Les références chrétiennes : saints, sanctuaires, et holy men
A : L’Espace Sacré
L’évangélisation de ces territoires reste largement imparfaite au VIème siècle ; certes, les Arabes sont fortement influencés par certains personnages canoniques du christianisme proche oriental, à commencer par St Serges, légionnaire arabe, qui avait refusé de prêter serment à un basileus païen (Dioclétien), il fut supplicié pour cette raison en 3051.
Les Vies de Ahûdemmeh et de Marûtâ montrent le grand attachement des tribus concernées par leurs œuvres de « pacification », à ce saint guerrier qui appartient à leur sphère culturel, et se révèle donc une référence centrale dans leur perception du sacré, dans la recherche de l’appui des forces surnaturelles2.
La place du sanctuaire arabe de Ruçafa Sergiopolis est ici prépondérante, c’est une étape du calendrier pastoralo-liturgique, un mawsim3. Les nomades descendant des premières hauteurs du massif du Taurus et de l’Arménie, comme ceux qui exploitent en échange du fumage de leur bête, la chaume des agriculteurs du Shâm et de Jazîra transitent par la cité sainte alors que les premières dépressions méditerranéennes viennent verdir les steppes arides du sud, au cours du mois de novembre. Le complexe sanctuaire placé sous la protection du clan ghassânide avait été fondé entre 491 et 518, sans doute avant l’installation des Taghlib, et était à leur époque une étape incontournable entre le croissant fertile et le désert. C’est le 19 Hatûr (15 novembre) dans le synaxaire jacobite, que se tenait le grand festival en l’honneur du saint patron des tribus.
Procope, dans son De Aedificatione, nous informe que Justinien prit sur lui d’en financer la réfection et particulièrement la fortification, afin, nous dit-il, « de mieux protéger les trésors entreposés par les nomades »4.
Les sources du poète al-Akhtâl al-Taghibî confirment un pèlerinage régulier vers ce site5 tandis que Jarîr, son adversaire, dénonce sa tendance à invoquer Mar Sarjis et son fils à l’aide6.
Si on suppose que les Taghlib et leurs alliés Iyâd et Namir sont au moins une composante des « ‘ammê » (peuples) mentionnés dans les biographies de Ahûdemmeh et Marûtâ, l’attachement qu’ils sont sensés manifester à l’égard de ce saint, sans être pour autant systématiquement lié à une adhésion à un christianisme orthodoxe, nous informe sur le sentiment religieux du commun de la population Taghlib.
b) Les Jacobites et les Arabes chrétiens
H. CHARLES suppose que la conversion des Arabes par les Nestoriens fut très marginale, car ils semblent s’être restreints au Sawâd et aux cités jazîriennes, leur tâche étant d’ailleurs très délicate, puisque ces prêtres étaient sous la « protection » d’un empire mazdéen et d’un clan lakhmide largement attaché à « l’idolâtrie » traditionnelle7. Cet historien utilise donc les deux biographies comme preuve du zèle missionnaire des apôtres jacobites8.
Le rôle des Arabes, et en particulier du clan Jafnide des Ghassân est réciproquement prépondérant pour l’installation et la généralisation du monophysisme au Proche-Orient et dans l’éclosion du Jacobitisme. En effet, Al-Harîth b. Jabala remporta une victoire décisive sur les Naçrides de “Lakhm” qui ravageaient la province d’Arabie alors sous le contrôle du phylarcat Hujride de “Kinda”, en 531, avant d’être nommé « patrice de tous les Arabes » en 536, (il
s’agit des habitants de la Provincia Arabia)9.
Après de nombreux Ayyâm (jours épiques), il obtient raison de Mundhir III de Hîra et du Basileus, en récompense, le retour en grâce des monophysites exilés et en 543, Jacob Baradaï devient métropolite d’Edesse10. En 570, son fils Mundhir lui succède et ravage Hîra. C’est à ce moment que les premiers Taghâlibâ ont du gagner la Jazira11.
Selon TRIMINGHAM, « les Arabes n’étaient pas monophysites, ils étaient jacobites », et l’allégeance à leur prêtres explique amplement leur rejet de Chalcédoine et de l’establishment.
