pas un tel évènement2.
Pourtant, la Vie du Prophète comporte de nombreuses mentions de délégations pour l’année 630-1/9-10, celle-là même qui avant l’établissement d’une chronologie hégirienne (au plus tard en 641/21 selon nos connaissances épigraphiques), était appelée sana /‘am al-wufûd (année des délégations)3. La Sîratu-l-Nabawîa contient des dizaines de pages de rencontre de diverses tribus avec le prophète, dont certaines, comme les Tamîm, ont fait l’objet d’études approfondies4.
Comment dès lors faire la critique positive d’un évènement qui semble ignoré pendant un siècle et demi d’historiographie. Notons seulement que, encore une fois, le rôle politique des chefs de tribus qui participent à cette délégation, est étrangement lié au rôle spirituel, puisque les 12 délégués chrétiens sur les 24 des Banû Taghlib, sont décrits tels des prêtres chrétiens, avec « de grandes croix d’or » pendant à leur cou. Wâqidi décrit lui aussi la rencontre des gens de Tabûk et de Muhammad afin d’arranger la reddition de la cité. L’évêque ressemble plus à un « Malik » ou un « Sharîf » qu’à un « Usquf », et c’est Ibn Sa‘d qui en fait un évêque en raison d’une grande croix d’or qu’il arbore alors5.
B : Sajâh et la prophétie des Taghlib, Namir et Tamîm
Plus intéressante est la figure de la prophétesse Sajâh. Elle est plus utilisable, car tout d’abord elle s’oppose à la vision mythique d’une unité arabo-islamique à la mort du prophète, et s’intègre au contexte de la Ridda (l’apostasie).
Sajâh, à en croire Tabarî6, aurait grandi dans la tribu de Taghlib, entre ‘Ana et Anbar, fille d’une Taghlibia, mais aussi d’un Tamîm (leurs clients dans la Jazîra selon Lecker). Son fidèle al-Hudhayl b. ‘Imrân, « Al-Açghar » aurait été un puissant Chrétien du clan des Jarrârûn qui commandait leurs unités dans cette armée de « différentes sortes de Rabî‘a » (afnâ‘ Rabî‘a) qui suivirent la prophétesse jusqu’en péninsule7.
En l’année 12/632, elle entreprit de déferler sur la péninsule avec une importante cavalerie composée des deux tribus christianisées ainsi que des éléments Iyâd. Elle professait elle aussi un message christique et piétiste tendant vers le syncrétisme. Les détails n’en sont malheureusement connus que dans la caricature qu’en font les musulmans de l’époque classique, et personne du côté chrétien ne s’est apparemment soucié de rappeler les hauts faits d’une nouvelle hérésie, d’autant que sa postérité semble largement réduite à la ridda. Tabarî, en particulier note qu’elle « a abandonné la naçranîa » en se déclarant prophétesse8. Elle aurait renié le fils de Dieu, recommandé 5 prières, mais réintroduisait l’impureté légale des femmes, le vin et le porc, abolis par le Coran9.
Elle aurait ensuite tenté une alliance matrimoniale avec Maslama/Musaîlama qui avait unifié les tribus du ‘Uman contre le Hijâz de Madina, et aurait, pour lui plaire, à nouveau interdit le vin, mais aussi abrogé deux prières10.
L’intérêt de cet épisode est contenu dans le fait que les tribus de Rabî‘a ne sont pas péninsulaires, malgré leurs liens avec elle, et qu’elles ne sont donc pas considérées par l’historiographie, la généalogie et le fiqh comme dûment « islamisées » à la mort du prophète. Néanmoins, les tribus de Taghlib et de Namir avaient alors ressenti le besoin impérieux d’intervenir dans l’immense guerre généralisée entre Pays et Fédérations de la péninsule ; confirmation, si besoin en était encore, de l’unité culturelle des Arabes du Croissant Fertile avec ceux de la péninsule.
De plus, comme Muhammad b. ‘Abd Allah, Sâjâh bt. al-Harîth double sa volonté politique et sans doute aussi économique (une telle mission s’assimile nettement à une razzia occasionnelle), d’un message spirituel. Celà renforce cette impression d’un début de VIIème siècle très agité sur le plan de la foi et des idées. Ainsi, l’apostolat _le fait de se déclarer Rasûl_pourrait ainsi être analysé comme une volonté de pacifier et d’unifier derrière soi des tribus bien motivées, et de conquérir par persuasion ou par force, un vaste espace tribal.
