L’artillerie des batteries de Tanger annonça, le 5 octobre, l’arrivée du sultan Mawlay Sliman, empereur de Murrâkush, qui descendit à son logement dans la Qasba ou château de la ville. Comme je n’étois pas encore présenté au sultan, je ne sortis pas de chez moi, afin d’attendre ses ordres, ainsi que j’en étois convenu avec le Qâ’îd et le Qadi: c’est pourquoi je ne pus être témoin de la cérémonie de son arrivée.
Le lendemain, le Qâ’îd me fit prévenir que je pou vois préparer le présent d’usage pour le jour suivant; ce que je fis sur-le-champ. Le matin du jour indiqué, j’eus une entrevue avec le Qâ’îd et le Qadi réunis, pour les préparatifs de ma présentation. Le Qâ’îd me demanda la liste des présents que je destinois au sultan; je la lui remis, et nous fûmes bientôt d’accord.
Comme c’étoit un vendredi, je fus d’abord à la grande mosquée faire la prière de midi, parce que c’est une obligation indispensable, et que le sultan devoit également s’y rendre.
Peu après mon entrée dans la mosquée, un Maure s’approcha de moi en me disant que le sultan venoit d’envoyer un de ses domestiques pour m’annoncer que je pouvois monter à la Qasba à quatre heures, afin de lui être présenté.
Avant l’arrivée du sultan, quelques soldats nègres entrèrent en désordre dans la mosquée ; ils étoient armés, ce qui ne les empêcha pas de se placer de côté et d’autre sans observer aucun ordre et aucun rang.
Le sultan se fit peu attendre, il étoit à la tète d’une petite suite de grands et d’officiers, tous si simplement habillés, qu’on ne les distinguoit nullement du reste de la compagnie. La mosquée, entièrement pleine de monde, pouvoit renfermer près de 2000 hommes. Pendant le temps que j’y restai, j’eus le soin de me tenir un peu à l’écart.
La prière se fit de la même manière que les autres vendredis ; mais le sermon fut prêché par un Fqih du sultan, qui insista avec énergie sur le point « que c’est un grave péché d’entretenir un commerce avec les chrétiens ; qu’on ne doit leur vendre ni leur donner aucune espèce de vivres et d’aliments »; et plusieurs autres choses pareilles.
Dès l’instant que la prière fut terminée, je me fis ouvrir un passage par mes domestiques, et je sortis. Une centaine de soldats nègres étoient rangés en demi-cercle hors la porte où étoit rassemblée une grande foule de peuple. Je rentrai chez moi, et un moment après le domestique du sultan vint pour me donner personnellement l’ordre de son maître, et pour recevoir la gratification d’usage.
A trois heures après midi, le Qâ’îd m’envoya neuf hommes qui devoient aider à porter mon présent, composé des objets suivants :
20 fusils anglais avec leurs baïonnettes
2 mousquets de gros calibre
15 paires de pistolets anglais
Qq milliers de pierres à fusil
2 sacs de plomb pour la chasse
1 équipage complet de chasseur
1 baril de la meilleure poudre anglaise;
Différentes pièces de riches mousselines unies et brodées;
Qq menus objets de bijouterie;
1 beau parasol;
Des sucreries et des essences.
Les armes étoient dans des caisses fermées à clef; les autres objets étoient rangés sur de grands plats couverts par des morceaux de da’mas rouge galonnés en argent: toutes les clefs, réunies par un long ruban, étoient placées sur un plat.
Je montai à la Qasba, marchant à la tête des hommes et des domestiques qui portoient le présent. Le Qâ’îd m’attendoità la porte, et me fit beaucoup de compliments. Je traversai un portique sous lequel se tenoient un grand nombre d’officiers de la cour. Nous entrâmes ensuite dans une petite mosquée qui est à côté, pour faire la prière de l’après-midi, à laquelle assistaaussi le sultan.
La prière achevée, je sortis aussitôt de la mosquée, à la porte de laquelle on avoit préparé un mulet pour le sultan; l’animal étoit entouré d’un nombre infini* de domestiques et de grands officiers de la cour. Deux hommes en avant étoient armés d’une pique ou d’une lance qu’ils tenoient perpendiculairement, et qui avoit à peu près quatorze pieds de longueur. Le cortége étoit suivi de près de sept cents soldats nègres armés de fusils, étroitement groupés, sans ordre ni rang, et environnés de beaucoup de monde. Le Qâ’îd et moi, nous prîmes place au milieu du passage, tout près des deux lanciers. A nos côtés étoit le présent porté sur les épaules de mes domestiques et des hommes qui m’avoient été envoyés.