Ils avaient, c’est un trait général, récupéré sous un nouveau masque leurs divinités
traditionnelles et les mythes et légendes sur le Christ ou les saints, lesquels n’étaient pas inscits dans une histoire chronique, mais dans la légende ce qui explique la foi donnée à des évangiles apocryphes excessivement tardifs12.
Ils étaient très attachés à la personnalité du prêtre au point de refuser la nomination de Chalcédoniens comme l’illustre l’anecdote entre le Jafnide “Ghassân” Al-Harîth b. Jabala et l’empereur, qui expliquait qu’un consensus sur Chalcédoine n’était pas synonyme de justesse, car une seule cellule malsaine pouvait putréfier tout un corps13.
C : Un holy man en Jazîra ?
Il fallait aux Arabes de la Jazîra, comme à chaque groupe syro-Mésopotamien un
« Pneumatikos », « capable de voir les esprits », les Jinât, qui soit en quelque sorte exorciste14.
C’est ce qu’on nomme le Holy man ; ce n’est pas un saint, qui est une acception ecclésiastique, et ne peut être n’importe quel prêtre ; il doit posséder ce caractère thaumaturgique et porte-bonheur appelé Baraka ou Hanâna15.
Al-Akhtâl utilise le terme de çawma‘a qui désigne n’importe quel sommet élevé, c’est-à-dire une métonymie imagée de l’hermitage16. A ce propos, les poètes distinguaient systématiquement les moines (ruhbân), des açhab al-çawâmi‘. Ces ermites sont très importants dans ce registre du surnaturel, juchés du haut de leur « Colonne » (stulè), leur hauteur, ils donnaient des sentences, des hadîth, inspirés par Dieu lui-même17.
Cette notion d’homme sacré, lequel reçoit l’appelation syriaque populaire de mar(î) convient parfaitement, en suivant Fr. DONNER à un personnage comme Marûtâ, et ceci nous permet une tentative d’explicitation du statut du chef politique18.
La Vie de ce métropolite donne en effet à penser qu’il était plus qu’un simple pilier local de la foi et du dogme chrétien, il était un patron spirituel et temporel, et dirigeait politiquement toute la Jazîra du sud-est. Il est ainsi désigné comme « Père et Chef (Abâ wa-Rêshâ) de tous les fidèles de l’Orient »19. Le terme rêshâ ou rêshânâ est plus tard encore employé pour désigner le chef des Taglibâyê dans une des deux versions de l’anecdote martyrologique conservée par Michel le Syrien20. Ceci m’autorise à penser que la fonction principale du leader politique dans ces régions, dépassait le simple Hukm, (l’arbitrage juste), et le Tadbîr, (le réalisme politique, l’esprit pratique, la capacité d’adaptation)21. Marûtâ est encore une fois désigné comme « le père des peuples/tribus » (Abâ li-‘ammê), en raison de sa foi, intégrant cela à une comparaison abrahamique, à grand renfort d’étymologies et de citations bibliques22.
IBN IÇHÂQ (m. 150/767) tenta de synthétiser tardivement la délégation de Najranites au Prophète, (étant donné la tribu d’appartenance de leur évêque, un Bakr b. Wâ’il, ce pourrait être la Najrân du Sawâd). Il rapporte qu’il y avait une sorte de tribun (râ’is al-sha‘b et ‘Aqîb prénommé ‘Abd al-Masih, mais également un Sayyid, le seigneur politique incontesté, et que les pouvoirs étaient donc nettement partagés23.
Ahûdemmeh et Marûtâ
Ces deux biographies sont différentes, en dépit d’une forme hagiographique commune, aussi bien sur les causes et le contexte de rédaction, que sur le style employé.
Fr. NAU, le premier, après avoir traduit la Vie de Ahûdemmeh, en fit un traitement historique naïf, sans jamais proposer de date d’écriture, il a préféré utiliser ces informations comme des sources sûres sur le tournant des VIème et VIIème siècle, et tend à nous proposer une datation commune avec l’histoire de Marûtâ24.
