Le 15 mars, nous retournâmes à Podor prendre notre monture, et nous repassâmes le fleuve à deux heures. Un hassane de la tribu de Oulad-Sihi se joignit à nous: en route, nous rencontrâmes un Haratine auquel il demanda du tabac ; celui-ci n’en avait pas ; le hassane voulut lui prendre son coussabe ; l’autre refusant de le lâcher, il tira son poignard pour en frapper le Haratine. Cette action me révolta, et m’indigna d’autant plus que nous sortions de faire la prière; je ne pouvais comprendre comment un homme qui se flattait d’être musulman, pouvait passer d’un devoir religieux à un acte de brigandage. A ma prière, mes compagnons allèrent au secours de ce malheureux. Je ne pus m’empêcher de réprimander l’agresseur je le menaçai de rendre compte de sa conduite à Hamet-Dou ; mais il me répondit d’un ton arrogant, que je pouvais le dénoncer, qu’il ne me craignait pas. Ce fait prouve assez combien les gens de cette classe méprisent l’autorité; aussi ne connaissent-ils d’autre droit que celui du plus fort. Mes réprimandes l’irritèrent, et je crois que, sans mon caractère de marabout, j’aurais payé cher mon zèle imprudent.
Cette scène me fit faire de pénibles réflexions ; je me disais : s’ils agissent ainsi envers les membres de leur nation, comment serait traité un étranger, un chrétien, dénué de protection, dans un pays où il n’y a point de lois qui défendent le malheur, et où ce titre même semble le dévouer davantage à leurs persécutions?. . . Que deviendrais-je, si mon secret était découvert? Une prompte mort serait le plus grand bien que je pusse obtenir de leur haine pour les chrétiens.
Cependant mon retour m’attirait de nombreuses et franches félicitations. Tous les Maures, lors de mon départ, étaient persuadés que je ne reviendrais jamais, et que je m’enfuirais de l’escale ; plusieurs avaient conseillé à Mohammed-Sidy-Moctar de ne pas me permettre d’y aller. Mais lorsqu’ils me revirent, tous firent éclater leur joie; ils ne doutèrent plus de ma conversion; c’était à qui me fêterait le mieux.
Nous passâmes la nuit dans un camp de marabouts qui surveillaient la culture de leurs champs. Je remarquai une grande quantité de graines de nymphœa que l’on faisait sécher ; j’appris que cette graine était employée comme assaisonnement dans le sanglé : j’en mangeai ; son goût n’a rien de désagréable. Ils se nourrissent aussi de la racine bulbeuse cuite à l’eau ; le goût en est moins bon, et elle est légèrement astringente. Cette plante, le plus bel ornement des lacs et marigots, croît avec profusion dans tous les terrains profondément inondés, et est d’un très grand secours pour les Maures qui habitent les bords du fleuve. J’ai su depuis qu’aux environs de Saint-Louis, les nègres font aussi usage de cette plante : ils en mangent la racine bouillie, et emploient la graine plus particulièrement à l’assaisonnement du poisson.
Le 16, nous arrivâmes à notre camp, où je reçus de nouvelles félicitations. Le grand marabout surtout était fier de mon retour; il semblait l’attribuer à l’effet qu’avait produit sur moi sa haute sagesse : comme il n’était pas dans mes intérêts de le détromper, je le laissai se bercer tout à son aise de cette erreur.
Hamet-Fal, son fils aîné, me prit à part pour m’interroger sur la réception qu’on m’avait faite à bord des bâtimens. Je lui dis (ce dont son frère avait été témoin) qu’on m’avait engagé à retourner parmi les blancs, mais que j’avais repoussé leurs propositions, que j’aimais mieux ne manger qu’un peu de sanglé chez les musulmans que de retourner chez les chrétiens vivre dans l’opulence, et que j’espérais que ce sacrifice serait agréable à Dieu. Il me prit la main, la porta à son front, et me dit avec transport :
« N’en doutez pas, Abdallah ; tous les biens de la terre ne sont rien en comparaison de ceux qui vous attendent dans le ciel ; tout est passager dans ce monde, mais « les richesses que Dieu réserve aux fidèles ne finissent jamais. Les chrétiens sont riches, ils ont de tout en abondance, ils mangent beaucoup, boivent du vin et de l’eau de vie ; ils ne veulent pas reconnaître le prophète ; ils iront dans l’enfer : ce monde est leur paradis. Nous, nous n’avons que des bœufs, des moutons ; nous ne mangeons qu’un peu de sanglé et ne buvons qu’un peu de lait ou d’eau : mais nous prions Dieu, qui nous donnera la récompense dans le ciel. Rien n’est comparable aux jouissances qu’on y éprouve; elles se renouvellent à toute heure, à toute minute ; on n’a besoin que de souhaiter pour obtenir en abondance ce qu’on désire. Quatre grands fleuves arrosent le paradis : un d’eau, un de lait, un de miel, et le quatrième d’eau-de-vie ; mais cette eaude -vie est bien meilleure que celle que boivent les chrétiens, et que Dieu défend ; c’est ce qu’on peut boire de plus exquis. On y trouve des bassins de beurre, de dattes, de sanglé, enfin tout ce qui peut rendre la vie agréable, et des beautés dont la fraîcheur éclatante ne se flétrit jamais.
