René Caillé, route de St Louis à l’émirat des Brakna, 1830

CHAPITRE PREMIER.

 

Voyage à pied depuis Saint-Louis jusqu’à Neyré. — Passage à N’ghiez. — Mœurs des habitans. — Pierre miraculeuse. — Départ. — Les voleurs. — Manière de faire la pêche au filet. — Le bateau à vapeur. — Mon arrivée chez lesBraknas. — Entretien avec Mohammed Sidy-Moctar, grand marabout du roi. — Réception du roi.

 

Le mardi 3 août 1821, à quatre heures du soir, je partis de Saint Louis, accompagné de deux hommes et d’une femme, tous trois habitans de N’pâl ; ils devaient me servir de guides jusqu’à ce village. A sept heures, nous arrivâmes à Leybar, village situé à deux lieues S. E. de Saint-Louis. Nous y passâmes une nuit bien fatigante, à cause des moustiques qui nous dévorèrent. Le temps fut orageux ; le tonnerre se fit entendre toute la nuit; la pluie tomba par torrens.

Nous nous étions couchés en arrivant : à dix heures on nous réveilla pour souper; on nous servit d’assez bons couscous au poisson.

 

Le 4 au matin, nous nous mîmes en route. Mes compagnons de voyage éprouvèrent un petit incident qui retarda notre marche ; un mouton, destiné à célébrer la fête du Tabasky, s’échappa des mains d’une négresse qui le conduisait; nous fûmes obligés de courir après : ayant fait pour le reprendre plusieurs tentatives inutiles, nous continuâmes notre route. Nous arrivâmes à Gandon à dix heures du malin ; ce village n’est éloigné de Leybar que d’une lieue E.  S. E. La campagne la plus riante s’offrit à nos regards; je vis beaucoup de champs de coton, que les nègres cultivent avec succès; l’indigo y croît sans culture ; on trouve peu de mil aux environs du village.

 

Nous allâmes nous asseoir sous un gros arbre, où les voyageurs vont ordinairement se reposer, en attendant que quelqu’un vienne leur offrir l’hospitalité : ce jour -là il y en avait un grand nombre ; ils me prirent pour un Maure, parce que j’en portais le costume; mais détrompés par mes guides, qui leur dirent que j’allais me convertir à l’islamisme, ils m’adressèrent des félicitations.

 

Mes compagnons, que la perte de leur mouton affectait beaucoup, retournèrent à sa recherche. Je me reposai environ une heure; puis, me dirigeant à l’est, je pris seul la route de N’ghiez. Entre ces deux villages, le voyageur attentif à saisir les beautés de la nature reste comme en extase à la vue des groupes de verdure répandus dans la plaine. On voit des mimosas dont les rameaux vigoureux soutiennent les tiges grêles et flexibles des asclepias et de différentes espèces de cynanchum qui, après avoir atteint leur sommet, retombent en s’entrelaçant en guirlandes, et, par la diversité de leurs fleurs, sont d’un effet admirable. Souvent elles se rencontrent avec d’autres plantes : ces tiges s’embrassent, s’unissent étroitement par les replis tortueux de leurs nombreux rameaux, et forment une voûte aérienne, à travers laquelle l’œil plonge pour apercevoir dans le lointain d’autres groupes, quelquefois bizarres, mais toujours merveilleux. La plaine est couverte d’un tapis de verdure dont l’aimable uniformité est rompue par de nom

breux arbrisseaux, tous différemment décorés par les plantes grimpantes qui croissent autour.

 

Le parinarias senegalensis, très -répandu dans la plaine, vient encore embellir la scène, et rendre le spectacle plus intéressant pour le voyageur qui se repose à l’ombre de son épais feuillage. Tant de beautés dans la nature forcent famé à se reporter vers son créateur, et à admirer la profondeur de son intelligence.

 

Ces plaines charmantes sont coupées de marécages dans lesquels croissent une infinité de plantes aquatiques; la route passant à travers ces marécages, j’avais de l’eau jusqu’aux genoux. J’arrivai à N’ghiez vers une heure après midi : je ne m’y reposai qu’un instant ; puis, me dirigeant à l’est, je traversai quelques champs de mil ; ensuite la route me conduisit dans une plaine déserte, assez riche en végétation, et j’arrivai à N’pâl au coucher du soleil, bien fatigué du chemin que je venais de faire pieds nus et portant mon bagage sur la tête. J’allai loger chez une femme de Saint-Louis, qui avait sa famille à N’pâl : je fus très bien reçu; grâce à ses soins, je passai une bonne nuit, qui me dédommagea de celle que j’avais passée la veille.

 

Le 5, je séjournai. J’employai le jour à visiter les environs du village, situé dans une belle position, au milieu d’une plaine immense, fertilisée par les pluies du tropique. Les habitans récoltent abondamment tout ce qui peut suffire à leurs besoins : accoutumés à mener une vie extrêmement sobre, ils ont souvent du superflu, qu’ils vont vendre à Saint-Louis; en échange ils en tirent des armes pour leur défense, de l’ambre, du corail et des verroteries pour parer leurs femmes. Ce village est réputé le plus riche des environs de Saint -Louis. Sa population peut être évaluée à deux mille habitans, tous marabouts. Les avantages naturels à leur pays influent visiblement sur leurs mœurs : moins paresseux, moins insolens et moins perfides que les nègres des autres contrées, ils exercent l’hospitalité sans ostentation, et toujours d’une manière généreuse qui en rehausse le prix. Tout étranger y trouve un asile sûr.

 

Placé entre le pays de Cayor et celui de Ouâlo, à vingt milles à l’est de Gandon, ce village, entièrement indépendant, est gouverné par un marabout qui en est le souverain maître. A sa mort, l’aîné de ses fils lui succède ; s’il meurt sans enfans, le pouvoir suprême revient à son plus proche parent. Ce chef perçoit des impôts sur le mil, qui lui sont payés en nature lors de la récolte, et qui consistent dans la dixième partie. Les habitans sont armés de fusils et de lances. Lorsque les villages voisins sont menacés d’un pillage du damel, roi de Cayor, leurs habitans se réfugient à N’pâl, où non seulement on les reçoit, mais où ils trouvent encore de généreux alliés qui prennent leur défense.

 

Dans toute cette contrée, les cases sont petites, mal faites et extrêmement sales; la porte en est si basse, qu’on ne peut y entrer qu’en rampant. La résidence de chaque famille est composée de plusieurs cases entourées d’une enceinte de haies vives plantées au hasard et sans goût ; quelquefois cette enceinte n’est formée que de simples piquets ou de tapades, espèce de palissades en paille. Les rues sont très étroites, tortueuses et sales; c’est le dépôt de toutes les ordures. Les hommes et les femmes sont très malpropres, comme dans tous les villages nègres de cette contrée; ils se mettent beaucoup de beurre sur la tête.