Il est probable que, à propos des aspects développés dans le premier point, les Taghlib avaient subi dès avant le VIème siècle une importante christianisation, voire une « jacobitisation » de leur univers spirituel et peut être juridique. Pour autant, nous ne pouvons nous appuyer sans précaution sur la biographie du Qadîshâ Marî Ahûdemmeh. En effet, celle-ci ne peut avoir été rédigée dans le contexte du premier VIIème siècle, comme le copiste qui assembla sur un même parchemin les deux Vies tente de nous le faire croire25.
Le personnage de Ahûdemmeh est très obscur, Fr. NAU semble surpris par la signification de son nom (« frère de sa mère ») qui ne devait pas être très courant, mais pourrait signifier « frère de même mère »). Il reste incertain de voir un homonyme en la personne de l’évêque de la cité Ninawa (région de Mawçil) qui aurait siégé en 554 au concile des évèques d’orient tenu sous la présidence du catholikos nestorien Yôsef en 55426. Jean d’Asie ne retient de son action, dans la troisième partie de son Histoire Ecclésiastique, que sa fonction de président d’une conférence entre les « Orthodoxes » (Monophysites) et les Nestoriens en 554 (sûrement, sous la présidence de Kisrâ’)27. Il aurait alors « obtenu le droit d’établir l’orthodoxie au Bêth Pursayê (Sawâd) »28. Cette version fut reprise par Michel le Syrien, en oubliant les épisodes tragiques de son passage sur terre29. Il est assez tentant de supposer que le personnage jacobite, héros de la rencontre avec les Nestoriens, et martyr de Kisrâ’ comme ennemis du Christ-Dieu, n’est autre qu’un évêque oriental en rupture d’obédience pour des raisons sans doute aussi stratégiques que dogmatiques.
Gardons toujours à l’esprit la spécificité de l’église de Takrît, qui se battra pour l’obtention d’un titre spécial, le maphrienat, qui n’est en réalité pas acquis avant la fin de la période marwanide.
Aucune de ces sources, dont les informations sont assez anciennes, ne mentionnent la conversion des ‘ammê da-tayyâyê, cet acte est de peu d’intérêt dans le contexte de l’émission de l’information. La Chronique de Zuqnîn, vers 158/775, n’en fait pas encore mention, puisque elle centre son propos sur l’opposition entre Syriens et Arabes, entre Arabes et Perses. Cette prise de position violente et catastrophiste ignore de ce fait la spécificité des Arabes chrétiens, qui contrevient à l’idée d’identicité entre Tayyâyê (arabes) et Mahgrâyê (arabo-musulmans)30. Marûtâ n’est pas son successeur immédiat, Ahûdemmeh décèderait vers 575, et il y eut quelques autres métropolites largement mal connus avant lui, (Qâm-Ishû‘ 578-614 et Samuel 614-29). C’est pourtant cet évêque qui nous fournit des informations contemporaines des Taghlib, et c’est à lui et (évidemment) au Patriarche d’Antioche, qu’on attribue la répartition des 12 évêques suffragants de Takrît parmi lesquels Bar Hebraeus cite les “Taglibâyê qui vivent sous la tente”31.
Cette seule information tardive ne peut guère nous éclairer sur cet évêché, car nous ne disposons d’aucune liste cohérente d’évêques de Taghlib. De plus, l’unité de cet évêché est trompeur, il existait au moins un évêque des Namirâyê pour Anbar, qui semble aussi appartenir à Takrît32.
La situation a du être plus complexe qu’une simple division entre un “évêque des tribus” et un “évêque Taghlib”33. Mon hypothèse est que la mise en valeur de la tribu Taghlib parmi les Arabes chrétiens, du côté syriaque, suit la prise en compte d’un problème côté arabe, et ne peut remonter avant les enfants de ‘Abd al-Malik.
Il est fort probable qu’avant cela, les régions largement arabes pouvaient avoir chacune un évêque sans prendre en compte la structure tribale, pas suffisamment importante pour les autorités.
En effet, les documents que manie Michel le Syrien sont très pauvres pour les VIème, VIIème et VIIIème siècles ; il ne parvient même pas à établir des listes des sacres épiscopaux du patriarcat jacobite avant 177/793 et le patriarcat de Denys de Tell Mahrê34.