C : La Ghazwa contre les Taghlib
C’est dans ce contexte que l’on peut également comprendre la volonté du grand chef des Médinois, ‘Umar, à la mort d’Abû Bakr, de punir les Arabes du Sawâd et de Jazîra.
De fait, le premier raid irakien, mené par Khâlid b. Al-Walîd s’assimile moins à un « fath al-bilâd », qu’à un maghâzî post-prophétique. L’autorité sassanide avait alors perdu le contrôle réel de la Mésopotamie, et il semble que les Romains en aient profité pour occuper Takrît, comme nous allons le voir.
Les muhâjirûn entreprirent un raid punitif, après avoir pris al-Hîra, al-‘Uballat (al-Baçra) et Séleucie-Ctésiphon, et les avoir soumis à différentes capitulations, ils infligèrent aux Taghlib une sévère punition et il n’est pas vraiment fait mention pour ces évènements d’un quelconque çulh, mais plutôt de massacres et de prises de captifs ( la sibaya).
Cette dernière est censée avoir été abolie par ‘Umar I pour les ahl al-Ridda, c’est-à-dire les Arabes « apostat », ou « traîtres/rebelles », à son avènement au califat11. Les mêmes sources historiographiques témoignent pourtant d’agissements inverses12. Parmi ces sabî-s se trouve même une princesse de clan Taghlib, al-Çahbâ’ bt. Rabî‘a qui aurait ainsi été capturée à ‘Aîn al-Thamr ; vendue à ‘Alî b. Abû Talib, puis affranchie et épousée à la naissance de son fils ‘Umar13.
Arabes de Jazîra contre Arabes du Hijâz, défense de Rome et ralliement
« Les particularités ethniques (c’est-à-dire le mode de vie et la culture) des tribus arabes de Syrie et de Haute-Mésopotamie étaient comparables à celles des conquérants, alors que les élites autochtones, héritées de la domination sassanide ou byzantine, furent étroitement associées à la gestion du territoire pour le compte des vainqueurs. Les passages à l’islam n’ont eu ni les même modalités, ni la même signification au sein de ces deux groupes sociaux […] au point que ces deux groupes (les troupes d’Abû ‘Ubaîda e les Arabes locaux) ne semblent avoir été séparés que par la différence de religion. »14.
Afin de faire la critique des sources arabes concernant la conquête de la Jazîra, il faut savoir ce que cette dernière signifie pour les populations autochtones du Croissant Fertile qui ont laissé des témoignages. Ceux-ci sont rares, le « liber calipharum / chronica miscellana / chronique du prêtre thomas » n’insiste absolument pas sur l’établissement d’un nouvel ordre politique, institutionnel, juridique et fiscal et encore moins religieux. Il mentionne des raids militaires et
des pillages importants15 :
« 947, indiction IX : les Tayyâyê (après être entrés en Palestine) envahirent toute la Syrie fondirent sur Bêth Forsâyê qu’ils nquirent, les Arabes traversèrent la montagne de Mardîn et tuèrent nombre de moines dans les (monastères de) Qédar et Benôt-â ; ils assassinèrent le bienheureux Simon, Portier de Qedar, frère du presbytre Thomas »16.
La conquête de la Jazîra ignore également le rôle des Arabes chrétiens, les envahisseurs sont des Tayyâyê, et il y a fort à parier que lorsque les conquérants de la Jazîra entrent dans la région de Mardîn, les Tayyâyê anciennement alliés de Rome ont déjà rallié ceux du Hijâz.
A : Wâqidî et les épopées de Ra’s ‘Aîn
Les informations transmises par Wâqidî dans ses « Futûh » semblent clairement déconnectées des problématiques ultérieures, comme la çadaqa ou la conversion à l’Islam. Il est donc intéressant de confronter ces données avec celles collectées par Tabarî et Balâdhurî.
Les Banû Taghlib semblent bien à la tête d’une coalition des « Arabes de Jazîra » regroupant Rabî‘a et Iyâd b. Nizâr. Lorsque les troupes médinoises entreprennent la conquête de la Haute Mésopotamie, le front se constitue par l’alliance de différents chefs de clans, sous le commandement de Nawfil b. Mazin des Iyâd, al-Farîd b. ‘Âçam, al-Ashaja‘ b. Wâ’il, Missira b. ‘âçam, Hazâm b. ‘Abdi-l-Llah, Qârib b. Al-Açm. Ils furent convoqués à une sâda qui semble être un majlis et se placent au service du roi Shah-al-Riâd b. Quraîbûn, apparemment le gouverneur sassanide de la région (Shâh) que les auteurs traduisent « roi » (malik)17.
