En cette année [an 575], décéda le bienheureux Germain, évêque de Paris. Les grands miracles qu’il avait opérés dans sa vie mortelle furent confirmés par celui qu’il fit à ses obsèques. Des prisonniers l’ayant invoqué à grands cris, son corps aussitôt s’appesantit sur la terre, et lorsqu’ils eurent été déliés, il se laissa enlever sans peine. Ceux qui avaient été ainsi délivrés suivirent ses funérailles, et arrivèrent libres à la basilique, dans laquelle on l’ensevelit ; et avec l’aide de Dieu, ceux qui avaient la foi obtinrent à son tombeau une grande quantité de miracles ; en sorte que ce qu’on y demandait avec justice y était aussitôt accordé. Celui qui voudra s’enquérir avec soin et exactitude des miracles opérés par son corps, les trouvera tous dans sa vie, composée par le prêtre Fortunat.
Cette même année, mourut encore le reclus Caluppa : il avait été religieux dès son enfance. Étant entré au monastère de Mélite, dans le territoire d’Auvergne, il se fit remarquer des frères par une grande humilité, comme nous l’avons écrit dans le livre de sa vie [Vie des Pères, c. II].
Il y eut aussi dans le territoire de Langres un reclus nomme Patrocle, élevé aux honneurs de la prêtrise, homme d’une admirable sainteté et piété, et d’une grande abstinence, souvent tourmenté de diverses incommodités que lui causait le jeûne : il ne buvait, ni vin ni bière, ni rien de ce qui peut enivrer, mais seulement de l’eau un peu adoucie de miel. Il n’usait d’aucune espèce de ragoût, mais se nourrissait de pain trempé dans l’eau, et parsemé de sel. Jamais ses yeux ne s’appesantirent par le sommeil : il était assidu à l’oraison, et lorsqu’il l’interrompait quelque peu, lisait ou écrivait. Il guérissait souvent par ses prières des fiévreux tourmentés de pustules ou d’autres maladies. Il se manifesta par beaucoup d’autres miracles qu’il serait trop long de raconter en détail. Il portait toujours un cilice à nu sur son corps. A quatre-vingts ans, il quitta ce monde, et alla trouver le Christ. Nous avons écrit un livre de sa vie [Vie des Pères, c. IX].
Et comme notre Dieu a toujours daigné glorifier ses prêtres, j’exposerai ici ce qui arriva cette année aux Juifs [V. Fortunat, V, 5] en Auvergne. Le bienheureux évêque Avitus les avait exhortés plusieurs fois à écarter le voile de la loi mosaïque, afin que, comprenant les saintes Écritures selon l’Esprit, ils pussent, d’un cœur pur, y contempler le Christ, fils du Dieu vivant, et promis par l’autorité d’un roi [David] et des prophètes. Néanmoins ils conservaient dans leurs âmes, je ne dirai pas le voile dont Moïse avait caché sa face[xxiv], mais un véritable mur qui les séparait de la vérité. L’évêque, ne cessant de prier pour que, convertis au Seigneur, ils déchirassent ce voile dont se couvrent à leurs yeux les Écritures, un d’eux, au saint jour de Pâques, lui demanda d’être baptisé ; et lorsqu’il eut été régénéré en Dieu par le sacrement du baptême, il se joignit, vêtu de blanc, à la procession des autres catéchumènes. Comme le peuple entrait par la porte de la ville, un des Juifs, poussé du diable, versa une huile puante sur la tête de celui qui s’était converti. Le peuple, saisi d’horreur à cette action, voulut le poursuivre à coups de lierres, ce que l’évêque ne permit pas. Mais, au jour bienheureux où le Seigneur est remonté glorieux au ciel, après avoir racheté les hommes, comme l’évêque se rendait, en chantant les psaumes, de la cathédrale à la basilique, la multitude dont il était suivi se précipita sur la synagogue des Juifs, la détruisit de fond en comble, en sorte qu’elle fut rasée. Un autre jour, l’évêque envoya aux Juifs des gens qui leur dirent : Je ne vous contrains pas par la force à confesser le fils de Dieu ; je vous prêche seulement, et fais passer dans vos coeurs le sel de la science ; car je suis le pasteur chargé de conduire les brebis du Seigneur ; cet votre véritable pasteur, qui est mort pour nous, a dit : J’ai encore d’autres brebis qui ne sont pris de cette bergerie, il faut aussi que je les amène ; elles écouterons ma voix, et il n’y aura qu’un troupeau et qu’un pasteur. Ainsi donc, si vous voulez croire comme moi, soyez un seul troupeau, dont je serai le pasteur ; sinon éloignez-vous de ce lieu. Ils demeurèrent quelques jours troublés et en suspens ; enfin, le troisième jour, par l’effet, à ce que je crois, des prières de l’évêque, ils se réunirent, et lui firent dire : Nous croyons en Jésus, fils du Dieu vivant, qui nous a été promis par la voix des prophètes, et nous vous demandons de nous laver par le baptême, afin que nous ne demeurions pas dans notre péché. Le pontife, réjoui de cette annonce, se rendit, le matin de la sainte Pentecôte, après les Vigiles, au baptistaire situé hors des murs de la ville. Là, toute la multitude, prosternée devant lui, implora le baptême, et lui, pleurant de joie, les lava tous dans l’eau sainte, les oignit du saint chrême, et les réunit dans le sein de la mère Église. Les cierges brillaient, les lampes brillaient, l’éclat de ce blanc troupeau se répandait sur toute la cité. La joie de la ville ne fut pas moindre que celle de Jérusalem, lorsqu’il lui fut permis devoir autrefois l’Esprit saint descendre sur les apôtres. On en baptisa plus de cinq cents : ceux qui ne voulurent pas recevoir le baptême quittèrent la ville, et se rendirent à Marseille.
