A deux petites journées de marche à l’est de Silla est la ville de Jenné, qui est située sur une petite île du fleuve et qui contient, dit-on, plus d’habitants que Sego et même qu’aucune autre ville du Bambara. A deux autres jours de distance, la rivière s’étend et forme un lac considérable appelé Dibbie (ou le lac Obscur) : tout ce que j’ai pu savoir sur l’étendue de ce lac, c’est qu’en le traversant de l’ouest à l’est les canots perdent la terre de vue pendant un jour entier. L’eau sort de ce lac en plusieurs courants, qui finissent par former deux grands bras de rivière, dont l’un coule vers le nord-est et l’autre vers l’est. Mais ces bras se réunissent à Kabra qui est à une journée de marche au sud de Tombuctou et qui forme le port ou le lieu de l’embarquement de cette ville. L’espace qu’enferment les deux courants s’appelle Jinbala ; il est habité par des Nègres. La distance entière par terre de Jenné à Tombuctou est de douze jours de marche.
A 11 journées au-dessus de Kabra, le fleuve passe au sud de Houssa, qui en est à deux journées. Quant à la marche du fleuve au-delà de ce point et à son embouchure définitive, tous les naturels avec qui j’ai conféré n’en ont aucune connaissance. Les affaires de leur commerce les conduisent rarement plus loin que les villes de Tombuctou et de Houssa et comme l’envie de gagner est le seul objet de leurs voyages ils font peu d’attention au cours des rivières et à la géographie des pays qu’ils traversent. Il est cependant très probable que le Niger fournit une communication sûre et facile à des nations très éloignées les unes des autres. Tous les gens que j’ai consultés se sont accordés à dire que plusieurs des marchands nègres qui viennent de l’est à Tombuctou et à Houssa parlent une langue différente de celle du bambara, ainsi que de celle de tous les pays connus à mes interlocuteurs. Mais ces marchands eux-mêmes ignorent, ce me semble, où se termine le Niger, car ceux d’entre eux qui parlent l’arabe expriment en termes fort vagues la prodigieuse longueur de son cours, disant seulement qu’ils croient qu’il va au bout du monde.
Les noms de plusieurs royaumes à l’est de Houssa sont familiers aux habitants du Bambara. On me montra des carquois et des flèches d’un travail très curieux, qui, me dit-on, venaient du royaume de Kassina.
Sur la rive septentrionale du Niger, à une petite distance de Silla, est le royaume de Masina, qui est habité par des Foulahs. Ils y sont, ainsi qu’ailleurs, principalement pasteurs, et payent au roi de Bambara un tribut annuel pour les terres qu’ils occupent.
Au nord-est de Masina est le royaume de Tombuctou, le grand objet des recherches des Européens. La capitale de ce royaume est un des principaux marchés du grand commerce que les Maures font avec les Nègres. L’espoir d’acquérir des richesses dans ce négoce, et le zèle de ces peuples pour leur religion, ont peuplé cette grande ville de Maures et de convertis mahométans. Le roi lui-même et les principaux officiers de l’Etat sont maures (sans doute des Touaregs en l’occurence). Ils sont, dit-on, plus sévères, plus intolérants dans leurs principes qu’aucune des autres tribus maures de cette partie de l’Afrique. Un vénérable vieillard nègre m’a raconté que, lorsqu’il alla pour la première fois à Tombuctou, il prit son logement dans une espèce d’auberge publique, dont l’hôte, l’ayant conduit dans sa cabane, étendit par terre une natte ; il posa dessus une corde et dit au voyageur :
« Si vous êtes musulman, vous êtes mon ami, asseyez-vous ; mais si vous êtes un kafir vous êtes mon esclave, et avec cette corde je vous conduirai au marché. »
Le roi actuel de Tombuctou s’appelle Abou Abrahima. Il passe pour posséder d’immenses richesses. Ses femmes, ses concubines sont, dit-on, vêtues de soie ; et les premiers officiers de l’Etat vivent avec beaucoup de splendeur. Toutes les dépenses du gouvernement sont défrayées, m’a-t-on dit, par une taxe sur les marchandises que l’on perçoit aux portes de la ville.