Deuxièmement, comme je vais le démontrer, la diversité des « peuples »
nomades, outre le pluriel de rigueur qui est utilisé (‘ammê), n’est absolument pas prise en compte par la société syriaque jacobite. Selon LINDNER, l’ignorance syro-jacobite du nasab de ces ouailles du désert est liée à des « horizons conceptuels » plus variés ; géostratégie et religion dépassant largement l’égoïsme tribal aux yeux de ces Arabes. Pour ce chercheur, c’est le monothéisme militant et la construction de l’Etat arabe qui renforcèrent l’identité tribale35.
La Vie de Marûtâ est très clairement signée du nom d’un certain Denha36. Or, comme cela va apparaître, il faudrait privilégier Denha I qui lui succède immédiatement, plutôt que Denha II, dont nous allons reparler dans le contexte marwânide. Il cite en effet Abraham Bar Yasû‘ comme un grand modèle, mais pas comme un futur métropolite, alors que celui-ci n’accéda à l’épiscopat qu’en 48/66937. En effet, par son contenu, cette hagiographie semble confirmer l’absence non seulement des termes utilisés par la suite, mais aussi peut être de la thématique des Arabes chrétiens elle-même. L’œuvre de christianisation des régions méridionales de la Jazîra, largement consacrée au pastoralisme et au commerce, passe par une « pacification ».
Celle-ci sera une soumission des âmes et des corps, par le patronage épiscopal, le miracle de la source, la fondation d’un monastère-relais au milieu des routes semi-désertiques entre Qarqisîa et ‘Ana, Dara, Takrît et Mawçil.
Confrontons maintenant les structures et terminologies des deux biographies :
Celle de Marûtâ ne comporte pas le long prône explicitant les piliers du dogme chrétien, en effet, le texte de Marûtâ mentionne régulièrement des personnages bibliques, mais rarement centraux dans le débat islamo-chrétien, Anne et Elizabeth, Samuel, Jérémie, Jean38, ou encore Abraham, Joseph, Isaîe. Au contraire, l’atmosphère qui baigne cette affaire est celle du monothéisme consensuel que décrit Donner39. et que confirment les lettres du Catholikos Ishô‘Yahb, qui constate de son côté l’absence de problématique dogmatique du coté des Arabes, à part une tendance à préférer la vision nestorienne du Christ, plus humaine, à celle des Jacobites, qui tiennent bien à faire mourir un Dieu sur la croix40.
Mais si l’on compare les deux passages introductifs de ces Vies de Saints, le premier est ainsi largement centré sur les qualités intellectuelles et spirituelles de Marûtâ afin de présenter sa personnalité sacrée et emplie du saint esprit. Tandis que le second accentue la place du saint Ahûdemmeh dans l’incarnation humaine du Fils de Dieu, prise dans une lutte entre le bien et le mal, avant de produire une interprétation libre du credo de Nicée41.
La notice que consacre Bar Hebraeus à Marûtâ insiste sur l’ambition des Nestoriens à le nommer métropolite de Takrît, pour eux-mêmes, et son louable refus, avant que les Jacobites ne le supplient pour cette tâche. Mais jamais ses prédécesseurs ne sont cités par la biographie elle-même, car sans doute bien peu orthodoxes dans ce contexte42. Or, si la Vie d’Ahûdemmeh avait bien été rédigée avant elle, comme cela était apparu à Nau lorsqu’il déchiffra le parchemin de 923, l’auteur de la “Vie de Marûtâ” aurait au moins mentionné ce prédécesseur, et sans doute ses successeurs. De plus il reste donc très probable que la cité soit nestorienne jusqu’à son avènement, mais peut-être son église était-elle en rupture de ban face à Ctésiphon. Elle recherchait une autonomie rendue possible par le redécoupage du ProcheOrient, après la reconquête romaine menée par Heraclius en 625 jusqu’aux franges du Sawâd, et qui la séparait alors pour 12 ans des autorités chaldéennes de l’Iraq.