 

On voit chez eux peu d’oisifs. Les hommes s’occupent de la culture de leurs champs pendant la

saison des pluies, et des défrichements nécessaires à la nouvelle récolte pendant la saison de sécheresse : les femmes sont chargées des soins du ménage ; elles filent le coton ; quelques unes teignent des pagnes en bleu avec l’indigo que le pays leur fournit presque sans culture ; enfin les plus intelligentes trafiquent des produits du pays, qu’elles se procurent en échange de verroteries, d’ambre et de corail qu’elles achètent à Saint-Louis, en allant y vendre les grains et les pagnes sur lesquels elles font un grand bénéfice.

 

Quoique meilleurs que les autres nègres leurs voisins, ils ne sont pas exempts de superstition : la rareté des pierres dans les environs a donné lieu à une fable qui, bien accréditée, peut servir long temps à la conservation de leur pays. Une seule se trouve à un quart de mille, à l’E. i/A S. E. du village. Les contes absurdes que j’entendis débiter sur cette pierre me donnèrent envie de la voir. Elle est située sur le bord d’un chemin ; sa longueur est d’un pied et demi sur huit pouces de large ; sa crête excède le sol d’environ quatre pouces ; elle est de couleur ferrugineuse, et comme volcanisée : je voulus en casser un morceau, mais le nègre qui m’accompagnait s’y opposa. D’après un ancien usage, tous les habitans, lorsqu’ils passent près de cette pierre, tirent un fil de leur pagne, qu’ils jettent dessus ; c’est une sorte d’offrande qu’ils lui font.

 

Les marabouts prétendent et se tiennent très assurés que, quand le village est menacé de quelque danger, comme d’un pillage, cette pierre fait, la veille, pendant la nuit, trois fois le tour de l’enceinte, en signe d’avertissement. Alors tous les guerriers se mettent sous les armes. Voici deux faits qu’ils racontent pour prouver la vertu de leur pierre. Les Maures, réunis aux habitans du Ouâlo, vinrent aux environs de N’pâl pour le piller; c’était dans la saison de la sécheresse : la pierre, après avoir fait le tour du village dans la nuit, fit pleuvoir en abondance, et sortir de terre des flammes bleuâtres en si grande quantité, que les Maures en furent épouvantés ; ils prirent la fuite ; les habitans, s’étant mis à leur poursuite, en firent un massacre épouvantable, et prirent beaucoup de noirs du Ouâlo, qu’ils vendirent pour être exportés aux

colonies.

 

Une autre fois, ils furent attaqués par deux rois maures, qui emmenèrent avec eux quelques habitans comme esclaves. Les deux rois, disaient-ils, tombèrent subitement malades, et moururent en route; on ne manqua pas d’attribuer leur mort au pouvoir de la pierre : mais cependant les esclaves furent enlevés, et n’ont jamais reparu. Enfin, la vénération qu’inspire cette pierre a toujours été si grande, qu’il y a dix ans elle était encore l’objet d’une sorte de culte religieux. On célébrait une fête où tous les habitans étaient obligés de se rendre : le soir, on déposait près de la pierre, des calebasses remplies de couscous bien préparés; et comme ils se trouvaient toujours mangés par les animaux, on croyait qu’un génie résidait dans la pierre; on regardait comme un heureux présage lorsqu’il acceptait l’offrande. La plus grande partie de la journée se passait en prières ; quand elles étaient Unies, à un signal que donnaient les grands marabouts, tout le monde prenait la fuite. Si quelqu’un, pendant cette course, venait par hasarda tomber, cette chute était toujours regardée comme l’annonce de sa fin prochaine.

 

Comme je l’ai déjà dit, la plaine que traverse la route de N’ghiez à N’pâl n’est pas cultivée, quoique le terrain soit susceptible d’une grande fertilité. Les bois sont composés principalement de mimosas, et la nombreuse quantité de cjramen qui couvre le terrain y attire abondamment du gibier de toute espèce. Le sol des environs de N’pâl est de deux natures: on y remarque des bas-fonds où l’eau des pluies séjourne, ce qui les rend bien supérieurs au reste de la plaine ; ils sont composés de sable noir, engraissé par le limon qu’y dépose cette eau, et par les résidus des végétaux qui y pourrissent; ce sont les terrains les plus productifs.

L’autre partie du sol, quoique de moindre qualité, est très fertile; elle renferme des champs d’une étendue considérable, cultivés avec le plus grand soin; chaque marabout a le sien, où il travaille lui-même avec ses esclaves. Les habitans recueillent abondamment du mil, du coton, des pastèques, et une sorte de haricots dont ils font une grande consommation. Ils ont des troupeaux de bœufs, de moutons, de chèvres; ils élèvent beaucoup de volaille, des canards sauvages et domestiques, des pintades, et plusieurs sortes de gibier, dont ils ramassent les petits dans les champs.

 

L’eau qu’ils boivent est mauvaise; ils la recueillent dans des mares pendant la mauvaise saison ; car les puits sont très-éloignés du village, et donnent eux-mêmes de l’eau peu agréable : j’avais l’intention de les visiter; mais un violent orage m’empêcha de faire cette excursion.

 

Le 6, je me proposais de partir; mais c’était le jour de Tabasky, et je ne pus me procurer de guide. Il s’en présentait un pour le lendemain, lorsque je fus pris d’un accès de fièvre, qui me retint au lit; j’éprouvais des douleurs dans tous les membres, au point de ne pouvoir les remuer. Dans la saison des pluies, tous les nègres sont sujets à cette maladie, contre laquelle ils n’emploient aucun remède.

 

Enfin, le 9 j’allais partir, lorsqu’on me dit que mon guide était un voleur; qu’il me dévaliserait, ou bien chargerait quelque affidé de le faire. L’impossibilité de m’en procurer un autre me fit remettre mon départ au lendemain.

 

Le 10, je profitai de l’occasion de quelques personnes qui allaient à leurs champs, situés sur la limite du Ouâlo, et qui me promirent de me mettre dans mon chemin. Nous nous dirigeâmes au N. E l’espace de trois milles: là ils m’indiquèrent la route que je devais tenir; puis ils se mirent à leur travail. Je m’arrêtai un instant; ensuite je m’acheminai seul au N. E. vers le Ouâlo. A midi, j’arrivai bien fatigué à Sokhogne, village du pays de Ouâlo; la route que j’avais suivie était couverte de bois. Les environs de ce village ne sont pas cultivés.

 

Après m’être reposé sous un tamarinier, j’achetai du lait et du couscous. J’allai voir le chef du village, qui me proposa de me conduire à Mérina, où il allait pour s’assurer des bruits que l’on faisait courir, d’une guerre des Peulhs avec son pays. Je le suivis, malgré la fièvre, qui ne m’avait pas quitté; nous y arrivâmes à trois heures du soir. Ce village est éloigné de N’pâl de 18 milles N. E. Nous marchâmes toujours dans les bois. J’étais extrêmement fatigué; je me couchai à l’ombre d’une case dont on m’avait refusé l’entrée. Celui qui m’avait servi de guide vint m’avertir

que le même soir il partait deux hommes pour Mail, et m’engagea à saisir cette occasion : il me demanda si je pourrais bien marcher de nuit, ajoutant que j’avais autant de chemin à faire pour me rendre à Maîl, que j’en avais fait pour venir de N’pâl à Mérina ; et il m’as sura que je ne trouverais pas de guide le lendemain.