Le sultan sortit bientôt, monta sur son mulet; et quand il fut arrivé au centre du cercle, le Qâ’îd combien de temps j’avois résidé en Europe. Après avoir rendu grâces à Dieu de ce qu’il m’avojt fait sortir de chez les infidèles, il témoigna ses regrets qu’un homme tel que moi eût autant tardé à se rendre à Mrraksh. Charmé de ce que j’avois préféré son pays à celui d’Alger, de Tunis ou de Tripoli, il m’assura à diverses reprises de sa protection et de son amitié. Il nie demanda ensuite si j’avois des instrumenté pour faire des observations; sur ma réponse affirmative, il me dit qu’il desiroit les voir, que je pouvois les apporter….. A peine eut-il prononcé ce mot, que le Qâ’îd vint me prendre par la main pour me reconduire; mais sans changer de place, je fis observer au sultan qu’il falloit absolument attendre au lendemain, parce qu’il ne restoit pas assez de jour pour les préparer. Le Qâ’îd me regarda avec étonnement, parce que jamais au Maroc on ne contredit le sultan. Celui ci me dit :
« Eh bien donc, apportez-les demain
– A quelle heure?
-A huit heures du matin.
-Je n’y manquerai pas. »
Je pris alors congé du sultan, et je sortis avec le Qâ’îd. Aussitôt que je fus rentré chez moi, on vint faire la quête générale des domestiques du palais, à qui l’on doit des gratifications dans ces circonstances. Mes gens me débarrassèrent de cette visite à moins de frais que je ne l’auroit pensé.
Lorsque le sultan me parla de mes instruments astronomiques, il fit apporter un petit astrolabe en métal, de trois pouces de diamètre, qui sert pour régler ses montres et les heures pour la prière, et me demanda si j’en avois un semblable ; je lui répondis négativement, en ajoutant que cet instrument étoit très inférieur à ceux d’invention moderne.
Le lendemain, je me rendis au château à l’heure indiquée. Le sultan m’attendoit au même endroit avec son principal Fqih ou moufti, et un autre favori. Il avoit devant lui un thé complet.
Aussitôt que je fus entré, il me fit monter le petit escalier, et me fit asseoir à son côté; il prit alors la théière, versa du thé dans une tasse, et l’ayant remplie avec du lait, il me la présenta lui-même. Pendant ce temps, le sultan demanda du papier et de l’encre ; on lui apporta un morceau de mauvais papier, une très petite écri-toire de corne avec une plume de roseau : il écrivit, en quatre lignes et demie, une sorte de prière qu’il donna à lire à son Fqih ; celui-ci lui fit observer qu’il y avoit un mot d’oublié; le sultan reprit le papier et ajouta le mot qui manquoit. (pl. VI, : papier écrit de la main du sultan) Ayant fini de prendre le thé, S. M. Marocaine me présenta son écriture afin de me la faire lire, et il accompagnoit ma lecture en indiquant avec le doigt mot à mot sur le papier, me corrigeant de mes défauts de prononciation comme un instituteur le fait à son élève. La lecture finie, il me pria de garder cette écriture que je conserve encore.
On enleva le service de thé, qui étoit composé d’un sucrier d’or, d’une théière, d’un pot au lait, et de trois tasses en porcelaine blanche et or; le tout étoit placé sur un grand plat doré.
Suivant l’usage du pays, il avoit mis le sucre dans la théière; méthode assez incommode, << puisqu’elle force à prendre la liqueur ou trop ou pas assez sucrée lie sultan me donna à diverses reprises des marques de son affection. Il demanda à voir mes instruments, les regarda pièce à pièce et dans les plus petits détails, me demandant des explications sur ce qui lui étoit inconnu ou dont il ignoroit l’usage. Il montroit un extrême plaisir, et me demanda que je fisse une observation astronomique devant lui : pour le satisfaire, je pris deux hauteurs de soleil avec le cercle multiplicateur. Je lui montrai différents livres de tables astronomiques et de logarithmes, que j’avois apportés, pour lui faire voir que les instruments ne servoient à rien, si l’on n’entendoit pas ces livres-là et beaucoup d’autres encore. Il fut extrêmement surpris à la vue de tant de chiffres. Je lui fis alors hommage de mes instruments ; mais il me répondit : « Que je devois les garder, « puisque moi seul en connoissois l’usage; et « que nous aurions assez de jours et de nuits « pour nous amuser à regarder le ciel. »
Je vis clairement alors qu’il vouloit me retenir près de sa personne et m’attacher à son service; ce qu’il avoit déjà témoigné par d’autres expressions. Il ajouta qu’il desiroit voir mes autres instruments ; j’offris de les lui apporter le lendemain, et je pris congé.