Marûtâ, piété et « pacification » de la Jazîra méridionale :
A : Le rôle du « daîr-khân », (monastère-caravansérail)
Comme Abraham, puis ‘Abd al-Muttalib, et la source de Zam-Zam43, Marûtâ (par la constance de sa prière) a aussi découvert une source, avant d’en augmenter miraculeusement le débit, ce qui lui permet de fonder un monastère à ‘Aîn Gagâ, qu’il peuple « d’hommes saints et divins »44.
Il voulait ainsi « remplir le désert voisin (mudrabâ)[de Takrît] (la steppe de Jazîra méridionnale) de la paix (shin-â) et des vertus (mêtrôt-â) et de la pratique des bonnes œuvres »45. Nous constatons que le terme recèle la racine sémitique DRB, qui se réfère au « passage » en arabe, (col, rue, et également route de caravanes). En effet, le but du monastère consacré à Mar Sargis, donc expressément destiné aux population arabes de la région, est de fournir « un refuge, un port, un lieu de repos pour quiconque voyage et demeure dans ce désert » ainsi qu’un « refuge et une protection contre les dangers de la faim et de la soif pour quiconque y passe ». L’anonyme de préciser ensuite les principales voies de commerce et de transhumance de la région, « de l’Euphrate au Tigre ou du Tigre à l’Euphrate ». Il s’agissait des routes passant depuis le Shâm, par Ruçafa, Qarqisîa, ‘Ana ou le Khabûr, vers, Nisibe, Balad, Ninive, Mossoul ou Takrît et le nord de l’Irak. On peut donc situer cet édifice entre al-Hadr, en amont du Tharthâr, et le réseau des wâd-s hivernaux du ‘Ajîj, alors peuplés de bédouins comme les études archéologiques en témoignent46.
Le but expressément désigné, outre la fondation d’un caravansérail, et d’un hospice pour « les affligés, les malades et les faibles », est de « pacifier » (shatnat) toute le Jazîra47.
La population locale des steppes arides est désignée comme les « ‘ammê » qui y habitent, et qui peuvent y déposer leurs marginaux et y trouver le repos le long de leurs routes.
Et l’auteur de la Vie peu après de préciser, qu’il ne s’agissait pas seulement d’aider « ceux qui voyagent dans le désert » mais aussi « ceux qui demeurent dans les castra/qçar au milieu de l’Euphrate »48.
Ils correspondent aux îles fortifiées de l’Euphrate, sans doute par le Sassanide Khusraw II (m. 578) qui aurait entrepris une copie de la strata diocletiana en y intégrant notamment ‘Ana49, et sont encore largement employées par les Marwanides.
B : La « pacification » jacobite du milieu du VIIème siècle
Le terme de « pacification », employé pour décrire le phénomène de christianisation, est bien plus qu’une simple conversion liée à l’apostolat qui est mis en exergue dans Ahûdemmeh (qualifié lui de shalîhâ : l’équivalent syriaque de l’arabe rasûl50). L’objectif étaient d’établir la stabilité et la sécurité dans la province ecclésiastique de Takrît, et donc de soumettre/pacifier les gens à la Loi du Seigneur, à la loi chrétienne et biblique. Il est plus que tentant de rapprocher de telles aspirations à la volonté prophétique de Muhammad de « pacifier, soumettre » (aslam) les Arabes du Hijâz comme le texte coranique le présente, et c’est bien le terme Islam (Pacification/Soumission) qui deviendra le nom du dogme autonome qui se développe à l’époque marwanide.
Les informations sur le contexte de piété de cette période sont largement absentes de la Vie de Ahûdemmeh, et sans doute à attribuer au contexte de rédaction, vers 660, dans la veine bien évidemment du « Lectionnaire Arabe » (qur’ânâ(n) ‘arabîâ(n) ), mais aussi dans celle des premiers hadîth-s, de ces personnages fondateurs, les holy men arabes, dont les sentences seront rattachées au patronage spirituel du prophète, comme origine d’une chaîne de transmission, Isnâd, qui constituent les fondements de l’Islam51.