 

Dès lors je me décidai à suivre ceux que le hasard me présentait : je m’arrangeai avec l’un d’eux pour porter mon bagage; il y consentit moyennant deux mains de papier et quatre têtes de tabac ou trois feuilles. Au coucher du soleil, nous nous mîmes en route.

 

La direction était le N. E. L’un de mes conducteurs était à cheval; nous marchions au grand pas. Dans l’obscurité le chemin était très-pénible; je me mis tant d’épines dans les pieds, que je ne pouvais plus avancer : je proposai, pour monter à cheval, le même prix que je payais pour porter mon bagage; le nègre accepta, et me fit mettre en croupe. J’étais placé si incommodément, que je fus aussi fatigué que si j’eusse marché; seulement le mal de mes pieds n’augmenta pas.

 

Une heure avant d’arriver au village, nous entrâmes dans de très -beaux champs de mil, que nous aperçûmes à la faveur de la lune. Nous étions à Mail vers une heure du matin; au bruit que firent les chiens à notre approche, quelques habita us se levèrent, pour savoir qui nous étions. Un bon vieux marabout m’offrit sa case : mes pieds étaient tellement enflés et si douloureux, que je ne pouvais faire un pas seul; un nègre me donna le bras; et le bonhomme, n’ayant fait entrer, me dit de me coucher sur son grabat. Sans cette attention du bon vieillard, j’aurais été hors d’état de continuer ma route le lendemain.

 

Après avoir retiré de mes pieds une très grande quantité d’épines, je me croyais en état de partir, lorsque je fus pris subitement d’une très vive douleur au bras gauche, qui m’obligea à passer cette journée et celle du 1 2 dans ce village. Je vis le lac du Panié-Foul ou de N’gher; il a dans cet endroit un demi mille de largeur.

 

Le 13, au lever du soleil, je partis de Mail avec mon vieux marabout, qui voulut m’accompagner

jusqu’à Nieye 1, éloigné d’environ trois milles. Tout l’intervalle qui sépare ces deux villages est très bien cultivé. Il était huit heures du matin lorsque je me séparai de mon guide : je fis route au N. ; et, vers dix heures, j’arrivai à Neyré. J’allai loger chez le chef du village, auquel m’avait adressé le vieux marabout de Mail; je fus très bien reçu. Questionné sur le but de mon voyage, je répondis à ce chef que j’allais me convertir à l’islamisme : il m’approuva beaucoup, et tâcha de me faire comprendre que Dieu me faisait une belle grâce, en me délivrant, par ce moyen, des flammes auxquelles étaient destinés les chrétiens. Mon déguisement trompa quelques personnes; car, étant le soir à la porte de la case à prendre le frais, j’entendis une contestation

entre deux femmes, dont l’une prétendait que j’étais Maure.

 

Le lendemain, je me joignis à un Maure et à trois Mauresses qui faisaient la même route que

moi ; ils étaient montés sur des bœufs porteurs. A la distance de trois milles environ, nous rencontrâmes une troupe de Maures et de nègres du Ouâlo qui voulurent me voler : un des Maures mit la main dans mon paquet, placé sur un bœuf; il en retira un rouleau de papiers, dans lequel se trouvaient des lettres qui m’étaient très précieuses, et les emporta. Je courus après: je luttai longtemps pour les lui reprendre; mais plusieurs nègres s’en mêlèrent, et me terrassèrent; enfin, le Maure qui me servait de guide vint à mon secours, et me fit restituer mon rouleau. Après quelques débats, ils me laissèrent : cependant ils voulaient me forcer de leur donner le tabac qu’ils avaient vu dans mon paquet; j’aurais fait volontiers un plus grand sacrifice pour me débarrasser d’eux, mais ces provisions m’étaient nécessaires, et je persistai à ne rien leur donner. Ils nous quittèrent, et nous continuâmes notre route sans autre accident, jusqu’au camp où se rendaient mes guides; nous y arrivâmes vers deux heures après midi. Pendant la route, j’avais beaucoup souffert de la soif : je me désaltérai avec du lait et de l’eau, et je me reposai environ une heure sous une tente, après avoir fait marché avec un homme pour me conduire sur un bœuf porteur jusqu’aux établissemens français, moyennant cent clous de girofle.

 

Je partis, et à cinq heures du soir j’arrivai à Richard-Tol, où j’attendis une occasion pour remonter lus loin. Le 18, je m’embarquai sur le cutter Actif, pour aller à Daqana. La nuit que je passai à bord fut aussi pénible que celle que j’avais passée à Leybar : dans cette saison, il est impossible de reposer sur ces petits navires, si l’on n’est muni d’une moustiquière ; les moustiques, en quantité innombrable, s’attachent à la peau, et causent des douleurs inexprimables. J’arrivai, le 19 au soir, à Dagana, où je séjournai huit jours : pendant ce temps, je fis des promenades aux environs, sur -tout vers le marigot voisin, à l’E. du village, où j’eus l’occasion de remarquer la manière ingénieuse dont s’y prennent les nègres du Ouâlo pour pêcher le poisson, qui est très-abondant dans les marigots. Ils ont un filet de huit ou neuf pieds en carré, dont l’un des côtés est cousu ; deux grands bâtons flexibles sont solidement attachés par les bouts aux côtés latéraux du filet, qui s’y trouvent également fixés, de manière à pouvoir ouvrir et fermer le filet à volonté ; le côté supérieur reste ouvert, ou n’est cousu qu’à moitié; enfin, les deux bâtons étant réunis avec la main, le filet a la forme d’un sac. Les nègres enfoncent une ligne de piquets dans l’eau, de manière à couper le marigot; ces piquets sont assez rapprochés pour ne permettre qu’aux très-petits poissons de passer; ils attachent sur ces piquets, à deux pieds sous l’eau, des traverses en bois, sur lesquelles ils posent les pieds. Pour prendre le poisson, ils enfoncent doucement le filet jusqu’au fond de l’eau, en tenant les bâtons écartés, c’est-à-dire le filet ouvert; puis, rapprochant les bâtons, ils le ferment et le retirent de feau : de cette manière, le poisson se trouve pris comme dans un sac. Pour manœuvrer plus facilement, ils ont soin que les bâtons dépassent de deux pieds le haut du filet, et ils appuient ces bouts sur leurs épaules; alors les mains lui impriment le mouvement à volonté. Ils ont un morceau de bois d’un pied de long, avec lequel ils assomment le poisson, puis l’enfilent à une corde en coton, au moyen d’une aiguille en fer, et le suspendent à l’un des piquets, de manière qu’il trempe dans l’eau, jusqu’à ce qu’ils aient fini leur pêche, qui est toujours très-abondante. Les filets sont faits avec du fil de coton retors, de la grosseur du fil à voile.