Le lendemain je me rendis près du sultan; je montai dans sa chambre : il étoit couché sur un très petit matelas et un coussin; devant lui, sur tin tapis, étoient assis son grand Fqih et deux de ses favoris. Aussitôt qu’il m’aperçut, il se mit sur son séant, donna l’ordre d’apporter un autre matelas en velours bleu, pareil au sien, le fit placer à son côté, et m’y fit asseoir.
Après quelques compliments de part et d’autre, je fis apporter une machine électrique et une chambre obscure ; je les présentai comme des objets de simple amusement qui n’avoient aucune application aux sciences. Ayant monté les deux machines, je plaçai la chambre obscure auprès d’une fenêtre; le sultan se leva, et entra deux fois dans la chambre; je le couvris moi même avec la bayettc pendant le long espace de temps qu’il s’amusa à considérer les objets transmis par la machine; ce que je regardai comme la plus grande preuve de sa confiance. Il s’amusa ensuite à voir détonner la bouteille électrique à différentes reprises. Mais ce qui le combla d’étonnement, ce fut l’expérience du coup électrique; il me la fit répéter nombre de fois, pendant que nous nous tenions tous par la main pour former la chaîne, et me demanda de longues explications sur ces machines et sur l’influence de l’électricité.
J’avois envoyé au sultan, le jour d’auparavant, une lunette d’approche :je la lui demandai alors pour la régler à sa vue; ce que je fis à l’instant en marquant sur le tube le degré convenable, d’après l’essai qu’il en fit.
J’avois des moustaches très longues ; le sultan me demanda la raison pour laquelle je ne les coupois pas comme les autres Maures. Je lui fis observer que dans le Levant on les conservoit entières. Il me répondit: « Bien, bien; « mais ce n’est pas l’usage ici. » Ayant fait apporter des ciseaux, il coupa un peu les siennes ; prenant ensuite les miennes, il m’indiqua ce que j’en devois couper ou laisser ; peut-être que son premier mouvement fut de me les raccourcir ; mais comme je ne répondis rien, il laissa les ciseaux. Il me demanda ensuite si j’avois un instrument propre à mesurer la chaleur: je m’engageai à lui en envoyer un. Je pris congé, en emportant mes instruments, et le même jour je lui envoyai un thermomètre.
Le soir, j’étois chez moi entouré de mes amis, lorsqu’un domestique du sultan arriva avec un présent de sa part. Ayant été aussitôt introduit par mes ordres, il se présenta en se prosternant, et mit devant moi une enveloppe en toile d’or et d’argent. La curiosité de voir le premier présent-de l’empereur de Mrraksh, me fit ouvrir l’enveloppe avec empressement; j’y trouvai deux pains assez noirs. Comme je n’étois nullement préparé à un cadeau semblable, il ne me vint pas dans la tête au premier moment de chercher à interpréter cette bizarrerie; je fus même un instant tellement interdit, que je ne savois que répondre; mais ceux qui étoient avec moi s’empressèrent de me féliciter, en disant:
« Que vous êtes heureux! et quel bonheur est le vôtre !
jours; alors il entra chez le sultan, qui sur-le champ me les accorda.
Le même soir, accompagné de mon bon Qadi, je fus rendre visite au premier ministre Sidi Muhammad As-Slâwi, qui nous reçut accroupi dans un coin de la maisonnette en bois où j’avois vu le sultan; mais il étoit à terre, sans même avoir une simple natte, éclairé par une misérable lanterne en fer-blanc avec quatre verres, placée à terre à son côté. Il avoit reçu dans ce même équipage le consul général de France, qui sortoit au moment où j’entrai. Nous nous assîmes à terre auprès de lui, et le quart d’heure de séance se passa en complimente de part et d’autre.
Je fus ensuite avec le Qadi faire ma visite à Mawlay ‘Abd Al-Mâlik, cousin germain du sultan, homme très respecté, qui est général de la garde. Campé sous la tente, il étoit couché sur un matelas avec un de ses enfants en bas âge, et son Fqih à son côté. Quand nous fûmes entrés, le Fqih se leva; Muley Abdelmélek s’assit, et nous fit asseoir près de lui sur un autre matelas. Notre conversation, qui dura près d’une heure, fut extrêmement philantropique. Pour ces visites, nous allions, le Qadi sur sa mule, moi sur mon cheval, et tout mon monde à pied avec des lanternes. Je fis un présent à chacune des personnes que j’allois voir, sans oublier de donner des gratifications aux portiers et aux domestiques. J’en fis encore à quelques uns des grands officiers et des favoris du sultan.