-« La pureté, la pudeur et l’humilité » des femmes est un thème central. Ainsi, « il les revêtit d’un voile (Albasha Anîn qurp-â) et leur ordonna de tresser leur chevelure, elles qui auparavant étaient découvertes et nues, sans pureté »52. Quelle similitude avec ces ordres coraniques :
« Dis aux […] femmes des Croyants de serrer sur elles leur voile (min jalâbîbi-hinna) »53 ;
« Dis aux croyantes d’être pudiques […] qu’elles rabattent leurs voiles sur leurs gorges (li-yadrib-na bi-khumuri-hinna ‘alâ Juyûbi-hinna) »
54 ; « Nul grief aux femmes ménopausées […] si elles déposent leurs voiles (An ya-da‘na thîâba-hunna) , sans pourtant se montrer sans atours »55.
-La piété consiste aussi en un « jeûne laborieux et continu », encore un élément faisant référence à la pratique arabe du jeûne reprise chez Ahûdemmeh, puisque l’on parle de « ceux qui ne mangent pas de pain » durant le jeûne56. Ceci est proche de la conception du jeûne de Ramadan dans le Coran : « Le jeûne vous a été prescrit comme il a été prescrit pour vos devanciers […] mangez et buvez jusqu’à […] l’aube, ensuite, faîtes un jeûne complet jusqu’à la nuit. »57.
« Ils ne se bornaient as à faire des dons […] mais ils aimaient le jeûne et la vie ascètique plus que tous les chrétiens ; au point de commencer le saint jeûne des quarante jours une semaine de plus avant tous les chrétiens, beaucoup d’entre eux ne mangeaient pas de lham pendant tout le temps du jeûne »58.
Cette phrase pose énormément de problèmes, car les deux termes Lham/Lahm syriaques et arabes signifient à l’origine « nourriture » : le pain pour les cultivateurs, la viande pour les nomades, dont font partie certains de nos Arabes Taghlib. Alors, se passaient-ils de pain ce qui est leur habitude, lorsque leur transhumance les
conduisait loin des agriculteurs ? Ou se passaient-ils de viande, ce qui est bel et bien ce qui est prescrit pour un carême ? Ou enfin, se passaient-ils de repas complètement dans les deux sens du terme lham, ce qui induit immédiatement une sorte de jeûne tel que celui du mois de Ramadân dans le Qur’ân ?
Fr. NAU penche pour cette explication et insiste sur cette dichotomie entre le pain et le comportement bédouin, et ce en simplifiant à outrance59. En effet, les caravanes de butin et de kharâj qui sont censées avoir été rapportées à ‘Umar étaient chargées de blé et j’ai suffisamment expliqué en première partie à quel point la confusion entre arabité et nomadisme est problématique.
Un croyant doit se consacrer aux « offices et prières » (wa-çalôt-â-hôn), la forme du terme étant très proche de l’orthographe de çalât (çalawat) dans le Coran, Luxenberg n’avait pas hésité à présenter une telle similarité pour introduire sa thèse60.
Les temps de ces « offices » correspondent en général à ceux des « temps de prière » islamiques, à l’exception du ‘assar, qui n’est pas non plus présent dans le Lectionnaire Arabe61. La prière, dans le jacobitisme syro-arabe de Jazîra méridionale, comme dans le « lectionnaire arabe », consiste surtout en de « longues stations de nuit » (qôm-â d-lêlôt-â), et en veilles62. Et le Seigneur pardonne lorsque « vous stationnez (taqâmû) moins des deux tiers, de la moitié ou du tiers de la nuit […] » 63 ; et bien sûr les « prosternations réitérées », (wa-sagadt-â da-lakênt-â), qui équivalent en arabe auw « qâ’imîn wa ar-rukka‘ as-sujûd » (« ceux qui stationnent, s’inclinent et se prosternent »)64.