Il est intéressant de constater que jamais Wâqidî ne se place dans l’optique « muslim », bien qu’il désigne ainsi les conquérants, pour des raisons de commodité. En réalité, le point de vue qui est adopté semble celui des tribus arabes qui se désignent comme des « Cousins = Peuples » (Banû ‘Amm). Il semble restituer assez justement l’état d’esprit des Arabes chrétiens de Jazîra, et lorsque le Amîr Nawafil harangue les combattants, le lecteur pourrait oublier que la « Vraie Loi » (Dîn al-Haqq) se situe du côté des Muhammadiens18.
Peut-être a-t-on ici, non pas une assurance de l’authenticité de ces épisodes, mais au moins, la version que la mémoire tribale et clanique a gardée des akhbar les concernant. Selon N. ABBOTT, à l’intérieur de la communauté islamique en formation, les logiques de clans et de familles sont une réalité qu’il ne faut pas omettre dans la construction de l’Isnâd19.
Nawafil b. Mâzin insiste donc tout d’abord sur la terre qu’ils ont à défendre, et qui est la leur, « ils ont possédé le Shâm et ses places fortes ». Il leur annonce que les envahisseurs ne peuvent être que sévèrement repoussé, car jamais ces derniers ne cesseront tant que les Arabes chrétiens « ne rejoignent leur Dîn …».
Traduire ce terme par « religion » convient bien à l’esprit du IXème siècle qui prévaut à la période de rédaction de ces histoires épiques. Néanmoins, sa première signification semble avant tout celle de « Loi Sacrée », c’est-à-dire aussi l’obédience politique et militaire. Celle-ci est déjà spécifiquement médinoise et « muhammadienne » à l’époque sufîânide, puisque Yôhannân Bar Penkâyê observe que « les Tayyâyê punissent de mort ceux qui n’observent pas les Lois (nomôsê : du grec nomos) de Mhamt »20, ce même nomôsê est encore employé à propos de la dispute entre ‘Amr b. al-‘Âç et Yohnân d’Antioche, pour qualifier l’adhésion à l’Islam21.
La solidarité avec les Gens de Ghassân, et le grand Seigneur Jafnide Jabala b. Al-Aîham, ainsi que l’empereur Héraclius/Hirqil, est mise en avant. Comme dans le Coran, le combat est placé au plan tribal comme un « combat de braves » et au plan théologique, comme une lutte à mort pour défendre la « Loi (Dîn) unique », et qui doit les conduire à « dhakara (proclamer) pour l’éternité en Station debout et assise »22.
Alors que les compagnons de l’Apôtre, ‘Abd Allah b. ‘Itbân, Sahal b. Asâf al-Yamanî se rendent sur les pâturages (‘ulûla) dans les environs de Mâkisin, Nawafil, tout d’abord vainqueur, profite de ses captifs pour impressionner les conquérants.
Puis, isolé lors de combats, où il s’associe aux armées arméniennes et romaines dans la défense de la Jazîra, il aurait alors capitulé dans la place de Râs ‘Aîn en amont du Khabûr (actuelle frontière syro-turque)23.
-L’auteur conclut en précisant qu’il n’y eut « pas d’autre bataille dans le Dîâr Rabî‘a que la Waqa‘at Ra’s ‘Ain »24.
Cela pose bien sûr le problème de la confrontation aux autres sources de la conquête de la Jazîra, qui impliquent les Taghlib et Iyâd dans une autre grande bataille, celle de Takrît, qui n’est pas formellement intégrée au Dîâr Rabî ‘a, en tant que cité non-arabe.
B : Takrît chez Saîf b. ‘Umar et Tabarî
Saîf b. ‘Umar a oublié les « hauts faits » du Khabûr, mais a consacré plusieurs pages à ceux de Takrît conservées par Al-Tabarî.
Le général ‘Abd Allah b. al- Mu‘tamm, après être passé à Mawçil dans une autre anecdote, est censé être apparu dans le Dîâr Rabî‘a à la tête de 5000 hommes depuis al-Madâ’in (Ctésiphon). Il serait alors venu devant Takrît, poste avancé d’une contre offensive locale de l’armée romaine25.