Le mercredi i1, le sultan partit de très tonne heure pour Miknâs. C’est ainsi que se termina mon introduction à la cour du souverain de Mrraksh.
Le sultan Mawlay Sliman paroît avoir une quarantaine d’années. Il est d’une haute taille et d’un bel embonpoint. Sa figure, qui est bien et pas trop brune, porte l’empreinte de la bonté ; elle est remarquable par de grands yeux très vifs. Il parle avec rapidité, et comprend facilement; son costume est très simple, pour ne pas dire plus, car il est toujours enveloppé d’un hhaïk grossier; ses mouvements sont aisés; il est Fqih ou docteur de la loi, et son instruction est purement et entièrement musulmane.
La cour du sultan n’a pas le moindre éclat. Pendant tout le temps de son séjour à Tanger, elle fut toujours campée sous des tentes à l’ouest de la ville, disposées sans ordre. Celles du sultan étoient au milieu d’un grand espace vide, et entourées d’un parapet de toile peinte en forme de muraille. Dans la tente de Mawlay ‘Abd Al-Mâlik, qui étoit fort grande, on ne voyoit d’autres meubles que deux matelas, un grand tapis, et un chandelier d’argent avec une grosse bougie allumée. Autour de chaque tente étoient attachés les chevaux et les mules du maître, et dans tout le camp je ne vis que deux chameaux. Malgré la confusion et le désordre de ce campement, je calculai qu’il pouvoit contenir à peu près six mille hommes.
Le Qâ’îd accompagna le sultan à une journée de distance; à son retour, il m’engagea avec instances et à plusieurs reprises à lui demander tout ce dont je pourrois avoir besoin. Je le priai d’envoyer un bateau à Gibraltar pour me faire venir des tentes et d’autres objets nécessaires à mes projets.
Mamlakat-Mwly-Slyman
L’empire de Mrraksh ne possède aucune constitution ou loi écrite. Le mode de succession au trône n’est pas réglé, et chaque souverain, avant de se voir maître de l’empire, a toujours à combattre ses frères et d’autres aspirants, qui, chacun de leur côté, arment les peuples en leur faveur; en sorte que la mort d’un prince Mrrakshain entraîne toujours celle de qent mille hommes.
Mawlay Sliman, sultan actuel, a trois frères, qui sont Muley Abdsulem ( i ), aîné de la famille; Muley Selema, qui, après avoir combattu contre son frère et avoir été vaincu par lui, s’est retiré au Caire, où il traîne une misérable existence; et Muley Moussa , qui réside à Taffilet., où il passe sa vie dans la débauche.
Mawlay Sliman est un homme assez instruit dans la science de la religion : il est Fqih ou docteur de la loi; mais, par cela même plus dévot que les autres, il passe une partie du jour en prières, et se vêtit ordinairement d’un hhaïk grossier, dédaignant toute espèce de luxe, et inspirant ce même esprit de rigidité religieuse à ses sujets; aussi, à l’exception de Muley Abdsulem et de moi, il n’y a presque personne qui ose déployer ou faire paroître la plus légère apparence de luxe.
En conséquence de ce principe, lorsque Mawlay , vainqueur de ses frères, fut tranquillement établi sur le trône, un de ses premiers soins fut de faire arracher toutes les plantations de tabac qui existoient dans l’empire, et qui fournissoient à la subsistance de quelques milliers de familles. Quoique l’usage du tabac ne soit pas expressément défendu par la loi, le prophète n’en ayant point fait usage, les rigoristes le regardent presque comme une souillure. Cependant Muley Abdsulem en prend beaucoup , et Mawlay Sliman en fait quelquefois usage lui-même, mais rarement. Parmi les habitants, à l’exception de ceux des ports ou des gens de mer, il en est peu qui en prennent. Ce principe est également le motif de la répugnance qu’il a à faire le commerce avec les chrétiens. Il craint toujours que les relations avec les infidèles ne finissent par corrompre et par pervertir les fidèles croyants. Cette manière de voir rend si difficile toute relation commerciale, qu’il y a des personnes qui pourroient charger des flottes entières de grains, et qui sont presque sans argent pour vivre, par l’impossibilité de les vendre au-dehors. Chez une nation où l’homme n’a point de propriété, puisque le sultan est maître de tout, où l’homme n’a pas la liberté de vendre ou de disposer du fruit de son travail, enfin où il ne peut pas en jouir et en faire parade aux yeux de ses compatriotes, il est facile de trouver la cause de son inertie, de son abrutissement et de sa misère, i J’ai copié l’arbre généalogique de Mawlay Sliman , que lui-même me confia en original. En remontant depuis lui jusqu’au prophète, elle est dans l’ordre suivant:
Taffilet renferme plus de deux mille schérifs, qui tous se regardent comme ayant des droits au trône de Mrraksh, et qui, par cette raison, jouissent de quelques légères gratifications du sultan. Dans les interrègnes, plusieurs prennent les armes; et comme Mrraksh n’a pas d’armée proprement dite pour étouffer ces mouvements partiels, ils plongent le pays dans l’anarchie.