Voyez, dit-il encore, ce fruit (et il tenait un fruit de ziziphus lotus) ; il est bien petit sur la terre : eh bien ! dans le paradis, il est aussi gros qu’une dame-Jeanne. (Il choisit cette comparaison, parce qu’il avait vu des dames-jeannes à bord des bâtimens à l’escale. )
Vous, Abdallah, continua-t-il, vous aurez la première place ; vous aurez plus de mérite auprès de Dieu que tous les musulmans ensemble, parce que vous avez abandonné les commodités de la vie et toutes les jouissances que vous étiez appelé à partager, pour venir parmi nous vous as
« sujettir à des privations sans nombre, et qui jusqu’à ce jour vous étaient inconnues. »
Tel fut le discours que me tint le fils de mon marabout. Cet homme était âgé de 40 ans; il avait été à Saint-Louis, et il pouvait apprécier l’étendue du sacrifice que je faisais : aussi devint-il un de mes amis les plus zélés. Enfin, tous les doutes qu’on avait conçus sur ma conversion furent dissipés, et dès ce moment je fus considéré comme un vrai sectateur du prophète. J’étais au mieux dans l’esprit de tous les Maures : la considération dont je jouissais me fit espérer de mettre bientôt à exécution le projet que j’avais formé depuis longtemps de visiter toutes les parties intéressantes du désert, en voyageant comme marchand et comme pèlerin jusqu’à la Mecque, et d’effectuer mon retour en France par l’Egypte. Mais, comme on le verra, ma proposition fut très mal accueillie.
Les jours suivans, j’allai visiter les marabouts du camp ; tous me reçurent également bien. Je vais citer ici un trait qui servira à faire connaître leur caractère. L’un d’eux avait tué un bœuf pendant mon absence, et il savait que j’avais rapporté quelques marchandises : il me proposa un repas de viande, à condition que je lui donnerais du tabac ; j’en avais un peu, et j’avais bon appétit; j’acceptai. Il fit apporter un petit morceau de viande sur un layot, et se mit à manger avec moi. Tout en se dépêchant d’avaler, il me prêchait la sobriété, et me disait que celui qui mange peu est chéri de Dieu, parce qu’il aime mieux prier que de satisfaire sa faim (ce qu’ils appellent avoir le ventre du Coran), et que celui qui ne pense qu’à se rassasier est un infidèle. Il me flattait beaucoup, et me disait que j’avais le ventre du Coran. Je lui fis sentir que sa ruse était trop grossière, et lui dis qu’il était vrai que, comme tous les Maures, je mangeais peu, mais parce que je n’avais pas de quoi satisfaire mon appétit, et que j’étais persuadé que tous les musulmans n’étaient sobres que par force.
Je lui montrai un vieillard qui était assis à côté de nous, et qui me paraissait affamé, et lui dis :
« Tiens, vois cet bonnête homme ; il n’a rien mangé de toute la journée : je gage que si tu lui donnes une calebasse de sanglé, il ne fera pas le ventre de Coran, et qu’il mangera tout. »
Le pauvre homme prit la parole, et dit :
« II est très-vrai que je n’ai rien pris depuis hier que je bus un peu de lait pour mon souper, et je bénirais celui qui me ferait faire un bon repas aujourd’hui. »
Je fis observer à mon hôte que, si lui-même ne faisait qu’un repas par jour, c’était faute de moyens, et non par amour pour la religion; et j’ajoutai que, s’il se trouvait quelqu’un qui voulût lui donner un régal à discrétion, certainement il ne se ferait pas prier pour accepter.
« Ah ! dit-il, les hassanes peut-être en profiteraient pour se gorger sans raison ; mais un marabout ne le ferait jamais. »
Je lui citai pour exemple un fait arrivé à l’escale, à bord du Désiré, et dont le fils de Mohammed -Sidy-Moctar avait été témoin. Quatre marabouts vinrent à bord pour vendre une partie de gomme : comme il est d’usage de les nourrir jusqu’à parfaite livraison, on leur prépara à souper. On remit à l’un d’eux, qui paraissait être le chef, un énorme plat de riz cuit avec de la viande, sur lequel on versa une bonne quantité de beurre, qu’ils aiment beaucoup, et dont ils mangent rarement chez eux; il alla se cacher dans un coin, et, un moment après, revint demander le souper de ses trois camarades. Le traitant, étonné, lui demanda où était le plat de riz qui contenait le souper des quatre :
« Bah ! dit le Maure, j’ai tout mangé, et je ne suis pas rassasié. »