 

Les pêcheurs fendent le poisson, et le font sécher, pour aller le vendre dans les villages éloignés des bords du fleuve ; ils en font un commerce assez étendu.

Le 2 h août, le bateau à vapeur que j’attendais pour me rendre à Podor arriva ; et le 2 y, à sept heures du soir, nous partîmes ; le 29, à deux heures de l’après-midi, nous y débarquâmes. C’est un ancien établissement français, dont il ne reste plus que quelques traces. J’allai loger chez Moctar-Boubou, chef du village, et ministre de Hamet-Dou, roi des Braknas, auprès duquel je desirais me rendre pour faire mon éducation arabe, afin de pénétrer plus facilement dans l’intérieur du pays, et visiter toutes les parties de cet immense désert, sur lequel on possède à peine quelques renseignemens incertains.

 

Je trouvai chez ce marabout les agens de Hamet Dou, qui venaient de Saint -Louis recevoir les coutumes que le gouvernement paie annuellement à ce prince. Ils apprirent avec plaisir que j’avais l’intention de me convertir à l’islamisme, m’en félicitèrent longuement, et m’encouragèrent à persister dans ma résolution. Ils me promirent aussi de me servir de guides pour me rendre chez leur roi; mais, le 1er septembre, lorsqu’ils se mirent en route, ils refusèrent de me conduire, prétextant que le camp était éloigné de dix jours de marche, et que je ne pourrais supporter la fatigue du voyage. Je compris le motif qui les faisait agir ainsi : je proposai deux gourdes (10 fr) à Boubou-Fanfale, chef de la petite troupe; il consentit à m’emmener, et nous partîmes à huit heures du matin. Nous fîmes deux milles en redescendant le Sénégal, vers l’escale du Coq ou des Braknas. Mes guides appelèrent; deux nègres nous amenèrent de l’autre rive une grande pirogue, dans laquelle on chargea les marchandises; puis nous nous y embarquâmes : nous étions dix. On fit suivre les bœufs à la nage, en les tirant par la corde qu’on leur passe dans le nez ; de cette manière, nous arrivâmes sans accident sur la rive droite du fleuve. On chargea les bœufs, et vers onze heures nous fûmes prêts à nous mettre en route. Les deux nègres nous accompagnèrent jusqu’au marigot de Koundy. Notre route traversait un terrain argileux, noir, et engraissé par les débris des végétaux qui le couvrent ; de grands mimosas forment une futaie épaisse, sous laquelle croît en quantité le zizyplius lotus. Ce sol serait susceptible de la plus grande fertilité, s’il était cultivé.

 

Rendus sur le marigot, les nègres se disposèrent à chercher leurs pirogues, qu’ils avaient cachées

sous l’eau; elles étaient très petites, et ne purent transporter le bagage qu’en six voyages, ce qui retarda beaucoup notre marche.

 

Lorsque les nègres nous quittèrent, les Maures voulurent m’obliger à retourner avec eux, espérant sans doute que je leur ferais un nouveau cadeau : mais je tins ferme; et rappelant à Boubou Fanfale l’engagement qu’il avait pris en recevant mes deux gourdes, je persistai à les suivre. Nous nous remîmes en route à deux heures. Nous fîmes halte à deux milles N. E. de Koundy, sur un joli coteau couvert de verdure. Le sol était composé de sable rougeâtre, et très découvert ; les bœufs y trouvèrent un pâturage abondant : on les laissa paître jusqu’à cinq heures, et nous repartîmes en nous dirigeant au N. E. i/4 N. Nous marchions de nuit ; les bœufs étaient déjà très fatigués : fun d’eux se coucha; et les Maures, n’ayant pu le faire relever en le frappant, prirent un moyen que j’ai vu souvent employer depuis, et qui leur réussit toujours très bien; ils lui lièrent fortement le nez avec une corde, de manière à lui arrêter la respiration, et le laissèrent tranquille. L’animal se débattit un instant, puis se releva ; alors on lui ôta la corde, on le rechargea, et il suivit les autres. Nous fîmes neuf milles dans la même direction, et à onze heures du soir nous nous arrêtâmes.

 

Un orage nous menaçait; le ciel était en feu du côté de l’E. ; le tonnerre grondait continuellement.

Les Maures firent de grands trous, où ils mirent leurs marchandises pour les préserver de la pluie, qui paraissait devoir être très -abondante. Le vent soufflait de l’E. avec violence ; il élevait des nuées de sable qui, en retombant, nous incommodaient beaucoup. Enfin le vent ayant cessé, l’orage se dissipa sans pluie.

 

Le calme étant rétabli, les Maures préparèrent notre souper, qui consistait en un peu de couscous, que nous mangeâmes sans sel, car mes guides avaient oublié d’en faire provision à Podor; mais n’ayant rien pris de la journée, l’appétit suppléa à l’assaisonnement. Le sol était de même nature qu’à notre halte précédente.

 

Le 2 septembre, à cinq heures du matin, nous nous mîmes en marche, nous dirigeant au N. E.

Notre chemin traversait un pays agréable : le terrain, entrecoupé de coteaux couverts de verdure, présentait, avec ses nombreuses vallées riches en végétation, un aspect du plus bel effet. Le gibier y est très abondant ; les bois sont peuplés de sangliers et de gazelles. Je vis un chat sauvage qui, nous ayant aperçus, fit entendre de grands cris, puis s’enfuit.

L’opinion généralement reçue, que le désert abonde en bêtes féroces, n’est pas exacte; car non-seulement je n’en ai point vu pendant mon séjour chez les Maures Braknas, mais encore je n’ai entendu parler d’aucun accident qui annonçât leur présence. J’ai remarqué depuis, pendant mon voyage à Temboctou, que ces animaux ne sont pas plus nombreux dans l’intérieur. C’est dans les pays habités ou voisins des lacs et des rivières, que se tiennent les lions et les léopards ; c’est là qu’ils attaquent les troupeaux, et quelquefois, mais trèsrarement, les hommes.

 

Nous fîmes halte, à une heure, près d’une mare sur laquelle s’élève un gros baobab (adansonia digitata ) ; l’eau en était si bourbeuse, qu’il était presque impossible de la boire ; les Maures, pour la rendre moins désagréable, y mêlent un peu de mélasse.

Nous avions fait neuf milles dans notre matinée. A trois heures on fit la prière, et nous continuâmes notre route, l’espace de douze milles, au N. E., sur un terrain assez gras, couvert de zizyphus lotus et d’une espèce de graminée dont les graines hérissées de piquans s’attachent aux habits et entrent dans les chairs ; j’en avais les pieds remplis, et je ressentais des douleurs cuisantes. Cette plante croît abondamment dans les terres sablonneuses ; elle est nommée khakham par les nègres du Sénégal. Il n’est personne qui n’ait visité les environs de ce fleuve sans en avoir été cruellement incommodé. Cependant la fatigue me fit oublier mes souffrances, et je m’endormis profondément.