La ville aurait été fortifiée, et entourée d’un fossé infranchissable, la défense en était assurée par quelques Shahârija26, et par des troupes des Taghlib b. Wa’il et Namir, et de Iyâd b. Nizâr. Ceux-ci, après 40 jours d’un siège acharné, et ayant repoussés pas moins de 24 attaques, s’aperçurent que l’armée romaine avait déserté, ‘Abd Allah dépêcha alors un messager pour obtenir le ralliement des tribus. Néanmoins, pour le grand théologien du début du Xème siècle, il est hors de question de ne pas imposer à ce ralliement la profession de foi de l’institution islamique.
Taghlib, Namir et Iyâd acceptèrent l’ultimatum ; lorsqu’ils entendirent le cri de ralliement des armées médinoises, signal de l’offensive finale (« Dieu est le plus Grand »), ils abandonnèrent leurs positions et laissèrent la ville se faire massacrer27.
Ainsi, pour Tabarî, il est plus simple d’intepréter le terme Muslim, non pas dans un sens politico-militaire28 mais de faire de « Aslama » le verbe d’une adhésion dogmatique.
Cet épisode pose un autre problème fondamental, outre le lien entre adhésion aux troupes de la conquête (tarja‘û Ilaînâ wa akunû bi-hizbinâ) et conversion, qui n’est pas présent dans Waqidî, (bien que le Amîr ‘Îâd y ait entrepris d’expliquer la supériorité de leur Loi et du message divin de leur prophète comme raison principale de leur victoire).
La biographie de Marûtâ, comme je l’explique dans le chapitre précédent, parait dater de l’époque Sufîânide. Malgré la proximité chornologique, aucun sac de la cité n’est mentionné.
Bar Hebraeus, dans la notice qu’il consacre au père fondateur, lui reconnaît la présence d’esprit d’avoir habilement négocié avec les Tayyâyê et ouvert ses portes à une conquête pacifique29.
Ce qui indique en parallèle que les « peuples » de Jazîra sont distincts de ces envahisseurs, mais en réalité une telle information est une tradition municipale, émise dans le but de conserver ses privilèges.
Al-Balâdhurî (m. 279/892), quant à lui, fait de ‘Umayr b. Sa‘d le conquérant des Taghlib, par la prise de leur chef-lieu des « forteresses de l’Euphrate », ‘Ana et Sâ’ir. Cet épisode constitue chez lui un simple prétexte à l’alignement des traditions fiscales rapportées de ‘Umar b. al-Khattâb30.
Saîf b. ‘Umar nous apprend que ‘Umar b. Mâlik s’était rendu, depuis Kûfa (c’est à dire al-Hîra) à Qarqisîa (Circessium, au confluent du Khabûr), dans le domaine des Taghlib. Il nous signale surtout qu’un autre général arabe « Al-Walîd b. ‘Uqba, venait du Territoire des B.Taghlib, avec des Taghlib, et des Arabes de Jazira ; ils passèrent par les cités de Jazira pour rejoindre Heraclius »31.
Ceci nous oblige encore à tempérer l’opposition confessionnelle, mais aussi tribale et politique, et à modérer une croyance encore bien répandue, d’une solidarité tribale à toute épreuve. Les Taghlib et autres « Arabes de Jazîra » avaient alors rallié les conquérants médinois, et s’apprêtaient à marcher sur les Romains après la mort de Minîas sous les coups de Khâlid b. al-Walîd.
Morony a en effet parlé de « groupes de taghlib »32, Fred Donner de « parties des
taghlib »33. Cette apparente « irrationnalité segmentaire » ne signifie pas que ces informations (ou certaines d’entre elles) soient fausses. Au contraire, elle indique que la « fédération des Arabes de Jazîra » à Takrît34 était une alliance occassionnelle, comme celle de Ra’s ‘Ain ou celle, favorable à la conquête, de ‘Umar b. Mâlik. Cette absence de logique stratégique, géopolitique ou tribale semble une réédition des alliances et mésalliances avec Byzantins et Sassanides35. Nous allons retrouver ces fractures intra-tribales dans les évènements des soixante-dix premières années de l’Hégire36.
Wâqidî précise, dans l’histoire de la bataille de Râs ‘Aîn, qu’il y avait parmi les Taghlib des Soumis (Muslimûn) et des Dénégateurs (Kâfirûn). Ceci bat non seulement en brêche l’idée que les conquêtes opposaient une Loi des Muslim aux autres, chrétiens ou kâfir-s ; mais aussi que dans les sources que consulte Wâqidî, les Chrétiens des tribus arabes pourraient fort bien être alors considérés comme des Soumis37…
Hijra ou Conversion ?