Il serait naïf de croire que le peuple des croyants, Jacobites comme Médinois, respectait systématiquement cette rigueur, mais il serait injuste de ne pas insister sur le rôle des Arabes de Jazîra, entre autres, dans la construction de la piété d’époque pré-marwanide. Le relais des monastères du désert était fondamental, en ce qu’il constituait une halte et un campement ponctuel, sans doute aussi une foire ou un marché régional, et que l’intercession et la force thaumaturgique ou protectrice de ses orants et surtout du saint patron, était très appréciée des populations arabes de la région. De plus, portiers et autres frères mineurs étaient sans doute constitués des marginaux issus de la population locale, et servaient également d’intermédiaires entre les pères jacobites syriens et leurs fidèles Arabes. Il apparaît dans ces divers éléments, que l’apparition de diocèses Arabes chrétiens en Jazîra méridionale ne précède pas la conquête arabe. Même si nous devions ajouter foi aux nominations, sur les Namir ou les Taghlib dans les années 10/630, nous ne pouvons pas attribuer de nom avec certitude à un évêque des ‘ammê avant un certain Mar Trôkôs (m.45/666) contemporain de ‘Uthmân, ‘Alî et Mu‘âwîa. Au contraire, la pénétration orientale des jacobites semble avoir continué et même s’être accélérée au moment de la conquête arabe65 et la destination était surtout khôrasanienne66, un pays ou l’on rencontre des Banû Taghlib en Hijra.
Mais alors, quelle serait l’ampleur de la conversion à l’islam d’Arabes de Jazîra à peine christianisés, voire en cours de christianisation. En exagérant même, certains des groupes arabes ne venaient-ils pas de s’installer, poussés ou repoussés par la conquête médinoise avant de devenir jacobites ?
Les sources arabes dont nous disposons peuvent-elles nous éclairer à ce sujet, c’est ce que je compte analyser ici.
1. TRIMINGHAM, Christianity, p.236
2. J. HENNINGER, « Pre-islamic bedouin religion », in Variorum, The arabs and arabia before the eve of islam, III, 1999, pp., p. 10 et 14
3. I. SHAHID, “Les pélerinages Arabes chrétiens pendant la première période byzantine », in Pilgrimage and Holy Space in Late Antique Egypte, éd D. Frankfurter, Brill-Leiden-Boston-Köln, 1998, trad. de F. DEMARET, ORSAY, p.6
4. TRIMINGHAM, Christianity, p.236 ; selon I. SHAHID, pélerinages Arabes chrétiens, p. 5, la prédilection des jacobites pour ce saint était liée à son adhésion au combat contre les Perses, auxquels les Nestoriens s’identifiaient de bonne ou
mauvaise grâce.
5. AL-AKHTÂL, Diwân, I, p.134, 138 et 143
6. AL-AKHTÂL, Diwân, II, p.29, p.149
7. D’autant que chaque conversion au christianisme d’un propriétaire terrien entraînait systématiquement celle de la population, et donc des déperditions dans le versement de la dîme.
8. CHARLES, Arabes chrétiens, 63-4
9. Ibid., p.64
10. JEAN D’EPHESE, Lives of the eastern Saints, I, éd. Et trad. E. W. BROOKS, in PO, 17, 1923 ; p.154
11. CHARLES, Arabes chrétiens, p. 65
12. TRIMINGHAM, Christianity, p. 231
13. MICHEL-CHABOT, II, 246-8
14. TRIMINGHAM, Christianity, p.232
15. ibid., 233
16. AL-AKHTÂL, Dîwân, p. 71-5
17. ibid. 234
18. DONNER, Narratives, p. 71-3
19. DENHA-NAU, Histoires, p.93
20. MICHEL-CHABOT, II, p.480-1/IV, p.450
21. T.BIANQUIS, « L’Islam entre Byzance et les Sassanides, éléments pour une analyse comparative des pouvoirs politiques à byzance, dans le domaine iranien pré-islamique et au début des Omayyades », in op. cit. Syrie-Islam ; p. 281-92 ; p.288