 

Le 3 septembre, vers une heure du matin, on me réveilla pour manger un peu de sanglé l, et deux heures après commencèrent les préparatifs du départ ; à cinq heures nous nous mîmes en route. Pendant la journée, la chaleur fut excessive; elle était encore augmentée par un vent d’E. brûlant. Ma soif était insupportable, lorsque j’aperce vais un groupe d’arbres, j’y courais, croyant trouver de l’eau, mais inutilement; j’aurais infailliblement succombé, si je n’eusse rencontré sur le chemin beaucoup de cirewia, dont le fruit jaune, de la grosseur d’un pois, est très-glutineux : quoiqu’il soit peu agréable au goût, j’en mâchais constamment, ce qui me soulagea beaucoup.

Enfin, vers une heure, nous arrivâmes près d’une mare, où nous nous reposâmes jusqu’à trois heures. Je m’y désaltérai, et mes compagnons s’y baignèrent : nous avions fait neuf milles au N. E. i/4 N., sur un sol tout à fait sablonneux.

 

Ayant repris notre route au N. E. i/4 E., nous trouvâmes un terrain solide, couvert de petits cailloux d’un rouge brillant, qui incommodaient beaucoup notre marche. Nous aperçûmes plusieurs mares ; j’en remarquai une sur les bords de laquelle étaient six baobabs d’une grosseur prodigieuse. A dix heures, nous étions près d’un ravin où il y avait de l’eau; nous nous y arrêtâmes pour passer la nuit. Le soir, nous avions été plus heureux que le matin ; car l’eau ne

manqua pas, et nous trouvâmes en quantité une plante que je pris pour une anone, haute d’un pied, d’un feuillage très vert: son fruit est gros comme un œuf de pigeon, et renferme plusieurs semences ; la pulpe, légèrement acide, est très bonne à manger. Les Maures se jetèrent sur ces fruits, et les dévorèrent ; je les imitai, et m’en trouvai très bien : ils rafraîchissent et désaltèrent parfaitement.

 

La route m’avait beaucoup fatigué ; le gravier tranchant sur lequel nous avions marché avait mis mes pieds en très -mauvais état. Vainement j’avais prié les Maures de me permettre de monter un instant sur l’un des bœufs ; aucun ne voulut me céder sa monture; j’étais obligé de les suivre à pied. Aussi, dès que nous nous fûmes arrêtés, je me couchai par terre, et m’endormis, malgré l’orage qui survint.

 

Le l\ septembre, une heure avant le lever du soleil, nous partîmes en nous dirigeant à l’E. ; à trois milles de là, nous trouvâmes les traces d’un camp qui nous parut avoir été levé le matin. Nous marchâmes environ un mille au S. pour nous rendre à un petit camp occupé par des esclaves d’Hamet-Dou, qui avaient été envoyés dans cet endroit pour cultiver du mil. En un instant je fus entouré par les habitans du camp, qui se pressaient autour de moi pour m’examiner; c’était la première fois qu’ils voyaient un Européen. Un vieux marabout, qui paraissait être le chef de ces esclaves, les fit retirer, et m’adressa de nombreuses questions relativement à ma conversion à l’islamisme; après m’avoir fait répéter quelques mots du Coran, il ordonna qu’on fît du sanglé. Chaque famille nous en apporta une petite calebasse ; mais il fallait être affamé autant que nous l’étions pour le manger; car, outre qu’il n’y avait pas de sel, ces malheureux n’avaient pas même de lait pour l’arroser. L’aspect du camp ne donnait pas une haute opinion de la magnificence du prince qui en était le maître : les cases étaient petites et mal faites ; à peine si l’on y était à l’abri du soleil. Deux tentes assez mauvaises servaient sans doute de logement aux marabouts chargés de surveiller les esclaves : ceux-ci n’avaient pour tout vêtement qu’une peau de mouton qui les couvrait depuis la ceinture jusqu’aux genoux; ils étaient environ cinquante, et logeaient dans quinze cases.

 

Une esclave ouolofe i m’ayant entendu parler sa langue, s’approcha de moi pour me demander si je connaissais son pays; je profitai de cette circonstance pour avoir quelques renseignemens sur leurs occupations. Elle m’apprit que les Maures riches envoient chaque année des esclaves semer du mil, et qu’après la récolte, ils retournent au camp de leurs maîtres. Je visitai leurs champs et les trouvai mal cultivés. Les nègres étaient occupés à sarcler le mil ; ils effleuraient seulement la terre, qui, par sa nature argileuse et compacte, eût demandé à être profondément remnée et divisée,

 

A deux heures, nous continuâmes notre route à l’E. i/4 N. E. ; à huit milles de là, nous traversâmes un ruisseau où nous avions de l’eau jusqu’à la ceinture ; son courant très -rapide porte au N. N. O. On me dit que ce ruisseau descend des montagnes qui se trouvent très-près de Galam, dont on me montra la direction à l’E. S. E. Au dire des Maures, il se perd dans un lac, situé à trois jours de marche du lieu où nous étions.

 

Au-delà du ruisseau, mes guides changèrent de direction; nous fîmes cinq milles à TE., sur un terrain couvert de khakhames, qui in incommodèrent beaucoup. Le sol devenant pierreux et montueux, nous fîmes un mille au N. pour trouver de l’eau ; il était onze heures environ quand nous arrivâmes près d’une mare dont l’eau était assez bonne. On alluma du feu pour faire cuire notre souper; il était préparé lorsqu’il survint un grand orage. Les Maures ôtèrent leurs coussabes (espèces de tuniques) et les mirent dans des chaudières pour les préserver de la pluie ; j’en fis autant, de sorte que nous étions tous nus. On ramassa du bois pour faire un grand feu ; nous nous réunîmes tous autour, et dans cette position nous reçûmes la pluie qui tomba par torrens pendant deux heures ; elle était très froide, et, comme on le croira aisément, nous étions fort mal à notre aise. L’orage étant calmé, nous revêtîmes nos coussabes, que nous trouvâmes très -secs; une pluie fine qui dura toute la nuit nous incommoda beaucoup. Le mauvais temps nous ayant empêchés de souper, dès le point du jour nous déjeûnâmes avec beaucoup d’appétit, quoique notre sanglé eût été exposé à la pluie pendant toute la nuit. Au lever du soleil, nous étendîmes les marchandises pour les faire sécher : toutes avaient été mouillées; le sol, composé de roches ferrugineuses, étant trop dur, il nous avait été impossible de creuser des trous pour les mettre à l’.abri.