A : Muslimuhum wa kâfiruhum
On peut tout de même supposer que cette habitude de spécifier systématiquement
« muslimuhum wa kâfiruhum » est le répondant à d’autres expressions du même genre, « muslimuhum wa dhimmuhum » que l’on retouve chez d’autres auteurs plus tardifs38.
Elle implique tout d’abord que les clans arabes qui transmettaient ces akhbar insistaient sur le fait qu’ils étaient déjà convertis à l’islam en partie, que seuls certains étaient « non-musulmans ». Ils mettaient en avant les traditions se rapportant à des délégations aux prophètes, de muslimîn ou de personnnages non- muslimîn prêt à se convertir. Cela impliquait pourtant inversement, que les conquêtes étaient ici présentées non pas comme une lutte d’obédience religieuse, mais comme une lutte d’obédience politique et tribale, puisque des Taghlib ou des Iyâd « musulmans » avaient pu délibérément lutter aux côtés des « ennemis de l’islam ».
Quant à la prophétesse Sajâh, Tabarî nous apprend que par la suite, après la victoire finale du Ilâf Quraîsh, elle aurait regagnée les terres des Rabî‘a où elle aurait finalement rallié l’orthodoxie « muhammadienne »39.
Tout ceci nous incite à penser à une évidente relecture de l’histoire des auteurs tardifs, tendant à assimiler chaque soumission de belligérant comme une adhésion à l’Islam dans sa définition classique. D’ailleurs, un rapide résumé de la participation des Taghlib et autres tribus du Nord à « l’histoire arabe » du Proche-Orient sufianide, confirmera cette analyse, si justement, la thématique centrale des Taghlib ne fut pas leur refus d’adhésion à l’Islam.
Si nous n’avions pas à l’époque, le sacre d’un évêque des Namirâyê chez Michel le Syrien40, celui d’un évêque Mar Trokos des Tayyâyê au milieu du VIIème siècle, si enfin nous n’avions pas de régulières mentions de personnages chrétiens dont la nisba tribale est « taghlibî », souvent bien intégrés au régime de cour damascène ou kufite41, nous ignorerions peut être quelle fut l’ampleur de leur christianisme.
Il est curieux aussi de constater que les « Arabes de Jazîra » apparaissent souvent dans Tabarî comme des bédouins, des « A‘râb »42. S’agit-il d’une correction ?
B : L’identité arabo-bédouine et la Hijra
Le terme A‘râb désigne dans la langue arabe classique la population arabophone qui refuse la sédentarisation (Hadara), laquelle correspond au mode de vie pieux de la pacification, telle qu’elle est conçue par Marûtâ comme sans doute dans le terme coranique de Islam.
Ceci doit être mis sur le même plan que la notion primitive de Hijra, qui a été étudiée par Patricia Crone. Il semble en effet, à l’aune des recherche récentes, que le terme Hajara implique la notion « d’émigrer sur le chemin de Dieu » comme Décobert l’analyse justement, d’abandonner son foyer, son clan, et donc ses revenus et son mode de vie, pour un sacrifice personnel43. Cette Hijra ne se limite donc pas, dans sa première conception, à l’installation à Madîna-Yathrib. La notion (man îuhâjirû/muhâjirûn) est souvent accompagnée d’une complainte à l’égard de ceux, Croyants, qui fuient leurs maison des expulsions et persécutions (min ba‘di mâ fu inû/ mustada‘fûn fi-l-ardi ). Le verset IV, 96 s’interroge sur leurs raisons pour refuser d’émigrer, et IV, 99, mentionne le refuge (murâjam) qu’elle constitue, Lot lui-même accepte d’abandonner son clan pour rejoindre Abraham. Les émigrants sont pauvres (XXIV, 21/LIX, 7) et sont meilleurs que les simples croyants, Muhammad a émigré (XXXIII, 49) et les autres sont appelés à le rejoindre « muhâjiran ilâ allah wa Rasûlihi », même en mourant sur la route (IV,99). Ils doivent également se prêter main forte en oubliant toute autre solidarité (IV, 88, ;VIII, 71, LX, 9). De leur destination, nous savons seulement que des prédécesseurs dans la foi y sont déjà (LIX, 8)44
.