Après cela, mourut Brachius [Brachion], abbé du monastère de Menat [Puy de Dôme, arr. Riom]. Il était Thuringien de naissance, et avait été, comme nous l’avons écrit ailleurs [Vie des Pères, c. XII], chasseur au service de Sigewald.
Pour revenir à notre propos, Chilpéric envoya à Tours son fils Clovis, qui, ayant rassemblé fine armée entre Tours et Angers, passa jusqu’à Saintes, et s’en empara ; mais Mummole, patrice du roi Gontran, avança jusqu’à Limoges avec une grande armée , et livra bataille à Didier [Desiderius], chef de celle du roi Chilpéric. Il perdit dans ce combat cinq mille hommes ; mais Didier en perdit vingt-quatre mille, et s’échappa avec peine par la fuite. Le patrice Mummole revint par l’Auvergne, que son armée ravagea en divers lieux, et il arriva ainsi en Bourgogne.
Ensuite Mérovée , que son pure faisait garder, fut tonsuré, et, changeant son vêtement pour celui des ecclésiastiques, fut ordonné prêtre et conduit à un monastère du pays du Mans appelé Saint-Calais [Anisole], pour y être instruit dans les devoirs sacerdotaux. Gontran Boson qui, comme nous l’avons dit, vivait alors dans la basilique de Saint-Martin, ayant appris cette nouvelle, envoya à Mérovée le sous-diacre Riculphe [Reinif] pour lui conseiller secrètement de se réfugier aussi à la basilique de Saint-Martin ; et comme Mérovée était en route pour Saint-Calais, Gaïlen [Gaïlenus], un de ses serviteurs, vint à sa rencontre. Ceux qui le conduisaient n’étant pas en force, Gaïlen le délivra dans la route ; et Mérovée s’étant couvert la tête et ayant revêtu des habits séculiers, se rendit à l’église de Saint-Martin. Nous célébrions la messe dans cette sainte basilique lorsque, trouvant la porte ouverte, il y entra. Après la messe, il dit que nous devions lui donner les eulogies. Ragnemode, évêque du siége de Paris, et qui avait succédé à saint Germain, était alors avec nous. Comme nous avions refusé à Mérovée ce qu’il demandait , il commençait crier et à dire que nous n’avions pas le droit de le suspendre de la communion sans avoir demandé l’avis de nos confrères. D’après ces paroles, après avoir discuté canoniquement son affaire, nous nous accordâmes avec celui de nos confrères qui était présent, à lui donner les eulogies. Je craignais d’ailleurs, en suspendant un homme de la communion, de me rendre homicide de beaucoup d’autres, car il menaçait de tuer plusieurs de nos gens s’il n’obtenait pas d’être reçu à notre communion. Cependant cela attira de grands désastres sur le pays de Tours.
En ces jours-là Nicet, mari de ma nièce, se rendit pour ses affaires près du roi Chilpéric avec notre diacre qui raconta au roi la fuite de Mérovée. En les voyant, la reine Frédégonde dit : Ce sont des espions qui sont venus pour s’enquérir de ce que fait le roi, afin de savoir ce qu’ils auront à dire à Mérovée. Et aussitôt les ayant fait dépouiller, elle ordonna qu’on les conduisît en exil, d’où ils ne sortirent qu’après sept mois accomplis. Chilpéric nous envoya dire par ses messagers : Chassez cet apostat hors de votre basilique, autrement je livrerai tout le pays aux flammes. Nous lui répondîmes qu’il était impossible de faire dans un temps chrétien ce qui ne s’était pas fait du temps des hérétiques. Alors il fit marcher une armée et la dirigea vers ce pays.