 

Le 5 septembre, à midi, nous nous remîmes en route, marchâmes au N. E. pendant l’espace de douze milles, et, à dix heures du soir, nous arrivâmes près d’un camp situé sur le bord d’un ruisseau ; nous nous y arrêtâmes un moment, et un de nos gens alla prévenir les marabouts de notre arrivée : il revint bientôt après, et nous entrâmes au camp. Je fus aussitôt entouré ; les marabouts m’obligèrent à répéter la formule ordinaire des prières des musulmans, II n’y a qu’un seul Dieu, Mahomet est son prophète ; je lus obsédé, et toute la soirée je ne pus obtenir un moment de repos. Les femmes, accroupies derrière les hommes, passaient la tête entre leurs jambes pour me voir; mais à chaque mouvement que je faisais, elles se retiraient en jetant de grands cris, et au risque de renverser les hommes en retirant leur tête ; elles mettaient la confusion dans la fouîe, qui allait toujours en augmentant. Averti par mes conducteurs de ne point quitter le milieu du camp, pour éviter d’être volé, je me couchai par terre, et me couvris d’une pagne, espérant que les Maures se retireraient; mais cette précaution ne me servit à rien ; on continua à me tourmenter : les femmes, enhardies, me découvraient ; les enfans, à leur exemple, me tiraient l’un par un pied, l’autre par un bras; d’autres me frappaient du pied, ou me piquaient avec des épines. N’y pouvant plus tenir, je me levai en colère ; alors mes persécuteurs prirent la fuite : je cherchai Boubou-Fanfale, et lui témoignai mon mécontentement de sa conduite envers moi. Je lui représentai que j’allais me faire musulman, qu’à cette considération il devait me protéger et me procurer un peu de repos. Il s’adressa à un vieux marabout, qui eut beaucoup de peine à faire écarter la foule ; ensuite j’accompagnai mon protecteur à la prière, et je revins me coucher sur une natte. Pour souper, on me donna une calebasse de lait, qui contenait environ quatre pintes, et l’on m’en offrit encore d’autre, si je n’en avais pas eu assez. C’était la saison des bons pâturages ; le lait était en abondance ; on nous en donna plus que nous ne pûmes en boire.

 

Le 6 septembre, à sept heures du matin, nous nous disposâmes à partir. Les femmes et les enfans s’étaient réunis autour de moi; pendant plus d’une demi-heure la canaille du camp fut à ma suite; les femmes, la figure cachée dans le bout de toile de Guinée qui leur sert de vêtement, affectaient de ne pas vouloir me voir, et tournaient la tête quand je les regardais, tandis que les enfans me jetaient des pierres, en criant : Tahâle-ichouf el-nosrani ! « Venez voir le chrétien ! » Je me retournais quelquefois ; alors tous prenaient la fuite ; mais ils revenaient le moment d’après, plus acharnés qu’auparavant. Enfin mes guides, ennuyés eux-mêmes de ces importunités, chassèrent la foule, qui reprit le chemin du camp.

 

Il était neuf heures lorsque nous arrivâmes au camp de Sidy -Mohammed; nous nous y arrêtâmes pour prendre des bœufs, car les nôtres étaient extrêmement fatigués. Tout le camp s’empressa autour de moi, et j’eus à souffrir tous les désagrémens de la veille. On nous apporta, pour nous désaltérer, une grande calebasse de lait aigre, coupé de trois quarts d’eau : cette boisson agréable et saine est nommée clieni par les Maures, et est en usage dans toutes les contrées arabes que j’ai visitées. On nous prêta deux bœufs porteurs, et à dix heures nous nous remîmes en route. Depuis Podor jusqu’ici, j’avais toujours marché; mais comme le nombre de nos bœufs était augmenté, j’obtins la permission d’en monter un.

 

Après avoir fait huit milles au N. E. sur un sol pierreux, nous entrâmes dans un petit camp composé de quinze tentes et de quelques cases en paille mal faites, où logeaient des esclaves. Le bagage fut déposé dans une tente, et je fus invité à me retirer dans une autre. Pour éviter les visites fâcheuses, je feignis de dormir : mais ce fut inutilement ; toute la soirée j’eus à souffrir les mêmes persécutions dont j’avais été l’objet dans les camps précédens. On soupa fort tard; notre repas consista en sanglé, arrosé de lait doux. Ayant remarqué que les grains qui composaient ce mets étaient entiers, j’en demandai le motif; on m’apprit que ce n’était pas du mil, mais du luaze, et que dans cette saison les marabouts emploient leurs esclaves à le ramasser. Ce grain est très commun et croît naturellement, sans culture. On me montra des esclaves occupés à cette récolte : c’étaient des femmes; elles étaient munies d’un petit balai et de deux corbeilles; l’une de celles-ci, plus petite que l’autre, est de forme ovale, et surmontée d’une anse. Lorsque le haze est commun et qu’il n’a pas encore été foulé par les troupeaux, elles marchent en balançant cette corbeille à droite et à gauche, de manière à froisser sur les bords l’épi des graminées en le frappant ; de cette manière les graines mûres cèdent et tombent au fond ; quand elles en ont une certaine quantité, elles la versent dans la grande, destinée à contenir la récolte. Cette méthode donne le grain. beaucoup plus propre que la seconde, mais elle en donne moins abondamment, car on conçoit que tout Je grain battu ne tombe pas dans la corbeille. Lorsque l’herbe a été foulée, ou qu’une première récolte a été faite comme je viens de le dire, elles coupent la plante avec un couteau dentelé qu’elles ont à cet effet, puis balaient le grain par terre, en font de petits tas qu’elles enlèvent ensuite; et comme, par ce moyen, il se trouve plus de terre que de grain, elles l’en séparent avec le layot 1, ce qui demande beaucoup de temps. Lorsqu’elles rentrent, elles retirent de leur récolte (qui peut être évaluée à cinq livres de haze pour une jour

née) ce qui leur est nécessaire pour leur souper, et déposent le reste dans la tente de leur maître. Le haze ne se pile pas comme le mil; on rémonde de sa paille, on le lave plusieurs fois pour en ôter toute la terre, puis on le fait crever : ce grain gonfle beaucoup, et fait un sanglé très-blanc, mais peu nourrissant. Quand on veut le réduire en farine, on jeté un peu d’eau dessus; on le laisse tremper un instant, puis quelques coups de pilon suffisent pour le moudre.

 

Nous passâmes une partie de la journée du y décembre dans ce camp, parce que nous approchions de celui du roi, et que mes guides ne voulaient y arriver que la nuit. A deux heures nous le quittâmes. Nous fîmes trois milles au N., sur un sol composé de sable noir, couvert de pierres ferrugineuses. Des îlots de verdure sont disséminés çà et là, et servent de pâturages aux troupeaux.