On peut facilement reconstituer grâce à une dizaine de versets, ce que le contexte coranique considérait comme une Hijra : « Ceux qui ont cru, émigré (après les persécutions), ont été courageux, ou sont morts, ont abandonné leurs possessions et leur ego pour combattre avec toi sur le chemin de Dieu » (III, 194 ;XXII, 57 ; VIII, 71, 73, 75 ; IX, 19 ; VIII, 73, XVI, 109)45.
Le message coranique a une aversion profonde pour le mode de vie bédouin, et il est significatif, que la racine ‘RB n’apparaisse dans le Qur’ân que comme le qualificatif des « autres », ceux qui refusent la « migration », et aussi en forme adjectival, comme le peuple à qui est destiné la “bonne nouvelle”46. Il est donc nécessaire de le placer au même plan que cette « pacification » que Marûtâ organise pour sa propre population bédouine. Dans l’esprit de l’antiquité tardive, le mode de vie nomade est à la fois l’ennemi politique et spirituel du mode de vie sédentaire et monothéiste. Les sources byzantines établissent un lien étroit entre l’adhésion au christianisme et l’alliance avec l’empire comme soumission à l’autorité byzantine. A partir du IVème siècle, elle est régulièrement associée à une rapide adoption par les Arabes du christianisme, et elle correspond souvent à l’adoption d’un mode de vie sédentaire donc perçue comme un signe d’alliance politique et militaire47.
C : Sédentarisation et émigration
On note que ‘Umar aurait exigé la sédentarisation des Arabes de Jazîra à leur retour d’exil, et que les groupes qui sont favorisés, les Iyâd chez Tabarî, les Rabî‘a chez Wâqidî, sont ceux qui sont présentés comme ayant rejoint les campements des arabo-musulmans, à Qinnasrîn comme à Kûfa. ‘Uthmân, et après lui Mu‘âwîa, auraient chasé des tribus arabes le long de l’Euphrate moyen sur des terres inoccupés et ne relevant pas de droits positifs locaux afin d’éviter les tensions48. Les Taghlib, Iyâd et Namir hâjara migrèrent également depuis la Jazîra vers alMadâ’in avant d’être transferés à Kûfa49, laquelle cité est qualifiée de Dâr al-Hijra50.
Les Taghlib y ont tout d’abord, avec les autres Rabî‘a, leur propre quartier, (sub‘) selon les informations de Tabarî51, ils sont donc, malgré leur forte composante jacobite, très bien intégré à la capitale de l’idéologie de l’Islam, qui vit étudier et grandir des pères fondateurs des doctrines muhamadiennes comme ‘Âmîr al-Sha‘bî (m.103-6/721-5).
Balâdhurî conclut sa note à propos de Sajâh en annonçant qu’elle aurait hâjara à Kûfa après sa conversion52. Tabarî, effrayé peut être devant l’ambiguité d’un tel rapprochement, distingue la conversion de cette émigration et l’intègre aux déplacements des Nawâqil, les « transferés ». Il s’agit des tribus arabes, venus d’autres Hadîr-s et d’autres Bâdîât, pour peupler la jeune cité après la fuite des partisans de ‘Alî devant les troupes Sufîânides du Shâm, lors de la sanat al-amâ‘a, en 40-1/660-1 53.
Balâdhurî, décrit le Commandeur des Croyants Mu‘âwîa, préoccupé de « peupler la
Mésopotamie de tribus arabes », les Mudar et les Rabî‘a, « dans des lieux isolés, loin des villes et des villages. Il leur donna le droit d’exploiter des terrains sans propriétaires, « il attacha aux villes, villages et avant-postes, pour les garder et les défendre, des garnisons choisies parmi les combattants régulièrement inscrits »54…
Le statut des Taghlib a du être assez particulier, puisque que, très concrètement, certains clans semblent avoir accepté la Hijra, et d’autres non. Ce qui, selon les informations de Sayf b. ‘Umar, donnait droit à un titre intermédiaire, entre les A‘râb al-Muslimûn, et les Muhâjirûn de plein droit (al-Barara), un tel statut était appelé al-Hîara55.
Mais il ne faut pas préjuger d’une plus ou moins forte adhésion de ces clans tribaux à la Hijra, ainsi, les A‘râb Banî Taghlib avaient aussi de nombreux Muhâjirûn du même nasab en Adhûrbaîjan. Ils rapatrièrent ainsi deux mille cavaliers pour renforcer leurs rangs à la bataille de al-Hashshak contre les Qaîs en 71/691 56. Cette province, comme l’Arménie, était alors (fin VIIème siècle) administrée par les mêmes personnages (Muhammad b. Marwân puis Maslama b. ‘Abd al-Malik) que la Jazîra, elle en était en quelque sorte le prolongement.
