IX. On nous réunit tous à Sicea et à Laribus, où les Maures devaient nous prendre pour nous emmener au désert. Nous y trouvâmes deux comtes, qui entreprirent méchamment de fléchir les confesseurs par leurs paroles engageantes et trompeuses. « Qui vous porte, disaient-ils, à résister avec tant de ténacité aux ordres de notre maître, vous que le roi pourrait combler d’honneurs, si seulement vous accédiez à sa volonté ? » Mais tous s’empressèrent de protester vivement et de crier : « Nous sommes chrétiens et catholiques, et nous confessons hautement la Trinité inviolable dans l’Unité divine. » Cette réponse leur valut une surveillance plus pénible à la vérité, mais pourtant encore assez large; car nous avions la faculté de nous rendre dans les églises, d’y prêcher aux fidèles la parole de Dieu, et d’y célébrer les saints mystères.
Il y avait aussi parmi nous beaucoup de jeunes enfants poussées par leur tendresse, leurs mères les avaient suivis, les unes se réjouissant du sort qui leur était réservé, les autres tâchant de les ramener chez elles; les unes se félicitaient d’avoir enfanté des martyrs; les autres, voyant leurs enfants sur le point de mourir, voulaient par un second baptême les détourner de confesser leur foi. Mais pas un ne se laissa séduire par les caresses; chez aucun les sentiments naturels ne purent faire entrer dans leur cœur l’amour de la vie terrestre. — Je me ferai le plaisir de raconter brièvement ce que fit une vieille femme en cette occasion. Comme nous cheminions vers l’exil, en compagnie des serviteurs du Christ (nous faisions route de préférence la nuit pour éviter les ardeurs du soleil), nous aperçûmes dans nos rangs une femme du peuple, portant un petit sac et d’autres vêtements, et tenant par la main un petit enfant qu’elle consolait en ces termes : « Hâte-toi, mon petit seigneur, vois avec quel joyeux empressement tous les saints confesseurs volent à la couronne du martyre ! » Nous lui reprochâmes l’indélicatesse qu’il y avait pour elle, femme, à se mêler à des hommes, et à accompagner l’armée du Christ; mais elle de nous répondre : « Bénissez-moi, bénissez-moi; priez pour moi et pour mon petit-fils; car, bien que misérable pécheresse, je suis la fille de l’ancien évêque de Zura. » — « Pourquoi donc alors, lui dîmes-nous, marchez-vous en si misérable appareil, et qui a bien pu vous décider à faire une si longue route ? » Elle répliqua : « J’accompagne en exil ce petit enfant votre serviteur, afin que l’ennemi ne le trouve pas seul et ne puisse pas le faire périr en le détournant de la vérité. » Cette réponse nous arracha des larmes, et nous ne sûmes que dire, sinon que la volonté de Dieu fût faite.
X. Mais dès que notre ennemi, qui déjà se disait peut-être en lui-même : « Je vais m’emparer de leurs dépouilles et en rassasier mon cœur, mon glaive abattra des victimes, et mon bras fera sentir sa domination, » vit qu’il ne pouvait tromper aucun des serviteurs de Dieu, il se prit à chercher les réduits les plus étroits et les plus horribles pour y incarcérer les soldats du Christ. Il leur enleva même la consolation que leur eût procurée la visite de leurs semblables; il préposa à leur garde des surveillants et leur fit infliger de cruels tourments; de plus, il les entassa pêle-mêle les uns sur les autres, serrés comme une nuée de sauterelles, ou, pour mieux dire, comme des grains du plus précieux froment. Dans ces étroits espaces, on ne leur accordait même pas un endroit pour leurs besoins naturels : aussi étaient-ils obligés de les satisfaire sur place, en sorte que l’infection et la puanteur, qui se dégagèrent bientôt de ces immondices, devinrent pour eux le plus insupportable des supplices. C’est à peine si nous pûmes quelquefois fléchir les Maures au moyen d’énormes sommes d’argent, et pénétrer dans ces réduits pendant le sommeil des Vandales qui les gardaient. Nous nous engagions alors dans un véritable lac d’ordures, nous y enfoncions jusqu’aux genoux, en sorte que nous pouvions y voir l’accomplissement de la prophétie de Jérémie : « Ceux qui ont mangé dans la pourpre se sont rassasiés d’ordures. » Que pourrais-je ajouter ? M’attarderai-je dans ces détails ? Finalement, au milieu du vacarme des Maures, ils reçurent l’ordre de se préparer à prendre le chemin de l’exil qui leur avait été assigné.