 

Il était près de trois heures lorsque nous arrivâmes au camp de Mohammed Sidy Moctar, grand

marabout du roi, et chef de la tribu de Dhiédhiébe. Il avait été prévenu de mon arrivée; il m’attendait, dit-il, avec impatience : il vint au-devant de nous, me prit la main, et, m’ayant conduit devant sa tente, me fit asseoir sur une peau de mouton. Il parut très satisfait, s’assit près de moi, et, ayant fait venir Boubou-Fanfale, qui parlait ouolof, pour nous servir d’interprète, il m’interrogea, me demanda quels étaient les motifs qui m’engageaient à changer de religion, ce que je faisais à Saint-Louis, de quel pays j’étais, si j’avais des parens en France, et enfin si j’étais riche. Il me fallut répondre à ces questions; car je remarquai, à l’air dont elles m’étaient faites, que ce marabout concevait sur moi des soupçons que, pour ma sûreté, il était important de détruire: je lui répondis donc qu’ayant lu une traduction du Coran en français, j’y avais reconnu de grandes vérités dont j’avais été pénétré ; que dès-lors j’avais désiré de me convertir à l’islamisme, et m’étais sans cesse occupé des moyens d’y parvenir, mais que mon père s’y était opposé; que depuis mon séjour au Sénégal, où j’étais établi marchand, j’avais appris sa mort; qu’alors j’étais retourné en France pour recueillir sa succession ; et que, me trouvant libre de mes actions, j’avais tout vendu dans mon pays pour acheter des marchandises, afin d’exécuter mon projet. J’ajoutai qu’au Sénégal j’avais entendu vanter la haute sagesse des Braknas, et que je m’étais décidé à venir habiter parmi eux; mais qu’en entrant au Sénégal, le navire sur lequel j’étais avait fait naufrage, et que je n’avais sauvé qu’une petite partie de mes marchandises; que je les avais déposées chez M. Alain (habitant de Saint-Louis, avantageusement connu d’eux), et que je destinais ce reste de pacotille à l’achat de troupeaux pour me fixer dans leur pays, sitôt que mon éducation serait achevée. Il parut satisfait de mes réponses; l’article des marchandises fut celui qui lui plut davantage, et je m’applaudis d’avoir employé cette ruse. Dès-lors il fut convenu que je resterais avec lui, qu’il se chargerait de mon éducation, pourvoirait à mes besoins; et il ajouta d’un air d’intérêt qu’il me comptait déjà au nombre de ses enfans.

 

Plusieurs jeunes gens, dans le but sans doute d’éprouver ma vocation, m’invitèrent à les accompagner à la prière; mais le grand marabout s’y opposa, alléguant que je n’étais pas encore musulman. Un des fils de mon hôte vint me demander si je voulais manger à mon souper de la viande ou du sanglé; sur ma réponse que tous les mets me plaisaient également, il me quitta, et à neuf heures du soir on m’apporta un grand plat de viande baignée de beurre fondu : j’ai su depuis que chez eux ce mets est d’un grand luxe. Après souper, Mohamed Sidy-Moctar m’apprit que le lendemain nous partirions pour le camp du roi, et qu’il était nécessaire de me baigner avant d’être présenté à ce prince; j’y consentis avec d’autant plus de plaisir, qu’un bain était pour moi très -salutaire, et devait me soulager des fatigues du voyage.

 

Le 8 septembre, lorsque je fus levé, je sortis de mon sac quelques marchandises que j’avais apportées avec moi, et les offris en cadeau à mon hôte, qui en parut très-flatté et les reçut avec plaisir. On nous servit un peu de lait, puis il me fit monter avec lui sur un chameau, et nous partîmes pour le camp du roi. Nous marchions au N. E. ; des roches ferrugineuses s’élevaient dans toute la plaine : on trouve par intervalle de petites îles de sable remarquables par leur verdure ; elles sont cultivées par les Maures, qui y sèment du mil. Nous trouvâmes sur notre chemin quelques camps de zénagues ou tributaires, mais à de grandes distances les uns des autres.

 

Je vis quelques esclaves occupés à sarcler le mil ; ils se servaient d’un instrument de la forme d’une raclette de ramoneur, ayant un manche d’un pied de long; ils se tenaient à genoux pour travailler.

La fatigue que me causait le mouvement du chameau m’obligea à descendre. Le pays était découvert, entrecoupé de ravins; un sable rouge fort dur composait le sol, sur lequel je remarquai quantité de gros blocs de marbre blanc; j’en examinai plusieurs pour m’assurer de leur nature. Nous fîmes halte dans un petit camp composé de sept tentes; le marabout me fit donner de l’eau et du lait pour me désaltérer. Nous y passâmes la chaleur du jour; puis mon marabout m’ayant fait faire le salam, nous continuâmes notre route, toujours dans la même direction. Avant d’arriver au camp du roi, nous passâmes près d’une mare dans laquelle mon guide me fit laver de nouveau par un Maure zénague, pour me purifier, disait-il.

 

Il était trois heures quand nous arrivâmes au camp du roi; nous avions fait 24 milles, et en

assez peu de temps, car notre chameau marchait vite. Le camp était placé dans un endroit que l’on nomme Guiguis, près d’une mare qui servait à abreuver les bestiaux.

 

Tout le monde était prévenu de mon arrivée ; aussi je ne tardai pas à être environné d’une foule nombreuse. Il y avait au camp beaucoup de marabouts étrangers qui attendaient des présens de ce prince ; ils me firent un bon accueil : l’un d’eux, Sidy Mohammed, chérif, Kount de nation, me proposa d’aller habiter son camp, me promettant de me considérer comme son fils. Je le remerciai, et lui dis, pour reconnaître son obligeance, que si je n’avais pas engagé ma parole à MohammedSidy -Moctar, ce serait lui que j’aurais choisi de préférence. Je desirais être présenté de suite à Hamet-Dou; mais on me dit que ce prince reposait, et que je ne pourrais le voir qu’à

son réveil: effectivement, au bout d’un quart d’heure, il me fit appeler; je trouvai près de lui un nègre qui parlait mi peu français et lui servait d’interprète.

Lorsque j’entrai sous la tente du roi, il me tendit la main en souriant, et m’adressa la salutation ordinaire, Salam aleikoum, puis m’adressa de suite en français ces mots, qu’il avait entendu dire aux escales :

« Comment vous portez-vous, Monsieur ? bien, merci, Monsieur. »

Il se chargeait tout à -a fois de la demande et de la réponse, sans comprendre le sens des mots qu’il prononçait; il les répéta plusieurs fois : il m’adressa ensuite plusieurs questions, me demanda des nouvelles des négocians de Saint-Louis qu’il connaissait, et enfin me parla de ma vocation. Je lui débitai le même conte que j’avais fait la veille à Mohammed-Sidv Moctar ; il en fut satisfait, et je m’aperçus que, de même que chez ce dernier, l’idée que j’avais quelques richesses était ce qui lui plaisait le plus. Il réitéra ses questions pour voir si mes réponses seraient les mêmes, et finit par m’assurer de sa protection dans ses états, particulièrement près de son grand marabout. Il me dit aussi de ne pas avoir peur de ses sujets ; je lui répondis que je ne craignais que Dieu. Cette réponse lui plut ; il me prit la main d’un air de satisfaction, en me disant : Maloum, Ahd-allahi (c’est bien, Abd-allahi) ; puis me congédia, en me disant d’aller rejoindre mon mentor et de ne pas le quitter. Mais comme il était nuit et que je ne savais où trou

ver Mohammed-Sidy-Moctar, on me logea dans une tente des gens du roi, où je fus suivi de beaucoup d’entre eux.

