Le statut fiscal des Banû Taghlib ne devait plus intéresser grand monde, il a été ballotté dans la littérature juridique et historiographique. Ibn Al-Athîr (m. 630/1233) n’a plus d’intérêt à transmettre des informations fiscales, à part pour conter les exotisme d’une province ; de même Bar Hebraeus, le Maphrien de Takrît et son quasi-contemporain ne défend plus tellement une légitimité pour sa doctrine, son église ou son autonomie, pourtant chacun de ses aspects garde un souvenir. Parfois pourtant, certains thèmes reprennent de la vigueur, et l’historiographie arabe contemporaine continue d’employer cette jurisprudence pour attester soit du pragmatisme des Arabes, ou défendre « l’arabité », ou inversement pour défendre la question première de la religion. Car aujourd’hui, même si aucune tribu arabe ne semble avoir persisté en tant que chrétienne, ces avis servent aux tenants d’une arabité plurielle comme à des réformateurs salafistes, et à l’appui de sources exégétiques comme celle du « Vin et de la Chrétienté », on peut facilement appeler à rejeter les populations « arabes chrétiennes » actuelles. La logique semble ne pas avoir été différente durant les deux siècles de l’Islam en formation. La différence, c’est que ce sujet n’était pas clôs, car « Taghlib » différaient du symbole et consistait encore en un groupe d’acteurs et de sujets, à l’intérieur d’un monde en évolution. Installés en Mésopotamie, au gré des transhumances et des saisons agricoles, des groupes arabes ont fini par se fondre dans le paysage. Doucement, leurs représentations du sacré ont intégrés des symboles chrétiens, et leurs pratiques ont été christianisées. Parallèlement, une confédération gravitant autour de Médine a vu le jour et unifié certaines tribus de la péninsule, avant de se lancer à la conquête du Moyen-Orient. Les Banû Taghlib ont pu à ce moment ne pas avoir de logiques vraiment tribales, certains se sont rangés aux côtés des Perses, d’autres avec les Romains, et finalement, certains prirent le parti des Quraîshites. Dans ce même contexte, une considérable réforme de la foi était en marche, et les inscriptions du milieu du VIIème siècle témoignent de ce mouvement piétiste EN ARABE (les Banû Taghlib y jouent un rôle mitigé, sans doute en recul, il ne sont pas réputés (mais peut être encore s’agit-il « d’oublis » tardifs). Une prophétesse des Arabes euphratéens avait même vu le jour, et pourtant elle semble bien s’être installée dans le campement des « Emigrants » à Kûfa. Par suite, les Taghlib ne semblent pas être un bloc uni alors que les clans arabes installés dans les territoires dominés par les Muhâjirûn se livrent à des guerres fratricides et complexes, au gré de la politique intra-quraîshite.
Pendant ce temps, l’identité arabe jacobite semble s’être immortalisée sous le nom de Taghlib alternativement avec celui de ‘ammê (indéfini) et peut être la généalogie tribale et géographique de l’époque classique n’est elle issue que de constantes boutures pratiquées sur l’arbre généalogique de chaque clan. Politiquement, le groupe contrôle avec ses alliés Rabî‘a une vaste région comprise entre le Tigre et l’Euphrate, entre Takrît, Gazartâ et Nisibe, Mawçil, le camp militaire permet à l’alliance d’asseoir son pouvoir. Malgré cela, la période sufîânide les conduisit à affronter les Qaîs, alliés des Zubaîrides, (et les leurs avant 64/684) au cours de l’année 71/691. La haine que leur vouèrent alors de nombreux groupes du Najd et du Hijâz, ainsi que les groupes quraîshites exclus du pouvoir a permis la diffamation poétique de Jarîr dont les vers furent utilisés à la période ‘abbâsside, lorsqu’il s’est agi de les soumettre à l’ordre. Mais le soutien inconditionnel des Marwânides que fut son adversaire Al-Akhtâl les a aussi discrédités lorsque la dynastie fut renversée. Après la victoire de ‘Abd al-Malik, le monde assez consensuel des Chrétiens de Jazîra changea rapidement. La Jazîra n’était plus cette terre de libre pâturage pour les A‘râb al-muslimîn, et un complexe de cités états-syriennes qui versaient un tribut de vassalité. Une administration arabe pointilleuse y vit le jour. Très vite, face à l’effort de remodelage du Proche-Orient des Zubaîrides et surtout des Marwânides, doublé d’une rationalisation fiscale qui n’épargna parfois ni les gros propriétaires, ni les prêtres ou les moines, le christianisme syriaque, essentiellement nord Mésopotamien, devint soudain agressif contre les Tayyayê dominants. Ceci entraîna une série de conséquences pour les Banû Taghlib : -Tout d’abord, leur nom disparut, mais leur existence fut bien attestée sous le vocable de ‘Ammê. Sans doute la résistance autonomiste de leurs évêques n’a-t-elle pas eu les relais historiographiques du fameux Georges des Arabes. Car il s’agissait aussi de la défense d’une spécificité de la Jazîra, contre Qinnasrîn la Qaîsite et Himç la Yemenite. – La deuxième conséquence fut l’usage de ces ‘ammê comme complément, comme outil de propagande extérieure, dans le peuple arabe lui-même, afin de sauvegarder à leurs côtés, les Arabes jacobites. -Troisièmement, les projets architecturaux, l’extension et la réforme de l’administration sous les Marwânides, et la constitution d’un Etat fort engendrèrent des coûts importants, qui exigeaient de mettre la main sur les ressources jazîriennes, alors que celles d’Iraq étaient de coutume réservées aux Kûfites et aux Baçriens. Les Banû Taghlib n’échappèrent pas facilement à la collecte de leur çadaqa.