XI. Ils sortirent de leur prison un dimanche, le visage et la chevelure tout souillés d’immondices; les Maures cependant les harcelaient cruellement, tandis qu’ils chantaient d’un cœur joyeux cette hymne au Seigneur : « Telle est la gloire réservée à ses saints ! » — Ils rencontrèrent en cet endroit le saint évêque d’Unizibire, Cyprien; consolateur admirable, il savait, au milieu de ses larmes, témoigner à chacun une affection paternelle; volontiers il eût « donné sa vie pour ses frères », volontiers il se fût exposé aux tourments, après avoir distribué tout son avoir aux frères dont il voyait le complet dénuement. Confesseur lui-même par le cœur et par le courage, il cherchait le moyen d’unir son sort à celui des confesseurs; dans la suite, après les souffrances multiples d’une dure captivité, il partit tout joyeux pour l’exil, qu’il avait tant souhaité.
Quelles multitudes se rendirent alors en ces lieux, des diverses provinces et des villes, pour visiter les martyrs du Christ ? Les routes et les voies publiques en pourraient témoigner. Toutefois les fidèles évitaient les grandes routes, ils préféraient descendre en masse compacte par les sentiers des montagnes; ils portaient en main des cierges allumés, et venaient déposer leurs petits enfants aux pieds des confesseurs, en leur disant : « Tandis que vous courez à la couronne du martyre, à qui confiez-vous notre misérable existence ? Qui se chargera maintenant de régénérer ces petits enfants dans les eaux de la fontaine éternelle de vie ? qui nous donnera dorénavant les pénitences à accomplir et réconciliera les pécheurs ? car c’est à vous qu’avait été dite cette parole : « Tout ce que vous délierez sur la terre sera délié au ciel; » qui donc désormais nous conférera le sacrement de pénitence et nous déliera des entraves de nos fautes en nous accordant la réconciliation ? qui voudra accompagner nos funérailles des prières solennelles ? qui donc enfin célébrera parmi nous les rites accoutumés du saint sacrifice? Il nous serait doux de vous suivre, s’il nous était permis de le faire, afin qu’aucune extrémité ne séparât les enfants de leurs pères. » Ces paroles et ces larmes furent une raison pour les barbares de priver désormais les confesseurs de toute consolation. Par contre, on les pressait de plus en plus pour les faire arriver au lieu qu’on leur avait destiné et qu’ils avaient tant de peine à atteindre. Bien des vieillards et des jeunes gens délicats tombaient épuisés par cette marche forcée; les barbares les poussaient alors de la pointe de leurs lances ou les frappaient avec des pierres, ce qui ne faisait qu’augmenter leur épuisement.
XII. Pour tous ceux qui décidément ne pouvaient plus marcher, les Maures reçurent bientôt l’ordre de les lier par les pieds, et de les traîner, ainsi que des cadavres d’animaux, par des chemins impraticables et semés de cailloux : les malheureux y laissèrent d’abord leurs vêtements, puis tous leurs membres les uns après les autres — car ici leur tête se brisait contre les angles aigus des quartiers de roches; là, leurs côtes se déchiraient; ainsi rendaient-ils l’âme entre les mains des gens qui les traînaient. Le nombre de ces martyrs fut si considérable, que nous n’avons pu l’évaluer; mais leurs modestes sépultures, — Les vaillants, qui purent atteindre jusqu’au désert, furent parqués là tous ensemble, ne recevant, comme les animaux, qu’un peu d’orge pour toute nourriture. Cette solitude était peuplée d’animaux venimeux et de scorpions, à tel point que cela paraît peu croyable à ceux qui ne connaissent pas ce pays; les premiers, par leur souffle seul, pouvaient atteindre de leur virus ceux mêmes qui étaient à distance; quant aux scorpions, chacun sait que leur piqûre est incurable. Mais, grâce à la protection divine, le venin de ces reptiles n’a nui jusqu’à présent à aucun des serviteurs du Christ. — Bientôt après, les grains d’orge dont ils se nourrissaient leur furent supprimés. Mais quoi ? Le Seigneur, qui avait envoyé la manne à nos pères, ne pourrait donc pas nourrir de nouveau ses enfants au désert ?