 

Je n’étais pas encore habitué au genre de vie des Maures; le peu de lait que j’avais bu le matin ne pouvait me rassasier; d’ailleurs il était tard; je souffrais horriblement de la faim. Je me hasardai donc à demander à manger à ceux qui m’entouraient. L’un d’eux alla le dire au roi, qui me fit appeler de nouveau, me fit répéter une prière, puis ordonna à un esclave de traire une vache pour moi. Je m’attendais à un dîner plus succulent; aussi quand on me présenta le lait, je dis à Hamet-Dou que je mangerais bien quelque chose avant de boire ; que j’étais plus tourmenté de la faim que de la soif. Mes paroles causèrent un rire inextinguible à tous ceux qui étaient sous la tente; le roi lui-même rit aux éclats, puis me dit qu’il ne pouvait m’offrir autre chose, que lui-même ne prenait jamais que du lait pour nourriture. J’en bus un peu, et retournai à la tente qui m’était destinée. Vers dix heures du soir, un Maure m’apporta quelques morceaux de viande de mouton ; il les tenait dans sa main : c’était mon marabout qui me les envoyait; le porteur s’assit sur une natte, et se mit sans façon à manger avec moi. Cette viande était bouillie

et remplie de sable ; cependant la faim me la fit trouver bonne.

 

Dans la nuit du 8 au 9, Boubou-Fanfale arriva ; on n’attendait que lui pour lever le camp.

 

Le 9, dès le matin, on fit les préparatifs du départ. La reine me fit appeler, et me donna un peu

de lait pour mon déjeûner. Au lever du soleil, les esclaves baissèrent les tentes, et les chargèrent sur les chameaux avec les piquets; chacun de ces animaux n’en portait qu’une : les effets furent chargés sur des bœufs porteurs, et les femmes furent placées sur des chameaux particuliers. Les selles de ceux-ci sont surmontées d’une espèce de panier ovale, assez grand pour que deux personnes puissent s’y asseoir, et garni d’un joli tapis; pour que le voyage soit plus agréable aux dames mauresses, leur siège est surmonté d’un berceau, recouvert de belles étoffes pour les préserver de l’ardeur du soleil.

 

La selle de la reine était garnie d’écarlate et de drap jaune, avec une bousse en drap de plusieurs

couleurs brodée en soie. La bride de sa monture était garnie de trois morceaux de cuivre, qui s’élevaient en pyramides sur le nez de l’animal. Toutes les princesses ont un chameau très orné : elles se placent sur leur selle, les jambes pliées comme celles d’un tailleur ; elles ont une telle habitude de se tenir dans cette posture, qu’elles ne peuvent rester assises autrement, même sur leur lit, où elles restent toute la journée. En route, elles font conduire leur chameau par un esclave ; celui que montait Hamet-Dou était conduit de même. Les selles des hommes sont autrement faites que celles des femmes ; c’est un siège élevé, beaucoup moins large, où se place un homme seul, les jambes alongées, et croisées sur le cou de l’animal : lorsque plusieurs hommes montent le même chameau, un seul est sur la selle, les autres sont en croupe; c’est ainsi que je montai avec mon marabout.

 

La marche du camp offrait l’aspect d’une déroute; tout y était en confusion. Les troupeaux avaient pris les devans, et étaient conduits par des hommes montés sur des bœufs porteurs; on entendait de toute part le mugissement lugubre de ces animaux, les cris des hommes, et le glapissement des femmes. Là, un chameau avait renversé sa charge avec la femme placée au-dessus; ici, un bœuf indocile refusait de marcher; plus loin, un cheval épouvanté menaçait de jeter son cavalier par terre, et, en bondissant, heurtait bœufs et chameaux ; les femmes perdaient

l’équilibre par l’effet du choc, et roulaient par terre en jetant de grands cris. C’était un vacarme affreux; on ne s’entendait pas. Enfin, après avoir fait trois milles au N., on s’arrêta pour camper, et le tumulte cessa. Les esclaves déchargèrent les bestiaux, dressèrent des tentes; et comme il n’y avait pas d’eau dans cet endroit, on retourna en chercher à la mare de Guiguis, que nous venions de quitter. Les esclaves chargés du soin des troupeaux s’occupèrent de couper des épines, afin de former des parcs pour les veaux ; d’autres allèrent chercher du bois, pour allumer du feu devant les tentes. Ce combustible est si rare dans cette contrée, que, lorsque le campement se prolonge dans un même lieu, ces malheureux sont obligés d’aller jusqu’à deux milles du camp pour s’en procurer.

 

Les Maures font toujours du feu devant leurs tentes. Cette habitude a plusieurs inconvéniens : le jour, la chaleur qu’il produit est très incommode, et une multitude de sauterelles et d’insectes de toute espèce, dont le pays abonde en cette saison, se réfugient dans les tentes et fatiguent beaucoup.

 

Le 10 septembre, le roi s’absenta du camp, pour porter un cadeau à son frère Sidy-Aïbi, chef d’une tribu des Braknas ; il se fit accompagner par mon marabout ; en partant, il me fit loger chez sa tante, Fatmé Anted-Moctar, à laquelle il me recommanda.

Je ne la connaissais pas encore ; elle me témoigna beaucoup de bienveillance, ainsi que deux de ses nièces qui logeaient avec elle. Elles avaient l’attention de renvoyer les curieux qui venaient sans cesse m’obséder.

 

A midi, on me donna du sanglé; c’était la première fois que j’en mangeais depuis mon arrivée au camp du roi. Je dus sans doute à la protection de Hamet Dou la tranquillité dont je jouis dans son camp. Les femmes furent bien moins désagréables que dans les campagnes que j’avais traversées dans ma route; si leur curiosité me fut quelquefois à charge, au moins je n’eus pas à supporter les tourmens dont j’avais été l’objet ailleurs.

 

Le vent souffla avec force ; il éleva une quantité prodigieuse de sable qui, retombant en pluie, nous incommoda beaucoup pendant une demi -heure ; il était impossible de rester dehors. Dans la soirée, il plut un peu; je respirai plus librement.

 

Le 12 septembre, le roi fut de retour au camp ; et le i5, nous nous disposâmes à partir, car on n’avait séjourné dans cet endroit que pour donner à HametDou le temps de visiter son frère.

 

Nous fîmes neuf milles à TE. i/A N. E., sur un terrain pierreux, couvert de buissons épineux, et

abondamment fourni de pâturages. A midi, nous campâmes dans le voisinage d’une chaîne de montagnes qu’on me dit se nommer Zirè ; mais j’ai appris, par la suite, que ce mot signifie montagne.