22. DENHA-NAU, Histoires, p.93 ; Abraham serait une contraction de Ab-Raham-Êl, c’est-à-dire « Père, ami (de Dieu) »)
23. IBN HISHÂM, Sîra, 401-2
24. NAU, Histoires, (intro) p.55
25. ibid. p.13
26. WRIGHT, Catalogue of Syr. Mss. (Brit. Mus.), I, 185-12
27. JEAN D’EPHESE, Third part of ecclesiatical history of John bishop of Ephesus, Oxford, 1853, I, VI, 20
28. DENHA-NAU, Histoires, (intro), p.9
29. MICHEL-CHABOT, II, p.251
30. Cl. CAHEN, « Fiscalité, propriété, antagonismes sociaux en Haute Mésopotamie au temps des premiers ‘Abbâsides
d’après Denys de Tell-Mahré », [17], Arabica, 1954, I, fasc 2, p. 136-52 ; p.141
31. BAR HEBRAEUS-ASSEMANI, Chronicon, III 123-4
32. MICHEL-CHABOT, II, p. 416/IV, p. 413
33. CHARLES, Arabes nomades, p.83 // infra. p. 113-114
34. MICHEL-CHABOT, III, p. 451-61/IV, p.753-7
35. R. P. LINDNER, “What was a nomadic tribe ?” In Comparative studies in society and history, 24, 1982, 689-711, p.699
36. DENHA-NAU, Histoires, p. 61
37. ibid. p.91
38. DENHA-NAU, Histoires, p.64
39. DONNER, Narratives, p.86-89
40. « Les Arabes ne supportent pas du tout ceux qui soutiennent que Dieu aurait été crucifié » selon Liber Epistolarum Isojahbi III, C.S. Chr.S. Syr., CSCO 11; Leipzig, 1904, Série II, p.251
41. DENHA-NAU, p. 61 et p. 15
42. BAR HEBRAEUS, Ecclesiasticum, II, 111
43. BUKHARÎ, Al-Hadîth al-Cahîh, LXIV, XI, 3185 (hadîth de Ibn ‘Abbâs à propos de la Surat Ibrâhîm, v.37)
44. DENHA-NAU, Histoires, p.85// TRIMINGHAM, Christianity, p.242 et DENHA-NAU, Histoires, p. 30-1 ; rappellent au sujet de l’attrait des sources, que les Arabes de Sinjâr possédaient une pierre rouge associée à une source jaillissante à laquelle ils rendaient hommage pour avoir des qualités et retrouver les chameaux perdus, un jeune juif appelé Eshar b. Levi se serait ainsi fait baptiser dans cette source sous le nom de Christophane/’Abd al Masîh ; son père, outragé, l’aurait ensuite sacrifié sur cette pierre rouge en 701 « des Grecs » (390).
45. id.
46. R.BERNBECK, “Settled and mobile population in the southern Gazira (3rd through 9th centuries a.d.)”, p.401-414
47. op. cit. p.85-6
48. ibid., p.87
49. YAQÛT, Ma’jam, II, p. 476
50. DENHA-NAU, Histoires, p.15
51. DONNER, Narratives, 92-3
52. op. cit., p.84 ; Observons qu’en arabe, la racine QRF recouvre en particulier les sens d’humilité et de d’écorce de fruits ou d’arbres…
53. CORAN, XXXIII, 59
54. ibid., XXIV, 31
55. ibid., XXIV, 59 ; Les termes varient énormément, et d’ailleurs ne recoupent jamais la terminologie juridique du hijâb ; Luxenberg a d’ailleurs augmenté son premier traité sur la lecture syriaque du Coran, de l’étude de ces différents termes, concluant qu’ils signifient chacun séparément autre chose que ce que la tradition interprète, oubliant qu’il s’agit avant tout aussi d’une prescription de l’œuvre législatrice de Paul.
56. DENHA-NAU, Histoires, p. 88
57. CORAN, II, 179-18335
58. DENHA-NAU, Histoires, p.29
59. NAU, Arabes chrétiens, p.18
60. Chr. LUXENBERG, Die Syro-Aramäische Lesart des Koran, ein Beitrag zur Entschlüsselung der Koransprache, Berlin,
2000, 311 p., p. 43
61. NAU, Arabes chrétiens, p.20, il s’y attarde volontiers sur les similitudes entre l’emploi du temps monastique jacobite et celui qui est proposé par le Coran
62. DENHA-NAU, Histoires, p.87-8
63. CORAN, LXXIII, 20
64. ibid. XXII, 26
65. BAR HEBRAEUS, Ecclesiasticum, p.123-5
66. ibid. P.125-7