Le considérable développement théologique et doctrinal qui traverse cette période provoque un important questionnement sur les origines de la Hijra, et la signification de ce phénomène. Pour unir les groupes reliés entre eux par la langue et la culture, mais opposés politiquement, on a façonné une histoire dont le dynamisme était une conséquence inéluctable de la Révélation du Prophète. Les Arabes étaient placés dans les mains de Dieu afin de réaliser ses desseins. Peu à peu, l’association entre « arabe » et « chrétien » est apparue comme paradoxale et même contre nature, dépassant l’antinomie de « musulman » et « syrien ». Cette dernière situation était peu banale avant la fin de la période marwânide1, et pourtant plus aisée, puisque les Arabes dominaient administrativement. Ce n’est qu’à ce moment qu’ont du s’accumuler les débats et les négociations, chaque cercle d’étude, chaque aristocratie de miçr, chaque calife s’est préoccupé de leur sort, l’absence de ‘Umar II dans les chaînes d’ snâd est troublante, et mériterait une étude approfondie. De ces négociations sont sortis des accords, cumulant différentes versions d’accords passés avec ‘Umar b. Al-Khattâb et ses hommes, de différents clans de conquérants. Il serait nécessaire de fouiller d’avantage les enjeux et les intérêts éventuels de chaque clan quraîshites dans l’avalanche de jurisprudence et de sentences établies après synthétisation des informations historiques. Les clans Taghlibî influents ont également mis leur contribution à l’enrichissement du corpus historique sur les origines de leur statut. Et puis il semble que chacun a trouvé un point d’entente, et la question Taghlib s’enfonce ici dans les ténèbres ; elle ne refait surface qu’au cours du derniers tiers du VIIIème siècle. Il a commencé à devenir évident que les Taghlib ne sont plus réellement un groupe chrétien, ils sont arabes et on peut même les appeler Shu‘ûb al-Islâmîa lorsqu’on traduit le syriaque « ‘ammê da-tayyayê ». Pourtant, alors que la plupart des cadres Taghlib sont bien intégrés au monde ‘abbâsside, ils participent plus que d’autres aux rébellions, et sont finalement ceux dont le nasab fut utilisé pour désigner toutes les ouailles Arabes chrétiennes restantes. Leur image était d’ores et déjà en cours de durcissement, les ‘Abbâssides ont abondamment utilisé Jarîr pour les mettre à mal, les sentences fiscales opposées ont été réorganisées par de savants fiscalistes, mais il ne s’agissait pas encore d’un cas d’école.
Un premier akhbarî procéda à la collecte, il intègra surtout des éléments rapportés à la Sîra, qui devaient circuler depuis quelques décennies, mais ne se fixèrent pas de manière certaine avant le début du IXème siècle. Les interprétations de leur statut restèrent variées, et ne s’unifièrent que quand elles intégrèrent les corpus de fiqh du IXème siècle. Ensuite, l’histoire générale des conquêtes réalisées par Al-Balâdhurî permit d’enrichir d’une vulgate qu’il abrègea à sa guise. Finalement, la tribu honnie, traîtresse sur tous les plans, malmenée par la mémoire, finit par s’estomper ; retranchés au rang de « cas particulier », les Taghlib cessèrent d’exister. Ils perdurèrent comme un symbole chrétien de l’identité jazîrienne et jacobite et d’une idée de préséance chrétienne dans le cœur des Arabes. Ils furent par contre le symbole islamique d’une sunna victorieuse, l’honneur de l’Islam était sauf, la tolérance s’exerçait à l’égard des adultes, mais ces derniers ne devaient pas empêcher l’islamisation de leurs enfants. Parallèlement, le souci de la sauvegarde de la primauté arabe reçut également des gages, la jizîa ne leur serait pas réclamée. Avec le Tafsîr de Al-Tabarî, leur réputation ayant écrasé leur importance réelle, ils deviennent un modèle, pour quiconque souhaite vivre en musulman, pour expliquer le rejet des viandes des chrétiens en général, ou pour prévenir par l’exemple tout pêché de boisson enivrante. C’est le propre d’une figure historiographique de ne jamais réellement se fixer, elle a seulement changé de réalités historiques, mais reste utile pour une raison ou pour une autre2 . Cette étude tente de soulever des questions et d’explorer certaines voies, parfois en errant. Mais elle est incomplète. Il serait nécessaire d’étudier en détail le Ta’rîkh al-Mawçil, le Ta’rîkh Dimashq, de retrouver tous les personnages de telle ou telle tribu arabe réputée chrétienne, de mesurer les nasab manifestement musulmans pour évaluer des dates approximatives « d’islamisation ». Il faudrait pouvoir dépouiller la poésie arabe et retrouver les prises de position de tous les poètes de ces tribus. Nous pourrions préciser le cadre historique des évolutions que j’ai essayé de mettre en valeur. Il serait heureux enfin d’analyser précisément des Isnâd, écrire l’histoire de l’écriture de l’histoire des Arabes chrétiens, et les problématiques précises que la période marwânide et ‘abbâssides a pu soulever.
1. R. W. BULLIET, Conversion to Islam in the medieval period, an essay in quantitative history, Cambridge-Londres, 1979, 158 p., p. 67
2. J’ai d’ailleurs contribué à l’enrichir !