Le taghlibî al-Qutâmî (m. 747) assimile l’adhésion à l’Islam à la Hijra, et distingue ainsi les clans islamisés des chrétiens au sein de sa propre tribu57. Il serait aussi difficile d’expliquer comment un groupe de Taghlib a pu apparaître au Khûrasân à l’époque sufîânide58.
Pour conclure, les Taghlib étaient non seulement liés à la « kulturnation »
59 arabe, mais également au mouvement des Muhâjirûn, et c’est finalement le terme le plus précis que les sources externes ont gardé en mémoire pour désigner les « arabo-musulman », moagaritaï, sur les premiers papyri des années 20/641 59, mahgrê dès le milieu du VIIème siècle dans les archives du catholikos nestorien Isho‘ Yahb III61.
Ajoutons que tout d’abord, rien ne laisse préjuger d’une volonté de rupture avec l’ordre chrétien ancien, puisque l’on oberve que les plus grands centres de pèlerinage des Arabes chrétiens, dédiés le plus souvent à St Serge et St Bacchus, sont l’apanage de deux grand miçr du début de la conquête. A commencer par celui de Jâbîa, passé de centre Ghassanî pour devenir le campement qui accueillit selon la légende historiographique ‘Umar b. al-Khattâb au point de donner son nom à l’année de sa visite. Le deuxième était Qinnasrîn, centre Tanûkh devenu ensuite un campement (hadîr) qui devient peu après le centre d’un jund ommeyyade.
Rappelons enfin que Ruçafa elle-même reçut l’autorité marwanide sous Hishâm et que la cité fut largement rebatie62.
1. TABARÎ, Ta’rîkh, I, 2507
2. IBN SA‘D, Tabaqât al-Kubrâ, Beyrouth, 1957-60; I, p. 316; VIII, p. 140
3. DONNER, Narratives, p.252
4. E. LANDAU-TASSERON,”Processes of Redaction: The Case of the Tamimite Delegation to the Prophet Muhammad”, in Bulletin of the School of Oriental and African Studies, Londres, Vol. 49, No. 2, 1986, p. 253-270
5. R. SCHICK, “Jordan on the eve of the muslim conquest a.d. 602-634”, p.112
6. TABARÎ, Ta’rîkh, I, 1911-1921
7. LECKER, “TAGHLIB”, EI
8. Op. Cit. , I, 1912
9. HAVENITH, Les Arabes chrétiens nomades au temps de Mohammed, 1988, p.135 ; p.110
10. ibid. , p. 111
11. YA‘QÛBÎ, Ta’rîkh, p.139
12. AL-TABARÎ, I, 2510
13. AL-MAS‘ÛDÎ, Abû al-Hasan ‘Alî b. Al-Hûsaîn, Murûj al-Dhahab wa a‘adîn al-Jawahir, 1918 // Nasab Quraîsh, p.42 //IBN AL-ATHÎR, Kâmil, II, p. 372.
14. JALABERT, Espace Syrien, p. 127-8
15. A. PALMER, Seventh Century in the West Syrian Chronicles, Liverpool, 1993, 352 ; p.5 à 9 // et pp 31-45
16. CHABOT, Maroniticum, VII, f.1941
17. WÂQIDÎ, Futûh, p. 56
18. ibid., pp.39 à 45
19. N. ABBOTT, Studies in Arabic literary papyri, II, Qur’anic commentary and tradition, 1967, Chicago, xvi-293-27, p.28-30
20. DONNER, Narratives, p. 89// YÔHANNÂN BAR PENKÂYÊ-MINGANA, History of Bêt Qoqa, in Sources Syriaques, Mossoul, 1907, I, p.146-7
21. NAU, Un colloque du patriarche Jean avec l’émir des Agaréens et faits divers des années 712 à 71, JA, 5, 1915, éd. p.253-256, trad. p. 264-267 ; p.262
22. WÂQIDÎ, Futûh, p.52-3
23. ibid. p.56, 135-5
24. ibid.p.136
25. TABARÎ, Ta’rîkh, I, p.2475
26. AL-YA‘QÛDÎ, Tâ’rîkh, I, 203 : donne la traduction mot à mot, Shahr signifiant arrondissement : Râ’is al-Kuwar, pour MAS‘ÛDÎ, Murûj al-dhahab, I, 327, il s’agit du grade d’élite intermédiaire entre les familles dirigeantes et les simples Dahaqîn desquels ils récupéraient leurs taxes de villages, (Thomas de Marga, gouverneurs, 152/311 ; IBN HAWQAL, Abû al-Qâsim, Cûrat-al-Ard, BGA, 2, Leiden, 1939 ; p.217, en fait une sorte de noblesse de sang, de peuple d’ancienneté et de valeur, lesquels sont devenus à son époque chrétiens, ROBINSON, empire and elites, p.90 à 108 développe de très intéressants éclaircissements.