La tactique des Mrrakshains est toujours la même dans toutes les Batailles. Elle se réduit à s’approcher de l’ennemi à la distance de cinq cents pas à peu près. Là, ils se déploient par un mouvement soudain, et cherchent à présenter le plus grand front possible ; puis ils courent de toutes leurs forces, en ajustant le fusil. Arrivés à la demi-portée, ils tirent leur coup; ils arrêtent le cheval par un fort mouvement de bride, et, tournant le dos, ils battent en retraite avec la même vitesse. Ils rechargent tout en courant; et si l’ennemi recule, ils continuent à faire feu en gagnant du terrain. ( Planche Vllh ) Mais si l’action s’échauffe et qu’on tire l’épée , quel doit être l’embarras de ces hommes qui, sans aucune espèce d’ordre, tiennent chacun de la main gauche la bride et leur long fusil, et l’épée de la droite ! Dans ce cas, ils placent le fusil devant eux sur l’arçon de la selle, et de cette manière chaque homme occupe un front de plus de deux, et reste isolé, sans appui sur ses côtés. Quel doit être alors l’effet d’une ligne de bataille européenne sur de tels pelotons! C’est en raison de cela que le cavalier maure évite, autant qu’il lui est possible, de s’engager à l’arme blanche; il fonde sa supériorité sur la vitesse de son attaque, de sa retraite, et sur sa dextérité à manœuvrer son fusil: il ne pense à faire usage de son épée qu’à la dernière extrémité.
On calcule que les revenus du sultan de Mrraksh peuvent s’élever de vingt à vingt-cinq millions de francs. Comme il a très peu d’employés, et que ceux-ci n’ont d’autre traitement que le casuel de leur emploi et quelques gratifications qu’on leur accorde rarement; comme aussi il n’a pas besoin d’entretenir une armée, puisque, dans les occasions où la guerre éclate, tout musulman est soldat par religion, la plus grande partie dé cet argent va s’ensevelir dans le trésor qui est à Mrraksh, à Fez, et principalement à Mequinez.
Les seuls soldats que le sultan entretient constamment sont ceux qui forment sa garde, et dont on fait monter le nombre à dix mille; la plupart sont des nègres esclaves achetés par lui, ou reçus en présent ou en paiement, ou enfiu des fils d’anciens nègres; le reste sont des Maures tirés d’une tribu appelée Oudaïas. Une partie de ces troupes est en commission ou en détachement dans les provinces, et l’autre partie suit le sultan. Les soldats, presque tous cavaliers, sont connus sous le nom de el bokhari, qu’ils ont pris comme se mettant sous la protection de l’imam expositeur de ce nom, dont la doctrine est suivie à Mrraksh.
Quoique Mawlay Sliman mène une vie obscure et sans éclat, la dépense de sa maison est assez considérable, à cause du grand nombre de ses femmes et de ses enfants. Il ne peut avoir que quatre femmes légitimes, outre ses concubines; mais il les répudie fréquemment pour en prendre de nouvelles. Il relègue ensuite à Taffilet les femmes répudiées, auxquelles il accorde une pension pour leur subsistance. J’ai vu plusieurs fois les habitants lui présenter leurs filles, qui en conséquence entroient au harem sous le nom de servantes, et qui, lorsqu’il lui plaisoit, étoient élevées au rang de femmes du sultan, pour être ensuite répudiées à leur tour. Mawlay Sliman ne se fait pas un scrupule d’avoir en même temps deux sœurs pour femmes. Cependant les docteurs ne voyoient pas cette action de bon œil, non plus que celle de boire du vin la nuit dans le harem : deux choses prohibées par la loi.
Le sultan est sobre: il mange avec les doigts comme les autres Arabes; cependant, lorsqu’il m’invitoit à dîner avec lui, il ordonnoit qu’on me servît une cuiller de bois, parceque la loi défend l’usage des riches métaux dans la vaisselle; ainsi ses plats et sa table ne sont nullement distingués de ceux d’un de ses sujets. Il ne mange jamais que les mets préparés par ses négresses dans le harem. Chez moi néanmoins il a mangé de ceux qui avoient été accommodés par mes cuisiniers.