Houssa, capitale d’un vaste royaume de ce nom et située à l’est de Tombuctou, est un autre grand marché du commerce maure. J’ai conversé avec plusieurs marchands qui avaient fréquenté cette ville. Tous m’ont dit qu’elle est plus grande et plus peuplée que Tombuctou. Le commerce, la police et le gouvernement sont à peu près les mêmes dans l’une et dans l’autre, mais à Houssa les Nègres sont plus nombreux que les Maures et ont quelque part au gouvernement.
Je n’ai pu me procurer beaucoup de lumières sur le petit royaume de Jinbala. Le sol en est d’une fertilité remarquable, et le pays est tellement entrecoupé de ruisseaux et de marais que les Maures ont jusqu’ici échoué dans toutes les entreprises qu’ils ont faites pour le soumettre. Les habitants sont nègres ; quelques-uns y vivent, dit-on, dans une grande opulence, surtout ceux qui demeurent près de la capitale ; cette ville est un lieu de repos pour les marchands qui vont de Tombuctou vers les parties occidentales de l’Afrique.
Au sud de Jinbala est le royaume nègre de Gotto, que l’on dit être d’une grande étendue. Il était jadis divisé en un certain nombre de petits Etats qui se gouvernaient par leurs propres chefs, mais leurs querelles intestines invitèrent les rois voisins à envahir leur territoire. Enfin un chef habile, nommé Moussée, eut assez d’adresse pour les engager à se réunir en armes contre le Bambara, et à cette occasion il fut unanimement choisi pour capitaine-général, les différents chefs ayant consenti, pour cette fois, à agir sous ses ordres. Moussée expédia sur-le-champ une flotte de canots chargés de vivres qui, partant des bords du lac Dibbie, remonta le Niger vers Jenné ; puis, avec la totalité de son armée, il entra dans le Bambara. Il arriva sur les bords du Niger, en face de Jenné, avant que les gens de la ville eussent la moindre nouvelle de son approche. Sa flotte de canots le joignit le même jour. Il débarqua ses vivres, et, ayant mis sur la flotte une partie de son armée, il prit dans la nuit Jenné d’assaut. Cet événement épouvanta tellement le roi de Bambara qu’il envoya des ambassadeurs demander la paix : pour l’obtenir, il consentit à donner tous les ans à Moussée un certain nombre d’esclaves et à rendre tout ce qui avait été pris aux habitants du Gotto. Moussée retourna triomphant dans le Gotto, où il fut déclaré roi. La capitale du pays a pris son nom.
A l’ouest du Gotto est le royaume de Baedou, qui fut conquis par le roi de Bambara, il y a environ sept ans, et qui depuis a continué d’être tributaire de ce prince.
A l’ouest de Baedou est Maniana, dont les habitants, suivant les notions les plus positives que j’aie pu recueillir, sont féroces et cruels. Ils portent leur ressentiment contre leurs ennemis, au point de ne jamais faire de quartier. On assure même qu’ils se plaisent à faire de barbares et dégoûtants festins de chair humaine.
Je n’ignore pas qu’il faut écouter avec défiance les récits que les Nègres font de leurs ennemis, mais j’ai entendu raconter ces détails dans tant de royaumes différents et par tant de diverses personnes dont la véracité ne pouvait m’être suspecte que je suis disposé à y ajouter quelque foi. Les habitants du Bambara doivent avoir eu, dans le cours d’une longue et sanglante guerre, bien des occasions de s’assurer du fait, et si ce bruit était absolument sans fondement il me paraîtrait difficile à comprendre pourquoi l’épithète de ma doummoulo (mangeurs d’hommes) aurait été donnée exclusivement aux habitants du Maniana.