27. TABARÎ, Ta’rîkh, 2475-6
28. R. W. BULLIET, Conversion to Islam in the medieval period, an essay in quantitative history, Cambridge-Londres, 1979, p.158, p. 33
29. BAR HEBRAEUS-ASSEMANI, Ecclesiasticum, p. 57-8
30. BALÂDHURÎ, Futûh, p.250
31. TABARÎ, Ta’rîkh, I, p. 2394
32. M.G. MORONY, Iraq after the muslim conquest, Princeton, 1984, p. ix-689v; p.217
33. Fr. Mc Gr. DONNER, The Early islamic conquests, Princeton, 1981, p. xvii-489, p.85
34. TABARÎ, Ta’rîkh, I, p. 2474
35. TABARÎ, Ta’rîkh, I, p. 2062, 2189 et 2206
36. infra, p. 50-1
37. WÂQIDÎ, Futûh, , p.
38. Op. Cit., I, p. 2482 et 2488
39. ibid., I, p. 1920.
40. MICHEL-CHABOT, II, p. 416/ IV, p. 413
41. Les poètes Al-Akhtâl, A‘shâ banû Taghlib, Sam‘ûn al-Taghlibî (IBN ‘ASÂKIR, Tâ’rîkh Dimashq, X, p. 209) possèdent un nom significatif.
42. TABARÎ, Ta’rîkh, I, 2843
43. P. CRONE, “The first century concept of hijra», in Arabica, Leiden, XLI, 1994, pp. 352-87; DECOBERT, Le mendiant et le combattant, l’institution de l’Islam, Paris, 1995, p. 395 ; p.82
44. CRONE, “Hijra”, p. 354
45. ibid., p.355
46. infra, p. 59
47. JALABERT, espace syrien, p.129 ; M. SARTRE, Trois études sur l’Arabie romaine et byzantine, Bruxelles, 1982, p. 226 ; p.142-747
48. H. KENNEDY, “The image of muslim rule n the pattern of rural settlement in Syria”, in La Syrie de Byzance à l’Islam, VIIè-VIIIè siècles, actes du colloque international, dir. P.CANIVET, J.-P. REY COQUAIS, Lyon_Maison de l’orient méditerranéen, Paris, IMA, 1990, 367 pp , pp. 291-8 ; p.292,
49. TABARÎ, Ta’rîkh, I, p. 2482
50. BALÂDHURÎ, Futûh, p.250// TABARÎ, Ta’rîkh, I, 2360, CRONE, Hijra, p.358
51. TABARÎ, Ta’rîkh, I, p. 2495
52. BALÂDHURÎ, Futûh, p.100
53. TABARÎ, Ta’rîkh, I, p.1921
54. BALÂDHURÎ, Futûh, p. 178
55. TABARÎ, Ta’rîkh, I, p. 2069 ; CRONE, Hijra, p.358
56. ICFAHÂNÎ, Aghânî, XI, 62 et XII, 205
57. AL-QUTAMÎ, ‘Umaîr b. Shuyaîm, Dîwân al-Qutamî., éd. BARTH, Leiden, 1902 ; IV, p.25
58. AL-QURDUBÎ, Ahmad b. Muhammad, al-Ta‘rîkh fi ‘l-ansâb, Le Caire, 1986 ; p. 119-22)
59. GRUNENBAUM, arab unity, p.1
60. A.GROHMANN, « aperçu de payrologie arabe », études de papyrologie 1 (1932), p.41;id. « Greek Papyri in the early islamic period in the collection of Archduke Rainer”, ibid., 8 (1957), p.28
61. ISHÔ‘YAHB, Liber Epistularum, éd. Et trad. R.DUVAL, Paris, 1904, p.97/73
62. TRIMINGHAM, Christianity, p. 238