« On appelle ‘Adaliâ ceux qui prétendent que Dieu n’agit que par les principes de justice, conformes à la raison de l’homme. Dieu ne peut, disent-ils, proposer un culte impraticable, ni ordonner des actions impossibles, ni obliger à des choses hors de portée; mais, en prescrivant l’obéissance, il donne la faculté du bien, il éloigne la cause du mal, il permet le raisonnement, il demande ce qui est aisé et non ce qui est difficile; il ne vous rend point responsable de la faute d’autrui, il ne vous punit point pour une action qui n’est point vôtre; il ne trouve pas mauvais dans l’homme ce que lui-même y a mis, et il n’exige pas qu’il évite ce que la destinée a décrété sur lui, parce que cela serait une injustice et une tyrannie dont Dieu est incapable par la perfection de son être. »
La haine même qui sépare ces deux sectes est plus vivace et plus ardente que celle qui existe entre les Turcs et les chrétiens. Les chiites maudissent Omar; ils font leurs ablutions dans un bassin, tandis que les Turcs veulent de l’eau courante; ils se regardent comme souillés par l’attouchement de personnes étrangères à leur culte. Le chef-lieu de leur résidence, en Syrie, est Baalbek. Au dernier siècle, ils étaient très-nombreux, mais la guerre civile et le brigandage les ont réduits des deux tiers. Jazzâr-Pasha surtout travailla constamment à leur perte et réussit à en exterminer une grande partie. Les chiites témoignent une grande aversion pour les chrétiens, et ils évitent surtout le contact des. Francs.
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Il est certain qu’on ne retrouve chez les Ansariès, ni Moloch, ni Baal, ni Adonis, ni Astarté, ni aucune des divinités matérialistes de l’ancienne Syrie. Ils admettent l’existence d’un Dieu unique et
croient, comme les chrétiens, au dogme de l’Incarnation; seulement c’est Ali qui est la personnification de Dieu sur la terre. Ils nient la mission de Mahomet et rejettent le Coran, ses dogmes et ses préceptes. Comme les anciens Orientaux, ils croient à l’interprétation des songes et à la métempsycose. Les âmes transmigrent dans le soleil ou la lune, ce qui a fait croire, à tort, qu’ils adoraient ces astres; ou bien, elles restent sur la terre et passent dans d’autres figures humaines ou animales. On a dit souvent qu’ils avaient des fêtes copiées sur les anciennes saturnales de la Grèce et de la Syrie. Je crois pouvoir affirmer qu’il n’en est rien à Safita
Toutefois, chez eux plus que partout ailleurs en Orient, la femme est nulle dans l’ordre social; et il y a dans leurs idées sur les rapports des sexes, des points de doctrine encore peu connus, par la raison peut-être qu’ils sont très-obscurs en eux-mêmes et très-mal définis : c’est ce qu’on peut dire de leur métaphysique en général.
La masse du peuple vit dans une ignorance absolue des matières religieuses. Elle ne pratique aucun culte extérieur; leur religion n’est en somme qu’un déisme grossier, auquel se joignent quelques superstitions vulgaires. La science religieuse n’est possédée que par un petit nombre de privilégiés. Ils prennent le titre de cheikhs et ont, pour prier, de petits temples, au milieu de bosquets où ils se réunissent quelquefois mystérieusement. Le vulgaire n’y est pas admis.
Ils ont, dit-on, quelques rares livres de doctrine; mais ils n’ont pas de livre révélé où se trouve déposé tout ce que l’homme peut connaître de la science divine. Ce qu’ils prétendent posséder de cette science, ils le conservent par la tradition orale.
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Ce n’est pas, je crois, se trop aventurer dans la voie de l’induction que de regarder les Ansariès
comme des descendants altérés des Syriens de l’époque païenne, et leur religion actuelle comme une ruine encore reconnaissable d’un état moral qui n’existe plus.
Leurs montagnes sont, en général, mal famées. L’étranger ne se hasarde guère à y pénétrer. Il y a peut-être dans cette défiance plus de prévention que de raison[…]toutefois, le Nuçayri, quoique poltron de sa nature, est grand pillard […] sur les terres du voisinage, sur les voyageurs obscurs, isolés et sans défense.
Il pratique également l’hospitalité et la vengeance, et l’on retrouve en lui les principaux traits de la nature orientale dont l’Arabe nomade offre le type parfait. Mais ces traits sont extrêmement affaiblis. Il n’a pas dans sa religion, dans ses traditions nationales, dans l’opinion publique, de règles sûres pour se diriger. Il n’a nulle part de loi nettement posée qui lui trace ses devoirs et le force à s’y conformer. Les obligations, les serments ne le lient pas; il est, sans contredit, inférieur, en fait
de moralité, à la plupart des races syriennes.
A Safita, les Ansariya sont eux-mêmes propriétaires du sol. Ils ne sont ni les associés ni les serfs du sultan ou de quelques privilégiés. En d’autres termes, il n’y a pas chez eux d’aristocratie féodale, pas de glèbe, pas de féodalité; et il se trouve seulement des individus plus ou moins favorisés de la fortune, et, par suite, plus ou moins influents dans les affaires. Les mieux partagés sont reconnus comme muqaddam.
Les Ansariès causent souvent à la Porte de très-graves embarras. Retranchés dans leurs âpres montagnes, ils refusent souvent de payer le tribut, la seule marque de soumission qui leur soit demandée. Ils ne se décident à donner quelques à-compte sur un arriéré énorme que quand ils sont trop inquiétés des menaces de l’autorité. Ce n’est qu’à Safita, pays d’un accès très-facile, qu’on paye souvent plus qu’il n’est dû au fisc. La population est divisée en tribus ou ‘ashîrât. Les chrétiens et les rares musulmans qui vivent dans le pays, font partie des ‘ashîrât, au même titre que les Ansariès. Il se produit souvent entre les tribus des rivalités au sujet du pouvoir, des jalousies et des discordes qui entraînent l’affaiblissement des unes, la prépondérance des autres.
Les principaux ‘ashîrât sont les Khayatîn, les Haddadîn, les Nwâçira, Mutawarâ, les Ruslan, les Shamisina, les Mlâh, les Kara-Hli, etc.